The Project Gutenberg EBook of Abelard, Tome II., by Charles de Remusat This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Abelard, Tome II. Author: Charles de Remusat Release Date: October 20, 2004 [EBook #13807] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME II. *** Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team, from images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France). ABELARD PAR CHARLES DE REMUSAT Spero equidem quod gloriam eorum qui nunc sunt posteritas celebrabit. JEAN DE SALISBURY, disciple d'Abelard _Metalogicus in prologo_. TOME DEUXIEME DE LA PHILOSOPHIE D'ABELARD. CHAPITRE VIII. DE LA METAPHYSIQUE D'ABELARD.--_De Generibus et Speciebus._--QUESTION DES UNIVERSAUX. La nature des genres et des especes a donne lieu a la controverse la plus longue peut-etre et la plus animee, certainement la plus abstraite, qui ait passionne l'esprit humain. Rien en effet ne ressemble moins a une question pratique, a une de ces questions melees aux interets du monde et aux affaires de la vie, que celle de savoir ce qu'il faut penser de la nature des idees generales. S'il existe une chose qui paraisse une simple curiosite scientifique, c'est assurement une recherche dont il est difficile de faire saisir l'objet meme a bien des esprits cultives. Cependant la duree de la controverse est un fait historique. Elle a commence avant le moyen age, et elle s'est maintenue a l'etat de guerre civile intellectuelle, depuis le XIe siecle jusqu'a la fin du XVe, c'est-a-dire pendant plus de quatre cents ans. La chaleur et la violence meme avec lesquelles cette guerre a ete soutenue passe toute idee; et si le regne de la scolastique est a bon droit regarde comme l'ere des disputes, il en doit la reputation a la question des universaux. Aussi a-t-on pu deriver toute la scolastique de cette unique question. C'est Abelard lui-meme qui a dit: "Il semblait que la science residat tout entiere dans la doctrine des universaux[1]." Et l'un des hommes qui ont decrit avec le plus de vivacite et juge le plus librement les querelles de ce temps, Jean de Salisbury, voulant depeindre la presomption de certains docteurs, s'exprime ainsi: Tout apprenti, des qu'il sait joindre deux parties d'oraison, se tient et parle comme s'il savait tous les arts[2]; il vous apporte un systeme nouveau touchant les genres et les especes, un systeme inconnu de Boece, ignore de Platon, et que par un heureux sort il vient tout fraichement de decouvrir dans les mysteres d'Aristote; il est pret a vous resoudre une question sur laquelle le monde en travail a vieilli, pour laquelle il a ete consume plus de temps que la maison de Cesar n'en a use a gagner et a regir l'empire du monde, pour laquelle il a ete verse plus d'argent que n'en a possede Cresus dans toute son opulence. Elle a retenu en effet si longtemps grand nombre de gens, que, ne cherchant que cela dans toute leur vie, ils n'ont en fin de compte trouve ni cela ni autre chose; et c'est peut-etre que leur curiosite ne s'est pas contentee de ce qui pouvait etre trouve; car de meme que dans l'ombre d'un corps quelconque la substance corporelle se cherche vainement, ainsi dans les intelligibles qui peuvent etre compris universellement, mais non exister universellement, la substance d'une solide existence ne saurait etre rencontree. User sa vie en de telles recherches, c'est le fait d'un homme oisif et qui travaille a vide. Purs nuages de choses fugitives, plus on les poursuit avidement, plus rapidement ils s'evanouissent; les auteurs expedient la question de diverses manieres, avec divers langages, et quand ils se sont differemment servis des mots, ils semblent avoir trouve des opinions differentes; c'est ainsi qu'ils ont laisse ample matiere a disputer aux gens querelleurs...." [Note 1: _Ab. Op._, ep. i, p. 6.] [Note 2: Ces deux lignes sont dans le texte deux vers dont Jean dit qu'il ne se rappelle pas l'auteur: Gartio (sic) quisque duas postquam scit jungere partes, Sic stat, sic loquitur velut omnes noverit artes. _Policrat._, lib. VII, c. XII.--Voyez aussi Buddeus, _Observ. select._, XIX, t. VI, p. 161 et 163.] Ainsi parlait un ecrivain qui faisait profession d'etre de l'Academie, c'est-a-dire de douter un peu, et de s'en tenir aux choses probables, tout en se donnant pour fermement attache au grand Aristote, qu'il regardait comme l'auteur de la science du probabilisme, sans doute pour avoir defini le raisonnement dialectique le raisonnement probable[3]. Jean de Salisbury n'estimait guere la question ni les systemes qu'elle avait enfantes; mais il etait frappe de l'importance de fait d'une question qui avait donne plus de peine a conduire que l'empire romain. Il s'etonnait de la violence des disputes qu'elle allumait de son temps; et cependant il n'avait pas vu la querelle degenerer en combat veritable, ni le pugilat et les armes employes a l'aide d'une these de dialectique. Il n'avait pas vu le sang rougir le pave de l'Universite, si ce n'est quelquefois sous le fouet des maitres, ni le pouvoir spirituel ou temporel deployer ses rigueurs, pour intimider ou punir le crime d'errer sur la nature des idees abstraites[4]. Mais il reconnaissait dans la question des universaux le theme eternel des bruyants debat du monde savant. "La sont," disait-il, "les grandes pepinieres de la dispute, et chacun ne songe a recueillir dans les auteurs que ce qui peut confirmer son heresie. Jamais on ne s'eloigne de cette question; on y ramene, on y rattache tout, de quelque point que soit partie la discussion. On croit se trouver avec ce peintre dont parle un poete, et qui pour toutes les occurrences ne savait d'aventure retracer qu'un cypres[5]. C'est la folie de Rufus epris de Nevia, de qui rien ne peut le distraire. _Il ne pense qu'a elle, ne parle que d'elle; si Nevia n'etait pas, Rufus serait muet_[6]. C'est qu'en effet la chose la plus commode pour philosopher est celle qui prete le plus a la liberte de feindre ce qu'on veut, et qui par sa difficulte propre et par l'inhabilete des contendants, donne le moins la certitude." [Note 3: _Toplo._, I, 1.] [Note 4: _Metal._, t. I, c. xxiv.--Voyez les citations de Louis Vives et d'Erasme dans Dugald Stewart (_Phil. de l'esp. hum._, c. iv, sect. iii). Les realistes et les nominaux se sont mutuellement accuses d'avoir fait bruler leurs adversaires sous pretexte d'heresie.] [Note 5: _Poller._, I. VII. c. xii.] [Note 6: Il cite ici une epigramme de Coquus, Ce Coquus n'est pas autre que Martial, de qui une epigramme assez jolie contient ce vers: ... Si non sit Navia, mutus erit. (L. I, ep. LXIX.) ] Voila donc le fait bien etabli; c'etait un sujet infini, une source intarissable de disputes et de systemes. C'etait le seul probleme, le premier interet, la grande passion; les docteurs en parlaient sans relache, comme les amants ridicules de leur maitresse. Et nous-memes, ne revenons-nous pas continuellement a cette question des universaux? Elle est toujours tellement pres des autres questions dialectiques qu'on n'a pu, sans la rencontrer sur ses pas, parcourir le champ de la logique d'Abelard. Deja nous savons comment elle s'est introduite dans le monde; comment elle etait a la fois posee et compliquee par les antecedents du peripatetisme scolastique; comment enfin Abelard, intervenant entre deux opinions absolues, a pu rendre a l'opinion tierce qu'il a soutenue une importance toute nouvelle. Il ne l'avait pas inventee; mais il l'a rajeunie et remise en honneur: elle a passe pour son ouvrage. On a vu que la controverse des universaux avait sa racine dans l'antiquite[7]. Aussitot qu'elle nait, elle doit produire le nominalisme; car la premiere fois qu'on entre en doute sur la nature des idees generales, ou qu'on se demande a quoi l'on pense lorsqu'on prononce un terme general, il est naturel de se dire d'abord que l'etre general n'existe pas et ne peut exister, puisque la sensation n'en a jamais percu aucun, et que la raison ne peut concevoir comme reelle que l'existence individuelle; ensuite, de conclure que la generalite n'est qu'une maniere humaine de concevoir les choses ou de les exprimer (conceptualisme et nominalisme). Le premier germe de cette doctrine nous est donne par l'histoire dans l'ecole de Megare. Cette secte avait soutenu 1 deg. que la comparaison est impossible, excepte du semblable a lui-meme (Euclide); 2 deg. qu'une chose ne peut etre affirmee d'une autre, puisqu'elle ne saurait lui etre identique (Stilpon); 3 deg. que celui qui dit _homme_ ne dit personne, puisqu'il ne dit ni celui-ci, ni celui-la (Stilpon)[8]. On voit reparaitre tous ces principes dans la scolastique du moyen age; le second surtout se retrouve dans Abelard, qui ne savait peut-etre pas que l'ecole megarique eut existe; et ce n'est pas sans raison que les historiens de la philosophie placent le nom de Stilpon a l'origine du nominalisme. Cette origine, au reste, n'est pas faite pour lui oter cette couleur de philosophie negative et ces apparences de tendance a l'eristique et au nihilisme que les critiques lui reprochent. [Note 7: Voyez le c. ii du present livre, t. I, p. 344.] [Note 8: Euclide. [Grec: Ton dia tes paraboles logon anerii, legon etoi ex omoisin auton, e ex anomoion synistasthai], etc., Laert., I. II, c. x.--Stilpon. [Grec: Eteron eterou me kategoristhai.... oti on oi logoi eteroi tauta etera esti, kai eti ta etera kechoriothai allelon.] Plutarch., adv. Coloi., xxii, xxiii.--[Grec: Anerii kai ta eioe, kai elege ton legonta anthropon einai, medena oute gar tonoe legein, oute tonoe.] Laert., I, II, c. xii, 7.] Zenon fut le disciple de Stilpon. Plus reserves que les megariens, les stoiciens developperent les memes idees, au moins dans le sens du conceptualisme, et n'echapperent point au danger d'une logique plus ingenieuse que sensee. Aussi a-t-on impute a leur influence tout ce que la scolastique presente de sophistique subtilite[9]. Historiquement, de tels rapports seraient peut-etre difficiles a prouver, quoique les analogies soient reelles; mais on se rencontre sans s'imiter. [Note 9: Brucker, _Hist. crit. Phil._, t. III, p. 660, 679, 719 et 804.] Enfin, Aristote et Platon avaient etabli chacun une doctrine originale; celui-ci, en attenuant et supprimant la difficulte de la question par l'attribution d'une existence reelle aux types generaux des choses, aux idees invisibles, l'exemplaire et l'objet des idees generales; celui-la, en adoptant le principe negatif, qu'il n'y a rien en acte qui soit universel, mais en temperant les consequences de cet individualisme, soit par la theorie de l'existence en acte et en puissance, soit par la distinction de la forme et de la matiere, soit par l'admission des substances secondes et des formes substantielles. De la cependant deux doctrines: l'une, le realisme idealiste; l'autre qu'on pourrait appeler le formalisme, et qui, en conservant des traces de realisme, pouvait mener aux consequences avouees des conceptualistes et des nominaux. Ces deux grandes doctrines, protegees par des noms immortels, n'avaient jamais ete completement oubliees. Depuis Aristote et Platon, il y avait donc au moins deux opinions sur la question, qui n'avait pas toujours conserve la meme forme ni la meme portee. Comme, parmi les idees, les unes sont des idees de choses sensibles, les autres des idees de choses insensibles, cette difference avait engendre celle des doctrines et produit les diverses solutions d'un probleme unique. Dans l'antiquite, deux grandes ecoles avaient pris parti contre les idees des choses sensibles, en revoquant en doute ces choses memes. La secte eleatique niait les choses sensibles, pretendant demontrer leur impossibilite rationnelle, et elle ouvrait ainsi la porte a toutes les sortes de scepticisme. Platon, sans aller aussi loin, osa n'attribuer qu'une realite imparfaite aux choses sensibles, accusant ainsi la sensation et les idees qu'elle suggere d'une certaine infidelite. Ce qui echappe aux sens lui avait paru plus reel que ce que les sens atteignent et manifestent. Mais les idees des choses non sensibles ne sont pas toutes de meme espece, parce que les choses non sensibles ne sont pas toutes de meme nature. Toute doctrine qui les confond et les enveloppe dans une proscription commune, manque de justesse et de penetration. Peut-etre Epicure, peut-etre Democrite ont-ils merite ce reproche. L'injustice ou l'ignorance pourraient seules l'adresser a cet Aristote qui a tant meprise Democrite. Certes il a reconnu comme reelles bien des choses non sensibles, et l'invisible eut souvent la foi de l'auteur de la Metaphysique, de celui qui disait qu'il n'y a de science que de l'universel[10]. Mais quel invisible, s'il y en a plusieurs? Quelles sont les distinctions a faire parmi les idees des choses non sensibles? [Note 10: _Analyt. post._, I, XXX.--Met., III, iv et vi.] D'abord, les idees sensibles ou souvenirs des individus donnent naissance immediatement a deux sortes d'idees. La premiere se compose des idees des qualites percues dans les individus. Ces idees, souvenirs de sensations, une fois qu'elles sont detachees de ces souvenirs, ne representent plus rien de reellement individuel, ni qui soit accessible aux sens en dehors des individus; elles sont donc, a la rigueur et prises isolement, des idees de choses non sensibles, quoiqu'elles soient les souvenirs ou conceptions des modes sensibles que l'experience nous temoigne dans les individus. Concues en elles-memes et separement, elles representent les qualites abstraites de tout sujet, et c'est pour cela qu'on les appelle communement idees abstraites. La seconde classe d'idees de choses non sensibles a laquelle donne lieu le souvenir des choses sensibles, est celle des idees des qualites en tant que communes aux individus semblables, lesquelles qualites, considerees dans les etres qui les reunissent, servent a distribuer ceux-ci en diverses collections. Ces collections sont les genres et les especes. Les idees de ces collections sont des idees de choses non sensibles, quoique d'une part ces collections comprennent tous les individus accessibles aux sens, et que de l'autre ces idees soient les souvenirs des qualites observees chez les individus que les sens ont fait connaitre. Mais, d'un cote, le genre ou l'espece comprennent tous les individus, et nul ne peut avoir observe tous les individus. De l'autre, les idees de genre ou d'espece font abstraction des individus, pour resumer ce qu'ils ont de commun; et ce qu'ils ont de commun ne peut etre percu par les sens hors d'eux-memes. Les idees de genre et d'espece ne sont donc ni des souvenirs directs de sensations, ni seulement des souvenirs de sensations, quoiqu'elles contiennent des souvenirs de sensations. Elles comprennent plus que les sens n'en ont vu. Ainsi, meme pour ceux qui n'admettent pas d'autres elements dans les idees abstraites ou de qualite et dans les idees universelles ou de genre et d'espece que la sensation rappelee, decomposee, generalisee, ces idees renferment quelque chose de non senti et quelque chose de non sensible. Elles ne sont pas de pures idees des choses sensibles. Il y a dans les idees de genre et d'espece, non-seulement l'idee abstraite de qualite; mais encore une induction qui conclut de l'experience a l'existence des qualites semblables dans les individus reels ou seulement possibles autres que ceux qu'on a pu observer; et cette induction s'appliquant ou pouvant s'appliquer a ce qu'on n'a jamais vu, a ce qu'on ne verra jamais, a ce qu'on ne saurait voir, il s'ensuit que, dans ces idees, il y a deja la conception de l'invisible. Une psychologie un peu severe y verrait bien autre chose, et dans la formation des idees de genre et d'espece, dans celle des idees abstraites, dans la notion meme des individus observes, elle demelerait et constaterait bien d'autres idees, fruits de l'intelligence, et qui ne correspondent a rien d'individuel ni de sensible. Telles sont les idees d'etre, de substance, d'essence, de nature, etc. Telles sont encore celles de cause, d'action, etc. La encore se trouveraient des idees de choses non sensibles, dont la theorie de l'abstraction, telle que nous venons de la rappeler, ne suffirait pas a expliquer l'origine. Pour la production de ces idees, des philosophes ont admis une sorte d'induction particuliere; et, dans tous les cas, comme elles ne sont pas des idees de pures qualites ni de genre et d'espece, ce sont des idees abstraites d'une nouvelle classe, idees encore plus abstraites, c'est-a-dire encore plus eloignees des reelles substances individuelles, que les autres idees placees jusqu'ici hors du cercle des idees sensibles. Enfin, il est des choses substantielles et reelles qui, bien qu'inaccessibles aux sens, sont l'objet de la pensee. Dieu n'est pas une qualite, un genre, une espece; c'est le nom et l'idee d'un etre determine, reel, et pourtant inaccessible aux sens. L'ame est aussi le nom d'un de ces etres dont l'existence individuelle peut etre concue et affirmee, quoique aucune sensation ne la manifeste. Le monde n'est pas non plus une idee abstraite, ni un genre, ni une espece, c'est un tout reel et meme individuel qui n'est que concu, et dont le nom exprime une idee beaucoup plus large que le souvenir d'aucune sensation. Il suit que les idees des choses non sensibles peuvent se diviser ainsi: 1 deg. Idees d'etres determines et substantiels, inaccessibles aux sens, _Dieu, une ame_, etc. 2 deg. Idees de choses inaccessibles aux sens, mais qui ne sont pas aussi necessairement concues comme des substances, _force, cause, nature, essence_, etc. 3 deg. Idees de touts dont quelques parties ou quelques proprietes seulement sont accessibles aux sens, _le ciel, l'espace, le monde_, etc. 4 deg. Idees de collections ou de touts partiels dont les elements individuels ne sont pas tous percus, le plus grand nombre en etant seulement concu, _regne inorganique, systeme des plantes_, etc. 5 deg. Idees des collections fondees sur une essence commune ou plutot idees d'essences generiques ou speciales; c'est proprement l'idee de genre et d'espece. 6 deg. Idees de qualites ou modes plus ou moins voisins ou eloignes des attributs essentiels; ce sont les idees abstraites proprement dites. Toutes ces idees, que la grammaire appelle indistinctement abstraites, sont dans le langage et dans l'esprit humain. Y sont-elles toutes au meme titre? Doivent-elles etre rangees sous le meme nom et sous la meme loi? Quelques philosophes l'ont pense; mais leur autorite n'est pas grande. Le sensualisme a toujours incline vers cette erreur; l'ideologie pure y tend. Cependant tous les sectateurs eclaires de l'ideologie ou du sensualisme s'en sont jusqu'a un certain point preserves. Celui qu'on leur donne habituellement pour chef, bien qu'il ne puisse etre confondu avec eux, Aristote, n'a nie ou meconnu aucune classe d'idees de choses non sensibles. Il les admet et les emploie toutes; mais il ne les range pas toutes sur la meme ligne. Seulement, ne reconnaissant d'existence que l'existence determinee, il semble avoir refuse la realite aux objets propres et directs des idees qui ne sont pas individuelles. Mais ces idees en elles-memes, il les a tenues pour reelles, pour vraies, pour valables, et les conceptions pures de l'esprit humain n'ont nulle part joue un plus grand role que dans le peripatetisme. Quatorze siecles apres lui, on a de nouveau examine le fond de ces idees; et d'abord on a mis hors de question les idees de substances invisibles, comme _Dieu, ange, ame_, et les idees de qualites proprement dites, de celles qui n'existent reellement que dans les sujets individuels, comme les adjectifs _blanc, rouge, dur_, etc., et les substantifs abstraits qui y repondent. Les premieres de ces idees sont des etres[11], les secondes des accidents. Il est reste: 1 deg. Les idees de certaines choses non sensibles qui sont comme les conceptions necessaires de l'esprit (_substance, essence, cause_, etc.), attributs les plus generaux des choses, analogues aux categories ou predicaments des aristoteliciens. 2 deg. Les idees de certaines qualites essentielles qui sont la base et la condition des essences; ces idees, difficiles a exprimer, sont les _formes essentielles_ du peripatetisme et de la scolastique. 3 deg. Les idees des essences qui sont le fondement des genres et des especes; ce sont les universaux proprement dits. 4 deg. Les idees des touts qui sont ou les collections d'individus autres que les genres et les especes, ou des composes determines de parties formant ensemble une unite de conception. [Note 11: Les premieres n'ont pas ete constamment et sans exception mises hors du debat, et nous voyons dans Abelard qu'une secte, observant que Dieu ne pouvait etre ni accident, ni espece, ni genre, ni forme, etc., soutenait qu'il n'etait rien. Voyez ci-apres I. III, c. ii.] Toutes ces idees ont un caractere commun: elles sont designees par des noms generaux, ce qui fait qu'elles peuvent toutes etre appelees des universaux. Sur elles toutes, la querelle des universaux pouvait a la rigueur s'elever, car toutes etaient atteintes dans leur realite objective immediate par le principe qu'il n'y a de reel que l'individu. Cependant c'est sur la troisieme classe d'idees que la querelle a surtout eclate. Voici pourquoi. Si l'on decompose le genre ou l'espece, on trouve des realites incontestables, lorsqu'on arrive aux individus. Cependant la conception du genre ou de l'espece n'est pas celle des individus; qu'est-elle donc? On ne peut lui refuser toute realite, puisqu'elle comprend les individus qui sont reels, et cependant, comme elle n'est pas la conception meme des individus qui sont seuls reels, elle est la conception de quelque chose qui n'est pas reel. Ainsi les idees de genre et d'espece n'ont point de realite immediate, quoique mediatement elles soient fondees sur des realites. De la des equivoques et des difficultes sans nombre. Les autres idees non sensibles dont les objets se resolvaient moins facilement en realites, offraient un caractere plus evident d'abstraction; c'etaient ces idees scientifiques _d'etre, d'essence, de cause_, au lieu que les idees des genres et des especes avaient une face changeante qui piquait la curiosite et embarrassait la subtilite. Or donc, tandis que les universaux avaient ete assez generalement pris pour des conceptions formees en consequence plus ou moins eloignee de l'existence d'individus reels, deux opinions presque absolues se produisirent au moyen age. D'un cote, la doctrine de Platon, imparfaitement connue, qui attribuait aux idees universelles des types primitifs et des essences immuables, devint l'affirmation directe de l'existence d'essences universelles subsistant dans les genres memes et les especes; ce fut la le realisme. D'un autre cote, la doctrine aristotelique, portant que la substance proprement dite est necessairement particuliere, et qu'il n'y a point d'existence universelle, quoique les universaux soient les conceptions generales de realites individuelles, s'exagera a ce point de ne plus meme les admettre a titre de conception, et outrant le principe du sensualisme, elle les reduisit a de purs noms, _meroe voces, flatus vocis_. Ce fut la le nominalisme. Roscelin, et probablement Jean le Sourd, son maitre, traita de noms et de mots, non-seulement les genres et les especes, mais tout ce que l'ideologie appelle idees abstraites. Comme il n'admit que les individus, il nia les touts et les parties; les touts, en tant que formes d'individus, les parties, en tant que n'etant pas des individus entiers; de sorte que pour lui des individus reels composaient des touts imaginaires, et des parties imaginaires composaient des individus reels. Ces exces amenerent l'exces de realisme ou tomba Guillaume de Champeaux, du moins au temoignage d'Abelard. Il soutint qu'une seule et meme essence existait dans tous les individus, dont la diversite dependait tout entiere de la variete des accidents. Dans cette doctrine, la diversite des sujets des accidents semble s'aneantir, et comme toutes les especes, aussi bien que les individus, comme tous les genres, aussi bien que les especes, tombent sous la loi commune de la conception d'essence, cette doctrine, si elle a ete fidelement representee, aurait reduit l'univers a ces termes: unite de substance, diversite de phenomenes. Entre ces deux systemes absolus, Abelard crut trouver la verite en prenant un milieu. Il produisit une doctrine qui, sans etre neuve pour le fond, l'etait par quelques details et quelques expressions, et qui a ete tour a tour appelee le conceptualisme ou confondue avec le nominalisme. En effet, une analyse exacte la reduirait peut-etre au premier de ces systemes, lequel lui-meme penche vers le second. Cependant il est plus difficile qu'on ne croit de bien determiner la doctrine d'Abelard; nous essaierons de le faire, apres l'avoir exposee; mais de son temps meme, il ne nous parait pas qu'on l'ait bien jugee, et comme il combattait vivement le realisme, ou plutot dans le realisme les essences generales, il fut compte tout simplement avec les nominalistes. Voici le jugement de deux contemporains tres-eclaires, tous deux verses dans les sciences de leur siecle, et dont aucun ne partageait, meme a un faible degre, les prejuges et les passions qui persecuterent Abelard; tous deux appartenaient a ce qu'on pourrait appeler, sans trop forcer les mots, le parti liberal dans l'Eglise. L'un, Othon, eveque de Frisingen, fils d'un saint, mais oncle de l'empereur Frederic Barberousse, avait etudie la dialectique a l'ecole de Paris, et il a excuse les opinions theologiques qu'on reprochait a Gilbert de la Porree d'avoir empruntees d'Abelard. L'autre, Jean de Salisbury, eveque de Chartres, ami des lettres, amateur tres-instruit de la dialectique, et qui a ecrit sur la philosophie avec beaucoup d'esprit, avait suivi les lecons d'Abelard; il l'admirait, il l'aimait, et il a presque dit de lui que pour egaler les anciens il ne lui manquait que l'autorite[12]. Tous deux n'ont vu dans Abelard qu'un nominaliste. [Note 12: _Metal_., I. III, c. iv.] "Abelard," dit Othon, "eut d'abord pour precepteur un certain Rozelin qui, le premier de notre temps, etablit dans la logique la doctrine des mots (_sententiam vocum_)... Tenant dans les sciences naturelles pour la doctrine des mots ou des noms, Abelard l'introduisit dans la theologie[13]." [Note 13: _De Gest. Frider_. I, I. I, c. xlvii.--Cf. Brucker, t. III, p. 685.] Jean de Salisbury se plait a raconter l'histoire des ecoles de son temps et a rattacher toutes leurs pretentions et toutes leurs dissidences a la question des universaux; par deux fois il a expose avec detail les solutions diverses qu'elles en avaient donnees. Nous avons cite une bonne partie de ce qu'il dit dans un de ses ouvrages, prenons dans un autre une citation plus longue et qui paraitra curieuse[14]. [Note 14: _Metal_., I. II, c. xvii.] "Tous cependant ici veulent penetrer la nature des universaux, et cette question des plus hautes, d'une recherche si difficile, ils s'efforcent, contre l'intention de l'auteur (Porphyre), de la resoudre. "L'un donc fait tout consister dans les mots, quoique cette opinion ait aujourd'hui disparu presque entierement aveo Roscelin, son auteur[15]. [Note 15: Dans le _Policraticus_, Jean de Salisbury s'exprime ainsi: "Il y a eu des gens qui disaient que les genres et les especes etaient les voix elles-memes; mais cette opinion a ete rejetee et a promptement disparu avec son auteur." (L. VII, c. xii.)] "Un autre ne voit que les discours (_sermones intuetur_), et y ramene de force tout ce qu'il se souvient d'avoir lu quelque part touchant les universaux[16]. C'est dans cette opinion que se laissa surprendre le peripateticien palatin, notre cher Abelard, qui a laisse beaucoup de sectateurs et de temoins de cette doctrine, et qui en conserve encore quelques-uns. Ce sont mes amis; quoique, a vrai dire, la plupart du temps ils contraignent et torturent la lettre des auteurs au point que le coeur le plus dur en aurait pitie. Ils tiennent pour monstrueux qu'une chose s'affirme d'une chose, quoique Aristote soit l'auteur de cette monstruosite et qu'il dise tres-souvent qu'une chose s'affirme d'une chose, ce qui est bien connu de tous ceux a qui ses ouvrages sont familiers, s'ils veulent etre de bonne foi. [Note 16: Il en est cependant encore qui sont surpris sur leurs traces (des nominalistes), quoiqu'ils rougissent d'epouser ouvertement l'auteur ou le systeme, et qui, s'attachant aux noms seuls, assignent au discours tout ce qu'ils soustraient aux choses et aux conceptions." (_Id._, _ibid_.)] "Un autre s'attache aux concepts (_in intellectibus_), et dit que les genres et les especes ne sont que cela[17]. Le pretexte est pris de Ciceron et de Boece, qui citent Aristote comme l'auteur de cette doctrine que les genres et les especes doivent etre regardes comme des notions. "La notion," disent-ils, "est une connaissance de chaque chose, qui resulte de la perception anterieure de sa forme et qui a besoin d'etre eclaircie." Et ailleurs: "La notion est une certaine intelligence et une conception simple de l'ame." Ainsi tous les textes sont detournes pour que le concept ou la notion embrasse l'universalite des universaux. [Note 17: "D'autres considerent les conceptions, et affirment que c'est elles qu'il faut voir sous les noms des universaux." (_Id_., _ibid_.)] "De ceux qui tiennent pour les choses, les opinions aussi sont nombreuses et diverses. "Ainsi celui-ci, de ce que tout ce qui est un est en nombre (_in numero est_, a l'existence numerique), conclut que la chose universelle est une en nombre (existe en unite numerique) ou n'est absolument pas; mais comme il est impossible que les substantiels ne soient pas, des que ce dont ils sont les substantiels existe, nos gens recueillent finalement les universaux pour les unir en essence aux individus[18]. Dans ce systeme de la _repartition des etats_[19], on a pour chef Gautier de Mortagne, et l'on dit que Platon est individu en tant que Platon, espece en tant qu'homme, genre en tant qu'animal, mais genre subalterne, et en tant que substance, genre supreme ou des plus generaux (_generalissimum_). Cette opinion a compte quelques defenseurs, mais il y a longtemps que personne ne la professe plus. [Note 18: "Se saisissant des sensibles et autres individus, et reconnaissant qu'ils ont seuls l'etre veritable, il les fait passer par differents etats, au moyen desquels il constitue dans les individus memes et ce qui est le plus general et ce qui est le plus special (l'universel et la singulier)." (_Id., ibid_.)] [Note 19: _Partiuntur status_, (_Id., ibid_.)] "Celui-la soutient les idees; rival de Platon, imitateur de Bernard de Chartres, il dit que hors d'elles rien n'est espece ou genre; or, l'idee est, suivant la definition de Seneque, l'exemplaire eternel des choses de la nature, et comme ces exemplaires ne sont ni sujets a la corruption, ni alteres par les mouvements qui meuvent les individus, et qui, se succedant presque a chaque moment, les font ecouler sans cesse differents d'eux-memes, ils doivent etre proprement et veritablement appeles les universaux. En effet, les choses individuelles sont jugees indignes de l'attribution d'un nom substantif; jamais stables, toujours fugaces, elles n'attendent meme pas l'appellation, car elles changent tellement de qualites, de temps, de lieux et de proprietes de mille sortes, que toute leur existence parait, non un etat durable, mais une transition mobile. Nous appelons etre, dit Boece, ce qui ni n'augmente par la tension ni ne diminue par la retraction, mais se conserve toujours soutenu par l'appui de sa propre nature: ce sont les quantites, les qualites, les relations, les lieux, les temps, les habitudes, et tout ce qui se trouve en quelque sorte faire un avec les corps. Les choses jointes aux corps paraissent changer, mais demeurent immutables dans leur nature; ainsi les especes des choses demeurent les memes dans les individus passagers, comme dans les eaux qui coulent, le courant en mouvement demeure un fleuve; car on dit que c'est le meme fleuve, d'ou ce mot de Seneque, etranger pourtant a ce sujet: _Nous descendons et ne descendons pas deux fois dans le meme fleuve._ Or ces idees, c'est-a-dire les formes exemplaires, sont les raisons (definitions) primitives des choses, elles ne recoivent ni accroissement ni diminution; stables et perpetuelles, tout le monde corporel perirait qu'elles ne pourraient mourir. Le nombre entier des choses corporelles subsiste dans ces idees, et ainsi que me semble l'etablir Augustin dans son livre sur le libre arbitre, comme elles sont toujours, il a beau arriver que les choses corporelles perissent, le nombre des choses n'en augmente ni ne diminue. Ce que ces docteurs promettent est grand sans doute et connu des philosophes amis des hautes contemplations, mais, comme Boece et beaucoup d'autres auteurs l'attestent, rien n'est plus eloigne du sentiment d'Aristote, car lui-meme, on le voit clairement par ses livres, est tres-souvent contraire a ce systeme. Bernard de Chartres et ses sectateurs ont pris beaucoup de peine pour mettre l'accord entre Aristote et Platon; mais je pense qu'ils sont venus trop tard et qu'ils ont travaille vainement pour reconcilier des morts qui toute leur vie se sont contredits. "Aussi un autre, pour exprimer Aristote, attribue-t-il, avec Gilbert, eveque de Poitiers, l'universalite aux formes natives, et il s'evertue pour expliquer leur uniformite[20]. Or la forme native est l'exemple de l'original[21], et elle ne s'arrete pas dans l'esprit de Dieu, mais elle est inherente aux choses creees; elle s'appelle en grec [Grec: eidos], etant a l'idee ce que l'exemple est a l'exemplaire; sensible dans une chose sensible, elle est concue insensible par l'esprit, singuliere aussi dans les singuliers, mais universelle dans tous. [Note 20: "Il en est qui, a la maniere des mathematiciens, abstraient les formes et rapportent aux formes tout ce qui se dit universaux." (_Id., ibid._.)] [Note 21: _Exemplum originalis_; il vaut mieux lire probablement _exemplum originale_.] "Il y en a un qui, avec Joslen, eveque de Soissons, attribue l'universalite aux choses rassemblees en une et la refuse aux individus. Mais quand de la il en a fallu venir a l'explication des autorites, il souffre grande douleur, ne pouvant, dans beaucoup de passages, supporter la grimace du texte indigne. "Il est quelqu'un enfin qui appelle a son aide une nouvelle langue, faute d'etre assez habile dans la langue latine; car lorsqu'on lui parle de genres et d'especes, tantot il dit qu'il faut entendre par la des choses universelles, tantot il explique que ce sont les _manieres_ des choses. Ou a-t-il trouve ce nom? Dans quel auteur cette distinction? Je ne le sais, si ce n'est dans les glossaires ou dans le langage des modernes docteurs; mais je ne vois pas ce qu'ici ce mot veut dire, s'il ne signifie ou la collection des choses de Joslen, ou la chose universelle, ce qui d'ailleurs repugne a recevoir ce nom de _maniere_. Et ce nom, l'interpretation ne le peut ramener qu'a ces deux sens: la maniere est ou le nombre des choses ou l'etat permanent de la chose. "Et il ne manque pas de gens qui ne considerent que les etats des choses et disent que les etats sont les genres et les especes." Cette exposition des systemes est interessante, quoique l'on put en contester l'exactitude[22]. Ainsi il serait difficile de demontrer les titres des partisans de Joslen, ou meme de ceux de Gautier de Mortagne, si leurs opinions sont bien rendues, a se voir classer parmi les realistes, les uns n'admettant d'universalite que la totalite collective, les autres reunissant dans chaque individu tous les caracteres et tous les degres de generalite et de particularite. De meme, nous n'acceptons pas sans examen le jugement sur la doctrine d'Abelard. Mais nous le prenons comme un fait, et nous voyons que le premier en date des historiens de la philosophie du XIIe siecle, placant entre le conceptualisme que lui-meme professait et le nominalisme de Roscelin, Abelard le Palatin, assigne au dernier une doctrine intermediaire qui, procedant de l'un et conduisant a l'autre, a pu etre successivement confondue avec tous les deux. On s'explique comment des historiens posterieurs, entre autres Brucker, ont pu distinguer de la doctrine d'Abelard le conceptualisme, qui, disait-il, _s'ecartait un peu de son hypothese_[23]; tandis que d'autres ont fait du conceptualisme l'hypothese meme d'Abelard et sont parvenus a l'en faire passer pour le createur. [Note 22: Voyez la critique qu'en a faite Meiners. (_De Nomin. ac Real. init._--Soc. Gotting. _Comment_., t. XII, pars II, p. 31.)] [Note 23: _Nominales, deserta paulo Aboelardi hypothese conceptuales dicti sunt._, Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 908.] Quoi qu'il en soit, prenons pour convenu ce point historique, Abelard a ete juge du parti des nominalistes; et, selon Jean de Salisbury, il ne s'est distingue d'eux qu'en ce qu'il imputait a l'oraison ce qu'ils attribuaient aux simples mots. Cette opinion n'aurait, suivant le meme auteur, seduit Abelard que parce qu'elle etait la plus facile a comprendre. Il aimait mieux, en effet, soutenir _une idee puerile, une doctrine d'enfant, que se rendre obscur avec une gravite de philosophe_, et, suivant le precepte de saint Augustin, il sacrifiait au desir de se faire entendre, _serviebat intellectui rerum_[24]. Nous avouons que cette fois il n'y aurait pas reussi avec nous, et la nuance de nominalisme qu'on lui attribue nous parait insaisissable[25]. On verra dans l'expose donne par lui-meme si ses sentiments ont ete bien fidelement representes; lui aussi il a enumere et discute tous les systemes contemporains, et, mettant le sien en regard, il s'est peint lui-meme autrement que ses peintres; mais il n'est pas tres-facile a reconnaitre. [Note 24: Johan. Saresb. _Metal_., I. III c. i.] [Note 25: Aucun auteur n'avait encore reussi a s'expliquer les expressions de Jean de Salisbury, et a bien saisir la distinction qu'il met entre Abelard et Roscelin. (Voyez entre autres Morhoff, _Polyhist_, t. II, I. I, c. xiii, sec. 2.--D. Stewart, _Phil. de l'esp. hum._, c. iv, sect. iii, et note 11.) Nous serions dans la meme incertitude, sans le manuscrit que nous analysons au chapitre x.] Ses traits ont deja ete esquisses. En parlant de la division, il nous a dit ce qu'il pensait du tout et de ses parties, et la, ce qu'il pensait n'etait pas le nominalisme. En traitant des conceptions, il a profondement distingue l'intelligence de la sensation, et attribuant a la premiere la conception des choses dont, sans elle, nous n'aurions qu'une image, il a montre l'intelligence suscitee et secondee par les sens, mais produisant spontanement ses idees qui, pour etre valables, n'ont pas besoin, comme la sensation, de se rapporter a des realites individuelles. Les universaux, pour etre les notions de quelque chose de plus et d'autre que les realites individuelles, ne sont donc des idees ni fausses, ni creuses, ni vaines, et ils peuvent etre valables et solides, sans supposer des essences generales dont la conception est toujours equivoque et gratuite. La, il s'est montre conceptualiste, mais sans trace de scepticisme: il n'a donc pas ete vrai nominaliste. Voici maintenant un traite special sur la question. Il est dans nos mains, du moins en grande partie, sous ce titre: _De Generibus et Speciebus_[26]. Je suis porte a croire que ce titre n'est pas le veritable, ou qu'il n'indique pas completement le sujet de l'ouvrage, qui probablement embrassait toute la question. Ainsi les six ou sept premieres pages roulent sur _le tout_; elles sont sans doute un debris d'une portion d'ouvrage dirigee contre la doctrine de Roscelin sur le tout et les parties. On peut supposer qu'une autre portion du livre traitait _des formes_. Un fragment d'un manuscrit recemment publie nous apprend, ce que temoignait deja plus d'un passage de la Dialectique, que les formes aussi (les attributs constitutifs et essentiels) etaient defendues par Abelard contre les atteintes du nominalisme, et ce fragment, redige par un de ses partisans, pourrait bien contenir des passages recueillis litteralement a ses lecons, ou extraits de ses ecrits[27]. Il n'est pas impossible que de nouvelles recherches dans les bibliotheques un peu riches en manuscrits de l'epoque, nous valussent le traite entier ou quelque edition d'un autre traite sur la question qui avait le plus exerce son esprit et signale son enseignement. On verra que nous avons pu nous-meme consulter sur ce sujet un manuscrit d'Abelard que ne mentionne aucun catalogue. [Note 26: _P. Abaelardi fragmentum sangermanense de Generibus et Speciebus._ Ouvr. ined., p. 507-550. M. Cousin, qui a publie ce morceau precieux et inconnu, l'a decouvert a la bibliotheque du Roi dans un manuscrit du fonds de Saint-Germain-des-Pres. (Introd., p. xiv et xviii.)] [Note 27: Cousin, _Fragm. philos_., t. III, Append. ix, p. 494.] Mais enfin, comme les genres et les especes sont l'origine et le fond veritable de la question, et comme nous possedons sur ce point un fragment etendu, etudions-le d'abord dans tous ses details. Il commence ainsi[28]: [Note 28: Ouvr. ined., _De Gener. et Spec._, p. 518-519.] "Sur les genres et les especes, les opinions sont differentes. Les uns, en effet, affirment que les genres et les especes ne sont que les mots, lesquels sont generaux ou particuliers, et ils ne leur assignent aucune place parmi les choses; les autres, au contraire, disent qu'il y a des choses generales et des choses speciales, d'universelles et de particulieres, mais ceux-ci memes se divisent entre eux: quelques-uns disent que les singuliers individuels (les individus) sont especes et genres, genres subalternes et genres generalissimes (predicaments), consideres de telle ou telle facon; d'autres, au contraire, imaginent certaines essences universelles qu'ils croient etre tout entieres essentiellement dans chaque individu." Ce bref expose separe d'abord le nominalisme et le realisme, puis dans le realisme distingue deux opinions: l'une, qui n'admet que des individus, voit dans les individus des universaux consideres et restreints d'une certaine maniere et plus ou moins particularises; c'est l'opinion que Jean de Salisbury prete aux partisans de Gautier de Mortagne. L'autre admet, independamment des individus, des essences universelles qui resident entierement en chacun d'eux, et c'est l'opinion, l'opinion premiere et fonciere de Guillaume de Champeaux. Abelard entreprend l'examen de ces opinions, en commencant par la derniere, dont il donne le developpement. "De toutes ces opinions, recherchons ce qui peut raisonnablement subsister, et d'abord enquerons-nous de cette pensee qui se pose ainsi: l'homme est une certaine espece, chose essentiellement une, a laquelle adviennent certaines formes, et elles font Socrate. Cette meme espece ou chose est de la meme maniere _informee_ par les formes qui font Platon et les autres individus de l'espece homme. Il n'y a pas en Socrate, hormis ces formes _informant_ cette matiere pour faire Socrate, quelque chose qui ne soit en meme temps _informe_ en Platon par les formes de Platon; et cette pensee, on l'applique des especes aux individus et des genres aux especes. "Mais, s'il en est ainsi, qui peut faire que Socrate ne soit pas en meme temps a Rome et a Athenes? En effet, ou est Socrate, la est aussi l'homme universel qui a dans toute sa quantite recu la forme de la _socratite_, car tout ce que recoit la chose universelle elle le garde dans toute sa quantite[29]. Si donc la chose universelle affectee tout entiere de la _socratite_ est dans le meme temps a Rome tout entiere en Platon, il est impossible que dans le meme temps n'y soit pas la _socratite_, qui contenait l'essence tout entiere; or, partout ou la _socratite_, est dans un homme, la est Socrate, car Socrate est l'_homme socratique_. Un esprit raisonnable n'a rien a opposer a cela[30]. [Note 29: C'est cette proposition qui fait le nerf de l'argument; aussi M. Cousin l'a-t-il attaquee, et il a fait remarquer que plus d'une substance, le moi par exemple, peut prendre plusieurs formes, mais successivement, et en etant tout entiere dans chacune de ses manifestations, ne pas les garder a toujours ni s'identifier avec elles. Cela est vrai; mais le moi n'est pas universel, il est au contraire une individualite rigoureuse, et ses manifestations ou modes ne sont pas des formes essentielles. La proposition d'Abelard: "L'universel (l'essence universelle) contracte et retient dans sa totalite tout ce qu'elle recoit," est vraie hypothetiquement, c'est-a-dire dans l'hypothese de Guillaume de Champeaux, et si l'essence universelle est integralement dans chaque individu. Elle devient fausse, si l'on admet que l'essence de l'espece n'est pas identique, mais semblable dans chaque individu; mais ce n'est plus la, suivant Abelard, la supposition du realisme absolu. (Cousin, Introd., p. cxxxvi.)] [Note 30: Aristote en juge comme Abelard: "Il est impossible, selon nous, qu'aucun universel, quel qu'il soit, soit une substance. Et d'abord, la substance premiere d'un individu, c'est celle qui lui est propre, qui n'est point la substance d'un autre. L'universel, au contraire, est commun a plusieurs etres; car ce qu'on nomme universel, c'est ce qui se trouve, de la nature, en un grand nombre d'etres. De quoi l'universel sera-t-il donc substance? il l'est de tous les individus ou il ne l'est d'aucun; et qu'il le soit de tous, cela n'est pas possible. Mais si l'universel etait la substance d'un individu, tous les autres seraient cet individu, car l'unite de substance et l'unite d'essence constituent l'unite d'etre. D'ailleurs la substance, c'est ce qui n'est pas l'attribut d'un sujet; or, l'universel est toujours l'attribut de quelque sujet." (_Metaph_., VII, xiii, p. 49 du t. II de la trad.)] "Autre consequence. La sante et la maladie ont leur fondement dans le corps de l'animal, la blancheur et la noirceur dans le corps seulement. Que si l'animal qui existe tout entier dans Socrate est affecte de maladie, ce tout, puisqu'il recoit dans toute sa quantite tout ce qu'il recoit, n'est nulle part au meme moment sans la maladie; or ce meme tout est dans Platon, il devrait donc y etre malade, mais il ne l'y est pas. De meme pour la blancheur et la noirceur relativement au corps. A cela, qu'on ne croie pas echapper en disant: Socrate est malade, l'animal ne l'est pas. Car si l'on accorde que Socrate est malade, on accorde que l'animal l'est aussi dans l'interieur[31]. Ceux-la ne font pas attention a l'universalite qui pretendent qu'en disant que l'animal n'est pas malade dans l'universalite, quoique malade dans l'inferieur, ils n'entendent point qu'il n'est pas malade dans cet accident. Ils pourraient l'entendre, au contraire, et dire qu'il n'est point malade dans la singularite; ou s'ils entendent que l'animal dans l'universalite, c'est-a-dire l'animal universel, n'est pas malade, ils se trompent, des qu'il est malade dans l'inferieur, l'animal universel et l'animal dans l'inferieur etant une meme chose[32]. [Note 31: L'interieur dit le degre metaphysique immediatement au-dessous du precedent; l'inferieur du genre, c'est l'espece. Ici, c'est l'homme et l'homme individuel.] [Note 32: Un meme, _idem_. C'est l'expression technique. L'essence universelle est un universel reel (_Illud universale_) ou _un meme_ (neutralement) qui, identique, dans tous les individus, n'est diversifie que par les formes auxquelles il est combine. Il faut se familiariser avec cette expression.] "Ils ajoutent: l'animal universel est malade, mais non en tant qu'universel. Qu'ils s'entendent s'ils peuvent. Car si en disant: l'animal n'est pas malade en tant qu'il est universel, ils entendent que ce qui est universel ne lui confere pas la maladie; c'est comme s'ils disaient: en tant que singulier, il n'est pas malade, car ce qui est singulier ne lui donne pas la maladie davantage. Si en disant: en tant qu'universel, il n'est pas malade, ils veulent dire: retranchez ce qui est universel, il n'est pas malade; alors il n'est Jamais malade, puisqu'il est toujours universel. Et de meme, si vous retranchez ce qui est singulier, parce qu'aucun singulier n'est malade en tant et parce qu'il est singulier. Ainsi nous avons deux fois _en tant que_ de la maniere suivante: _en tant qu'_il est universel, l'animal n'est pas malade _en tant qu'_il est universel. "S'ils ont recours a la ressource de l'etat[33] et qu'ils disent: l'animal, en tant qu'il est universel, n'est pas malade dans l'etat universel, qu'ils expliquent ce qu'ils veulent dire par ces mots: _dans l'etat universel_. S'agit-il de la substance ou de l'accident? Si de l'accident, nous accordons que rien n'est malade dans cet accident; si de la substance, c'est de la substance _animal_ ou d'une autre; si d'une autre, nous accordons encore que l'animal n'est pas malade dans une substance autre que lui-meme; si de la substance _animal_, il est faux alors que l'animal ne soit pas malade dans l'etat universel, puisque c'est l'animal en soi qui a la maladie. Je ne leur vois donc pas non plus ce refuge. [Note 33: C'est la proprement le mot introduit, suivant Jean de Salisbury, par Gautier de Mortagne. Selon ce dernier, universel ou individuel etait une meme substance a differents etats ou a differents degres; au fond, cette doctrine abandonnait le realisme; mais elle semblait, au contraire, en adopter le principe, en mettant l'universel au premier rang et en le conservant jusque dans l'individu.] "De meme, toute difference qui advient au genre le plus prochain constitue l'espece, ainsi fait la rationnalite dans l'animal. Aussitot, en effet, que la rationnalite touche cette nature, celle d'animal, aussitot l'espece est produite, et la rationnalite trouve en elle son fondement. Elle affecte donc l'animal tout entier, puisque tout ce que le genre recoit, il le recoit dans toute sa quantite; mais de la meme maniere, l'_irrationnalite_ affecte en meme temps l'animal tout entier; ainsi deux opposes sont dans un meme de la meme maniere (_in eodem secundum idem_). Et qu'ils ne disent pas: il n'est point inconvenant[34] que deux opposes soient dans un meme universel, parce qu'a cela Porphyre se recrie, niant que dans un meme universel soient des opposes: _Il n'a pas ces opposes_, dit-il en parlant du genre, _car il aurait simultanement des opposes dans un meme_. Et a cet endroit il ajoute: _Ni de choses qui ne sont pas il ne se fera quelque chose, ni les opposes ne sont en un meme_[35]. Et qu'ils ne croient pas se sauver en disant que la Porphyre ne tient pas pour absurde que deux opposes soient dans un meme, pourvu qu'ils ne soient pas actuellement constitutifs de la chose dans laquelle ils sont[36]. Sur ce pied-la, il ne serait pas contradictoire que le blanc et le noir fussent dans un meme, puisqu'ils ne le constituent pas. [Note 34: _Inconveniens_ en scolastique signifie ce qui repugne ou ce qui est contradictoire, l'absurde logique.] [Note 35: En traitant de la difference, Porphyre dit qu'elle est ce dont l'espece surpasse le genre. En effet, il faut bien que l'homme (espece) ait de plus que l'animal la rationnalite; car si l'animal avait la rationalite, que resterait-il pour en distinguer l'espece? il faudrait que l'animal eut egalement l'irrationnalite, puisqu'il y a des especes sans raison, c'est-a-dire que l'animal aurait toutes les differences a la fois; ce qui ne se peut, car il en aurait simultanement d'opposees. Et Porphyre ajoute: "Nec enim omnes oppositas habet; namque idem simul habebit oppositas," et plus bas: "Nec ex his quae non sunt aliquid fiet, nec in eodem simul opposita erunt." C'est du moins ainsi que se lit le passage dans la seule version de Porphyre que nous croyons qu'Abelard ait eue sous les yeux. (Boeth., _in Porph. a se transl._, t. IV, p. 6.) Cependant il cite les deux passages en des termes un peu differents, et qui traduisent plus exactement le texte: [Grec: Oute de pasas tas antikeimenas echei epei to auto ama exei ta antikeimena....... oute ech ouk onton ti genetai, oute ta antikeimea ama peri to auto estai.] (_Isag._, III.)] [Note 36: Porphyre dit en effet au meme endroit: "_Potestate quidem habet omnes differentias sub se, actu vero nullam_. Le meme a bien toutes les differences en puissance, mais aucune en acte;" c'est-a-dire que l'animal peut etre l'animal sans raison comme l'animal raisonnable, mais qu'il ne saurait etre actuellement l'un et l'autre, non plus que l'un ou l'autre, sans cesser d'etre le genre. C'est bien en effet de la difference constitutive que parle ici Porphyre; mais le raisonnement d'Abelard n'en est pas moins plausible.] "Il y a plus de simplicite dans ce que disent quelques-uns, que les differences adviennent bien au genre, mais n'ont pas leur fondement dans le genre; car on dit que ce qui est par soi est ce qui se sert a soi-meme de sujet[37]. Mais je reponds que l'espece a ete faite du genre et de la difference substantielle, et comme dans la statue l'airain est la matiere et la figure est la forme, de meme le genre est la matiere de l'espece, dont la difference est la forme. C'est la la matiere qui recoit la forme. Ainsi, dans l'espece constituee, le genre soutient la forme, car une fois constituee, l'espece est composee de matiere et de forme, c'est-a-dire de genre et de difference; et ainsi nous revenons au meme point, et la difference a son fondement dans le genre. [Note 37: Il faut ajouter pour eclaircir la these: "Et le genre n'est point le sujet fondamental de la difference, car il serait l'espece; donc, n'etant pas sujet fondamental, il n'est pas par soi, _per se_."] "Mais ils disent: la rationnalite a bien son fondement dans la chair, qui est un genre en dehors de l'espece et non un genre de l'espece homme. Ils admettent donc deux impossibilites: la premiere, c'est que le genre soit hors de l'espece et de ses individus, malgre ce que dit Boece: _La similitude des especes diverses, laquelle ne peut etre que dans les especes et leurs individus, constitue le genre_[38]; la seconde, c'est qu'une chose soit existante dans l'espece, et que la meme chose au meme moment soit le genre hors de l'espece, et que cette chose (corps ou chair) ne soit pas seulement le genre." [Note 38: Boeth. _In Porph. a se transl_., t. II, p. 50.--L'artifice de l'objection est de substituer le corps a l'animal et la chair au corps, pour en faire le fondement de la raison. Car le corps n'est pas le genre de l'espece homme, et la chair est une espece du corps. De cette maniere, l'homme etant la raison incarnee et non plus l'animal rationnel, n'est plus une espece composee de la difference pour forme et du genre pour matiere. Abelard n'a pas de peine a montrer que cette composition est arbitraire et contraire aux regles de l'art.] "De plus, si la forme a son fondement dans l'espece (et elle l'aurait, si elle ne l'avait dans le genre et si la rationnalite etait l'humanite meme, en dehors de l'espece composee alors d'humanite et d'animalite), elle a son fondement dans une chose constituee d'elle-meme et du genre, et c'est ainsi le constitue meme qui sert de fondement au constituant; d'ou il suivrait que l'intelligence peut disjoindre la forme et le fondement. C'est, en effet, un pouvoir de l'esprit que de conjoindre les disjoints et disjoindre les conjoints; mais quel esprit aurait le pouvoir de separer la rationnalite et l'homme, la rationnalite etant renfermee dans l'homme? "La rationnalite est quelque chose, elle doit donc etre contenue dans un des membres de la grande division d'Aristote: "Les choses ou sont dites d'un sujet et ne sont dans aucun sujet, ou sont dans un sujet et ne sont dites d'aucun sujet, ou sont dites d'un sujet et sont dans un sujet, ou ne sont ni dans un sujet ni dites d'aucun sujet[39]." Ils choisiront, je pense: _Elle est ce qui se dit d'un sujet et est dans un sujet_. Car la rationnalite est dite d'un sujet, quand on dit _cette rationnalite_; elle est dans un sujet, qui est l'homme. Que si elle est dans l'homme ou dans un sujet, _elle n'y est pas comme une certaine partie, mais en sorte qu'il lui soit impossible de subsister sans ce sujet meme:_ car c'est ainsi qu'Aristote definit _etre dans un sujet_; mais elle est partie formelle de l'homme, elle est donc partie, et il faut lui chercher un sujet dont elle ne soit point partie. [Note 39: C'est la grande division des choses etablie au commencement des Categories d'Aristote, II, et dans Boece, _In Predic. Arist., t. I, p. 119. La division d'Aristote n'est indiquee dans Abelard que par les premiers mots de son texte, ce qui semble prouver que nous n'avons pas un ouvrage acheve, mais le canevas d'un ouvrage, ou un memorial d'arguments sur la question.] "Mais, diront-ils, la rationnalite est dans l'homme comme dans un sujet, et elle n'est pas en lui comme partie integrale; c'est la seulement ce que n'a pas voulu Aristote. A cela je proteste, et je dis: L'animal est dans l'homme comme en un sujet, et il n'y est pas comme partie integrale. S'ils disent que la derniere partie de la definition ne lui convient pas, savoir: _en sorte qu'il lui soit impossible de subsister sans ce sujet meme_, vu qu'il est possible que l'animal soit sans l'homme et sans les autres inferieurs, non pas actuellement, bien entendu, mais en general; dites-leur la meme chose de la rationnalite, car, suivant eux, quand meme la rationnalite ne serait dans aucun, elle subsisterait dans la nature. Expliquons ce raisonnement. Si la rationnalite est dans le sujet homme comme une partie qui en peut etre separee, qu'est-ce que le sujet homme separe de cette partie? ce n'est plus l'homme. Si l'on objecte qu'elle en est partie formelle et non integrale, on peut repondre qu'alors l'animal aussi est dans le sujet homme et n'en est point partie integrale; pourtant de l'homme retranchez l'animal, que restera-t-il? Si l'on dit que l'animal ne peut etre dans le sujet homme comme la rationnalite, parce qu'il est possible de l'en separer sans qu'il cesse de subsister, attendu que l'animal peut subsister sans l'homme, ceux qui font de la rationnalite une essence subsistante n'en doivent-ils pas dire la meme chose? Il faut donc admettre que la rationnalite et l'animalite sont dans le sujet homme de la meme maniere et sont egalement necessaires pour le constituer, et que la rationnalite n'est pas plus que l'animalite une essence subsistante en dehors de l'animal humain. L'extrait qu'on vient de lire contient une polemique assez vive contre la theorie generale de l'existence propre des essences generiques ou speciales, distinctes des individus et cependant residant identiquement et integralement dans les individus. La pensee principale d'Abelard, c'est que cette theorie etablit, entre les elements constituants des etres, des rapports qui ne rentrent plus dans les cadres de l'ontologie logique; ils ne sont plus, en effet, matiere et forme, genre et difference. Ou bien il faut admettre des essences hierarchiques, entre lesquelles, du moment qu'on les tient pour reelles et subsistantes, on ne sait plus quelles relations assigner, car ou est le rapport ontologique possible entre une substance universelle et une substance individuelle? Ou bien il faut n'attribuer l'etre proprement dit qu'aux substances universelles et reduire les differences tant specifiques qu'individuelles a de simples accidents, et c'est encore une extremite incompatible avec la nature des etres. Mais la theorie peut prendre encore d'autres formes, employer d'autres arguments, et Abelard en parcourt rapidement tous les points de vue, sans marquer toujours les divisions naturelles de l'argumentation; il passe sans transition d'une idee a une autre idee, d'une objection a une reponse, et quelquefois il ne fait qu'indiquer le raisonnement, tandis qu'ailleurs il le developpe avec complaisance. Son ouvrage ressemble a un recueil de notes destinees a l'enseignement ou a la controverse. Trois objections detachees qui ne rentrent pas dans l'argumentation precedente, s'offrent encore a lui, et il les pose brievement en ces termes: 1 deg. Tout _materiel_ est constitue completement par sa forme et sa matiere; or la matiere de Socrate est l'espece homme, la forme est la _socratite_, et cela suffit pour le constituer.--Mais Socrate est aussi compose d'elements, tout corps etant compose des quatre elements; s'ils les dissolvent, ils ne peuvent dire comment les elements viennent se reunir dans Socrate, car ou ce sera la matiere, ou une partie de la matiere, ou la forme, ou une partie de la forme. Or si ce n'est rien de tout cela, un esprit raisonnable ne voit pas comment ce peut etre la. Quoique la maison soit constituee par le mur, le toit, le fondement et la forme, cependant nous disons qu'en composition elle est de bois et de pierres, ce qui peut etre en effet, parce que le bois et la pierre sont les parties des parties de la maison. 2 deg. Les genres et les especes, etant des choses, sont ou createur ou creature: s'ils sont crees, le createur a ete avant la creature; ainsi Dieu a ete avant la justice et la force, qui sont sans aucun doute en Dieu et autre chose que Dieu; donc Dieu aurait ete avant d'etre juste et fort.--Mais quelques-uns disent que la division de createur et creature n'est pas complete, ils preferent celle d'engendre et d'inengendre[40]. Soit, et alors les universaux sont dits inengendres et partant coeternels, auquel cas, chose criminelle a dire, l'ame ne serait point soumise a Dieu, etant coeternelle a Dieu et n'ayant ni origine ni createur. Socrate est compose de deux coeternels a Dieu; toute creation n'est qu'une conjonction nouvelle, car la matiere et la forme sont deux universaux, et en cette qualite elles sont coeternelles a Dieu. La faussete est manifeste. [Note 40: La division de toutes choses en createur et creature etait fort connue, et avait ete mise en valeur par Scot Erigene. En l'employant contre le realisme, comme en lui donnant la forme de la division en engendre et inengendre, Abelard argumente contre le systeme des idees eternelles, et par consequent contre Bernard de Chartres et au fond contre le platonisme.] 3 deg. Enfin il me vient encore cette objection: c'est une meme essence (l'essence _animalite_) qui fait, avec la rationnalite, l'homme, avec l'irrationnalite, l'ane; comment se fait-il que d'une seule essence deux contraires en fassent deux? Si la nature permettait que le blanc et le noir fussent a la fois dans le meme doigt, cela ne ferait pas deux doigts. Mais il y a mille choses qui ne peuvent se concilier avec cette folie, et nous les developperions en objection, si l'on n'en avait dit assez. Jusqu'ici, Abelard n'a combattu que la theorie des essences universelles residant essentiellement dans les individus; c'est la doctrine qui, suivant son recit, dominait dans l'ecole episcopale de la Cite, lorsqu'il y parut a son tour et contraignit Guillaume de Champeaux a se retracter. Voici les termes dont il se sert: "Mon precepteur Guillaume, archidiacre de Paris, ayant change son ancien habit, se convertit a l'ordre des clercs reguliers... Mais sa conversion ne le fit renoncer ni a la ville de Paris, ni a l'etude habituelle de la philosophie. Dans le monastere meme ou il s'etait transporte pour cause de religion, il tint immediatement ecole a sa maniere accoutumee. Alors moi, revenu a lui pour l'entendre professer la rhetorique, entre autres essais de discussion, je le forcai, par les arguments de controverse les plus evidents, a changer ou plutot a detruire son ancienne doctrine des universaux. Son systeme touchant la communaute des universaux etait d'etablir que la chose totale et identique residait essentiellement et simultanement dans chacun des individus, en sorte qu'il ne s'y trouvait aucune diversite dans l'essence, mais seulement une variete causee par la multitude des accidents. Or, voici comment il amenda cette doctrine: il dit desormais que la chose identique l'etait, non pas essentiellement, mais indifferemment, et comme c'est sur ce point des universaux que s'eleve toujours la question capitale entre les dialecticiens... lorsqu'il eut ainsi corrige ou plutot forcement abandonne sa doctrine, son enseignement tomba dans un tel delaissement qu'a peine l'admit-on depuis lors a professer la dialectique, comme si la totalite de l'art consistait dans cette question des universaux[41]." [Note 41: _Ab. Op._, ep. 1., p. 8.] La dialectique d'Abelard est le commentaire de ce recit. Nous venons d'y lire le resume de l'argumentation par laquelle il forca Guillaume de Champeaux a modifier sa these. Il va le poursuivre maintenant dans sa nouvelle position. C'est la doctrine qu'il appelle doctrine de l'indifference, _sententia de indifferentia_, et qu'au debut il a representee comme n'admettant dans les individus que des universaux differemment consideres. On va voir comment il l'a developpee; ici nous analysons au lieu de traduire[42]. [Note 42: _Id., Gen. et Spec._, p. 518-522.] Rien absolument n'existe que l'individu. Mais l'individu differemment considere est et l'espece, et le genre, et ce qu'il y a de plus general (genre supreme). Socrate, quant a sa nature accessible aux sens, est un individu, parce que ce qui lui est propre ne se retrouve tout entier dans aucun autre homme. La _socratite_ ne donne pas un autre homme que Socrate. Mais l'idee de Socrate ne contient pas toujours tout ce que designe ce nom; oubliant Socrate, l'intelligence quelquefois ne considere en lui que ce qui caracterise l'homme, savoir l'animal rationnel mortel, et voila l'espece. Car c'est un nom qui peut etre attribue a des etres, divers quant a l'existence, les memes quant a la nature; ce qui s'exprime dans le langage de la scolastique par ces mots: c'est un predicable de plusieurs en _quiddite_ de meme etat; _predicable_ (_proedicabilis_), ce qui peut s'affirmer d'un sujet; _de plusieurs_ (_de pluribus_), de choses numeriquement differentes; _en quiddite_ (_in quid_), comme predicat ou attribut essentiel; _d'un meme etat_ (_de eodem statu_), occupant avec une nature semblable le meme degre de l'echelle ontologique[43]. [Note 43: Nous retrouvons ici encore les idees de Gautier de Mortagne; mais il parait qu'elles n'etaient qu'une traduction du systeme modifie ou du second systeme de Guillaume de Champeaux dont la subtilite etait tres-inventive.] Puis, si l'intelligence ecarte la rationnalite, et ne considere que ce que designe le mot _animal_, Socrate _en cet etat_ devient genre. Enfin, si delaissant toutes formes, nous ne considerons en Socrate que la substance, alors l'individu ou Socrate devient ce qu'il y a de plus general, ou generalissime, pur predicament. Et comme vous pourriez objecter que le propre de Socrate en tant qu'homme ne se retrouve pas plus en plusieurs que le propre de Socrate en tant que Socrate, puisque l'homme socratique n'est en aucun autre homme que Socrate, tout comme Socrate lui-meme; on vous l'accorde avec cette restriction: Socrate, en tant que Socrate, n'a rien de commun qui se retrouve identique dans un autre; mais en tant qu'homme, il a beaucoup de choses communes qui se retrouvent dans Platon et les autres individus. Car si Socrate est homme, Platon est homme comme lui, mais non essentiellement comme lui, c'est-a-dire, en meme essence que lui. On peut raisonner de meme de l'animal et de la substance. Or, ce quelque chose de commun qui se retrouve ou ne se retrouve pas ailleurs que dans l'individu, suivant que l'on considere l'individu d'une maniere on d'une autre, c'est precisement ce qu'on appelle le _non-different_ ou plutot l'_indifferent_ (_indifferens_). Cette doctrine de l'indifference se refute par l'autorite et par la raison. L'autorite, c'est Porphyre. Il dit: "Les choses les plus generales sont au nombre de dix; les plus speciales sont en un certain nombre, mais non pas infini; les individus sont en nombre infini[44]." Or, dans le systeme en question, les individus, en tant que substances, sont les choses les plus generales et cessent d'etre en nombre infini. [Note 44: _Isagog_. II, et Boeth., _In Porph._, I. III, p. 75.] On repond precisement par la non-difference. Oui, dit-on, les genres les plus generaux sont infinis en nombre essentiellement, c'est-a-dire que les genres les plus generaux comprennent des essences en nombre infini. Mais si on les compare, elles se confondent par tout ce qu'elles ont de commun, de non-different, d'indifferent, et alors elles ne sont plus que dix, les dix genres les plus generaux: ce qu'on exprime en disant que ces memes genres sont en nombre infini par l'essence et seulement dix par l'indifference. Par exemple, autant d'individus de substance, autant de substances et par consequent autant de genres les plus generaux; et cependant tous ces individus se reduisent a un seul genre le plus general, la substance, parce que sous ce rapport ils ne different point, _indifferentia sunt_. Mais Porphyre dit encore que la collection de plusieurs en une nature est l'espece, et plus nombreuse, elle est le genre[45]. Cela peut-il se dire de l'individu? Socrate communique-t-il sa nature a Platon? L'homme de Socrate, l'animal qui est en lui, est-il en un autre qui ne soit pas Socrate, en quelqu'un hors de Socrate? Comment donc, si les individus sont le genre, peuvent-ils mettre leur nature en commun? [Note 45: Porph. _ibid._, et Boeth., p. 70.] On vous repondra, en recourant a l'indifference (_ad indifferentiam currentes_), que Socrate, en tant qu'homme, rassemble (_colligit_) Platon et tous les autres hommes, puisque, sous ce rapport, il est l'essence indifferente de l'homme, et par consequent de tous les hommes. Ainsi, comme essence indifferente, Socrate est Platon. Mais voici toujours Porphyre: "Le genre est ce qui s'affirme de plusieurs differents en espece, l'espece ce qui s'affirme de plusieurs differents en nombre[46]." Et alors, comme Socrate, _en l'etat_ d'animal, est un genre, il est inherent a plusieurs especes differentes; en l'etat d'homme, il est une espece, et il appartient a plusieurs qui different numeriquement. Or, comment soutenir que l'animal ou l'homme qui est Socrate, soit inherent a un autre que lui-meme? [Note 46: Porph. _ibid._, et Boeth., t. II, p. 60 et 72.] Alors on vous dira que sans doute Socrate en aucun etat, c'est-a-dire a quelque degre ontologique qu'on le place, n'appartient _essentiellement_ a personne qu'a lui; mais que dans l'etat d'homme, c'est-a-dire considere comme espece _homme_, on peut dire qu'il est inherent a plusieurs, parce que plusieurs lui sont inherents, comme non differents de lui, comme indifferents. De meme, si on le prend comme animal. Ici on se heurte contre l'autorite de Boece: "L'espece n'est pas autre chose qu'une pensee collective qui se recueille de la ressemblance substantielle d'individus qui different numeriquement. Le genre est une pensee tiree de la ressemblance des especes[47]." Or, ceci ne s'accorde pas avec la doctrine en question; Socrate, comme homme, est une espece qui n'est pas recueillie de plusieurs, n'etant pas dans plusieurs; et de meme pour Socrate pris comme animal. Faut-il donc admettre que Socrate comme homme se recueille et de soi-meme et de Platon et des autres; que tout individu soit, en tant qu'homme, recueilli de lui-meme? mais cela est ridicule. Ce n'est pas l'individu qui rassemble les autres individus ou les autres especes; c'est l'inverse. "Les genres et les especes ne sont pas les concepts d'un seul individu, dit Boece[48], mais sont la collection ou la conception commune qu'opere l'intelligence de tous les individus." Dire que Socrate comme homme est une espece, c'est donc dire que l'espece est la collection d'un individu. [Note 47: Boeth., _In Porph._, I, l, p. 58.] [Note 48: _Id., In Proedic._, lib. l, p. 120.] Apres l'autorite, que dit la raison? Si tout individu humain, en tant qu'homme, est une espece, on peut dire de Socrate: "Cet homme est une espece; or Socrate est un homme; donc Socrate est une espece." Le syllogisme est regulier[49]. [Note 49: C'est le syllogisme du premier mode de la premiere ligure (_Prem. Analyt._ I, iv, p. 12, t. II de la trad. de M. B. St.-Hilaire.)] "J'argumente. 1 deg. Si Socrate est une espece, Socrate est un universel; 2 deg. s'il est un universel, il n'est pas un singulier; 3 deg. s'il n'est pas un singulier, il n'est pas Socrate. On resistera a la seconde consequence, car dans ce systeme tout universel est un singulier, tout singulier est un universel diversement considere. Je reponds: La substance est ou universelle ou singuliere. C'est la, je pense que personne ne le nie, une division suivant l'accident[50]. Or, comme dit Boece dans le livre _des Divisions_, "celles-ci ont cette regle commune que tout ce qui est ainsi divise doit l'etre en opposes[51]." En sorte que si nous divisons le sujet par les accidents, nous ne disions pas: _Parmi les corps, les uns sont blancs, les autres doux_, parce qu'il n'y a pas opposition, mais _parmi les corps, les uns sont blancs, d'autres noirs, d'autres ni noirs ni blancs_. Voici, d'apres cela, comment il faudrait s'y prendre pour nier que cette division "Toute substance est ou universelle ou singuliere," soit suivant l'accident: il faudrait dire qu'il n'y a pas plus d'opposition entre universel et singulier qu'entre blanc et doux. [Note 50: Voy. ci-dessus, c. vi, t. I, p. 436.] [Note 51: Boeth., _De Divis._, p. 648.] "Ils disent, eux, que Boece n'a point parle de toutes les divisions suivant l'accident, mais des regulieres; si vous leur demandez quelles sont les regulieres, ils repondent: celles auxquelles la regle s'applique. Voyez quelle est leur impudence! lorsque l'autorite dit si clairement, en parlant des divisions selon l'accident: _Celles-ci ont toutes cette regle commune_, etc., ils pretendent faussement que cela n'est pas dit universellement. Mais ils ne tiendront pas la, car la-dessus precisement, sur l'universel et le singulier, l'autorite les contredit: aucun universel n'est singulier et aucun singulier n'est universel. Boece, en parlant de cette division: "La substance est ou universelle gu singuliere," dit dans son commentaire sur les Categories: "Il ne se peut que l'accident prenne la nature de la substance, ni la substance celle de l'accident... ni la particularite, ni l'universalite ne passent l'une dans l'autre, car l'universalite peut etre affirmee de la particularite, comme animal de Socrate ou de Platon, et la particularite accepte l'attribution d'universalite, mais non en sorte que l'universalite devienne particularite, ni que ce qui est particulier devienne universalite[52]." _Universalite_ et _particularite_, ces noms sont pris pour l'universel et le particulier, les exemples nous l'apprennent, temoin celui d'animal et de Socrate. A ceci, rien ne peut etre oppose de raisonnable. [Note 52: Boeth., _In Proedic_., t. I, p. 120.] "Cependant ils ne se tiennent point tranquilles et ils disent: Aucun singulier, en tant que singulier, n'est universel, et reciproquement; mais quand il est universel, le singulier est universel, et reciproquement." Contre cela, voici les paroles que je dis. _Aucun singulier en tant que singulier_ parait avoir ce sens: aucun singulier demeurant singulier n'est universel demeurant universel; ce qui est consequemment faux, car Socrate demeurant Socrate est homme demeurant homme. La proposition pourrait encore avoir ce sens: ce qui est le singulier ou la singularite ne confere a aucun singulier d'etre universel, ou bien elle enleve a l'homme singulier l'universalite; ce qui est completement faux entre Socrate et l'homme, car en Socrate ce qui est Socrate implique l'homme et n'interdit a aucun singulier d'etre quelque chose d'universel, puisque, suivant eux, tout singulier est universel. "De meme, s'ils disent: Socrate, en tant qu'il est Socrate, c'est-a-dire dans toute la propriete qui lui vaut d'etre designe par le nom de Socrate, n'est pas l'homme en tant qu'homme, c'est-a-dire en toute cette propriete que designent ces mots _c'est un homme_; voila qui est encore faux, car Socrate designe l'homme socratique, et en lui l'homme ou ce que signifie le nom d'_homme_. "Enfin s'ils disent: Socrate, dans toute cette propriete qui motive la designation par le nom de _Socrate_, n'est pas uniquement ce que signifie homme, que pourront-ils conclure de la?... Qu'un autre se charge d'en juger." D'apres le principe de Porphyre que l'espece est composee du genre et de la difference substantielle, comme la statue de l'airain et de la figure, la matiere, ainsi que la difference, est une partie de l'espece. L'espece elle-meme en est le tout definitif. Ces deux parties sont donc correlatives, et opposees l'une a l'autre; et comme un pere n'est pas le pere de soi-meme, mais d'un autre, un tout est le tout d'autre chose que lui-meme, le tout de ses parties; et la partie est partie, non pas d'elle-meme, mais du tout qui n'est pas elle. Mais si l'homme et sa matiere ne font qu'un (ce qui arrive dans la doctrine ici combattue; la ou l'espece meme n'est que le genre diversement considere, l'espece homme n'est essentiellement que le genre animal), si, l'espece etant un tout compose de sa matiere et de sa difference, l'espece _homme_ ne fait qu'un avec sa matiere _animal_, l'espece sera un tout compose de lui-meme et d'un autre, ce qui est impossible. En d'autres termes, si l'espece homme et l'animal, son genre, ne font qu'un meme, comme tout genre est inherent a son espece, le meme est inherent au meme, ce qui ne peut etre. Que ce qui est soi puisse etre inherent a soi, c'est ce qui ne saurait se comprendre, dit Boece[53]. [Note 53: "Testante Boethio super Topica Tullii in commentario, libro primo." (P. 769.) Voila une preuve qu'Abelard connaissait le commentaire de Boece sur les Topiques de Ciceron.] De cette discussion du realisme, il resulte que les choses generales ne sont pas, a proprement parler, des choses; et si elles ne sont pas des choses, il semble, d'apres une antithese fort usitee, qu'elles sont des mots. On concoit donc que pour avoir conteste aux choses generales leur realite, Abelard ait ete accuse d'avoir soutenu le nominalisme. L'imputation n'est pas exacte, si l'on entend par nominalisme la doctrine ainsi appelee dans l'histoire. Il faut distinguer en effet entre ceux qui, par forme de refutation et pour convaincre leurs adversaires d'erreur, disent aux ennemis du realisme que, si les universaux ne sont pas des essences, alors ils ne sont que des mots; et ceux qui etablissent volontairement et dogmatiquement que les universaux sont et doivent etre des noms. L'allegation des premiers est une critique, une consequence extreme tournee a crime, une accusation. Celle des seconds est une doctrine avouee. Les premiers entendent que les choses qui ne sont que des idees ne sont que des mots, des sons de la voix. Les seconds pretendent que les universaux ne sont pas meme des idees, mais des mots sans idees, des noms sans objet meme intellectuel. Cette distinction assez subtile et qui, je crois, avait ete negligee, doit etre presente a qui veut bien apprecier les opinions et les hommes que cette controverse a mis en scene. Ainsi, il est bien permis de soutenir encore qu'Abelard a ete nominaliste, si l'on entend par la que du conceptualisme qu'on lui attribue au nominalisme, il y a si peu de distance qu'on ne veut pas s'y arreter; mais il serait historiquement faux de dire que la doctrine d'Abelard ait ete le nominalisme, et qu'il n'ait fait que repeter Roscelin. C'est a peu pres ainsi qu'on pretend quelquefois, du point de vue d'un catholicisme rigide, absolu, que des qu'un homme est gallican il est janseniste, et des qu'il est janseniste, protestant. Et cependant il y aurait mensonge a pretendre que le gallicanisme, le jansenisme, et le protestantisme ne soient pas des doctrines et des sectes profondement distinctes. Attendons-nous donc a voir Abelard, abandonnant le realisme comme vaincu, porter la guerre sur le terrain du nominalisme[54]. [Note 54: _De Gener. et Spec._, p. 522-524.] "Abordons, dit-il, l'opinion qui veut que les genres et les especes ne soient que des mots universels et particuliers, predicats ou sujets, et non pas des choses. "Il faut d'abord citer l'autorite qui affirme quo ce sont des choses. L'espece," avons-nous vu dans Boece[55], "n'est qu'une pensee recueillie de la similitude substantielle d'individus numeriquement dissemblables; le genre est une pensee recueillie de la similitude des especes." Or, qu'il regarde ces similitudes comme des choses, c'est ce qu'il montre un peu plus haut ouvertement on disant: "Il y a de telles _choses_ dans les etres corporels et dans les sensibles; l'intelligence en concoit au dela des objets sensibles[56]." Le meme Boece dit encore: "Puisque les premiers genres des _choses_ sont au nombre de dix, il fallait necessairement que ce fut aussi le nombre des mots simples qui se diraient des _choses_ simples[57]." Mais eux, par les genres, ils expliquent qu'il faut entendre les _manieres_[58]. Aristote dit dans le _Peri Hermeneias: Parmi les choses, les unes sont universelles, les autres particulieres_[59]. Mais pour expliquer ce passage, ils disent: "_Les choses_, c'est-a-dire les mots." Quand je parle d'animal, dit Boece, je designe une substance qui s'affirme de plusieurs. Que cette autorite enonce par la qu'il y a des choses universelles[60], quand il ajoute: "S'affirmer de plusieurs, ce qui est la definition de l'universel," que ce soient des _choses_ prises comme predicats et comme sujets, Boece le reconnait en disant: "La proposition predicative enonce que _la chose_ qu'elle pose comme sujet doit prendre le nom de _la chose_ qu'elle pose comme predicat[61]." Ne pouvant resister raisonnablement a des autorites aussi claires, ils disent que les autorites mentent, ou bien, cherchant a les interpreter, ils font comme ceux qui ne savent pas ecorcher, ils coupent la peau." [Note 55: Boeth., _In Porph._, p. 56.] [Note 56: Le passage se trouve peu de lignes avant le precedent. On pourrait contester qu'il ait positivement dans l'auteur primitif le sens qui lui est ici donne, et qu'il signifie que les generalites sont des choses. Boece vient de dire que les objets des conceptions generales different de ces conceptions, puisque celles-ci representent ces objets comme s'ils existaient en eux-memes, tandis qu'il n'en est rien, et il se fait cette objection: si ces conceptions sont inexactes, elles sont fausses, et alors il est inutile de s'en occuper. Mais il repond qu'il arrive sans cesse a l'entendement de considerer les choses autrement qu'elles ne sont, sans tomber dans le vain ni dans le faux. Ainsi l'entendement detache d'une chose une propriete qu'il considere en elle-meme, c'est-a-dire autrement qu'elle n'est dans la realite, et il reussit ainsi a la mieux connaitre. "Il y a donc de telles choses dans les objets corporels et sensibles. Elles se concoivent en dehors des sensibles, pour que leur nature puisse etre penetree et leur propriete comprise." Le latin dit: "Sunt igitur hujusmodi _res_ in corporalibus atque in sensibilibus _rebus_. Intelliguntur autem praeter sensibilia, ut eorum natura perspici et proprietas valeat comprehendi." N'est-il pas evident que le mot _res_ est employe la pour exprimer ce dont on parle, et parce que le langage est involontairement realiste?] [Note 57: Boeth., _In Praedie._, p. 114.] [Note 58: Ces diverses citations etaient probablement devenues triviales dans la controverse, et ici Abelard fait tres-succinctement allusion aux interpretations diverses que les divers systemes en donnaient pour n'en point etre embarrasses. Nous savons par Jean de Salisbury qu'il y avait des gens qui par les mots de genres et d'especes entendaient tantot les choses universelles, tantot la _maniere des choses, rerum maneriem_. C'est probablement ce qu'Abelard appelle ici _manerias_. En tout cas, le mot paraissait nouveau et obscur a l'auteur du _Metalogicus_, qui trouvait qu'il ne devait signifier que la collection des choses ou la chose universelle, et que cependant il ne pouvait par l'etymologie exprimer que le nombre des choses, ou l'etat dans lequel la chose demeure telle, _talis permanet_. Ce dernier sens etait probablement le veritable, et nous sommes volontiers de l'avis de Brucker, qui croit qu'il exprime la _demeure_ des choses dans le sein des choses universelles, [Grec: diamone ton onton]; et cette expression aurait ainsi ete conduite peu a peu a un sens approchant du sens moderne, _la Maniere d'etre_. "Je ne sais ou l'on a trouve ce mot, dit Jean de Salisbury." Ce qu'il faut remarquer au reste, c'est que cette doctrine des _manieres_, l'auteur du _Metalogicus_ la classe dans le realisme, et Abelard avec plus de raison dans le nominalisme. (_De Gen. et Spec._, p. 523.--Johan. Saresb., _Metal._, t. II, c. xvii.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 909).] [Note 59: _Hermen._, VII.--Boeth., _De Interp._, ed. prim., p. 338.--Il semble qu'Abelard avait encore une autre version du _De Interpretatione_ que la version de Boece, car il cite ainsi la phrase d'Aristote: "Rerum aliae sunt universales, aliae sunt singulares," et il y a dans la version de Boece: "Sunt haec rerum universalia, illa vero singularia." Les termes cites Par Abelard sont conformes a la version de Pacius, (edit. de Duval., t. I, p. 56), qui lui-meme avait probablement suivi quelque traduction anterieure. Dans tous les cas, si la citation a quelque valeur, elle la doit au mot _rerum_, et il est, dans le grec, [Grec: ton pragmaton].] [Note 60: Je ne trouve pas cette citation dans Boece. L'edition d'Abelard renvoie a l'ouvrage de ce dernier sur les Categories, p. 131. A cette page on cherche en vain les termes cites, mais j'y lis ainsi qu'aux pages voisines, que les substances secondes se disent des substances premieres, mais qu'elles sont moins substances que celles-ci, et qu'elles sont plus ou moins Universelles, tandis que les substances premieres sont individuelles.] [Note 61: _De Syll. hyp._, p, 607.] Mais alors ni les genres ni les especes, tant universelles que singulieres, tant predicats que sujets, ne sont des mots; tout cela n'est rien du tout, car ils tiennent, comme leur adversaire, que ce qui est successif ne peut aucunement composer un tout constant; or les mots sont successifs, les choses et les especes ne peuvent donc pas composer des touts, elles ne sont rien; aussi dit-on que l'autorite a menti et non qu'elle s'est trompee. En outre, comme la statue est materiellement d'airain, et que la figure est sa forme, l'espece a le genre pour matiere et pour forme la difference. Or tout cela ne saurait s'appliquer aux mots; les mots n'ont ni forme ni matiere. L'animal est le genre de l'homme, mais un mot n'est nullement la matiere d'un autre mot, car de quel mot ou dans quel mot serait-il? Du mot animal ne se fait pas le mot homme; dans le premier n'est pas le second. Mais on pretend que tout cela est facon de parler figurative. Dire que le genre est la matiere de l'espece, reviendrait a dire que la signification du genre est la matiere de la signification de l'espece. Mais puisque le systeme est que rien n'existe que les individus, et que les mots tant universels que particuliers ne designent au fond que des individus, homme et animal signifient la meme chose, et par consequent on peut dire, en renversant les termes: la signification de l'espece est la matiere de la signification du genre. Si l'on accorde cela, et on y est bien force, qu'on se defende contre Boece, qui montre que la difference du genre au tout git en ceci que le genre est la matiere des especes et les parties la matiere du tout[62]. Que si les especes sont la matiere des genres comme les parties du tout, le genre et le tout ne different plus, ils se confondent. [Note 62: Boeth., _De Div_., p. 640.] Enfin, la signification du genre ne saurait etre la matiere de la signification de l'espece, car le genre et l'espece sont une meme chose dans le systeme de l'indifference, et un meme ne recoit pas de forme pour se constituer lui-meme. "Mais," dit Boece, "le genre ayant recu la difference se transforme en espece[63]." Un meme n'est point partie de lui-meme, car si le meme etait a la fois tout et partie, le meme serait oppose a lui-meme. [Note 63: _Id., Ibid_.] Voila tout ce qu'Abelard dit du nominalisme; mais c'est le cas de rappeler ce que nous aurions bien fait peut-etre de reporter ici, l'examen approfondi auquel il s'est livre de l'objection prise du tout et des parties[64]. Il faut y remonter, si l'on veut bien connaitre toute sa polemique contre Roscelin; nous n'en revoyons ici qu'une faible trace. [Note 64: Voy. _Dialect_., pars V, p. 460 et seqq. Et _De Gen. et Spec._, p. 517, et dans la present ouvrage, c. vi, t. I, p. 454.] Cette refutation du nominalisme est en effet breve et superficielle, et quoi qu'en dise l'auteur, elle est plutot fondee sur des autorites que sur la raison. Un des arguments les plus forts est assurement celui-ci, un mot (_animal_) ne peut etre la matiere d'un autre mot (_homme_). Mais qui ne voit que c'est decider la question par la question? Si l'espece n'est qu'un nom, c'est-a-dire rien qu'un nom, il n'y a pas lieu d'appliquer a ce rien les conditions de l'etre et de lui supposer une matiere et une forme. Ce n'est qu'a ceux qui regardent le genre ou l'espece comme quelque chose, que cette question doit etre posee, et elle ne peut embarrasser le nominaliste qu'autant qu'il conserve de la deference pour l'autorite qui a dit que le genre est la matiere de l'espece et l'espece celle de l'individu. C'est donc une objection d'autorite et non de raison. Or, comment supposer que celui qui a pleinement et sciemment adopte la theorie du nominalisme ne soit pas deja resolu a se peu soucier des autorites? L'autre argument, pris encore de l'autorite, plus fort par les mots que parle fond, c'est que, d'apres les maitres, tout est substance ou accident, et que les genres et les especes, n'etant pas des accidents, sont des substances. Et en effet, Aristote les met au nombre des substances. Mais ce sont des substances secondes, celles qui s'affirment des premieres, celles qui leur sont attribuees ou _predites_. Elles sont substances, parce qu'elles font connaitre les substances premieres. Elles les manifestent, elles montrent ce que c'est, elles les donnent. Qui ne voit que l'emploi du mot de substance dans cette occasion ne decide rien quant a la realite substantielle des universaux; et qu'au contraire il ne semble leur etre attribue qu'une realite derivee de celle des substances premieres, c'est-a-dire individuelles? Les substances premieres ou individuelles sont vraiment substances, en ce qu'elles sont prises pour sujets ([Grec: upokeitai]) de toutes les autres choses; les substances secondes ou universelles sont encore substances, parce qu'elles sont prises comme attributs ([Grec: kategoreitai][65]) des substances premieres ou individuelles. Evidemment, c'est ici la theorie de ce principe des nominalistes, la substance est essentiellement individuelle. Je n'en conclus pas qu'Aristote ait soutenu la these des nominalistes, si ceux-ci, en disant que les universaux ne sont que des mots, entendaient qu'ils sont chimeriques et vains. Aristote au contraire les fonde sur des realites, puisqu'il les attribue aux substances memes, et en fait ainsi des substances par attribution. [Note 65: Categ., V.] L'intervention constante de l'autorite dans les debats scolastiques en constitue la plus grande difficulte. Cette autorite est a la fois absolue et contradictoire. Il faut l'avoir pour soi ou la tourner pour soi, multiplier les citations conformes, interpreter les citations contraires; travail aussi epineux que sterile. C'est l'incoherence des textes qui a produit dans la presente question la multitude et la diversite des systemes, et nous acceptons cette remarque judicieuse de Jean de Salisbury: "Dans cette question, dit-il, _Magno se judice quisque tuetur_; et chacun, d'apres les paroles des auteurs qui ont indifferemment mis les noms pour les choses et les choses pour les noms, construit sa doctrine ou plutot son erreur[66]." C'est ainsi que la controverse devient souvent une veritable question de mots; et chose curieuse, Jean de Salisbury qui a spirituellement discute et en partie refute les systemes, tombe a son tour dans l'erreur qu'il signale, lorsqu'il produit le sien. Car se proposant de soutenir que les genres et les especes ne sont rien, il en induit qu'ils ne sont pas des noms, puisque les noms sont quelque chose[67]. Evidemment, l'equivoque sur le sens du mot _etre_ est ici, comme dans toute cette question, la racine de la difficulte. Aristote n'est pas irreprochable en cela; il s'est servi de _l'etre_ avec une liberte, une indifference, qu'il fallait remarquer, si l'on ne voulait pas tomber dans de frequentes meprises en le lisant et le citer contradictoirement. C'est ce qui est arrive aux scolastiques; ils se combattent tous, et cependant tous professent Aristote: _Siquidem omnes Aristotelem profitentur_[68]. [Note 66: _Polier_., t. VII, c, xii.] [Note 67: _Metalog_., t. II, c. xx.] [Note 68: _Ibid_., c. xix.] Que de peines Abelard se serait epargnees, si, aussi hardi qu'il etait presomptueux, il se fut fie a son orgueil, et si, rejetant les textes, il n'eut, pour resoudre un genant probleme, ecoute que sa propre raison! CHAPITRE IX. SUITE DU PRECEDENT. Abelard a combattu le realisme, est-il par consequent nominaliste? Il a combattu le nominalisme, est-il neanmoins nominaliste? C'est ce qu'il nous reste a decider. "Montrons a present," dit-il, "avec la permission de Dieu (_Deo annuente_), ce qu'il nous parait preferable d'admettre[69]." J'essaierai d'expliquer ce systeme assez subtil, en suivant l'ordre des idees du philosophe, mais sans m'attacher aux formes de la diction, quoiqu'il soit necessaire, pour l'exactitude scientifique et pour la fidelite de la couleur, de reproduire souvent les termes de l'ecole. [Note 69: _De Gen. et Spec._, p. 626-634.] Dans aucun systeme, on ne refuse une certaine realite a l'individu; s'il ne possede l'etre par privilege, au moins le possede-t-il en participation (Platon, Scot Erigene), et personne n'a articule formellement que la chose individuelle fut une fiction. Abelard, voulant se rendre compte de la constitution des etres, considere l'individu, c'est-a-dire qu'il pose le probleme des genres et des especes dans ce que les scolastiques ont appele apres lui le probleme de l'individuation; c'est la le propre et la nouveaute de sa doctrine. Au moins le procede est methodique: l'individu est certain et donne; partir de l'individu, c'est aller du connu a l'inconnu, du simple au compose. Avant de penetrer dans la constitution de l'espace humaine, etudions donc avec Abelard les elements reels de l'espece, ou les individus. Socrate, comme tout etre individuel, comme toute essence, est un compose de matiere et de forme; il est individu, de l'espece, l'homme Socrate, homme par la matiere; Socrate par la forme; la matiere est l'_homme_, la forme est la _socratite_. Dans Platon egalement, la matiere est l'_homme_ et la forme la _platonite_. Ainsi l'essence _homme_ qui resulte de l'union de la forme _humanite_ a la matiere _animal_, devient dans l'individu la matiere _informee_, par la forme individuelle qui fait Platon ou par celle qui fait Socrate; de la une essence qui est tout l'individu. La forme qui, en s'unissant a la matiere _animal_, constitue l'individu, est-elle ailleurs qu'en lui? non, assurement: point de Socrate hors de Socrate. Mais cette essence _humanite_, qui devient la matiere de Socrate et comme le sujet de la _socratite_, est-elle ailleurs? pas davantage; sa pareille se retrouve dans la matiere, de Platon, mais n'est pas individuellement la meme, elle est numeriquement differente, c'est-a-dire que l'une et l'autre font deux: il y a analogie, c'est le mot d'Aristote[70], il n'y a pas identite, Or cette essence _humanite_, ou l'espece humaine, n'est pas ce qui en est dans Socrate ou ce qui en est dans Platon, mais la reunion de toutes les essences pareilles ou analogues, constituees, formellement dans chaque individualite. Elle est donc une collection. Une telle collection, bien qu'essentiellement multiple, est une de nature, en ce sens qu'elle se compose, non pas des memes, mais des semblables; elle est _un_ universel, _une_ espece, comme un peuple est _un_ peuple. [Note 70: _Met_., XII, iv et v.] Si l'on recherche maintenant comment la collection _humanite_, ou l'espece humaine, est constituee, on trouve que dans chacune des essences qui la composent elle a pour matiere l'_animal_, et pour forme une forme multiple et non pas une, la _rationnalite_, la _mortalite_, la _bipedalite_, et les autres formes substantielles de l'humanite, c'est-a-dire qu'elle est la collection de toutes les matieres _animal_ affectees ou _informees_ de toutes ces formes substantielles. Et de meme que la matiere _homme_, ou, comme dit Abelard, _ce d'homme_ (_illud hominis_), qui soutient l'individualite _Socrate_, n'est pas essentiellement la matiere _homme_ qui soutient l'individualite _Platon_, de meme la matiere _animal_ (_illud animal_) qui soutient la forme _humanite_ dans tel ou tel individu n'est que dans cet individu, mais son analogue, un non-different d'elle (_indifferens illi_), se trouve comme matiere dans chaque individu de l'espece _animal_. Ce non-different, ou cet indifferent a toute forme, semblable de nature et non identique, ne devient essentiellement different et de plus en plus different qu'en etant constitue formellement, d'abord par l'humanite, puis par l'individualite. Si l'on reunit maintenant cette multitude d'essences soutenant les formes des diverses especes _animal_, on aura une collection generique ou un genre, multitude autre que celle qui compose l'espece. Celle-ci est la collection des sujets des individus humains, celle-la est la collection des sujets des differences substantielles des diverses especes. Chaque essence de la multitude ou du genre _animal_ est composee materiellement de _corps_, formellement d'_animation_ et de _sensibilite_. De toutes les essences du genre, aucune ne se trouve, quant a sa matiere, ailleurs que dans chacune des essences qui le composent, mais elles ont des analogues ou des non-differents qui soutiennent les formes de toutes les especes de corps. A ce degre, c'est la _corporeite_ qui est la forme, elle qui etait tout a l'heure comprise dans la matiere, _animalite_. De meme qu'il s'est compose un nouveau genre de la collection des _corps_, collection dans laquelle entre la reunion des essences de la nature _animal_, un nouveau genre, le genre _corps_, sera la collection de tous les etres composes materiellement de _substance_, formellement de _corporeite_. Telle sera la constitution de toutes les essences du genre _corps_, ou bien de toutes les matieres des especes du corps, ou bien des substances informees de la _corporeite_. Faites abstraction de cette derniere forme, il vous reste des substances, c'est-a-dire des non-differents, et c'est la le genre le plus general ou supreme. Une espece de ce genre soutient l'_incorporeite_, l'_incorporeite_ est sa forme, comme la _corporeite_ etait tout a l'heure celle des substances, matieres des essences du genre _corps_. Ces matieres prises comme essences, independamment de la _corporeite_, sont les essences dont la multitude compose le genre generalissime de substance. Elles ne sont pas encore rigoureusement simples, on y peut encore decomposer l'etre en deux principes; sa matiere serait, pour ainsi parler, la _pure essence_, sa forme la _susceptibilite des contraires_. Nous avons atteint ici la matiere premiere de l'etre, mais puisque cette matiere premiere est une notion, c'est-a-dire un defini, il faut bien que l'on puisse distinguer idealement sa matiere de sa forme, et la considerer au moins fictivement comme un genre dont la difference ou l'equivalent de la difference consiste uniquement dans la propriete d'engendrer des especes. La susceptibilite des contraires, propriete de la pure matiere, n'est pas, en effet, une forme realisee, c'est la simple possibilite de la forme, c'est l'acte en puissance. L'indetermine ne se realise qu'en se determinant. La definition qu'on vient de lire ne donne a l'indetermine d'autre determination que d'etre determinante. Ici la forme, qui, de sa nature, est actuelle, n'est que la possibilite de l'acte; l'acte indetermine, mais possible, est en effet la seule difference qu'il y ait entre l'indetermine pur et le neant. Qu'on y songe bien, la matiere ou l'essence qui ne serait pas determinable ne contiendrait plus rien de l'etre, et ne serait que le neant sous un faux nom. C'est ainsi qu'Abelard passe en revue les divers degres de la categorie de l'essence (substance), et dresse ce qu'on pourrait appeler l'echelle de l'etre. Il serait possible de faire un travail analogue sur les autres categories, quoique la les conditions de l'etre ne soient pas aussi reelles, et qu'il ne s'y agisse que des etres improprement dits, la qualite, la relation, etc., ne pouvant exister separees d'un sujet. Mais, comme le veut Abelard, "que ce qui a ete dit de la substance soit entendu des autres predicaments[71]." [Note 71: _De Gen. et Spec_., p. 502.--Il est impossible de ne pas faire remarquer combien cette deduction de l'etre dans ses diverses phases dialectiques ressemble a l'evolution ontologique de l'etre partant du neant, dans la logique d'Hegel, pour s'elever par _le devenir_ a toutes les formes de la realite et de la pensee. (Hegel, Oeuv. compl. en all., t. III; _Science de la Logique_, p. 71. Berlin, 1833.)] On remarquera que dans cette analyse des graduations de la substance, le mot matiere ne doit pas etre compris dans le sens de l'oppose de l'esprit, mais comme le nom du fonds de l'etre, puisque dans le langage d'Abelard, conforme en cela a celui d'Aristote, on pourrait dire que la substance est indifferemment la matiere de l'esprit et la matiere du corps, ou qu'elle est la matiere, le non-different qui peut recevoir la forme de la corporeite ou la forme de l'incorporeite; mais ceci n'a d'importance que s'il faut prendre toute cette decomposition d'idees comme un denombrement methodique de realites, et non comme une analyse de la pensee. Si nous avons fait plus que definir des mots, si nous avons decrit des choses, alors, sans doute, le genre substance serait un seul et meme etre reel, identique en soi sous des formes contraires, comme l'incorporeite et la corporeite, et il n'y aurait plus dans le fonds de l'etre de difference substantielle entre la matiere et l'esprit. C'est, pour le dire en passant, une objection, tout au moins une difficulte contre le realisme, et qu'on pourrait traduire d'une maniere qui la rendrait plus saillante. Par exemple, la substance, etant reellement la pure essence avec la susceptibilite des contraires, pourrait etre indifferemment creee ou creatrice, finie ou infinie; or ce sont la certainement des attributs qui impliquent contradiction non-seulement entre eux, mais entre leurs sujets, et cela seul demontrerait au moins que le genre substance, libre de toute determination, n'est pas une realite. Mais tout tombe, ou du moins les difficultes se deplacent, si l'on prend le parti de nier l'existence objective des genres et des especes, et nous sommes ramenes a l'analyse des opinions d'Abelard sur la question; il va les justifier en passant en revue, suivant son usage, toutes les objections qu'elles peuvent encourir. Et d'abord, il examine les diverses definitions qu'on peut donner de l'espece, et recherche s'il en est aucune qui puisse lui etre opposee. 1 deg. La premiere designe sous le nom d'espece la multitude des essences semblables entre elles. Ainsi l'espece _homme_ comprend la matiere de tous les individus qui la composent; en d'autres termes, la multitude humaine se compose de la matiere de Socrate, de celle de Platon, et des autres. Or, la matiere est ce qui recoit la forme. L'espece _homme_ recoit-elle donc la _socratite_, Socrate est-il l'humanite socratique? non, c'est ce qu'il y a d'_humanite_, _illud humanitatis_, dans Socrate, qui recoit la _socratite_, et non l'espece _humanite_. L'espece comprend ce qu'il y a d'humanite dans Socrate et dans tous les autres; elle comprend tous les analogues ou _non-differents_. Lorsqu'on dit que l'espece est la matiere affectee de toutes les formes individuelles, on n'entend pas que toutes les essences de l'espece recoivent en masse la forme d'un individu donne, mais qu'une seule d'entre elles, semblable de nature aux autres, analogue de composition elementaire, et en ce sens non differente, _indifferente_, prend la forme qui l'individualise. On dit que toute l'espece est propre a recevoir la forme individuelle, comme on dit d'un morceau de fer, qu'il sera couteau ou stylet, quoiqu'une partie seulement doive etre stylet, une autre partie couteau. Ainsi l'espece est reelle comme collection de realites, mais non independamment des realites qui la composent; elle n'existe pas integralement dans chacune de ces realites individuelles. 2'o On definit aussi l'espece, ce qui est affirme de plusieurs, en vertu de la categorie d'essence, ou bien ce qui est attribue a divers a titre d'essence (_proedicatum in quid_). Ce qui est attribue a ce titre est dit inherent au sujet: or, l'espece humaine, ou la collection des essences ou matieres individuelles, n'est pas apparemment inherente a Socrate ou a Platon. Une partie seulement de cette collection recoit la _socratite_ ou la _platonite_. En ce sens seulement l'humanite est inherente a l'un ou a l'autre. C'est ainsi qu'on dit que je touche un mur, quoique toutes les parties de mon corps n'y soient point appliquees ou adherentes (_hoereant_). C'est encore ainsi qu'on dit qu'une armee touche un rempart, un lieu quelconque, quoique tous les individus de cette armee ne le touchent pas. Ainsi l'espece touche les individus, s'applique aux individus. Ce n'est qu'une des essences semblables de l'espece qui est reellement dans l'individu, et c'est par extension que le langage semble attribuer toute l'espece a l'individu. Lorsqu'on dit: Socrate est homme, on ne dit pas evidemment: Socrate est l'espece _homme_, mais Socrate est de l'espece _homme_. 3 deg. En effet, voici encore une definition de l'espece: elle est ce qui est attribue en essence a l'individu, ou, si l'on veut, ce qui s'affirme comme predicat essentiel de l'individu. En langage moderne, elle est l'essence de l'individu. Attribuer en essence, _proedicare in quid_, c'est dire _ceci est cela_. Or, si ceci est cela, ceci est identique a cela; alors _Socrate est homme_ signifierait que Socrate et homme seraient une seule et meme chose, et le singulier serait l'universel. On retomberait ainsi dans l'erreur reprochee aux doctrines opposees. Elle vient ici de ce que l'on confond ces deux expressions _s'attribuer en essence_ et _etre identique_; mais cette confusion est fautive. De ce qu'une chose est le predicat essentiel d'une autre, il ne s'ensuit pas que celle-ci soit celle-la, toute celle-la, rien que celle-la. S'attribuer eu essence, c'est s'affirmer d'un sujet (Boece); or les genres, les especes, les differences substantielles sont egalement dans le cas d'etre attribuees ou affirmees ainsi. Par exemple, la _rationnalite_ peut, comme _l'homme_, s'attribuer en essence a Socrate ou s'affirmer de Socrate ainsi que d'un sujet. Socrate est-il donc la rationnalite? non; on ne dit pas Socrate est la raison (_rationalitas_), mais Socrate est _un raisonnable_ (_rationale_), c'est-a-dire Socrate est une chose dans laquelle est la raison. De meme par cette proposition _Socrate est homme_, personne n'entend que Socrate soit l'espece _homme_, soit cette multitude d'essences humaines qui composent l'espece, mais qu'il est un des individus dans lesquels se retrouve cette espece. L'humanite est en lui, et il n'est pas l'humanite. Ici Abelard entre dans une discussion d'une subtilite vraiment etonnante, et dont nous regrettons de n'oser mettre la traduction sous les yeux du lecteur; on l'y verrait se mouvoir avec une agilite et un aplomb rares a travers les mille detours de la langue et de la theorie dialectiques, et l'on comprendrait la surprise que devait causer aux esprits roides et durs encore de cette epoque cette flexibilite d'une raison qui se deplie et se replie avec une egale facilite. Mais nous n'avons que trop eprouve la patience du lecteur. Remarquons seulement que la conclusion generale, apres tant de difficultes adroitement denouees, c'est que l'espece est une essence analogue ou identique de nature, mais numeriquement diverse comme matiere, et substantiellement diverse comme forme, dans chaque individu; en sorte qu'elle partage toute la realite des individus, et n'en a aucune en dehors d'eux. De la une derniere objection. Cette essence d'homme, qui est en moi, est quelque chose ou rien. Si quelque chose, elle est substance ou accident. Si substance, substance premiere ou seconde. Si premiere, elle est individu; si seconde, elle est genre ou espece. La reponse est qu'aucun nom direct ou metaphorique n'a ete donne a cette sorte d'essence. Les auteurs n'ont nomme que les natures; or, on a vu que cette essence n'est pas une nature; elle n'est pas une chose existante, une substance; le fut-elle, ce ne serait pas une substance a laquelle fut applicable la distinction des substances premieres ou secondes; car cette distinction ne convient qu'aux natures. "Si nous l'admettions ici, nous serions conduits dans un defile ou il faudrait que cette essence fut l'individu, ou les genres et les especes. Nous ne sommes pas les seuls a recuser dans certains cas la distinction de la substance premiere ou seconde. D'autres disent bien qu'_homme blanc_ est une substance, et n'est pourtant ni substance premiere, ni substance seconde.[72]" [Note 72: _De Gen. et Spec._, p. 634.] Cette derniere objection n'est pas la moins importante, et c'est en la discutant qu'Abelard s'approche le plus de la negation des especes. En effet, voici son raisonnement. Ce qu'il y a d'humain en moi, cette humanite qui est en moi, n'a point de nom, parce que ce n'est point une nature. Et ce n'est point une nature, car ce ne peut etre une substance premiere ni une substance seconde. En effet, cette essence d'humanite ne saurait etre substance premiere, car il y aurait contradiction dans les termes a dire qu'elle est individu, puisque dans Socrate elle est l'humanite, moins l'individualite. Elle n'est pas substance seconde, car elle est l'humanite, moins tout ce qui de l'humanite n'est pas dans Socrate, c'est-a-dire moins la presque totalite de l'espece. La nature _Socrate_ porte son nom, la nature humaine porte son nom; l'essence speciale qui est en Socrate, n'etant ni l'individu ni l'espece, n'est pas une chose qui suppose un acte de creation different, puisqu'elle est distinguee de l'individualite qui fait la difference reelle, et separee de toutes ses semblables qui, reunies, formeraient seules un ensemble de produits d'une certaine creation. Elle n'est donc point une nature; elle n'est ni une chose ni une substance, et l'on ne peut dire que l'essence d'un individu soit l'espece. Mais Abelard a oublie de repondre au dilemme fondamental de l'objection; cette essence d'humanite, qui est dans l'individu, est quelque chose ou rien. Ou plutot en remarquant avec tant de soin qu'elle n'a pu etre nommee, parce que le nom n'a ete donne qu'aux natures veritables, c'est-a-dire aux choses reelles, il risque bien de faire entendre que ce qu'il y a en moi d'humain et de non individuel, n'est rien par soi-meme, ne pouvant etre a soi seul une substance. Or, l'espece qui est la collection des ressemblances moins les differences, serait alors une collection de non-substances, et par consequent de neants, si l'on ne la considere comme une collection purement intelligible, c'est-a-dire si l'on ne revient au conceptualisme. Mais Abelard semble moins preoccupe des objections que des autorites contraires. Il avoue qu'on en trouve, quoiqu'il pense avoir supprime toute opposition possible _de la part d'un esprit raisonnable_. Ainsi Boece a dit: "Quelque nombreuses que soient les especes, le genre est un, non que chaque espece prenne une part du genre, mais c'est que chacune a en meme temps tout le genre." Comment concilier ces mots avec l'idee qu'une partie des essences d'_animal_, qui font le genre _animal_, est informee par la rationnalite pour faire l'homme, une partie par la forme de l'irrationnalite pour faire l'ane, et que jamais toute la quantite du genre n'est dans quelqu'une des especes? Mais Boece parle ainsi dans le traite ou il soutient que les genres et les especes ne sont pas[73], ce qui ne pouvait _se soutenir sans un sophisme_. "Dans un sophisme le faux est a sa place." On pourrait d'ailleurs observer que, quand il nie que les especes prennent une partie du genre, il ne s'agit pas des essences qui composent la multitude, mais des parties de definition. Exemple: le genre animal est compose du corps pour matiere, et de la sensibilite pour forme. Lors donc que, par parties de sa quantite, il se distribue en especes, une des especes ne prend pas la matiere sans la forme, une autre la forme sans la matiere; mais dans chaque espece passent la forme et la matiere du genre. "La difference est en effet ce que l'espece a de plus que le genre... Il n'y a donc pas dans le genre comme dans un corps des parties blanches, des parties noires qu'on puisse choisir et prendre. Considere en soi, le genre n'a point de parties, il n'en a que si l'on appelle ainsi les especes. Tout ce qu'il a en soi, il le conservera donc, non dans ses parties, mais dans la totalite de sa grandeur ou dans sa quantite[74]." [Note 73: Booth., _In Porph._, t. I, p. 54.] [Note 74: _Id., ibid.,_ t. IV, p.87.] Abelard avoue que dans son systeme une partie du genre _animal_ prend la rationnalite, l'autre l'irrationnalite; mais sans que la partie qui est touchee par l'une, soit aucunement affectee par l'autre, et reciproquement. Autrement, deux opposes seraient unis dans un meme, contradiction que ne peuvent eluder ceux qui soutiennent l'_idee du grand ane_[75]. [Note 75: Ce devait etre quelque sophisme connu dans l'ecole. Il s'y disait couramment que l'animal avec la rationnalite fait l'homme, et l'ane avec l'irrationnalite. Or si l'animal tout entier etait dans chaque espece, il serait homme et ane a la fois, il contiendrait deux opposes dans l'identique. C'etait probablement l'erreur de la theorie dite du _grand ane_, _grandis asini sententia_. (p. 536.)] Mais comment accorder tout cela avec les termes de Boece? En disant nettement que "ces termes se lisent dans un passage ou il soutient que les differences ne sont rien, ou que deux opposes sont dans un meme, ce qui est faux et ne peut se prouver sans sophisme. Il a donc introduit du faux dans son raisonnement, et cela sans se tromper; car il savait que c'etait faux, mais il voulait conduire a bonne fin son sophisme." Boece n'a-t-il pas dit encore: "Comme une meme ligne est convexe et concave, ainsi le meme peut etre sujet de l'universalite et de la particularite[76]." Le singulier serait-il donc universel? nullement, particulier n'est point ici pour singulier, mais pour special. Car il ajoute: "Les genres et les especes, c'est-a-dire l'universalite et la particularite, ont le meme sujet." Sa pensee est donc que comme la meme ligne est sujet de la concavite et de la convexite, ses accidents, Socrate est le sujet du genre et de l'espece, ses predicats; en d'autres termes, il est animal et homme. Dans le phenix, la matiere et l'individu sont une seule et meme chose. Cependant la matiere est sujet de l'universalite, l'individu de la singularite, sans que le singulier soit l'universel, quoique l'un soit le meme que l'autre. "Aux autorites contraires on pourrait opposer en grand nombre des autorites favorables. On compterait avec peine les confirmations que pourrait recueillir un examinateur diligent des ecrits des logiciens[77]." Et plus d'une citation deja invoquee reparait, une entre autres ou l'on voit que Porphyre regarde l'espece comme _un collectif_ en une seule _nature_[78], d'ou il suit que l'espece est une nature collective, sans qu'il soit expressement dit que les elements de la collection soient des natures. On y voit que Boece est d'avis que les genres et les especes sont penses; qu'une ressemblance pensee, une pensee recueillie (_collecta_) de divers individus semblables, en est la definition; que les universaux sont concus, non pas d'un seul, mais de tous les individus reunis; que l'humanite _recueillie_ des individus est comme ramenee a un seul concept et a une seule nature[79]. Enfin, on relit cette phrase de Boece: "Celui qui le premier dit _homme_, n'eut pas dans l'esprit l'homme compose de tous les individus, mais cet individu singulier auquel il voulut imposer le nom d'homme." Et cette derniere phrase semble la profession du nominalisme. [Note 76: _In Porph._, p. 56.] [Note 77: _De Gen. et Spec._, p. 537.] [Note 78: Voici comme Porphyre est cite: "Collectivum in unam naturam species est, et magis id quod genus." Le texte de Boece ajoute _multorum_ apres le premier mot, et donne a la fin: _et magis etiam genus_. (_In Porph_., III, p. 70.) C'est bien la traduction de l'original. (_Isag_., II.)] [Note 79: _In Porph_., t. I, p. 50.--_In Proed_., t. I, p. 120.--_In Lib. de Interp_., ed. sec., p. 339-340.] En general, la doctrine qui reduit les idees generales a des idees collectives est celle des nominalistes modernes. On sait a quel point Locke, surtout Hume et Condillac en ont abuse. Il est remarquable qu'ici Abelard l'invoque au moment ou il entend se distinguer des nominalistes, et se defendre contre eux. C'est une preuve de plus que ceux de son siecle allaient jusqu'a contester, non pas seulement la realite essentielle, mais le fondement reel des genres et des especes, et qu'en outre, dans cette question ardue et difficile, la face des idees est tellement changeante que les memes arguments peuvent quelquefois etre appeles presque dans les memes termes au secours des theses les plus opposees. Apres avoir discute toutes les objections prises de la definition de l'espece, Abelard s'en fait une nouvelle, a laquelle il attache beaucoup de gravite; c'est l'objection prise des elements, qu'il avait lui-meme dirigee contre les systemes des autres. Voici comme on peut l'exposer d'apres lui. Pour constituer une chose quelconque, la matiere et la forme suffisent. L'individu se compose de l'espece au dernier degre de specification et de la forme qui lui est propre; l'espece se compose du genre pour matiere et de la difference pour forme. D'ou procedent les elements physiques des substances corporelles? On ne voit pour eux nulle place dans l'echelle de l'etre. Car la corporeite, elle, n'est qu'une forme, et la matiere sans forme se subtilise et se sublime a ce point qu'elle n'est plus en quelque sorte que la matiere mathematique, que l'axe des substances, ou un je ne sais quoi ideal qui ne peut qu'en se _formalisant_ devenir la matiere consistante ou l'agregat des elements. Or, ces elements eux-memes semblent aussi la matiere de tous les corps; ils leur sont anterieurs, et Aristote a dit que l'eau et le feu dont l'animal se compose precedent l'animal. Il faut donc admettre que les elements des corps ne sont pas anterieurs aux corps, puisqu'ils ne peuvent devenir la forme de la matiere qu'en meme temps que la corporeite le devient aussi. En d'autres termes, les elements ne sont pas les elements du corps, puisqu'ils naissent en meme temps que le corps. Cette difficulte embarrasse visiblement l'esprit hardi et subtil d'Abelard. Au fond, c'est, sous une forme particuliere, la difficulte connue de conserver la realite solide de la matiere dans l'alambic puissant de l'analyse ideologique. Mais notre philosophe semble plutot inquiet de tout concilier avec la doctrine des elements d'Aristote qu'avec les convictions de l'experience et du sens commun. _Dura est haec provincia_, dit-il. Il ne lui semble pas que ses maitres aient donne une explication raisonnable. Pour lui, il dira ce qu'il croit le plus vrai, _tamen quod mihi verius videtur, hoc est_[80]. [Note 80: _De Gen. et Spec._, p. 638.] Lorsque les createurs de la physique voulurent s'enquerir de la nature des choses, ils considererent d'abord celles qui tombaient sous les sens. Celles-ci etant toutes composees, la nature n'en pouvait etre pleinement connue que si l'on connaissait les proprietes de leurs composants, jusqu'a ce que l'intelligence atteignit ces parties excessivement petites qui ne pouvaient etre divisees en parties integrantes. L'analyse s'arretant la, il fut naturel de rechercher si ces dernieres parties, ces essences minimes, _essentialae_, etaient absolument simples, ou se composaient aussi de matiere et de forme. Or, la raison trouva qu'elles etaient des corps ou chauds, ou froids, ou autres, en un mot ayant quelque forme; car ce sont la, ce semble, les elements purs de Platon[81]. On laissa donc de cote les formes, et l'on examina la matiere, qui restait seule, pour savoir si elle etait simple. Mais cette matiere, c'etait le corps, et le corps est compose materiellement de substance, formellement de corporeite. On laissa encore de cote la forme de la corporeite, et considerant la matiere, c'est-a-dire la substance, on lui trouva pour matiere la pure essence (l'existence abstraite des modernes, l'etre pur d'Hegel), et pour forme la susceptibilite des contraires. La pure essence fut reconnue absolument simple, c'est-a-dire comme n'etant plus composee, et pour cette raison, elle fut appelee l'universel ou l'informe, c'est-a-dire, non pas ce qui ne recoit point de forme, mais ce qui n'est constitue par aucune forme. [Note 81: On sait que Platon dans le _Timee_ ne donne pas le nom d'elements aux corps que l'on appelle ainsi, mais qu'il les considere eux-memes comme composes de principes ou elements qu'il reduit a des lignes et a des figures, tant il les epure et les rarefie. Ce qu'on a appele la geometrie corpusculaire de Platon ne pouvait etre compris d'Abelard. (_Timee_, t. XII, trad. de M. Cousin, p. 150-161 et suiv.--Cf. dans l'edition de M.H. Martin, les notes 65, 66 et suiv., t. II)] Abelard se fait une objection: l'ame, dira-t-on, ou le principe qui anime l'animal, se composerait donc d'un universel sans forme; car ou elle n'existe pas, et alors l'animal n'existe pas, ou, comme l'animal consiste materiellement dans le corps, le corps dans la substance, la substance dans la pure essence qui est appelee universelle, il faut que l'ame consiste materiellement dans l'universel. L'ame disparait donc; ou n'est au fond qu'un universel ou un indetermine. Ainsi, de la theorie aristotelique ou scolastique de l'etre resulterait, d'une part, la disparition des elements physiques des corps, de l'autre, l'impossibilite d'attribuer une existence substantielle a l'ame. Voici comment Abelard se tire de ces deux difficultes. Le nom d'universel n'a pas ete donne, selon lui, a cette collection totale de toutes les essences, laquelle, _informee_ par la susceptibilite des contraires, se divise partie en corps, partie en esprit, mais seulement a ce qui, dans cette multitude, grace a la susceptibilite des contraires, recoit et soutient essentiellement la corporeite, et qui n'a rien de commun avec l'essence de l'esprit[82]. Si l'on demande comment le meme nom, ce nom d'universel, ne serait donne qu'a une partie de la multitude comprise sous le titre de pure essence, et non a l'autre partie qui, a ce degre de l'echelle de l'etre, n'en est pas differente, en ce sens que l'une et l'autre partie de la collection sont constituees de ce qu'il y a de commun dans toutes les substances; si l'on ajoute qu'on ne peut imposer a une partie un nom qui signifie une chose d'une nature contradictoire a celle de la partie qui, generiquement, n'est pas differente de la premiere, regle suivie jusque-la dans toute l'echelle, Abelard repond que nul ne peut faire qu'en imposant le nom on ait eu egalement dans la pensee les essences qui recevraient la forme de l'esprit et celles qui recevraient la forme du corps; car ce n'est pas des choses insensibles, mais des choses sensibles qu'on monte aux intellectuelles, et c'est ici du genre _corps_ que l'on s'est eleve a la matiere incorporelle. Ce que le physicien a nomme universel, c'est cette matiere de la substance (_ce de matiere, illud materiae_) que la pensee rencontre, a titre d'essence, en montant du sensible a l'intellectuel, et nullement un principe generiquement non-different, un non-different quelconque auquel il n'a peut-etre pas songe, dont il n'avait pas a s'occuper (_vel non cogitavit, vel non curavit_). "Son office, a lui, n'est pas de feindre ou de dissimuler, comme les dialectitiens; aussi Platon dit-il qu'avant son temps personne n'avait traite de cette substance elementaire[83]." [Note 82: Ceci n'est pas tout a fait conforme a une proposition inseree quelques pages plus haut, et dont le sens se retrouve dans notre extrait. "Singulae corporis essentiae ex materia, scilicet aliqua essentia substantiae, et forma, corporeitate constant; quibus indifferentes essentiae Incorporeitatem, quae forma est, species, sustinent." _De Gen. et Spec._, p. 525.] [Note 83: _De Gen. et Spec._, p.639.---_Timee_, trad. de M. Cousin, p.160.] Ces mots de notre auteur sont singuliers et expressifs, ils temoignent d'un certain mepris pour ses confreres en dialectique, et ce mepris cadre mal avec son estime pour la dialectique meme. Ici, comme en quelques autres passages, on croit entrevoir que s'il avait connu une autre philosophie, il l'aurait adoptee. Donnez-lui les ecrits de Platon, il etait platonicien. Quant a son raisonnement, le voici en d'autres termes. Rappelons-nous que la genealogie des especes et des genres avait pour but de donner la generation et la classification des etres sensibles; si donc, en remontant l'echelle des sensibles, on est arrive a ce point ou l'etre cesse d'etre corporel, ce qui est inevitable, on n'a pas cependant cesse de se preoccuper uniquement de la constitution de l'etre sensible; c'est d'elle seule qu'on a pretendu parler, c'est son principe incorporel, ou la matiere premiere, qu'on a pretendu nommer, et ce qu'on a dit ne s'appliquait nullement a l'esprit, dont on ne traitait pas. Cette reponse n'est pas forte, et nous parait une excuse plutot qu'une solution. Il reste qu'a ce degre de l'abstraction, ce qui demeure de la substance corporelle est la notion d'un principe indifferent (_non differens_), qui convient aussi bien au corps qu'a l'esprit; tout ce qu'on affirme de ce principe devrait donc etre compatible avec la forme _corps_ et avec la forme _esprit_. La difficulte est peu serieuse dans l'hypothese du nominalisme. Si tous les genres ne sont que des vues de l'intelligence, ils sont sans consequence, et en abstrayant graduellement des notions d'individu, d'animal, de corps, tout ce qui repond a l'etendue sensible, pour arriver a l'idee abstraite d'essence pure, conciliable avec le corps comme avec l'esprit, la pensee ne risque pas plus de spiritualiser le corps que de materialiser l'esprit; les realites n'ont rien a gagner ni a perdre dans cette analyse des fictions de la pensee, dans cette recherche purement verbale, que la grammaire revendique, et qui touche peu l'ontologie. Mais Abelard n'a jamais professe le nominalisme, il vient de le refuter au contraire. C'est un sophisme, a-t-il dit, que de pretendre que les genres et les especes ne sont rien, et c'est pourquoi il se borne a une explication qui peut servir d'apologie aux physiciens, et il se reserve sur le fond des choses. Il revient donc a l'autre objection, celle qu'il appelle la question des elements. C'est elle, en effet, qu'il s'est posee d'abord; celle qui est relative a l'ame est venue incidemment. Il s'agit de savoir comment, la constitution des corps ayant ete ramenee a quelque chose d'incorporel, peuvent naitre les elements, les elements physiques. Ils existent, ils doivent se composer de general et de special, de matiere et de forme; or on ne trouve nulle part dans l'echelle la place qu'ils doivent occuper, ces elements anterieurs aux corps, puisqu'ils en sont les composants. Au-dessus du corps cesse le corps; les elements seraient donc incorporels et tomberaient dans la matiere premiere; comment seraient-ils alors l'air, l'eau ou le feu? La difficulte vient evidemment de la notion meme des elements. Si les scolastiques avaient vu decidement que les elements, ceux des modernes comme ceux des anciens, ne sont eux-memes que des corps, corps composants des corps composes, Abelard aurait pu negliger l'objection, mais il est loin de ces idees, et il repond: Un corps individuel a une quantite donnee egale a sa matiere[84]. Les formes qu'il est habile a recevoir, en s'ajoutant, n'augmentent pas les quantites. Soit le corps individuel Socrate. La part de pure essence appelee un universel, qui est en Socrate, se compose integralement d'une essence qui peut se diviser en parties; ce n'est point la substance, mais la susceptibilite des contraires; ces contraires l'_informent_, et ainsi se produit telle ou telle essence substantielle. Or, cette susceptibilite des contraires affecte aussi bien chacune des parties que le tout. La part de pure essence dans Socrate est devenue un compose de susceptibilite des contraires et de corporeite, et de la une certaine essence corporelle. Mais aussitot que la corporeite affecte le tout, elle affecte les parties, chacune a sa corporeite, et il se produit ainsi autant d'essences corporelles. Puis enfin, l'animation advient au tout et produit une essence de corps anime. Mais ici la scene change, l'animation affecte le tout, non les parties; celles-ci, au contraire, sont inanimees. De meme, la sensibilite, en affectant le tout, constitue une essence d'animal; mais les parties recoivent d'autres formes qui produisent plusieurs essences d'autres especes, dont les noms ne nous sont pas presents. Enfin le tout recoit la faculte de la science (_perceptibilitas disciplinae_), et l'homme existe. Mais chaque particule recoit d'autres formes qui font d'autres essences parmi les animes. Enfin la _socratite_ informe toute cette essence d'humanite et constitue Socrate. Mais aussitot d'autres formes affectent les parties de cette essence d'humanite; les unes, les couleurs et les formes du feu, en affectent certains atomes et font le feu; d'autres s'appliquent a d'autres atomes et font l'eau, et ainsi du reste. Les parties du tout se trouvent ainsi etre feu, eau, air ou terre. De cette maniere, il n'est pas plus impossible que Socrate soit compose des elements, que de pieds et de mains. Ce sont egalement ses parties composantes. Telle est l'origine des elements et l'origine des individus, pour qui trouverait absurde que des essences generales et speciales se composassent d'elements. [Note 84: Je traduis ainsi en hesitant cette phrase singuliere: "Unumquodque individuum corporis quantum est, tantum in se habet fructum." (P. 539.)] Ce n'est pas qu'on ne put dire aussi que, des que l'animation affecte le corps, les formes des elements affectent les essences de ce corps, ou du moins, qu'aussitot que la sensibilite affecte le corps anime, ses parties deviennent elements. Ainsi s'expliquerait et le mot d'Aristote, que les quatre elements precedent absolument l'animal, et le mot de Platon, que les elements viennent de l'_hyle_ (la matiere), et que des elements vient tout le reste[85]. Abelard avoue qu'ici il parait avoir suivi une marche contraire et renverse la regle generale, qui veut que les simples soient anterieurs aux composes. [Note 85: _De Gen. et Spec_., p. 540.--J'ignore ou Abelard a pris ces deux citations. Quant a la premiere, je vois bien que dans les Topiques Aristote dit qu'Empedocle pensait que les quatre elements etaient _ceux de tous les corps_, et precedaient l'animal, ou le corps anime (t. 1, o. xiv, sec. b). Mais Abelard n'avait point les Topiques. Quant a la pensee qu'il attribue a Platon, elle est bien dans la _Timee_ (trad. de M. Cousin, p. 152 et 158), mais elle n'y est pas dans les termes qu'il emploie; Platon ne se sert pas en ce sens Du mot _hyle, [Grec: ule]. (Not. 134 de la trad. du _Timee_ de M. H. Martin, t. II p. 295.)] Il s'arrete la, et, comme on voit, ne se montre pas net et decide. Son explication se reduit en effet a distinguer dans chaque essence le tout et les parties. Depuis la pure essence jusqu'au corps, l'essence recoit les memes formes, soit dans le tout, soit dans les parties. A compter du corps anime, il n'en est plus ainsi, et les formes qui affectent le tout ne sont plus celles qui affectent les parties. Ainsi le tout d'une espece d'animal est compose de parties qui pourraient etre d'autres especes d'animaux. Le tout d'un homme est compose d'atomes qui ne sont pas des hommes, mais des elements. Ou bien, si l'on tient a ne pas s'ecarter de l'autorite des anciens qui veulent que les elements aient precede ou les animaux ou les corps, il est loisible de faire remonter la distinction plus haut et d'admettre qu'au moment ou le tout d'une essence recoit la forme animal ou la forme corps, ses parties recoivent simultanement la forme elements. C'est dans cette alternative qu'Abelard vous abandonne. Apres tout, ce n'est la qu'une objection discutee, et la discussion des objections et des textes, c'est-a-dire la controverse proprement dite, couvre et obscurcit l'exposition de la doctrine meme. Celle d'Abelard est contenue dans la distinction de la matiere et de la forme appliquee a la constitution du genre et de l'espece. La est sa pensee fondamentale, son systeme, sa doctrine. Et ce n'est pas, chose etrange, ce qu'on loue, ce qu'on blame, ce qu'on discute en lui. En verite, lorsque je vois comment et ses contemporains et leurs successeurs ont qualifie et juge son systeme, je me prends a croire qu'ils ne l'ont pas connu, ou qu'ils ont seulement connu soit la partie polemique de ce systeme, soit des idees soutenues par lui au temps de sa vie militante; tandis que nous le jugeons ici sur quelque ouvrage tardivement compose ou revu, temoignage supreme de ses opinions modifiees par l'experience et ramenees a leur forme derniere. Ce qui est assure, c'est qu'avec le fragment que nous etudions, on ne comprend point comment, par trois fois, Jean de Salisbury a pu lui imputer d'avoir substitue l'oraison au nom dans la definition des universaux. Nous le comprendrons mieux au chapitre suivant. Le seul point essentiel, c'est qu'il insistait beaucoup sur la _predication_ de l'espece. Dire que l'espece se i>predit_ ou plutot s'affirme, et rechercher comment et dans quelle condition elle est ainsi attribuee, c'est bien en effet l'etudier comme element de la proposition. Vouloir qu'elle ne s'affirme pas comme inherente, comme attribut essentiel, mais comme designation, signification, tout au plus qualification, c'est en effet nier qu'une chose puisse etre predicat d'une chose. S'enquerir de la signification principale, c'est examiner une question de logique abstraite; en un mot, c'est au moins, quant a la forme, convertir la question en une question d'oraison[86]. Il est donc vrai qu'Abelard semble souvent rechercher uniquement ce que signifie une attribution de genre ou d'espece; et, sous ce rapport, il tend a tout reduire a une question de langage. [Note 86: Voyez c. VIII, p. 17, la citation de Jean de Salisbury et le chap. suiv.] Mais, independamment de ce que cette remarque est a peu pres commune a toutes les discussions de la scolastique, ne sait-on pas qu'elle pourrait a la rigueur et sur les premieres apparences s'appliquer a presque toute recherche scientifique? On ne peut philosopher qu'avec des mots, et la recherche de toute chose peut se reduire exterieurement a l'etude de l'oraison. L'important, c'est que l'oraison ne soit pas vide; c'est que les mots cadrent avec les choses; il suffit meme qu'elle signifie des choses dans la pensee de l'auteur. Or assurement ici Abelard a entendu donner les conditions memes de l'etre, en le decomposant a tous les degres metaphysiques, en matiere et en forme; et il est loin d'avoir cru n'agiter qu'une question de grammaire, ainsi que le voulait et l'avouait l'ecole de Roscelin. Il n'en est pas moins vrai qu'il pourrait bien n'avoir remue que des mots; mais c'est ce qui arrive a toute theorie fausse, et ce reproche on pourrait en ce sens l'adresser meme a Guillaume de Champeaux, si les essences universelles n'existent pas, meme a Bernard de Chartres, si les idees eternelles sont une chimere. Mais cette critique est d'un tout autre ordre, et jusqu'a jugement definitif, tenons que le principe d'Abelard, c'est la distinction de la matiere et de la forme appliquee a la constitution des universaux. Si l'espece se distingue du genre, c'est par la difference. La difference est l'attribut essentiel et caracteristique, et non le simple accident; et comme le genre plus la difference ou la matiere plus la forme est une nouvelle essence, l'essence specifique, distincte de l'essence generique, il est difficile de ne pas regarder la difference ou la forme comme quelque chose de reel, comme ou moins un element constituant de l'etre. Et en effet, Abelard, lorsqu'il n'argumente pas contre le realisme, nous donne cette idee de la difference ou de la forme. Cette idee est si bien celle d'Aristote, qu'on a cru la traduire par l'expression de _forme substantielle_. Mais qu'est-ce que la forme substantielle en soi? Aristote a beaucoup reproche a Platon de ne pouvoir dire quel est le mode d'existence des idees. Comment repondrait un disciple d'Aristote a cette question: Quel est le mode d'existence des formes substantielles? Il y a quelque vue confuse de cette difficulte dans la preoccupation ou une autre question jette Abelard. A quel predicament appartient la difference? C'est ici un point tres-important de la theorie scolastique. Voici comment il le pose: les differences doivent-elles etre rapportees a un predicament? Il repond qu'elles doivent etre placees en dehors des predicaments. Quelques-uns ont voulu les classer exclusivement dans le predicament de substance, n'admettant pas que la division de celui de qualite en deux especes prochaines divise le genre par difference. Comme l'essence d'homme qui est en Pierre est autre que celle qui est en Paul, sans differer par une forme speciale, la blancheur, disent-ils, n'est pas la noirceur, et divise ainsi la couleur, genre de la qualite, sans qu'il y ait difference de forme. Mais cela ne vaut pas la peine qu'on y reponde, _contra hoc agere vile est_; la couleur ne saurait etre le genre de la blancheur, l'une etant aussi simple que l'autre. On ne doit attention qu'a l'opinion soutenue par des _hommes authentiques (authentici viri)_. Suivant eux, les especes, resultant toutes de differences, sont toutes dans quelque predicament, car tout ce qui est est dans un predicament. Celui des differences est la qualite, car elles sont toutes posees comme predicats _in quale_ (et non _in quid_) seulement ce sont des predicats de qualite substantielle, non accidentelle. Dans ce systeme, la difference serait la qualite substantielle par excellence, l'essence seconde de quelques philosophes modernes. Mais c'est une regle de Boece que tout genre est naturellement et completement divise en deux essences prochaines[87]. Ainsi le genre le plus general ou predicament de qualite, se divise ainsi; les deux especes prochaines qui en epuisent la distribution sont, par la vertu des differences, constituees chacune en genre proprement dit; or quelles sont ces differences constitutives? des qualites, par la supposition. Quelles sont ces qualites? elles sont ou la qualite meme (genre le plus general, predicament de qualite), ou les especes divisantes, ou contenues dans les especes prochaines. Le premier cas est impossible: le generalissime, le predicament, ne peut se servir a lui-meme de forme pour se constituer en espece; ce serait la matiere devenant sa forme essentielle, et qui pourrait alors etre sans elle-meme, la forme etant distincte de la matiere. Le second cas n'est pas plus admissible. Soit _a_ et _b_ les especes divisantes; _a_ et _b_ ne peuvent etre les differences _a_ et _b_ c'est-a-dire constituer elles-memes avec elles-memes. D'abord ce serait admettre qu'un meme peut etre anterieur et posterieur a lui-meme, le constituant etant dans ce cas identique au constitue; puis il faudrait supposer que _a_, par exemple, forme du predicament qualite, et constituant l'espece _a_, est une partie de l'essence de soi-meme, ce qui repugne a la raison; ou bien qu'en s'unissant comme forme a la qualite, il constitue _b_, comme _b_ lui-meme constitue _a_. Des deux cotes impossibilite egale, car si _a_ est la forme substantielle de _b_, _b_ contient _a_ comme partie de son essence, unie a la qualite, sa matiere. Mais _b_ ne peut plus etre la forme substantielle de _a_, car _a_ contiendrait ainsi, comme partie formelle unie a la qualite, sa matiere, _b_, qui est un tout definitif contenant deja _a_ comme partie de son essence, et reciproquement. En d'autres termes, _b_ serait egal a _a_, plus la qualite, c'est-a-dire serait plus grand que _a_, et _a_ serait egal a _b_ plus la qualite, c'est-a-dire plus grand que _b_. La contradiction est evidente. Pretendra-t-on placer aupres de la division de la qualite en _a_ et _b_ une autre division en _c_ et _d_ et faire reciproquement des deux membres de l'une des divisions les differences de l'autre? Ainsi, parce qu'animal est divise soit en rationnel et irrationnel, soit en mortel et immortel, rationnel et irrationnel seraient les differences constitutives d'animal mortel et d'animal immortel, et reciproquement! L'absurdite de cette combinaison n'a pas besoin de la demonstration algebrique. [Note 87: _De Div._, p. 643.] Il suit que si vous placez les differences dans la categorie de qualite, il n'y aura plus d'autres especes que des especes de qualite; car toute espece repose sur une difference, et Aristote a dit: "Des genres divers et non subordonnes entre eux, les especes et les differences sont diverses[88]." [Note 88: Arist., _Cat._ III, et dans Boece, _In Praed._, I, p. 124.] Abelard conclut de ces objections, qu'il declare insolubles, que les differences substantielles ne sont dans aucun predicament. "Elles ne sont que de simples formes, n'etant en aucune facon composees de matiere et de forme, puisqu'elles viennent dans la matiere du sujet constituer une nature sans etre constituees par rien.... Je ne suis point conduit la," ajoute-t-il, "par la raison seule." Et il essaie de s'accorder avec Boece. Maintenant il faut songer aux consequences. Un point important doit etre evite: _restat grandis labor_, dit Abelard. Il faut prendre garde d'etre force a conceder que la matiere de la substance soit un des genres les plus generaux, savoir la categorie de la substance, et que la susceptibilite des contraires, et en general toutes formes simples, soient des especes. Ce serait une consequence grave, parce qu'alors la matiere de la substance etant un genre, c'est-a-dire une essence, elle en constituerait une autre avec la susceptibilite des contraires; a ce point de l'echelle, au lieu d'un seul degre, il y en aurait deux, et la substance, au lieu d'etre la derniere expression de l'etre, puisqu'elle n'a au-dessus d'elle qu'un principe intelligible, un abstrait qui est suppose sa matiere ou la pure essence, ne serait plus qu'une espece de l'etre. C'est ce qui arriverait si l'on appliquait sans precaution la theorie de la difference, et que l'on fit de la susceptibilite des contraires, comme forme simple, une difference specifique. Remarquez combien Abelard met de prix a retenir et a sauver les caracteres de la substance; il s'en fait une grande tache, _grandis labor_. Mais, dit-il, pourquoi la matiere de la substance parait-elle etre un genre? parce qu'elle est attribuable a plusieurs d'espece differente, d'essence differente. Elle appartient a plusieurs especes dont elle est la matiere, elle peut etre concue de plusieurs especes existant comme sujets; c'est-a-dire que les differents sens de la definition du genre lui sont applicables. Mais il faut remarquer que, dans dette definition, etre attribuable a plusieurs, c'est l'etre a plusieurs especes prochaines ou immediatement subordonnees; or, la matiere de la substance n'a point d'especes qui lui soient immediatement subordonnees. Le corps et les especes qui viennent les premieres dans le predicament de la substance, sont immediatement subordonnees a celle-ci, a la substance la plus generale, laquelle n'est pas seulement la matiere de la substance, mais cette matiere de la substance ou la pure essence, plus la susceptibilite des contraires. Nous pouvons meme dire que cette pure essence n'est pas reellement une essence, elle ne suffit pas pour qu'on puisse faire une reponse convenable a la question _per quid_, c'est-a-dire si l'on demande d'une chose ce qu'elle est; car c'est mal repondre que de repondre a une question ce que parait savoir celui qui questionne. Or, celui qui demande ce qu'est une chose sait evidemment qu'elle est, puisqu'il pose cette question prealable. Si donc l'on demande: qu'est-ce que la substance? repondons: elle est[89]; car on ne peut repondre par son nom et dire qu'elle est la substance. [Note 89: _De Gen. et Spec._, p.546-547. "Si ergo quaeritur: quid est substantia? respondeamus: est." Ce passage remarquable conduirait a une difficile question, celle de la possibilite d'une distinction entre la substance et l'essence, entre l'essence et le mode essentiel, constitutif, ou la Difference, entre ce dernier mode et l'accident. Le fond de tout ce qu'enseigne la-dessus la scolastique se trouve ou commencement de l'Organon. _Cat._ I, II, V, et dans l'ouvrage de M.B. Saint-Hilaire (de la Log. d'Arist., t. I, sect. II, c. II. Cf. la Dialectique d'Abelard, p. 174.) Les notions equivalentes ont ete exposees sous une forme plus moderne dans les _Principes de la Philosophie_ de Descartes, part. I, sec. 51, t. III des Oeuvres completes.] On insistera et l'on dira que si la susceptibilite des contraires a pour support la pure essence, elle lui est attribuee a titre de predicat, de sorte qu'on peut enoncer cette proposition: la pure essence est susceptible des contraires. Dans ce cas, elle est une substance, et elle passe dans le predicament de la substance; car si elle est la substance elle-meme, elle est le genre le plus general; si elle vient apres la substance, si elle est son inferieure, elle est la substance corporelle ou incorporelle, et dans les deux cas elle est dans un predicament. Mais nous ne devons pas accorder qu'une forme quelconque soit prise comme predicat de la matiere dans laquelle elle est, et que le mot qui sert de sujet designe necessairement une matiere. De ce que la rationnalite est dans l'animal, il ne suit pas que l'animal, matiere de la forme rationnalite, soit le rationnel lui-meme. En effet, il serait l'homme ou Dieu; et s'il etait homme, il serait Socrate ou Platon, et alors l'universel serait le singulier, ce qui repugne. Nous n'accordons qu'une chose, c'est que rationnel peut etre le predicat d'animal, quand animal descend d'un degre et passe a l'inferieur, quand on dit: animal est un genre, un certain animal est rationnel. Ne dites meme pas que l'animal soit rationnel, parce qu'il est le fondement de la rationnalite. Rationnel n'est pas le nom du sujet de la rationnalite, mais de l'etre qui est constitue par la rationnalite, et ce n'est pas l'animal, mais l'homme. De meme, la pure essence, quoique la susceptibilite des contraires se realise en elle, n'est pas la susceptibilite des contraires: susceptible des contraires est le nom des etres constitues par la susceptibilite des contraires. Mais si le susceptible est de l'essence de la substance, n'est-il pas ou la substance meme, ou une difference comme la corporeite? Nullement, la difference est celle qui divise le genre et constitue l'espece, ce que ne fait pas le pur susceptible; mais il est vrai qu'il donne l'etre a la substance, comme la corporeite au corps, voila toute la ressemblance. Les differences peuvent sans doute etre enoncees comme des qualites. Si l'on entend qualite dans un sens vague et general, il est certain que la forme peut etre attribuee en predicat a titre de qualite; mais, dans ces termes, il en est de meme de la quantite, elle aussi peut etre attribuee adjectivement. Or, entendue strictement, la qualite est une categorie qui ne doit etre confondue avec nulle autre: un predicat de qualite est un attribut au titre de la qualite, et non une modification quelconque du sujet. La rationnalite ne parait une espece que parce qu'elle peut etre attribuee en essence a des etres numeriquement differents; ainsi elle est comme la matiere de telle ou telle rationnalite particuliere, toutes rationnalites particulieres qui ne different qu'a raison du nombre, et non par une difference substantielle. Mais la rationnalite d'Aristote, ou toute forme simple, n'ayant de soi nulle matiere, n'est la matiere de rien, et par consequent est materiellement nulle. Cependant, direz-vous, cette part de rationnalite qui est dans l'un n'est pas celle qui est dans l'autre, elles semblent par consequent autant d'individus de rationnalite. Mais en est-il autrement de la part d'humanite qui est dans l'un par rapport a celle qui est dans un autre, et cependant elle n'est ni genre, ni espece, ni individu d'humanite, elle est seulement une des essences dont se compose collectivement l'humanite, qui est l'espece. De meme, cette part de rationnalite qui est dans une personne n'est pas autre chose qu'une des essences dont se compose la rationnalite, qui est la difference. Homme est quelque chose qui est constitue materiellement de la rationnalite, et qui en est un individu, comme Socrate de l'humanite. On objecte que les differences sont posees comme predicats du sujet (Boece). Quels predicats? predicats non _in quale_, mais _in quid_, non de qualite, mais d'essence. C'est qu'il n'y a de vrai que cette proposition: certaines differences, attribuees au sujet, le sont en predicats d'essence. Encore cela n'est-il vrai que si l'on prend cette expression de _predicat en essence_ dans le sens le plus large. Ainsi on peut, si l'on veut, donner a l'animal homme la rationnalite comme predicat en essence; mais alors au fond rationnalite est pris comme essence formelle, animal comme essence materielle. Une forme simple n'est jamais attribuee comme predicat en essence qu'aux etres qu'elle constitue formellement. Si l'on peut avec verite dire: _Socrate est ce rationnel (hoc rationale)_, proposition ou l'individu de rationnalite sert de predicat, ce n'est pas en entendant que Socrate est support de l'individu de rationnalite, ce ne peut etre qu'en posant comme predicat une materialite dans une proposition actuelle pour un cas determine. Ce n'est pas a titre de forme simple que _ce rationnel_ est attribue a Socrate, car c'est la forme de ta matiere animal et non de Socrate, mais on prend cette forme pour predicat dans un cas actuel et particulier. Telle est la proposition: _je lis_, elle donne un support actuel a la lecture, et la lecture est en predicat. Il reste enfin a donner une connaissance precise de ce que c'est que les formes simples, afin de discerner avec certitude celles que nous devons placer hors des predicaments. Les formes simples, qui ne sont en aucun predicament, sont celles qui constituent des natures. Or la susceptibilite du corporel, pour Socrate, le blanc, le dur ou toute forme predicamentale quelconque ne creent pas une nature en s'adjoignant au sujet. Quand la blancheur vient a naitre dans Socrate, il ne se produit pas une troisieme nature qui soit autre que Socrate, autre que la blancheur, un nouvel etre qui soit le compose Socrate et blancheur. C'est Socrate qui acquiert la blancheur, mais qui demeure Socrate. La substance et l'accident ne creent rien. Mais ces formes simples, dira-t-on peut-etre, precisement parce qu'elles sont incomposees, ne sont pas diverses; des essences d'humanite sont la meme chose, parce qu'elles ne sont pas de nature on de creation differente. Et pourtant ces choses qui ne different de nature ni par la matiere ni par la forme, differeraient par leurs effets; elles ne sont donc pas de simples formes. La rationnalite, qui n'ayant ni matiere ni forme de nature, ne differe a aucun de ces titres de l'irrationnalite, produit un different effet; car elle est la forme, en vertu de laquelle nous raisonnons, effet que ne produit certainement pas l'irrationnalite. Dites de meme alors: ces essences, qui recoivent la rationnalite, produisent un autre effet que celles qui sont affectees de l'irrationnalite, puisqu'elles produisent les unes l'homme, les antres l'ane, et par consequent elles ne sont pas une meme chose. Or certainement la meme essence sert de matiere dans les deux cas, c'est l'essence d'animal. C'est que la diversite de l'effet ne provient pas des matieres, mais bien des formes. Car s'il arrivait que la rationnalite vint a affecter des essences qui, en realite, ne la soutiennent jamais, elle ferait egalement un homme avec celles-ci, comme avec les autres l'irrationnalite ferait un ane. Ainsi vous avez vu la meme essence corporelle tantot composer l'anime avec l'animation, tantot avec l'inanimation l'inanime. On peut donc dire de matieres, qui avec des formes differentes sont aptes a produire leurs effets, qu'elles sont la meme chose. Mais on n'en saurait dire autant des formes simples diverses, parce que pour etre la meme chose, il ne faut pas avoir cette diversite d'effets, qui suit leur combinaison avec les pures essences des choses les plus generales[90]. [Note 90: Cette phrase est fort obscure et probablement alteree dans le texte; la voici: "Diversae vero formae simplices minime dicuntur idem, quia hoc non habet eamdem diversitatem effectuum inveniens in meris essentiis generalissimarum." P. 550.] Suppose qu'il fut possible que la pure essence, matiere de la qualite la plus generale, au lieu de qualifier cette autre pure essence, matiere de la substance la plus generale, prit la forme de celle-ci, jamais de cette combinaison, c'est-a-dire de la matiere de la substance avec une pareille forme, ne resulterait meme la qualite substantielle. Car la matiere de la qualite et la susceptibilite des contraires ne feraient jamais de Socrate ou la substance ou la qualite, comme de cette meme essence de la substance qui avec l'incorporeite constitue l'esprit, la corporeite ferait le corps; comme de celle qui tout a l'heure constituait le corps, l'incorporelle ferait l'esprit. Et c'est la que finit le _Fragment sur les Genres et les Especes_. Cette derniere partie ne tient meme pas essentiellement a la question, quoiqu'elle nous eclaire singulierement sur les idees accessoires qui devaient la compliquer pour des esprits imbus profondement des principes de la scolastique. Il resulte des dernieres paroles qu'il faut soigneusement distinguer les formes et les matieres. On n'a appele notre examen que sur la premiere categorie, celle de la substance ou de l'etre proprement dit, celle de l'essence dans la langue des scolastiques; c'est en effet celle qui interesse eminemment l'ontologie. Mais la scolastique qui traite tout comme des etres, sans cependant tenir tout pour des etres, applique a toutes les categories la meme distinction de matiere et de forme. Ainsi dans la categorie de qualite se produisent par analogie des genres et des especes; la qualite est le genre, dont la couleur est l'espece; la qualite est la matiere qui avec la forme de la _colorite_ constitue l'essence de la couleur, et ainsi du reste. Suit-il de cette analogie qu'on puisse indifferemment assortir les formes de l'echelle de la qualite avec les matieres de l'echelle de la substance, ou faire les combinaisons inverses? non, l'echelle de l'etre proprement dit est a part, et c'est autour de la substance a ses divers degres, mais non dans la substance et au meme point d'identification, que peuvent venir se placer les divers degres de qualite, de quantite, de relation, enfin tous les modes subordonnes aux divers predicaments. "L'etre, dit Aristote[91], signifie ou bien la substance et la forme essentielle, ou bien encore chacun des attributs generaux, la quantite, la qualite et tous les autres modes... Il y a de l'etre dans toutes ces choses, mais non pas au meme titre, l'une etant un etre premier et les autres ne venant qu'a la suite." [Note 91: _Metaph._, VII, iv, t. II, p. 12 de la traduction.] Admettez donc une premiere diversite, une demarcation profonde entre les degres de l'etre et les accidents de l'etre; et ce n'est qu'en suivant les degres d'une meme categorie qu'ainsi qu'entre les produits d'une meme race peuvent se former des combinaisons creatrices. Voulez-vous associer la matiere du premier degre de l'etre avec la forme du premier degre de la qualite, Abelard vous dit que vous n'obtiendrez ni la qualite substantielle, ni la substance qualitative; car vous n'aurez d'un cote qu'un des elements de la substance, de l'autre qu'un des elements de la qualite. Au fond, comme le mot de pure essence est indetermine de sa nature et nul sans sa forme, cette union hybride vous donnerait pour unique resultat le premier degre de la categorie dont vous auriez emprunte la forme. Si maintenant vous descendez d'un ou plusieurs degres dans diverses categories, vous chargerez de modes divers les degres de la premiere; mais, suivant Abelard, vous ne creerez pas de veritables especes, de veritables genres, parce que vous ne creerez pas des natures. Des animaux blancs ou noirs, grands ou petits, sont toujours des animaux, et ces distinctions n'engendrent que des genres et des especes improprement dites, ou des genres et des especes dans l'ordre de la qualite, non dans l'ordre de l'essence. Elles n'inserent pas un anneau de plus dans la chaine de l'etre. Les classifications zoologiques ne sont pas ontologiques. Cependant, par analogie, on peut operer toutes les combinaisons que permet le nombre des graduations et des varietes dans les differentes categories. De meme qu'on peut operer sur les degres de la qualite, comme si c'etaient des degres de l'etre, on peut, jusqu'a un certain point, traiter les degres de l'etre comme s'ils etaient des nuances de la qualite: le langage s'y prete. Dans la proposition, ce qui est affirme est, au moins dans la forme, un attribut d'un sujet. En grammaire et meme en logique, on peut donc confondre tout ce qui se pense d'un objet quelconque avec l'operation qui qualifie une substance. Ces propositions _Socrate est homme, et Socrate est vieux_ paraissent logiquement composees de meme, et le penchant a ne considerer que comme des qualites tout ce que nous disons des objets de notre pensee, est un penchant naturel et meme assez motive, puisque la substance de l'etre est impenetrable, _innommable_, pour nous, et s'affirme plus qu'elle ne se connait. Quand nous voulons definir un objet, nous tombons dans l'enumeration de ses modes, et nous ne pouvons guere nous assurer d'avoir jamais atteint son mode essentiel, encore moins sa veritable essence; du moins ne connaissons-nous l'essence que dans une mesure subjective. Cependant l'examen attentif des diverses propositions attributives suffit pour demontrer la distinction sur laquelle Abelard s'appuie. Si la raison (_rationalitas_) est la forme qui de l'animal fait l'homme, on peut cependant dire egalement: _l'animal est raisonnable et l'homme est raisonnable. Raisonnable_ est, dans les deux propositions, attribut ou predicat; mais l'est-il au meme titre? non, sans doute, puisque l'animal n'est pas raisonnable necessairement comme l'est l'homme, car il y a des animaux sans raison. Il s'agit donc, dans chaque proposition, d'une attribution on _predication_ de nature differente. C'est dans les deux cas un predicat d'essence; mais, dans le premier cas, il ne fait que modifier l'animal; dans le second, il constitue l'homme[92]. La seconde proposition enonce donc une attribution qui a une vertu propre, et le predicat qu'elle contient est quelque chose de plus qu'un mode; c'est ce qu'Abelard appelle _forma simplex_. Par l'importance qu'il attache a sa distinction, on voit qu'il croit toucher a un principe substantiel de l'ontologie, et qu'il est loin de reduire la connaissance humaine a une vaine conception logique de l'accessoire et de l'apparent. Par la, il est dans un vrai realisme. Il met la forme simple, comme element virtuel de la difference specifique, en dehors des categories; c'est pour ainsi dire la mettre en dehors de l'ideologie. C'est lui donner une valeur unique, et en faire comme l'instrument de la creation. On peut trouver gratuite, hypothetique, indefinissable l'existence de ce facteur singulier, realise par l'abstraction; mais on ne peut meconnaitre la une theorie comme une autre de ce fait si obscur et si grand, l'essence. Les philosophes modernes, plus reserves en general, n'ont pas cependant ete beaucoup plus lumineux; et il ne reste guere sur cette question que des distinctions purement ideologiques. Ainsi verbalement les differences specifiques peuvent se presenter comme des modes ordinaires. Elles constituent les essences, et si l'essence est un mode, elle est du moins le premier des modes, comme, si l'on veut, le mode est un faible degre de l'essence. Entre ces deux extremes se place une serie de conceptions touchant les etres, lesquelles conceptions ont une valeur decroissante, depuis celles qui semblent des idees necessaires, jusqu'a celles qui ne sont plus que des generalisations de la sensation. [Note 92: Pour exprimer en scolastique cette difference, on aurait pu dire _homo est rationale_, et non _rationalis_; c'est a peu pres dans la meme sens Qu'on pourrait dire l'homme _est une raison_, comme on dit qu'il _est une_ intelligence.] Mais ici, dans cette categorie de l'etre, Abelard fait encore une distinction, le corps marque une limite, au-dessus ou au-dessous de laquelle les principes ne sont plus les memes. Au-dessus du corps, la science ne considere plus que des idees qui peuvent etre vraies, sans correspondre a aucune realite distincte; au-dessous du corps, les genres et les especes peuvent etre des abstractions, mais elles correspondent a des collections de realites. Dans la partie superieure de cette serie, les mots de matiere et de forme sont encore employes, mais par induction, par symetrie, et comme pour ordre. C'est une des marques les plus frappantes de ce besoin et de ce pouvoir d'unite, qui caracterise la raison. Mais cette concordance symetrique n'autoriserait pas a accoupler arbitrairement les divers produits de la pensee generatrice, et c'est une regle qu'on ne peut franchir un degre pour associer des matieres et des formes qui ne sont point immediatement juxtaposees. Quant a l'union des matieres a des matieres, ou des formes a des formes, il est evident qu'elle serait un non-sens. Seulement, il faut observer que telle est la valeur de la difference entre les deux parties de l'echelle, qu'Abelard n'a pas hesite a penser que la matiere du premier degre ou la pure essence pouvait, en acquerant la susceptibilite des contraires, devenir indifferemment la matiere de deux formes contradictoires, et que le support de l'incorporel pouvait etre le meme que celui du corporel. Cela n'est possible qu'a ce degre de l'abstraction; et certes une telle pensee aurait bien merite d'etre approfondie au point de vue de la nature reelle des choses. Mais le propre de la scolastique est de donner la forme ontologique a tout, et de ne considerer l'ontologie veritable que de profil; elle la cotoie sans cesse; elle y penetra rarement. Car jamais elle n'a explicitement et methodiquement etabli, comme les modernes dialecticiens du pantheisme, que ses distinctions logiques fussent des choses existantes ou les apparences successives de l'etre identique universel. Voila ce que nous aurions a dire sur cette theorie consideree ontologiquement; mais remise a sa place, c'est-a-dire reportee dans la controverse des universaux, elle a pour but principal d'etablir que la difference n'est ni espece, ni accident, ni essence predicamentale, c'est-a-dire relevant d'aucun predicament: elle est la forme simple en dehors de toute categorie. Elle est l'element formateur de l'espece, et ne peut etre ramenee a la simple propriete, au mode, a l'accident, a moins que l'on n'entende par la tout ce qui a besoin d'autre chose que soi pour etre. Encore serait-ce un mode a part, incomparable, et qui d'ailleurs ne serait le degre d'aucune echelle categorique. D'ou il suit tout a la fois, qu'il n'y a point d'essence specifique, ou que ce qui fait l'espece n'est pas un etre en soi, et que cependant l'espece n'est ni un mot ni un neant; d'ou il suit encore que Buhle a eu raison de dire qu'Abelard est realiste a l'egard de Roscelin, et nominaliste a l'egard de Guillaume de Champeaux[93]. [Note 93: Histoire de la Philosophie moderne.--Introd., t. 1 de la traduction, p. 689.] CHAPITRE X. SUITE DU PRECEDENT.--_De Intellectibus._--_Glossulae super Porphyrium._--RESUME. Les monuments imprimes ont ete soigneusement interroges, et l'on vient de lire tout ce que leurs reponses nous ont appris. Il semble qu'il ne resterait plus qu'a conclure, en tirant de ce long examen un jugement definitif. Mais un document precieux et inconnu est dans nos mains. Un manuscrit d'Abelard, dont l'existence meme n'est indiquee nulle part, mais dont l'authenticite ne nous laisse aucun doute[94], donne encore sur sa doctrine des lumieres nouvelles, et surtout explique d'une maniere certaine ce qui n'avait ete jusqu'ici l'objet que d'inductions conjecturales, le jugement de ses contemporains. Notre analyse ne serait point consciencieuse, si la crainte des longueurs nous empechait de puiser a cette nouvelle source. C'est un ouvrage qui porte un titre modeste, _Petites Gloses sur Porphyre_; mais plus interessantes et plus developpees que celles qui ont ete deja imprimees, ces gloses eclaircissent autre chose que le texte de l'auteur grec, dans la version de Boece; c'est un commentaire a la fois litteral et spirituel. Nous ne serions pas etonne que cet ecrit, d'une redaction elliptique et obscure, fut une oeuvre de la jeunesse de l'auteur. Il y annonce qu'il le compose a la demande, non plus de ces eleves, mais de ses compagnons, disons le mot, de ses camarades, _sociorum_. L'aurait-il redige a cette epoque interessante, ou maitre de fait, ecolier de nom, il suivait, en les discutant les lecons des docteurs de la Cite, et repetait pour son compte et a ses pairs les lecons qu'il venait d'entendre avec eux, ne s'autorisant pour enseigner que de sa hardiesse, de son esprit et de son eloquence? [Note 94: Ce manuscrit intitule: "Glossulae magistri Petri Baelardi super Porphyrium," a ete retrouve par le savant M. Ravaisson, et nous en devons la communication a sa bienveillante obligeance. Nous ne saurions trop l'engager a la publier; c'est un fragment precieux pour l'histoire de la Philosophie. La texte est difficile, quelquefois altere; il n'en a que plus besoin d'un editeur tel que M. Ravaisson.] Les premieres pages de ce manuscrit nous apprennent qu'on peut ramener la science en general a la science du jugement et a la science de l'action. La premiere est celle de la theorie, la seconde est celle de la pratique. On peut bien agir et ne point savoir juger. Tel peut utilement employer a la guerison des infirmites humaines les vertus des simples, qui ne sait pas la physique, comme tel autre peut habilement instruire, sans etre capable d'operer ce qu'il enseigne. La philosophie est une science theoretique. Tous les savants n'ont pas droit au nom de philosophes. Il n'appartient qu'a ceux qui, s'elevant au-dessus des autres par la subtilite de leur intelligence, jugent ce qu'ils savent. L'homme doue do cette faculte est celui qui sait comprendre et peser les causes secretes des choses; la recherche de ces causes est du ressort de la raison et non pas de l'experience sensible[95]. [Note 95: "Est scientia alia agendi, alia discernendi. Aola autem scientia discernendi philosophia dicitur... Philosophos... vocamus costantum qui subtilitate intelligentiae praeominentes in his quae diligentem habent discretionem. Discretus est qui causes occultas rerum comprehendere ac deliberare valet. Occultas causas dicimus ex quibus quae res eveniunt magis ratione quam experimentis sensuum investigandum."--Cassiodore avait divise la science en _inspectiva_ et en _acutalis_ (_De art. ac discipl._, c. iii).] La philosophie se divise en physique, en ethique et en logique[96]. La premiere specule sur les causes des choses naturelles, la seconde est la maitresse de la vertu, la troisieme, que nous nommons indifferemment dialectique, est l'art de disserter exactement, c'est-a-dire de discerner les arguments qui servent a disserter, c'est-a-dire encore a discuter; car la logique n'enseigne pas a se servir des arguments ni a les composer, mais a les distinguer et a les apprecier. Ceci est proprement la logique, le reste est la _rationnative_[97]. Or, les arguments etant composes de propositions, et les propositions d'expressions, _dictiones_, la logique doit commencer par etudier d'abord les oraisons simples, puis les composees. De la toute la division de la Logique d'Aristote, de la aussi l'Introduction de Porphyre, qui conduit aux predicaments du premier. [Note 96: Ou naturelle, morale et rationnelle, Cette division de la philosophie etait vulgaire alors. Saint Augustin qui croit qu'elle vient de Dieu meme et qu'elle est une image de la Trinite, dit qu'on l'attribuait a Platon. C'est en effet ainsi qu'Apulee divise la philosophie de Platon, ou, comme il dit, le dogme de Platon. La meme division se retrouve dans Sextus Empiricus et dans Macrobe. Elle fut accreditee par Alcuin et Raban Maur. (S. Augustin, _De Civit. Del_, l. XI, c. xxv.--Apul., _De Dogm. Plat._, t. 1--Macrob., _In Somn. Scip._, l. II, c. xvii.--Alcuin, Opusc. iv, _De Dialect._, c. 1.--Raban Maur, _De Universo_, t. XV, c. i.--Johan. Saresb. _Policrat._, t. VII, c. v, et _Metal._, t. II, c. ii.)] [Note 97: "Est logica, auctoritate Tullii, diligens ratio disserendi, id est discretio argumentorum per quae disseritur, id est, disputatur. Non enim es logica solentia utendi argumetis sive componendi ca, sed discernendi et dijudicandi veraciter de cis. Duae argumentorum scientiae; une componendi, quam dicimus rationnativam, alia autem discernendi composita, quam logicam appellamus.--" L'auteur cite ici les Topiques de Ciceron, qu'il connaissait par la Commentaire de Boece. (Boeth. _Op._, p.757.)--Voici comment s'exprime Ciceron: "Quam omnis ratio diligens disserendi duas habeat partes, unam Inveniendi, alteram judicandi, utriusque princeps, ut mihi quidem videtur, Aristoteles fuit. Stoici autem in altera elaboraverunt, judicandi enim vias diligenter persecuti sunt, ca scientia, quam dialecticen appellant." (_Top._, II.) Bede adopte cette definition de la dialectique entendue en general; celle d'Alcuin, que nous avons citee, on differe peu, et elle a ete repetee textuellement par Raban Maur. (Voy. ci-dessus, t. 1, p. 311, et Rab. Maur., _De instit. cleric._, l. III, c. xx.) Au reste c'est la definition que Ramus tirait des Topiques de Ciceron pour l'opposer a celle d'Aristote, qui definit la logique la science de la demonstration. (Barth. Saint-Hilaire, pref. de la trad. de l'Organon, t. I, p. cviii, et _Prem. anal._, t. 1, p. 1.)] Ce preambule amene Abelard a l'examen de l'ouvrage de Porphyre. Ce n'est pas une glose litterale, une simple interpretation du texte, mais une exposition et souvent une critique des principes recus, particulierement de quelques opinions de Boece; tout cela suivant que les divisions du Traite des cinq voix ramenent les questions sous la plume du subtil commentateur. Nous n'extrairons de cet ouvrage que ce qui est relatif a notre sujet et peut eclaircir les points jusqu'ici demeures obscurs. La grande question que Porphyre indique en debutant, et qu'il ecarte soudain, arrete Abelard, et il est presque oblige de la traiter seulement pour la poser. Toutes les opinions sur les universaux se prevalent, dit-il, de grandes autorites[98]. Lorsque Aristote parait definir l'universel en disant que c'est ce qui se dit du sujet ou l'attribuable a plusieurs; lorsque Boece dit que la division des genres et des especes repose sur la nature, tous deux semblent penser (et bien des citations pourraient etre fournies dans le meme sens) qu'il existe des choses universelles. D'autres cependant n'admettent que des conceptions universelles, mais d'accord sur ce point seulement, ils se divisent aussitot et rapportent ces conceptions aux choses, a la pensee ou au discours, et toute la dissidence reparait. Abelard cite a l'appui de chacune des trois opinions de nombreuses autorites, dont un grand nombre ont ete deja produites, et qu'il serait trop long de rappeler. [Note 98: "Unusquisque se tuetur auctoritate judice." Nous avons vu que Jean de Salisbury dit la meme chose. Voy. c. II et c. VIII.] Le premier systeme est celui de l'existence des choses universelles. Il est plusieurs manieres de l'etablir. Suivant l'une, il y a naturellement dix choses generales ou communes, ce sont les dix categories; de ces universaux primitifs proviennent les choses generales qui sont essentiellement dans les choses individuelles, grace a des formes differentes. Ainsi, l'animal, qui, de nature, est substance, est, comme substance animee, sensible dans Socrate ou dans Brunel[99], tout entier dans l'un comme dans l'autre, sans autre difference que celle des formes. A ce compte, l'universel serait attribuable a plusieurs, en ce sens qu'une meme chose serait en plusieurs, diversifiee uniquement par l'opposition des formes, et conviendrait ainsi aux individus soit essentiellement, soit adjectivement[100]. [Note 99: _In Brunello._] [Note 100: _Essentialiter vel adjacenter._ Il s'agit du realisme proprement dit, de celui de Guillaume de Champeaux. Voy. c, VIII, p. 24.] Ce systeme exige que les formes aient si peu de rapport avec la matiere qui leur sert de sujet, que des qu'elles disparaissent, la matiere ne differe plus d'une autre matiere sous aucun rapport, et que tous les sujets individuels se reduisent a l'unite et a l'identite. Une grave heresie est au bout de cette doctrine; car avec elle, la substance divine, qui est reconnue pour n'admettre aucune forme, est necessairement identique a toute substance quelconque ou a la substance en general, Or, cette consequence est fausse. Les philosophes tiennent que la substance divine n'est passible d'aucun accident, et comme, suivant les definitions admises, la substance en general est sujette a tous les accidents, il faut bien que la substance divine differe de toute substance; et cependant il faut aussi qu'elle soit substance. La nature de Dieu a ete enseignee au monde le jour ou le Seigneur a dit a la Samaritaine: "Dieu est esprit." (Jean, IV, 24.) Et tout esprit est substance[101]. [Note 101: _Onmis spiritus substantia est._] Et non-seulement la substance de Dieu, mais la substance du Phenix, qui est unique, n'est dans ce systeme que la substance pure et simple, sans accident, sans propriete, qui, partout la meme, est ainsi la substance universelle. C'est la meme substance qui est raisonnable et sans raison, absolument comme la meme substance est a la fois blanche et assise; car _etre blanc_ et _etre assis_ ne sont que des formes opposees, comme la rationnalite et son contraire, et puisque les deux premieres formes peuvent notoirement se trouver dans le meme sujet, pourquoi les deux secondes ne s'y trouveraient-elles pas egalement? Est-ce parce que la rationnalite et l'irrationnalite sont contraires? Elles ne le sont point par l'essence, car elles sont toutes deux de l'essence de qualite; elles ne le sont point par les adjacents (_per adjacentia_), car elles sont, par la supposition, adjacentes a un sujet identique. Du moment que la meme substance convient a toutes les formes, la contradiction peut se realiser dans un seul et meme etre, et alors comment dire qu'une substance est simple, une autre composee, puisqu'il ne peut y avoir quelque chose de plus dans une substance que dans une autre? Comment dire qu'une ame sente, qu'elle eprouve la joie ou la douleur, sans le dire en meme temps de toutes les ames, qui sont une seule et meme substance? On voit qu'Abelard a parfaitement developpe le reproche que Bayle adresse au realisme de conduire a l'identite universelle[102]. [Note 102: _Dict. crit._, art. _Abelard_.] La seconde maniere de soutenir l'universalite des choses, c'est de pretendre que la meme chose est universelle et particuliere; ce n'est plus essentiellement, mais indifferemment que la chose commune est en divers. Nous connaissons ce systeme, c'est celui de l'indifference: ce qui est dans Platon et dans Socrate, c'est un indifferent, un semblable, _indifferens vel consimile_. Il est de certaines choses qui conviennent ou s'accordent entre elles, c'est-a-dire qui sont semblables en nature, par exemple en tant que corps, en tant qu'animaux; elles sont ainsi universelles et particulieres, universelles en ce qu'elles sont plusieurs en communaute d'attributs essentiels, particulieres, en ce que chacune est distincte des autres. La definition du genre (_praedicari de pluribus_, s'attribuer a plusieurs) ne s'applique alors aux choses qu'elle concerne qu'en tant qu'elles sont semblables, et non pas en tant qu'elles sont individuelles. Ainsi les meme choses ont deux etats, leur etat de genre, leur etat d'individus, et, suivant leur etat, elles comportent ou ne comportent pas une definition differente. Mais c'est la ce qui n'est pas soutenable, la definition qui veut que le genre soit ce qui est attribuable a plusieurs, a ete donnee a l'exclusion de l'individu. Ce qu'elle definit ne peut en soi etre a aucun titre, en aucun etat, individu. Dire qu'une meme chose tour a tour comporte et ne comporte pas la definition du genre, c'est dire que cette chose est, comme genre, attribuable a plusieurs, mais que, comme genre aussi, elle ne l'est pas, car un individu qui serait attribuable a plusieurs serait un genre; par consequent l'assertion est contradictoire, ou plutot elle n'a aucun sens. Les auteurs disent que cette proposition: _L'homme se promene_, vraie dans le particulier, est fausse de l'espece. Comment maintenir cette distinction, si une meme chose est espece et individu? Dira-t-on que l'universel ne se promene pas? c'est apparemment l'universel, en tant qu'universel, en l'etat d'universel; soit, mais le particulier, en tant que particulier, ne se promene pas davantage. Se promener n'est pas plus une condition ou une propriete du particulier que de l'universel; le particulier peut, comme l'universel, etre concu sans la promenade. L'universalite, la particularite, la promenade appartiennent, ou, pour parler le langage de l'ecole, sont adjacentes au meme sujet, et s'il se promene, il se promene universel et particulier; la distinction de Boece est inapplicable[103]. [Note 103: _De Interpret._, ed. sec., p. 338-347.--Voy, aussi ci-dessus, c. viii, p. 20.] C'est comme cette autre distinction, par laquelle il refuse aux accidents le caractere d'attributs essentiels. L'individualite resultant de formes accidentelles ne saurait etre l'attribut essentiel d'une substance susceptible d'universalite; cependant cette substance, en tant que particuliere, distincte de ses semblables, est essentiellement individuelle, violation manifeste de la regle de logique qui porte que "dans un meme, l'affirmation de l'oppose exclut l'affirmation de l'autre oppose." Lorsqu'on dit que le genre est attribuable a plusieurs, on parle ou d'attribution essentielle (_praedicari in quid_), ou de toute autre; s'il s'agit d'attribution essentielle, comme on le nie apres l'avoir affirme, elle cesse d'etre essentielle, ou elle emporte avec elle son sujet; s'il s'agit d'attribution accidentelle (_in adjacentia_), la definition n'est plus exacte, elle ne convient plus a tout genre. Il y a des genres qui n'ont pas d'attribution adjective. Veut-on parler d'attribution soit essentielle, soit autre, d'attribution en general, la blancheur est dans ce cas, elle s'affirme essentiellement d'elle-meme et adjectivement de Socrate: la blancheur est blanche et Socrate est blanc, elle s'affirme donc de plusieurs, et comme elle satisferait a la definition du genre, la blancheur serait un genre. Enfin on s'y prend d'une troisieme maniere pour soutenir que les universaux sont des choses[104]. Voulant expliquer la communaute, l'on dit qu'entre la chose universelle et la chose singuliere est une difference de propriete, la propriete qui consiste a etre universelle, la propriete qui consiste a etre singuliere. L'animal, le corps est universel, et n'est pas seulement quelque animal ou quelque corps; mais dire: _l'animal est universel_, revient a dire: il y a plusieurs choses qui sont chacune individuellement _animal_; quand _animal_ se dit d'un seul, on entend qu'un seul, un etre determine est _animal_. [Note 104: Voy. c. viii, vers la fin.] La difficulte est toujours de faire cadrer ce systeme avec la definition du genre. Il faut que la propriete d'etre attribuable a plusieurs separe l'universel de l'individuel; or, on vient de dire que de plusieurs choses chacune est individuellement animal; le nom individuel d'animal serait-il donc le nom de plusieurs? l'individu serait-il attribuable a plusieurs? Cela ne se peut. Mais comme animal ne peut plus se dire de plusieurs, mais de chacun, il n'y a plus de genre, ou plutot tout est renverse, c'est l'individu ou le non-universel qui prend la place de l'universel, c'est ce qui ne peut s'affirmer de plusieurs qui s'affirme de plusieurs, et c'est une pluralite ou chacun s'affirme de plusieurs que l'on appelle l'individu. Ce systeme, qu'Abelard explique mal, nous parait au fond un veritable nominalisme, qui ne peut etre considere nomme admettant la realite des universaux qu'en ce qu'il attribue les universaux comme noms particuliers a des individus reels. Il consiste a etablir que lorsqu'on affirme que ceci est un animal, on entend simplement que cet etre determine est substance animee, sensible, soit qu'il ait ou n'ait point de semblables, et puis, qu'apres avoir reconnu ce caractere particulier dans plusieurs individus determines, on dit de plusieurs qu'ils sont des animaux, c'est-a-dire que l'on fait collection d'individus, ayant tous et chacun pour caractere particulier l'_animalite_, et qu'ainsi c'est une propriete de chacun d'etre animal, une propriete de plusieurs d'etre animaux: voila la propriete de l'universel et la propriete du particulier. Ce systeme, qui semble un systeme de pur sens commun, serait, et non sans raison, traite de nominalisme par les modernes; mais Abelard le classait dans le realisme, parce que de son temps le nominalisme ne consistait pas a fonder les noms generaux sur la realite exclusive des individus, mais a dire litteralement que les universaux ne sont que des mots. Abelard oppose et semble preferer a ces doctrines un systeme dont nous avons deja entendu parler, mais qui jusqu'ici nous etait inconnu. On a vu que Jean de Salisbury signale par deux fois une doctrine qui rapporte tout aux discours (_sermonibus_), et il ajoute que _son Abelard cheri_ s'y est laisse prendre[105]. Quelle etait cette doctrine? Les auteurs se sont pose cette question et n'ont pu la resoudre. Nous-meme, nous nous sommes longtemps demande en quoi elle pouvait differer du pur nominalisme, extremite qu'Abelard s'est montre si jaloux d'eviter. Cependant le texte de Jean de Salisbury est formel, et il est encore confirme par des vers peu connus, mais tres-expressifs. Un manuscrit de la bibliotheque d'Oxford contient une epitaphe d'Abelard, dans laquelle, apres de grandes louanges, on lit: Hic docuit voces cum rebus significare, Et docuit voces res significando notare; Errores generum correxit, ita specierum. Hic genus et species in sola voce locavit, Et genus et species _sermones_ esse notavit. Significativum quid sit, quid significatum, Significans quid sit, prudens diversicavit. Hic quid res essent, quid voces significarent, Lucidius reliquis patefecit in arte peritis. Sic animal nullumque animal genus esse probatur. Sic et homo et nullus homo species vocitatur[106]. [Note 105: Voyez ci-dessus, c. viii et le c. ix.] [Note 106: Rawlinson, dans son edition des Lettres, donne l'epitaphe d'ou ces vers sont extraite, avec ce titre: "Epitaphium, ex M.S. in Bibl. Oxon ex Godfrid priore ecclesiae S. Swithuni, Winton." (_P. Abael. et Helois. epistol._, 1 vol. in-8 deg.. Lond. 1718.)] C'est bien la, du moins sous un de ses aspects, la doctrine d'Abelard, telle que nous allons la connaitre; mais comment l'existence des choses universelles, des qu'elle reside dans les discours, _sermones esse_, peut-elle n'etre pas entierement nominale? Le manuscrit, dont nous avons donne plus haut un extrait, va cependant nous offrir l'expression de cette doctrine qu'il trouve plus conforme a la raison, _sermoni vicinior_, et qui, n'attribuant la communaute ni aux choses ni aux mots, veut que ce soient les discours qui sont singuliers ou universels. Aristote, au dire d'Abelard, parait l'insinuer clairement, quand il definit l'universel ce qui est ne attribuable a plusieurs, _quod de pluribus natum est praedicari_[107]. C'est une propriete avec laquelle il est ne, qu'il a d'origine, _a nativitate sua_. Or quelle est la _nativite_, l'origine des discours ou de noms? l'institution humaine, tandis que l'origine des choses est la creation de leurs natures. Cette difference d'origine peut se rencontrer la meme ou il s'agit d'une meme essence. Ainsi dans cet exemple: _Cette pierre et cette statue ne font qu'un_, l'etat de pierre ne peut etre donne a la pierre que par la puissance divine, l'etat de statue lui peut etre donne par la main des hommes. [Note 107: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 338.--On lit dans Aristote: [Grec: Legos katholou o epi pleionon pephuche kathegoreisthai.] Hermen._, VII.] Or, du moment que l'universel est d'origine attribuable a plusieurs, ni les choses ni les mots ne sont universels. Car ce n'est pas le mot, la voix, mais le discours, _sermo_, c'est-a-dire l'expression du mot, qui est attribuable a divers, et quoique les discours soient des mots, ce ne sont pas les mots, mais les discours qui sont universels. Quant aux choses, s'il etait vrai qu'une chose put s'affirmer de plusieurs choses, une seule et meme chose se retrouverait egalement dans plusieurs, ce qui repugne. Voila bien ce que nous disait Jean de Salisbury, qu'aux yeux de l'ecole d'Abelard l'attribution d'une chose comme predicat a une autre chose etait une monstruosite. On peut se rappeler que l'ecole megarienne l'avait dit formellement: "Une chose ne peut etre affirmee d'une autre[108]." [Note 108: Voy, ci-dessus, c. vi, p. 478, c. viii, p. 17, 60 et 70.] Il est assurement fort difficile aux modernes de saisir une distinction entre ce systeme et le pur nominalisme, et nous savons que certains contemporains d'Abelard n'en ont decouvert aucune. Quant a lui, il en trouvait une cependant. La doctrine de Roscelin etait plus que du nominalisme; elle ne portait pas d'ailleurs ce nom; c'etait la doctrine des voix, _sententia vocum_, Les premiers nominaux furent appeles _vocaux_ (_vocales_)[109]. Abelard tenait expressement a les charger de cette opinion absolue que les universaux n'etaient que des voix, ou que les voix etaient les universaux. [Note 109: On ne trouve ces noms de realistes et de nominaux que vers le milieu du XIIe siecle. (Johan. Saresb., epist. CCXXVI.--_Metal._, t. II, c. x.--Gautofred, a S. Vict., _Carmina, Hist. litt._, t. XV, p. 82.) La distinction entre les deux opinions etait meme plutot exprimee par celle de i>Dialectica_ in re et in _Dialectica in voce_. (_Herlman., restaur, abb. S. Martin Ternac._ Spicileg., t. III. p. 889.--_Fragm. hist. franc, a Reg. Roberto_; Bulaeus, _Hist. univ. par._, t. I, p. 443.--Voy. Aussi plus haut, c. II, p. 66, 67.) On a appele plus tard les nominaux _verbales_, _formales_, _connetistae_. (Morhof., _Polyhist._, t. II, l. II, c. XIII, p. 73.) Soit que les adversaires de Roscelin eussent meconnu sa doctrine, soit que ce fut un esprit violent, capable d'adopter par reaction et de soutenir par entetement un paradoxe grossier, il faut bien savoir qu'on lui a de son temps communement impute un nominalisme hyperbolique, un systeme invraisemblable qui choque le sens commun[110], et qui, hors des sensations des choses individuelles, ne voit de reel dans les genres et les especes que des sons. Sa doctrine, telle qu'on la represente, est quelque chose de plus etroit, de plus force qu'aucun nominalisme posterieur. En soutenant ce qu'il a soutenu, en mettant les discours a la place des voix, Abelard croyait donc se separer reellement de Roscelin. Quoique, dans les grammaires, les voix, _voces_, soient quelquefois mises pour les mots ou _vocables_, cependant ce nom designe surtout dans le mot le son vocal plutot que la pensee ou la chose exprimee. Abelard attache donc un grand prix a distinguer le discours ou l'oraison, _sermo_, c'est-a-dire l'expression ou le mot en tant qu'expressif, de la simple voix, et il croit degager une verite importante en n'attribuant l'universalite qu'au discours. Or, ici le discours etant surtout considere comme expression de l'idee, il s'ensuit que la doctrine qui nous occupe est plus encore le conceptualisme que le nominalisme. [Note 110: Cf. Meiners, _De nomin. ac real. init._, _Soc. Gotting. Comment._, t. XII, art. II, p. 28.--Salabert, _Philos. nomin. vindicat._, p. 12.] Mais Abelard se fait des objections. Comment l'oraison peut-elle etre universelle, et non pas la voix, quand la description du genre convient aussi bien a l'une qu'a l'autre? Le genre est ce qui se dit de plusieurs qui different par l'espece; ainsi le decrit Porphyre[111]. Or, la description et le decrit doivent convenir a tout sujet quelconque; c'est une regle de logique, la regle _De quocumque_[112], et comme le discours et les mots ont le meme sujet, ce qui est dit du discours est dit des mots. Donc, comme le discours, la voix est le genre. [Note 111: _Isag._ II, et Boeth., _In Porph.,_ t. II, p.60. Cette definition est empruntee aux Topiques, 1 I, c. v, sec. 6.] [Note 112: _De quocumque praedicatur descriptio et descriptum._ Voy. ci-dessus c. vi, p. 477.] Cette proposition est incongrue, _non congruit_; car la lettre etant dans le mot, et par consequent s'attribuant a plusieurs comme lui, il s'ensuivrait que la lettre est le genre. C'est que, pour que la description ou definition du genre soit applicable, il faut qu'on l'applique a quelque chose qui ait en soi la realite du defini, _rem definiti_; c'est la condition de l'application de la regle _De quocumque_, et ici cette condition n'existe pas. Le mot ne contient pas tout le defini, il n'en a pas toute la comprehension, et il n'est attribue a plusieurs, affirme de plusieurs, _praedicatum de pluribus_, que parce que le discours est predicable, _est sermo praedicabilis_, c'est-a-dire parce que la pensee dispose des mots pour decrire toutes choses. D'ailleurs, a soigneusement examiner la definition du genre, ou du moins ce qu'on appelle ainsi, elle n'est pas une definition, car elle ne signifie pas que le genre soit ce qui s'attribue a plusieurs, mais seulement que le genre est attribuable a plusieurs. On peut donc dire que le discours etant un genre, et le discours etant un mot, un mot est le genre. Seulement il faut ajouter que c'est ce mot avec le sens qu'on a entendu lui donner. Ce n'est pas l'essence du mot, en tant que mot, qui peut etre attribuee a plusieurs; le son vocal qui constitue le mot est toujours actuel et particulier a chaque fois qu'on le prononce, et non pas universel; mais c'est la signification qu'on y attache qui est generale, en d'autres termes, c'est la pensee du mot ou la conception; toutefois Abelard ne se sert pas de ces dernieres expressions, mais il permet qu'on dise que le genre ou l'espece est un mot, _est vox_, et il rejette les propositions converses; car si l'on disait que le mot est genre, espece, universel, on attribuerait une essence individuelle, celle du mot, a plusieurs, ce qui ne se peut. C'est de meme qu'on peut dire: _Cet animal_ (hic status animal) _est cette matiere, la socratite est Socrate, l'un et l'autre de ces deux est quelque chose_, quoique ces propositions ne puissent etre renversees. Abelard explique ainsi comment, lors meme que l'on se tait, lorsque les noms des genres et des especes, ne sont pas prononces, les genres et les especes n'en existent pas moins. Car, lorsque je les nomme, je ne leur confere rien, seulement je temoigne d'une convention anterieure, d'une institution prealable, qui a fixe la valeur du langage. Ces developpements achevent d'assurer les caracteres du nominalisme a la theorie d'Abelard; mais ce qui prouve cependant qu'elle est quelque chose de plus, c'est qu'apres l'avoir exposee, procedant a la determination des questions ecartees par la fameuse pretermission de Porphyre, il examine a sa maniere la validite des concepts generaux, et resout cette question comme il l'a deja resolue dans le _De Intellectibus_.[113] Il decide que, bien que ces concepts ne donnent pas les choses comme discretes, ainsi que les donne la sensation, ils n'en sont pas moins justes et valables, et embrassent les choses reelles. De sorte qu'il est vrai que les genres et les especes subsistent, en ce sens qu'ils se rapportent a des choses subsistantes, car c'est par metaphore seulement que les philosophes ont pu dire que ces universaux subsistent. Au sens propre, ce serait dire qu'ils sont substances, et l'on veut exprimer seulement que les objets qui donnent lieu aux universaux, subsistent. Les doutes que ce langage figure a fait naitre sont la seule source des difficultes qui semblent arreter Porphyre[114]. [Note 113: Voy. ci-dessus, t. I, c. vii.] [Note 114: Abelard s'attache ainsi a interpreter les expressions de Porphyre, ou plutot pretees par Boece a Porphyre, en telle sorte qu'il denature parfois la question, et prouve qu'il connaissait tres-imparfaitement le caractere et la portee qu'elle avait dans l'antiquite entre Aristote et Platon. Ainsi il veut que ces mots: _sive in solis nudis intellectibus posita sint_, signifient: les universaux resultent-ils des seuls concepts independamment de la sensation, c'est-a-dire, designent-ils la chose sans quelque forme sensible? Il se prononce pour l'affirmative, et ceci est admissible. Mais il entend _sive corporlia sint aut incorporalia_, comme s'il y avait: sont-ils discrets ou non? et il admet qu'ils sont discrets ou corporels dans le gens figure. Voy. t. I, c. ii, p. 345.] Abelard reduit ces difficultes a de simples questions de mots. Ainsi pour lui le dissentiment entre Aristote et Platon venait seulement de ce que le premier pensait que les genres et les especes subsistent par appellation dans les choses sensibles, ou servent a les nommer en essence, _appellent in se_, et que cependant ils sont hors de ces choses, en ce sens qu'ils correspondent a des concepts, purs de toutes formes accidentelles sensibles, ou, comme en dirait aujourd'hui, a des idees abstraites qui ne donnent pas les objets sous une determination percevable; tandis que Platon voulait que les genres et les especes fussent non-seulement concus, mais subsistants hors des sensibles, parce que les formes accessibles aux sens ont beau manquer aux sujets, ceux-ci n'en peuvent pas moins, en tant que concus, etre soumis a de veritables jugements, et se soutiennent a titre de conceptions de genres et d'especes. "Ainsi," dit Abelard apres cette trop mediocre explication, "la difference n'est pas dans le sens, quoiqu'elle semble se montrer dans les termes." Voila comme il comprend le grand debat sur l'existence des idees, ouvert comme un abime entre l'Academie et le Lycee. Au reste, je ne sais si l'on trouverait aisement dans quelque philosophe du XVIIIe siecle une appreciation plus juste ou plus profonde. Quoi qu'il en soit, ce nouveau fragment de la philosophie d'Abelard nous la montre sous un jour nouveau, et lui restitue le caractere que lui attribue la tradition historique. Nous venons de le voir nominaliste, non pas a la maniere de Roscelin, tel du moins qu'il le represente, mais dans le sens ou l'on a coutume de prendre ce mot, et les historiens sont plus qu'excuses d'avoir mele Abelard a ceux qui n'ont reconnu qu'une existence verbale aux universaux. Cependant ce serait la une expression incomplete de sa doctrine. Il est evident, par tous les extraits que nous avons donnes, que, s'il rapportait au langage les genres et les especes, c'etait au langage en tant qu'expression choisie et convenue d'une pensee humaine[115], et par consequent, il est a proprement parler conceptualiste. Puis, le conceptualisme ne lui suffit pas, car lorsqu'il traite de la difference, de la forme, de la maniere enfin dont se produisent les objets des universaux, on voit bien qu'il n'entend passe borner a dresser une echelle intellectuelle; ce sont les noms des genres et des especes, et non les etres, bases des conceptions, des genres et des especes, non la nature de ces etres, qu'il traite d'abstraction; et il y a dans toute se philosophie une distinction toujours presente entre la logique et la physique. Dans la logique pure, les universaux ne sont que les termes d'un langage de convention. Dans la physique, qui est pour lui plus transcendante qu'experimentale, qui est se veritable ontologie, les genres et les especes se fondent sur la maniere dont les etres sont reellement produits et constitues[116]. Enfin, entre la logique pure et la physique, il y a un milieu et comme une science mitoyenne, qu'on peut appeler une psychologie, ou Abelard recherche comment s'engendrent nos concepts, et retrace toute cette genealogie intellectuelle des etres, tableau ou symbole de leur hierarchie et de leur existence reelle[117]. On concoit donc que les historiens et les critiques se soient quelquefois mepris en exposant et classant sa doctrine. Elle est complexe et ambigue, et presente plus d'un aspect a qui la veut observer. Elle n'est pas la seule, au reste, qui sur cette question soit difficile a saisir, et l'incertitude avec laquelle on a de tout temps caracterise sur ce point les sectes et leurs chefs, est un fait remarquable. Ainsi nous avons vu Abelard et Jean de Salisbury rattacher la meme doctrine, l'un au nominalisme, l'autre au realisme[118]. Le dernier, qui dedaigne les nominaux, en separe Abelard, et lui reconnait cependant une doctrine qui se distingue malaisement de la leur. Pour son propre compte, il s'indigne qu'on reduise a les universaux a des noms ou a des pensees, et il les considere, d'apres Aristote, dit-il, comme des fictions de la raison, comme des ombres de la realite, se declarant en cette matiere, non pour la doctrine la plus vraie, mais pour la plus logique[119]. Geoffroi de Saint-Victor, qui montre le dernier mepris pour les nominaux, attaque le realisme dans Gilbert de la Porree, qu'il place au meme rang qu'Abelard, et traite d'insenses les disciples d'Alberic, le plus ardent adversaire du nominalisme. Pierre Lombard, qui passe pour l'eleve d'Abelard, _ce chef des nominaux_, est appele _le prince des realistes_. Amaury de Chartres, condamne au concile de Paris pour avoir renouvele les erreurs d'Abelard, avait soutenu des idees empreintes du realisme particulier de Scot Erigene, et Brucker les rattache au platonisme, tandis que Buddee les derive d'Aristote. Ce meme Brucker, d'accord avec Jean de Salisbury, traite de realiste Joslen de Soissons, que Dom Clement soupconne de nominalisme, et lorsque plus tard Guillaume Occam argumentait contre le realisme, il semblait quelquefois refuter Abelard. Il ne faut donc pas s'etonner qu'il y ait quelque variation, quelque obscurite dans le jugement que l'histoire de la philosophie porte de la doctrine definitive du maitre d'Heloise. Un grand nombre, avec Othon de Frisingen, l'assimilent a la doctrine de Roscelin. D'autres y voient le conceptualisme, que Brucker regarde comme une deviation de l'hypothese d'Abelard. Ce conceptualisme est pour M. Cousin un nominalisme inconsequent; c'est presqu'un realisme pour M. Rousselot qui, ainsi que Buhle, croit Abelard plus pres de Guillaume de Champeaux que de Roscelin. Caramuel, outrant la meme idee, l'avait accuse d'avoir ressuscite le pantheisme[120]. Ainsi Abelard, au gre des critiques et des interpretes, aurait parcouru tons les degres de toutes les doctrines sur la question fondamentale de la scolastique; et peut-etre ces jugements si divers ont-ils tous quelque verite. [Note 115: _Dialect._, p. 351.--_Theolog. Christ._, p. 1317 et 1320.--_Glossulae sup. Porph._, ci-dessus, p. 104.--Voy. aussi le chap. III, t. 1, p. 305.] [Note 116: _De Gen. et Spec._, p. 538, et ci-dess., c. v, t. ii, p. 431, et la fin du c. ix.] [Note 117: _De Intellectibus_, et le ch. vii du present ouvrage.] [Note 118: Voy. ci-dessus, c. viii, p. 18 et 35.] [Note 119: _Metalog._, t. II, c. xvii et xx.--_Pollcrat._., t. VII, c. xii.--Meiners a tres-bien montre que Jean de Salisbury se contredit sans cesse. (Ouvr. cit. _Soc. Goit. Comment._, t. XII, pars II, p. 33.--Petersen, Joh. Saresb. _Enthericus, in comm._, p. 101.)] [Note 120: Johan Saresb. _Metal._, t. II, c. xvii.--Salaberi, _Philosophia nominal. vindicata_, praefat.--Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, p. 688-695.--Budd. _Obser. select._, t. I, obs. xv, p. 197.--_Hist. litter._, t. XV, p. 80.--Buhle, _Hist. de la phil._, introd., sect. iii, p. 689.--Degerando., _Hist. comp._, t. IV, c. xxvi et xxvii, p. 409, 414, et 595.--Rousselot, _Etudes sur la philos. du moyen age_, t. 1, p. 164 et 274, t. II, p. 24, 33, 48, 53 et 98, etc.] Voici, en effet, les principales propositions qui peuvent etre extraites des fragments de controverse analyses dans ces trois chapitres. 1 deg. Les genres et les especes ne sont pas des essences generales qui soient essentiellement et integralement dans les individus, et dont l'identite n'admette d'autre diversite que celle des modes individuels ou des accidents; car alors le sujet de ces accidents, la substance de ces modes etant identique, tous les individus ne seraient qu'une seule substance, et l'humanite serait un seul homme. (Contre le realisme.) 2 deg. L'essence universelle n'existe pas davantage, comme fond semblable et sans nulle difference, en chaque individu; car alors chaque individu serait l'espece. En d'autres termes, l'espace n'existe pas a titre d'essence dans chaque individu, ni le genre dans chaque espece; car alors toute espece serait le genre, tout individu serait l'espece. (Contre le realisme.) 3 deg. Le genre ou l'espece ne peut etre une essence proprement dite, c'est-a-dire une chose reelle; car l'espece ou le genre se dit de l'individu. On dit: Socrate est homme ou animal; et une chose ne peut etre affirmee d'une autre chose, car ce serait pretendre qu'une chose est une autre chose qu'elle-meme. _Res de re non praedicatur_. (Nominalisme.) 4 deg. Si les genres et les especes ne sont pas des essences universelles tout entieres dans chacun, ou identiques dans chacun, ce ne sont pas pour cela des mots, de simples voix; car l'essence du mot ou terme vocal n'est pas l'essence du genre ou de l'espece. Le mot, en tant que mot, a des proprietes qui repugnent a la nature du genre on de l'espece. La definition du mot en lui-meme ne peut etre celle du genre ou de l'espece on elle-meme. (Contre le nominalisme.) 5 deg. Ce qu'on peut dire, c'est que lorsqu'on nomme les genres et les especes, lorsqu'on prononce, ou meme que l'on concoit les noms generaux, on pense et l'on veut penser une affirmation commune a plusieurs; or ce qui s'affirme de plusieurs etant la definition de l'universel, il s'ensuit que les genres et les especes sont des noms d'institution humaine et que les universaux dependent du langage. (Nominalisme.) 6 deg. Mais ce langage est l'expression de la pensee, les universaux sont donc des pensees: ils signifient les conceptions par lesquelles l'esprit ramene les semblables a l'unite, en faisant abstraction de leurs differences. La conception des choses universelles est une des prerogatives de l'intelligence. (Conceptualisme.) 7 deg. Ces concepts, recueillis de sensations diverses, ces unites intellectuelles representent des choses qui ne sont pas, ou qui sont autrement dans la realite quo dans la pensee, puisque le concret differe de l'abstrait, et ils ne decrivent les objets que tels que les veut l'esprit. (Nominalisme.) 8 deg. Ils ne sont pas pour cela vains et faux, ils sont la collection des caracteres communs de certaines multitudes, ils sont eux-memes des notions collectives. (Conceptualisme.) 9 deg. Ces notions collectives sont prises des caracteres reels d'individus reels; ces concepts, sans etre parfaitement identiques a toute la realite, se fondent sur la realite. (Realisme.) 10 deg. Pour connaitre ce qu'il y a de realite dans les universaux, il faut les etudier dans les realites incontestees dont ils sont, les collections; ces realites sont les individus. En etudiant, en decomposant l'individu, on atteindra les elements reels de l'espece et du genre. (Probleme de l'individuation.) 11 deg. L'individu est compose de forme et de matiere; la matiere de l'homme est l'humanite, la forme l'individualite. Celle-ci n'existe pas hors de l'individu, puisque des qu'elle existe, elle le realise; elle n'existe que combinee a la matiere. La matiere, qui peut egalement exister avec telle ou telle indivirtualite, n'existe cependant pas actuellement sans aucune; elle se retrouve, non pas la meme, mais analogue, non pas identique, mais semblable, dans tous les individus de meme nature, et c'est sa similitude qui constitue toute l'identite de l'espece, comme c'est la forme individuelle qui diversifie la matiere de l'espece. (Theorie de l'individuation.) 12 deg. La collection de toutes les matieres, de toutes les formes individuelles est une collection de realites qui n'existent point par elles-memes isolement et separement; elle n'en est donc pas, dans la realite actuelle, exclusivement composee, de telle sorte que, composee de realites, ou reelle dans ses elements propres, elle n'y peut etre reduite que par la pensee et n'existe ainsi reduite qu'a l'etat de conception et d'expression. (Conceptualisme realiste.) 13 deg. L'individnation est le type de la constitution des especes, de celle des genres; partout matiere semblable en nature, mais numeriquement diverse dans ses combinaisons avec la forme. Ainsi, dans les individus, la matiere est l'espece, collection des matieres _individualisees_; dans les especes, la matiere est le genre, collection des matieres _specifiees_; dans le genre, la matiere est un genre superieur ou supreme, collection des matieres _generalisees_. 14 deg. A chaque degre, cette matiere similaire, mais non pas numeriquement identique, est le veritable universel, universel reel, en puissance reel a lui seul, en acte reel en combinaison. (Realisme.) 15 deg. Comment l'etre que par la pensee nous concevons ainsi constitue est-il reellement et physiquement constitue? Les elements, principes immediats de tous les etres, sont-ils dans la matiere, sont-ils dans la forme; sont-ils a la fois matiere et forme, et, dans tous ces cas, comment peuvent-ils encore etre avec propriete appeles elements? Les particules plus ou moins simples concues par l'analyse ne sont que des elements improprement dits, des elements provisoires. Ce sent des corps composants affectes de certaines proprietes non communes a tout compose. Le veritable element de la matiere du corps, c'est la pure essence, celle-la est proprement un universel, car elle est informe et indeterminee. Mais tout ceci n'est dit et ne doit etre entendu que des choses sensibles, et n'est pas applicable aux substances spirituelles dont la physique ne traitait pas. (Ontologie physique.) 16 deg. Dans les substances corporelles, la pure essence, cet universel apte a toutes les formes, recoit ces formes dans toutes ses parties, et ces parties, chacune ainsi composee, constituent un tout compose. Ce tout est successivement affecte de certaines formes qui le font passer a l'etat de genre, d'espece, d'individu. Mais, en meme temps, ses parties sont affectees les unes de certaines formes, les autre de certaines autres, qui ne sont pas celles de la totalite, et qui font des parties elementaires differentes de nature. (Physique ou ontologie.) 17 deg. La forme, qui on se joignant a la matiere, produit successivement le genre, l'espece, l'individu, est en general la difference qui diversifie le semblable. C'est surtout a ce qui transforme le genre en espece que s'applique ce nom de difference. La difference n'est pas une simple qualite, elle n'est pas non plus par elle-meme une substance, car il n'y a point de substance sans matiere. Elle est la forme simple, la forme proprement dite. La forme simple est celle qui constitue une nature. (Idealisme platonique.) 18 deg. La matiere de la substance est la pure essence, etre en puissance, indetermine pur, universel sans forme, et accessible a toutes les formes. L'essence de la substance, c'est d'etre; elle n'a pas d'autre _quiddite_. (Idealisme au point de vue logique, spinozisme au point de vue ontologique; hegelianisme au point de vue de la doctrine de l'identite de la logique et de l'ontologie.) Faut-il admettre, en effet, ce vaste et incoherent ensemble de doctrines dans la tete d'un seul homme, et la philosophie d'Abelard est-elle le chaos? Nous ne le pensons point. Sans doute, les necessites de la polemique l'entrainent parfois a des assertions peu conciliables entre elles, et l'esprit de la dialectique, qui, jouant avec les mots comme avec des signes d'algebre, perd souvent de vue la realite, a pu souvent lui dicter des raisonnements qui sont de pures formes logiques, sans application et sans valeur pour la science des choses. Mais il nous parait cependant que la coherence se retablit entre ses idees, si l'on y retablit l'ordre, et si l'on distingue les points de vue successifs dans lesquels il s'est place pour considerer la question. Ces distinctions, il ne s'en rendait peut-etre pas bien compte; cet ordre, il n'aurait peut-etre pas su l'etablir par lui-meme. La methode etait inconnue aux philosophes de cet age, et celui-ci en aurait eu grand besoin pour eclaircir et justifier l'eclectisme qu'il a porte dans la discussion des universaux. Refutant tout, empruntant de tout, Abelard me parait en effet avoir procede en eclectique. Pour lui, ce qu'il y a de vrai du nominalisme, c'est, non que les universaux sont des voix, mais qu'ils existent comme universaux par le langage et expriment des conventions de l'esprit. Ce qu'il y a de vrai du conceptualisme, c'est que l'esprit concoit les objets qu'il a percus, en ramene la diversite a l'unite par les ressemblances, et recueille dans les individus la pensee commune qui est le genre et l'espece. Ce qu'il y a de vrai dans l'individualisme de Roscelin, c'est que la realite en acte est toujours particuliere, et que la substance proprement dite n'est jamais en fait universelle. Ce qu'il y a de vrai dans le realisme, c'est que les genres et les especes sont des collections formees d'individus reels en vertu de leur reelle communaute de nature. Ce qu'il y a de vrai de la doctrine de l'indifference, c'est qu'il existe dans tous les individus d'une meme nature un element commun, la matiere, ce non-different ou ce semblable dans tous, diversifie par les formes individuelles. Ce qu'il y a de vrai dans la doctrine des essences universelles, c'est que cette matiere, semblable dans tous les etres, et qui ne differe que numeriquement, est par la communaute de ses caracteres, par l'identite de ses effets, un universel reel, quoiqu'il ne soit jamais separe d'une forme qui le particularise. Ce qu'il y a de vrai dans l'idealisme[121], c'est que la forme qui n'est ni matiere, ni genre, ni substance, est cependant l'element, reel et formateur de l'essence, et subsiste avec un caractere de determination, une constance d'efficacite qui suppose une permanence superieure aux changements et aux accidents successifs de la matiere sensible; tandis que la matiere premiere ou la pure essence, base primitive de toute matiere posterieure, subsiste comme quelque chose de durable, d'identique, d'indetermine, d'inaccessible aux sens en dehors des formes, et partant d'incorporel, mais d'accessible a toutes les formes et de necessaire indistinctement a toutes les choses existantes. [Note 121: J'entends par ce mot la doctrine qui donnait une certaine existence a des dires indefinissables qui n'etaient ni abstraction, ni substance spirituelle, ni substance sensible, et que la scolastique etait sans cesse portee a realiser; doctrine qu'on peut egalement appeler un platonisme altere, ou un aristotelisme imparfait.] Voila en substance ce qu'Abelard a recueilli dans tous les systemes qu'il a critiques; c'est bien la un eclectisme, seulement l'auteur n'en a pas une conscience distincte, il ne l'etablit pas systematiquement; on y rencontre meme ca et la des lacunes ou des incoherences, car un esprit qui peche par la methode et par l'observation psychologique ne s'eleve pas toujours, malgre ses efforts, a l'eclectisme et s'arrete au syncretisme. Cependant il y a plus que de la sagacite, il y a de l'etendue d'esprit dans ce travail de conciliation de toutes les doctrines sur les universaux, et de plus, on y peut entrevoir et degager une idee originale qui en distingue et caracterise l'auteur entre tous les chefs d'ecole qu'il a soumis a sa pressante inquisition. Nous craignons l'ennui des redites, et cependant nous ne pouvons nous refuser un dernier mot sur une question qui a fait presque toute la renommee philosophique d'Abelard, et peut-etre tout le malheur de sa theologie. Il nous est a coeur de faire bien saisir sa pensee et la notre, et de fixer le caractere definitif de sa doctrine. Suivant les meilleures autorites, ce caractere est, a tout prendre, celui du nominalisme. Faut-il souscrire a ce jugement? Non, Abelard ne fut pas nominaliste, s'il faut, pour l'etre, croire avec Roscelin qu'il n'y a dans le genre et l'espece que des noms, et que rien n'est reel dans l'individu que l'individualite; s'il faut croire que les qualites, pour n'etre pas materiellement, objectivement separables des substances individuelles, ne sont que des mots; s'il faut croire que les parties, quand elles ne sont pas des individus, sont aussi verbales, aussi vaines que les especes et les qualites; s'il faut croire enfin que hors du langage aucune abstraction n'est rien. Mais il fut nominaliste, si, pour meriter ce titre, il suffit de n'etre pas realiste, s'il suffit d'ignorer ou de rejeter la doctrine platonicienne des idees, s'il suffit de ne pas admettre des essences generales subsistant essentiellement soit hors des individus, soit integralement et distinctement dans les individus, et de regarder qu'entre Dieu, l'ame et les individus, il n'y a de numeriquement reel que des conceptions, qui sont des faits et non des etres; s'il suffit enfin d'imputer aux facultes et aux besoins de l'esprit humain l'existence de genres, de qualites, d'abstractions de toute sorte, posees separement et independamment des sujets effectifs qui ont donne naissance a ces creations intellectuelles. La plupart des philosophes nos contemporains auraient, je crois, de la peine a se defendre de penser comme lui sur ce dernier point, et seraient fort embarrasses d'attribuer une existence distincte a aucune des abstractions de cette nature. Cependant beaucoup d'entre eux se defendent du nominalisme et donnent tort a Abelard dans sa grande controverse; ils ne lui accordent d'avoir eu raison que contre les abus du realisme. Si nous pressons bien leur pensee, nous avouerons qu'elle nous echappe, et nous osons soupconner que celle d'Abelard aurait bien pu leur echapper en partie. Certes, M. Cousin ne confond point Abelard avec Roscelin; il veut bien accorder que le grossier paradoxe contre l'existence des parties etait trop au-dessous de ce grand esprit. Il reconnait que le nihilisme a peu pres avoue des nominalistes absolus etait etranger a sa pensee, mais il laisse entendre qu'en derniere analyse ce nihilisme aurait bien pu devenir, a l'insu d'Abelard, le produit net de sa theorie, et il ne voit dans le conceptualisme qu'un nominalisme tempere, sinon deguise. Voici toutefois son principal argument: "Le principe de l'ecole realiste est la distinction en chaque chose d'un element general et d'un element particulier. Ici les deux extremites egalement fausses sont ces deux hypotheses: ou la distinction de l'element general et de l'element particulier portee jusqu'a leur separation, ou leur non-separation portee jusqu'a l'abolition de leur difference, et la verite est que ces deux elements sont a la fois distincts et inseparablement unis. Toute realite est double.... Le moi... est essentiellement distinct de chacun de ses actes, meme de chacune de ses facultes, quoiqu'il n'en soit pas separe. Le genre humain soutient le meme rapport avec les individus qui le composent; ils ne le constituent pas, c'est lui, au contraire, qui les constitue. L'humanite est essentiellement tout entiere et en meme temps dans chacun de nous.... L'humanite n'existe que dans les individus et par les individus, mais en retour les individus n'existent, ne se ressemblent et ne forment un genre que par le lien de l'humanite, que par l'unite de l'humanite qui est en chacun d'eux. Voici donc la reponse que nous ferions au probleme de Porphyre: [Grec: poteron chorista (gene) e en tois aisthetois.] Distincts, oui; separes, non; separables, peut-etre; mais alors nous sortons des limites de ce monde et de la realite actuelle[122]." [Note 122: Ouvr. ined., introd., p. cxxxvi.] Ou notre meprise est grande, ou cette objection se reduit a ceci: les differences qui separent les hommes des autres animaux sont reelles, ou, ce qui revient au meme, les ressemblances qui unissent les hommes et manquent aux autres animaux, comme celles qui leur sont communes avec les autres animaux, sont egalement reelles. Il y a donc une nature humaine, l'idee de la nature humaine n'est point une hypothese, une chimere; elle est fondee sur des realites, et puisqu'il y a des realites au fond des idees de cette sorte, c'est-a-dire au fond des idees de genres et d'especes, il y a un certain realisme. Cela est vrai, si le realisme signifie cette opinion meme, savoir que les idees de genres et d'especes, loin d'etre des fictions ou de pures conditions subjectives de notre pensee, sont l'expression intellectuelle de faits positifs et certains. Ce realisme-la n'est que le contraire du scepticisme et de l'idealisme. Sur ce point, le sens commun est realiste. Mais, qu'on nous permette de le dire, ce n'est pas la le realisme. Le realisme etait plus hardi. Les idees de genres et d'especes, etant fondees sur des faits reels, peuvent etre appelees des idees reelles, et en ce sens il est tout simple de dire abreviativement que les genres et les especes sont reels. Mais sont-ils en eux-memes des realites, c'est-a-dire quelque chose d'autre que, d'une part, les faits reels manifestes dans les individus, de l'autre, les conclusions legitimes que nous induisons de ces faits reels, generalisations necessaires de l'intelligence. Le realisme est alle jusqu'a regarder les idees de genre et d'espece comme correspondant objectivement a des essences, ontologiquement distinctes des individus dans lesquels elles se manifestent. Sans doute, l'objection de M. Cousin ne va pas si loin; c'est une reserve generale en faveur du platonisme; c'est surtout l'expression d'une louable crainte de donner acces ou pretexte au scepticisme. Mais ce n'est en definitive qu'une reclamation incontestable en faveur de la verite de l'idee d'essence. Oui, il y a dans les etres individuels autre chose que de l'individualite. On peut, on doit dire sans subtilite: il n'y a que des individus, et il y a quelque chose de plus que des individualites. Ainsi, bien qu'il n'existe en fait d'humanite que des hommes, il est une essence qui s'appelle la nature humaine. Mais la nature humaine ne se realise que dans les individus; des que l'essence arrive a l'existence, elle s'individualise. L'etre en puissance peut etre general, l'etre en acte est individu. Or maintenant, cette realite des faits sur lesquels se fondent les idees de genre et d'espace, cette verite de l'idee d'essence, Abelard l'a-t-il niee? Le conceptualisme est-il condamne a la nier? je ne le pense pas. Pour la nier, encore une fois, il faudrait dire: il n'y a que des individus, et ils n'existent qu'en tant qu'individus. Or il est possible que le nominalisme ait dit cela, mais ce n'est point ce qu'a dit Abelard. Il y a en effet deux hypotheses egalement fausses, la separation de l'essence et de l'individu, et l'abolition de leur difference. Le realisme est tombe dans la premiere, et le nominalisme dans la seconde. Mais Abelard n'a rien fait de cela; ce n'est certes pas lui qui abolit la difference. Il n'a nie comme faits aucun des fondements de la distinction des genres et des especes. Suivant lui, les seules unites sensibles, les seules essences distinctes et reelles sont en effet des individus; mais dans l'individu humain, il y a ce qui est commun a tous les animaux, c'est la matiere ou le genre; il y a de plus ce qui distingue les hommes des animaux et ce qui est commun a tous les hommes: c'est la difference specifique ou la forme essentielle de l'humanite: de la l'espece. La matiere et la forme sont les elements reels de l'humanite. D'ou il resulte que la distinction des genres et des especes est reelle, et l'on voit que loin de meconnaitre les caracteres communs qui decelent et constituent dans les individus une essence on une nature speciale, Abelard realise, sous le nom de forme essentielle, cet element integrant et constitutif sans lequel il n'y aurait qu'une matiere indeterminee, ou des fragments infinis en nombre, sans liaison, sans caractere assignable, une creation sans ordre, qui echapperait a la raison humaine. En effet, il y a ici, pour le repeter encore, deux ecueils a eviter: l'un, le realisme absolu qui absorberait l'individu dans l'etre universel, et que je n'hesiterais pas a nommer, avec Bayle, un spinozisme non developpe; l'autre, un nominalisme radical qui serait au fond un individualisme absolu. La formule de cette doctrine serait: "Il n'existe que des substances distinguees par des accidents propres." Alors les caracteres de l'animal, ceux de l'homme ne seraient que des accidents fortuits de ces fragments, ou plutot de ces agregats isoles que nous appelons individus. C'est fictivement et vainement que notre esprit comparerait et assimilerait ces accidents, et qu'il se formerait ainsi des classes. Ces classes, conceptions gratuites, n'auraient de reel que leurs noms, et nous ne cederions, en les formant, qu'a un penchant, a une fantaisie de notre esprit. Au fond, il n'y aurait que des substances et des accidents. Est-ce la le conceptualisme d'Abelard? nullement; il a repete jusqu'a satiete que de la substance en general a l'individu il y a des degres, et que ce n'est point par les simples accidents que l'on peut combler la distance. Il s'est empare d'une idee aristotelique, la distinction de la matiere et de la forme, sans l'une ou l'autre desquelles il n'existe rien, et il a pose comme realites, comme elements necessaires de l'etre, la matiere (genre); la forme specifique (difference, espece); enfin la forme propre (individu); mais toutes ces choses ne sont separables qu'en puissance. Un contemporain, et probablement un disciple d'Abelard, a decrit dans quelques fragments precieux la vraie doctrine de son maitre. Il l'a ramenee avec, raison a un seul point, la forme. C'est la place et le role qu'Abelard donne a la forme, qui font le caractere et la valeur de son systeme. Nous la resumerons une derniere fois d'apres cet interprete anonyme[123]. [Note 123: _De Intellectibus_, In fine, p. 404] Un principe a ete pose: "Tout ce qui est est ou substance ou accident." Ce principe est faux. Il exprime une division qui ne suffit pas, comme on dit en logique, c'est-a-dire qui n'embrasse pas toute la realite. Si elle etait complete, en effet, il faudrait que la rationnalite, qui apparemment n'est pas substance, fut accident. Accident, son absence ou sa presence dans l'homme serait indifferente, et par consequent l'homme reduit a l'animal sans raison serait encore un homme. La division exprimee par le principe ne serait donc plausible qu'a la condition d'entendre l'accident d'une maniere large, et de donner ce nom a tout ce qui est attribut de la substance a un titre quelconque. Alors la forme, le propre seraient des accidents; mais il faudrait toujours distinguer parmi ces accidents, et l'on serait oblige de designer certains d'entr'eux par le nom presque contradictoire d'accidents essentiels. Telle serait la rationnalite. Elle est mieux distinguee, quand on dit qu'elle est une forme. La forme, c'est l'accident ou mode dont le retranchement,--je parle le langage aristotelique,--_corrompt_ la substance dont elle est un des constituants; c'est-a-dire fait sortir une substance de la classe ou elle est placee pour la faire passer dans une autre. Retranchez la raison a l'homme, l'homme est _corrompu_, lisez _denature_; il n'est plus que l'animal. En langage moderne, il perd son essence. Ceci amene et eclaire la question suivante: les formes sont-elles des essences? Les uns veulent qu'elles soient universellement des essences. Soit, mais alors, comme Socrate est un, ce qu'ils ne peuvent refuser d'accorder, il a l'unite. L'unite de Socrate est une, elle a donc l'unite pour forme substantielle, et celle-ci une autre, et ainsi a l'infini. On s'en tire en admettant je ne sais quelle reciprocite, _nescio quam reciprocicationem_. L'unite de Socrate est la forme de celle de Platon, celle de Platon la forme de celle de Socrate; c'est-a-dire qu'on ne peut eviter ou qu'une seule et meme essence soit la forme individualisee de plusieurs, ou qu'elle soit reciproquement ce qui recoit et ce qui donne la forme. Enfin, toutes les formes etant des essences, chaque individu, un par lui-meme, a son unite, ou chaque unite sujet a son unite forme, c'est-a-dire sa semblable dans une autre essence, puisque la forme est aussi une essence: il suit qu'il y a plus d'unites que de semblables; or, il doit y avoir autant de semblables que d'unites. Mais si l'on ajoute les semblables des unites formes, qui, etant essences, doivent aussi avoir chacune la leur, il se trouve qu'il y a plus de semblables que d'unites; et le tout donne un resultat absurde. Car il s'ensuivrait qu'il y a plus d'unites que d'unites, et plus de semblables que de semblables. Tout cela est un non-sens. Les autres ne veulent point admettre d'essences hors de la substance; ceux-ci seront obliges de dire, et peut-etre avec raison, que les vertus, les vices, les couleurs ne sont pas quelque chose. C'est aux sages d'en juger, dit notre anonyme, et il passe outre. Mais il ajoute qu'il n'y a plus qu'une troisieme opinion; c'est celle qui entend que certaines formes soient des essences, et certaines autres non. "Ainsi le veulent Abelard et les siens, qui portent la clarte dans l'art dialectique, parce qu'au lieu de l'embrouiller, ils le scrutent avec le soin le plus scrupuleux[124]. Pour eux, les seules formes qui soient des essences sont certaines qualites[125] qui sont dans les conditions suivantes. 1 deg. Il faut qu'elles soient dans le sujet, en telle sorte que le sujet ne suffise pas pour qu'elles existent. Par exemple, le sujet suffit a l'existence des quantites. 2 deg. Qu'une disposition de parties ne soit pas necessaire a leur existence, comme il faut une disposition de parties, reciproque entre les parties du doigt pour qu'il soit courbe, commune au sujet et au siege pour qu'un homme soit assis. 3 deg. Qu'elles n'existent pas dans le sujet, grace a quelque objet extrinseque, en sorte qu'elles ne puissent exister seules, comme la propriete qui consiste pour un homme a posseder un boeuf ou un cheval. 4 deg. Que pour les ecarter, il ne soit pas necessaire d'ajouter une substance au sujet, comme pour ecarter l'inanimation, il faut ajouter au sujet une substance, l'ame." [Note 124: "Sicut Abaelardus et sui, qui artem dialecticam non obfuscando, sed diligentissime perscrutando dilucidant." (P. 490.)] [Note 125: _Quasdam qualitates. Qualites_ doit etre entendu ici largement, a la maniere moderne, dans le sens de modes en general, et non dans le sens technique d'especes de la categorie de _qualite_.] Voila les quatre conditions auxquelles une qualite ou plutot un attribut du sujet est non-seulement une forme, mais une essence, d'un seul mot, une forme essentielle. Cet expose remarquable montre que, loin d'etre nominaliste, ou meme conceptualiste a la maniere des modernes, Abelard admet qu'il y a essence et realite meme hors de la substance, n'entendant par ce dernier mot que le _substrat_ du sujet individuel. En outre de la substance, il admet quelque chose qui n'est pas le simple accident. La substance etant la matiere, c'est-a-dire ici le fond de l'etre, il faut a ce fond une forme pour qu'il ait une nature speciale; cette forme qui en fait l'essence est elle-meme une essence. Toutes les formes ne sont pas dans ce cas. La forme essentielle est celle-la seulement que le sujet ne produit pas de lui-meme, et qui n'a besoin pour etre, d'aucune disposition, d'aucun objet etranger, pour s'aneantir, de l'addition d'aucune substance. La difference specifique est une forme essentielle, mais elle ne forme de veritables especes que dans la categorie de la substance, sans etre elle-meme une espece de cette categorie. Aux divers degres de cette categorie sont les divers degres de l'etre veritable, par lesquels la substance, etre en puissance, arrive a l'etre en acte. Ces degres forment la gradation des essences. Un dernier jugement sur cette doctrine. Si l'on s'arrete au langage, elle se defendra mal. La distinction de la matiere et de la forme ne s'est pas soutenue _in terminis_. Qu'est-ce qu'une forme essentielle, ou du moins quelle sorte d'etre est cela? Le mode d'existence en est pour le moins aussi difficile a concevoir que celui des idees de Platon. Aristote ne peut sauver l'existence de ses formes qu'a l'aide de la distinction de la puissance et de l'acte; mais de l'etre en puissance, cela se resout au vrai dans les conditions de l'etre, par consequent dans les conceptions de l'esprit. Des conceptions de l'esprit fondamentales, necessaires, primordiales, qu'est-ce autre chose que des idees eternelles? On peut dire, a mon sens, contre Aristote tout ce qu'il a dit contre Platon, et l'on voit que les modernes sont plus conceptualistes qu'Abelard. Cela veut-il dire que les modernes sont nominalistes? Ecartez le langage de notre scolastique, et vous trouverez peut-etre que sa doctrine serait aujourd'hui exposee dans ces termes. L'experience ne manifeste, l'intelligence ne concoit que des etres individuels, comme etant en pleine possession de l'existence. Les genres, les especes ne sont, au positif, que des collections d'individus; dans l'individu, le sujet de l'existence est la substance; toute substance est individuelle; elle est substance, c'est-a-dire qu'elle est l'un et l'etre, pour dire comme les Grecs. Mais quel _un_, mais quel _etre_ est-elle? Elle est telle et non pas telle. Ce qu'elle est ainsi, c'est ce qu'on appelle son essence. La substance, consideree en elle-meme, par abstraction ou en puissance, n'a pas d'essence; mais en acte ou en realite, mais des qu'elle existe, elle a ou plutot elle est une essence. Point de substance sans essence. Tout ceci repond a la theorie de la matiere et de la forme. L'essence, pour l'esprit qui ne fait que concevoir la substance et ne la connait pas, se represente comme une qualite. _Quid_ n'est connu que comme _quale_, mais est concu comme _quid_. L'essence est-elle donc pour cela la qualite en general, ou se compose-t-elle de toutes les qualites du sujet de l'existence? Comme substance, ce sujet est un, lui, et pas un autre, c'est la l'individualite; comme essence, il est de telle ou telle nature. Cette nature determinee ne se determine pour nous que par les qualites que nous percevons ou induisons dans le sujet; mais ces qualites diverses ne peuvent etre ni confondues entre elles, ni rangees sur la meme ligne: elles sont toutes reelles, mais il en est de constitutives, il en est d'accessoires, et parmi les constitutives, les unes sont communes a un plus grand nombre d'etres, les autres a un nombre moindre. Il y en a d'universelles, c'est-a-dire de communes a tous les etres; il y en a de tellement particulieres qu'elles sont exclusives. Entre ces deux extremes se placent divers degres; a ces degres correspondent de certains groupes de qualites constitutives; les qualites constitutives sont dites essentielles en ce qu'elles constituent l'essence. Les qualites sont donc essentielles ou ne le sont pas. Lorsque l'esprit embrasse tous les etres dans leur universalite, il leur trouve un certain nombre de caracteres communs; ces caracteres sont plus que des modes, plus meme que des attributs. Si nous les appelons attributs ou modes, c'est par un besoin de notre esprit, qui ne connait directement les etres que par leurs qualites; mais ces attributs improprement dits sont plutot des conditions ou des principes d'existence determinee. C'est par eux que tes etres sont des etres. Dans cette universalite des etres, des differences apparaissent, c'est-a-dire des attributs differents, et cependant communs encore a plusieurs, mais en plus petit nombre. Les plus communs apres les conditions universelles constituent les essences plus generales. Entre ces caracteres communs, on distingue encore de certaines differences, et l'on concoit des essences moins generales; ainsi d'essences en essences, on arrive a l'essence la moins generale, a savoir la substance individuelle; mais cette substance individuelle porte encore des caracteres communs a bien d'autres substances individuelles, elle a de nombreuses ressemblances. De meme que la consideration des differences nous a fait descendre de l'universalite des etres a l'individualite de l'etre, la consideration des ressemblances nous ferait remonter de l'individualite a l'universalite. C'est ainsi que les etres se representent a l'esprit humain, qui en forme et en ordonne la conception. Mais ces classifications, qui sont certainement concues, ne sont-elles que des conceptions? L'affirmative serait la reponse insensee du scepticisme. Ne lui on deplaise, ces classes sont certainement fondees sur des faits reels. Ni l'observation, ni la raison qui les a reconnues, ne nous forgent des mensonges. Mais ce n'est pas tout que de porter sur des faits reels; les conceptions des essences, plus ou moins communes, plus ou moins particulieres, donnent lieu a une distinction fondamentale. Il en est qui, sans etre illusoires, n'ont rien d'essentiel; il en est d'essentielles. Celles-ci reposent sur les caracteres dominants dont l'ensemble forme dans notre pensee la nature des etres. Ces differences fondamentales revelent et constituent les veritables essences, ou les grandes et naturelles divisions de l'ensemble des etres. Ces differences sont assez nombreuses; mais dans le nombre on doit distinguer celles que voici. Dans l'ensemble des etres accessibles aux sens d'abord se montrent certains caracteres generaux, communs a tous, et auxquels participe toute la masse inorganique, substance confuse qui ne se distingue de ce qui est plus general qu'elle que par l'attribut qui la rend sensible et que Descartes a nomme l'etendue. Si vous en retranchez la masse inorganique, vous aurez le regne organique (espece dont l'etre etendu est le genre); si vous en retranchez tout l'etre inanime, il vous reste l'etre anime (le genre animal); si vous retranchez ce qui, parmi les animes, n'a pas la raison, il vous restera l'animal raisonnable ou l'homme (espece humaine); et si, dans la totalite des animaux raisonnables, vous distinguez substance par substance, vous avez l'individu. Or, parler ainsi, c'est concevoir qu'il y a une essence determinee par chaque groupe d'attributs communs, une nature etendue, une nature organique, une nature animale, une nature humaine, une nature individuelle. On appelle aujourd'hui nature ou essence, ce qu'au temps d'Abelard on appelait genre ou espece, matiere ou forme; mais le fond des idees n'a pas sensiblement varie. Et lorsqu'il essaie, pour profondement distinguer l'espece de tout le reste, de determiner a quelles conditions la forme est une essence, il entreprend un travail difficile, et il fait plus que les philosophes modernes qui se sont bien hasardes (non pas tous) a reconnaitre qu'il y a telle chose que l'essence, mais dont aucun ne s'est aventure a dire ce que c'est. Ajouter, comme Abelard, que les essences veritables ne se rencontrent que dans la categorie de la substance, et que la forme specifique est en dehors de toute categorie, et surtout n'est a aucun titre dans celle de la qualite, c'est assurement traduire, avec l'exactitude scientifique de son art, cette pensee, que les qualites essentielles sont irrevocablement distinctes des qualites accidentelles, et que les essences ne sont pas de pures conceptions. Nous avons peut-etre passe la mesure dans cette exposition de la doctrine d'Abelard sur les universaux. C'est qu'elle nous paraissait encore incompletement connue, faute d'avoir ete completement restituee. Il en est en effet de cette doctrine comme de presque toutes les opinions de son auteur; elle a disparu avec lui. Il y a peu de philosophes, dont le nom ait ete plus celebre et les doctrines plus oubliees. Le temps n'a respecte que sa gloire. Soit que l'envie, le despotisme ou la peur aient detruit ou laisse se perdre ses livres, soit que ceux qui ont profite de ses idees aient pris soin d'en dissimuler l'origine, cet homme, qui eut tant de disciples, n'a pas laisse d'ecole, et quoiqu'on ne puisse douter qu'il n'ait exerce une influence predominante sur l'enseignement, sur les etudes, sur la destinee de la philosophie, il n'a point fonde de philosophie. D'innombrables sectes ont aussitot apres lui couvert le sol gaulois, et l'on n'a plus parle de lui que comme on parle d'un brillant meteore qui eblouit et qui s'eteint. Il y a de l'injustice dans cet oubli, et lorsqu'au XIIIe siecle on voit la querelle des universaux se perpetuer, mais aussi s'eclaircir et s'etendre, on peut aisement retrouver plus d'une idee, plus d'un raisonnement qui vient d'Abelard, ou que ses successeurs ont laborieusement decouvert apres lui au lieu de le lui emprunter. On sait que les realistes et les nominaux se ravirent alternativement le credit et l'influence, et que la puissance des uns et des autres, celle des premiere surtout, prit souvent les formes de la tyrannie. On tient en general qu'Albert le Grand et saint Thomas d'Acquin furent realistes, et leurs partisans venaient s'allier a Jean Duns Scot lui-meme, lorsqu'il fallait combattre les nominaux. Peut-etre que ceux-ci auraient succombe, si Occam n'eut glorieusement releve leur drapeau, et, donnant au systeme l'ordre et la clarte, n'eut decidement retabli leur influence, reconnue enfin et assuree par la protection du pouvoir politique. Les maitres de l'ecole de Paris, Jean Gerson et Pierre d'Ailly, furent nominaux[126]. [Note 126: Albert. Magn., _De Intellect. et intelligib._, t. I, c. II.--_Metaph. comment._ IV.--M. Rousselot prouve assez bien qu'Albert etait moins realiste que conceptualiste a la maniere d'Abelard. (_Etudes sur la philos. du moyen age_, t. II, c. XIV, p. 210 et suiv.) Il est moins heureux, lorsqu'il essaie la meme demonstration a l'endroit de Saint Thomas. (_Ibid._, p. 256 et 205.) Saint Thomas, sur la question des idees, incline au platonisme: (_Summ. theol._, para I, quest. V, LV, et LXXXV.) Le realisme de Scot ne peut etre nie. (Rousselot, t. III, c. XVIII, p. 13 et suiv.--Meiners, _De nom. et real. init._, ouv. Cit., p. 37.--Salabert, _Philos. nom. vind., praefat._, sec. V.)] Il est remarquable que cette doctrine, quoique toleree souvent, et parfois protegee par l'Eglise, lui redevenait de temps en temps et comme periodiquement suspecte, au point d'etre persecutee par le saint-siege, et qu'elle s'allia maintes fois avec une maniere libre de penser, soit sur les matieres de theologie, soit au moins sur les doctrines de la cour de Rome. L'esprit d'Abelard, a travers beaucoup de transformations, se reconnait et s'apercoit encore dans les ecoles gallicanes, et, osons le dire, dans la philosophie nationale. La science moderne peut, en general, etre regardee, comme nominaliste. "La secte des nominaux," dit Leibnitz, "est la plus profonde des sectes scolastiques, et celle qui s'accorde le mieux avec la methode de la philosophie reformee de nos jours." Descartes ne place point "hors de notre "pensee toutes ces idees generales que dans l'ecole on comprend sous le nom d'universaux." Locke et son ecole ont professe le nominalisme conceptualiste; Hobbes, Berkeley, Hume, le nominalisme pur; et, sur ce point, les Ecossais, surtout Dugald Stewart, ont encheri sur les opinions de Locke, eux qui se separent de lui si volontiers[127]. Le conceptualisme est peut-etre le vrai nom de la doctrine de Kant, et ce n'est qu'apres lui que la philosophie allemande a pris ces formes alexandrines qui la rapprochent du realisme du moyen age. La doctrine de l'identite absolue, qui ne distingue plus l'ordre de la connaissance de l'ordre de l'existence, efface ou supprime toute controverse sur les universaux, en confondant l'etre et la pensee, le particulier et le general, le fini et l'infini. M. de Schelling s'est fait gloire de renouveler le spinozisme qu'on imputait au realisme pour l'accabler; Hegel a courageusement erige les degres logiques en phases de l'etre, et professe que toute pensee realise, au point que l'etre n'est pleinement reel qu'autant et en tant qu'il se pense[128]. Pour Hegel, toute opposition entre les differents, que dis-je! entre les contradictoires, n'est qu'une passagere apparence. Mais il faut convenir que rien plus qu'une telle doctrine n'a ete jusqu'a ces derniers temps contraire aux methodes en honneur depuis deux siecles, et l'on peut dire qu'en general l'esprit du nominalisme est celui de la philosophie moderne, quoiqu'il s'y trouve souvent eclairci et tempere par des idees etrangeres aux nominaux du XIIe siecle, et qui le preservent ou le delivrent des exces et des erreurs, infaillible chatiment de toute doctrine absolue. [Note 127: Leibnitz, _In Nisol_. praefat., edit. Dutens, t. IV, _Nouv. Essais_, t. III, c. III, 6,--Descartes, _Les Principes_, 1re part., sec. 59.--Locke, _De l'Entend. hum_., t. III, c. III, sec. 6 et suiv., et c. VI, sec. 7 et suiv.--Reid, _Essais sur les facultes de l'esprit humain_, ess. V, c. VI.--D. Stewart, _Philos. de l'esprit humain_, c. IV, sect. II, III et IV.] [Note 128: Il est remarquable, en effet, que les objections dirigees par Bayle contre l'_universale a parte vel_ des scolastiques, et contre la confusion de l'attribut et de la substance dans Spinoza, soient precisement les idees dont s'empare Hegel pour edifier sa doctrine. (Voy. Bayle, art, _Abelard_, et _Sillpon_.--Hegel, _Gesch. Der Philosophie_, t. III, p. 168.)] Abelard a donc triomphe; car, malgre les graves restrictions qu'une critique clairvoyante decouvre dans le nominalisme ou le conceptualisme qu'on lui impute, son esprit est bien l'esprit moderne a son origine. Il l'annonce, il le devance, il le promet. La lumiere qui blanchit au matin l'horizon est deja celle de l'astre encore invisible qui doit eclairer le monde. En parlant ainsi, je n'eviterai pas l'accusation de nominalisme. Je ne demande qu'a la restreindre dans les limites suivantes. L'essence est reelle; il n'y a point d'existence sans essence; mais l'essence ne se rencontre reellement que dans l'etre determine, parce que l'etre n'existe que determine. Cependant la determination n'est pas une chose absolue; elle est susceptible de plus ou de moins. La matiere etendue, par exemple, est la conception de l'etre percevable, la plus indeterminee, ou, si l'on veut, la moins determinee que nous puissions former. Quand nous divisons la matiere ou la voyons divisee, ses divisions sont des parties qui sont quelquefois appelees individus, et qui devraient plutot s'appeler fragments, car ces parties ne meritent proprement ce nom d'individus qu'autant qu'elles sont, comme divisions, l'oeuvre de la nature, ou, pour parler plus hardiment, un tout de creation divine, qui ne peut en general etre divise sans changer de nature. Quoi qu'il en soit, l'etre va toujours se determinant davantage. Ces determinations successives divisent reellement l'universalite de la substance, et comme ces divisions correspondent a des substances, unes, distinctes, d'origine naturelle, l'universalite de la substance est dans le fait, est actuellement la totalite des substances. Chaque substance a une essence, c'est-a-dire une nature stable qui se reconnait a ses attributs permanents et invariables, et nous avons raison de croire a l'essence. Ainsi, pour prendre l'exemple toujours cite, il y a une essence qui s'appelle legitimement la nature humaine. Elle ne peut etre confondue avec aucune autre, ni produite de toutes pieces par aucune operation humaine, ni modifiee dans ses elements constitutifs, sans etre detruite. _Substantialis differentia abesse non potest, quin corrumpat_[129]. [Note 129: _De Intellect_., p. 492.] L'idee d'essence est une idee necessaire de l'esprit humain, et l'idee d'essence est vraie et legitime, non-seulement fondee sur quelque chose de reel et d'objectif, mais conforme dans une certaine mesure a cette realite objective, parce que les idees necessaires expriment les conditions memes de la realite. Mais pour etre conforme a la realite, cette idee ne lui est point adequate, parce que notre connaissance, certaine dans ce qu'elle a de necessaire, est toujours et necessairement incomplete. L'essence est une condition de l'etre. Mais cette condition qui ne peut etre ni eludee, ni alteree, ni reproduite a volonte, cette loi qui n'est expliquee par aucun phenomene naturel, par aucune des forces connues ou appreciables, ou meme supposables de la nature, est un des temoignages les plus certains a mes yeux de l'intervention d'une puissance et d'une intelligence supremes. Pour exister, il faut que l'essence ait ete concue et voulue. C'est par la que je l'eleve au-dessus meme de ce qu'il y a de plus eleve en ce monde, les idees necessaires de la raison humaine. C'est en ce sens que je suis pret a reconnaitre le dogme platonicien, et a nommer l'essence une idee de Dieu. LIVRE III. DE LA THEOLOGIE D'ABELARD. CHAPITRE 1er. DE LA THEOLOGIE SCOLASTIQUE EN GENERAL.--CARACTERE DE CELLE D'ABELARD.--LE _Sic et Non._ On dit que le moyen age fut l'empire romain du christianisme. C'est alors, suivant des autorites qui s'accordent peu sur d'autres points, que l'esprit catholique a le plus profondement penetre dans les institutions, les sciences, les sentiments et les coutumes. De la l'unite et la grandeur, l'ignorance et la tyrannie assignees tour a tour comme caracteres a cet age de l'humanite. Accusations ou louanges, il y aurait beaucoup a rabattre, et l'on montrerait aisement qu'elle devait encourir deux jugements opposes, cette etrange et obscure epoque, si pleine de contrastes, et qui, seule peut-etre entre toutes celles de l'histoire, a reuni la barbarie dans les moeurs et le spiritualisme dans les idees. Mais si tout l'honneur ne doit pas revenir au christianisme, bien moins encore la religion doit-elle etre rendue responsable de tout ce qu'il y eut au moyen age de grossierete et d'oppression. Elle est loin d'avoir toujours ete souveraine maitresse. Dans l'ordre politique, apres avoir parfois resiste jusqu'a l'heroisme, aux passions mondaines, elle leur a souvent cede, complu meme au point de s'en faire l'instrument doctrinal et l'apologiste sophistique. De meme aussi, dans l'ordre intellectuel, tantot elle a poursuivi la domination exclusive de l'esprit humain, tantot elle s'est alliee avec les sciences profanes au point de s'identifier avec elles. Aussi n'a-t-elle pas reussi a maintenir son unite aussi rigoureusement qu'on le pretend. Elle a eu ses dissidences, ses changements, ou, si l'on veut, ses progres. C'etait un lieu commun des temps de la scolastique que la philosophie devait etre la servante de la theologie, _ancilla theologiae_[130] mais a force de vivre avec sa servante, la maitresse finissait par prendre son langage et ses allures, et la puissance effective sur l'intelligence a souvent passe du cote de la philosophie. Or, quand on pense qu'au moyen age le christianisme regnait en maitre absolu, il faut soutenir que la scolastique est la vraie et la seule philosophie chretienne; et pourtant comment s'aventurer sur le terrain de la scolastique, sans y rencontrer quelques-uns des monstres qui infestent, nous dit-on, les sombres detours de cette foret magique appelee la philosophie moderne? [Note 130: On trouve cette metaphore partout. L'origine en est peut-etre dans un passage de saint Jean Damascene qui veut que, comme une reine a des suivantes, la verite se serve des sciences humaines ainsi que de ses esclaves; (_Dial._, I, i.) et dans une comparaison prise de la situation d'Abraham, qui avait une femme, Sara, et une servante, Agor; la theologie est Sara et la dialectique est Agor. (Didym. _ap. Damasc.,_ lit. E, tit. ix.) Le P. Petau s'approprie cette comparaison. (_Theolog. Dogm., prolog.,_ c. iv, 4.)] Pour l'histoire, l'unite tant vantee du moyen age est une apparence qui cache souvent la lutte et la division. Comme entre les moeurs et les idees, les sentiments et les croyances, l'esprit du Nord et celui du Midi, le caractere germain et la civilisation romaine, il y eut alors alternative d'opposition et de fusion entre la religion et la philosophie. Sans parler des conflits du pouvoir ecclesiastique et du pouvoir civil, le monde intellectuel admit lui-meme deux autorites, l'antiquite et la religion, et ces autorites s'accorderent ou se combattirent tour a tour. Tantot Aristote devint chretien, et l'Evangile revetit le peripatetisme; tantot, rompant tout commerce, la theologie repoussa la philosophie, proscrivit son alliee de la veille, ou fit alliance avec une doctrine nouvelle contre celle qu'elle delaissait. Elle appelait alors Platon a son secours contre Aristote; et puis, quand le platonisme au genie libre, au mysticisme independant, avec l'ampleur de ses dogmes sublimes et vagues, brisait les cadres etroits ou l'on voulait l'enfermer, Aristote revenait en aide a la theologie, et, l'armant de ses formules, de ses precisions severes, des subtilites puissantes de son etreignante dialectique, il l'aidait a garrotter son maitre, et a reprendre les formes immuables d'une croyance didactique et d'une science exacte, jusqu'au jour ou, lasse enfin de ses alliances diverses, elle secouait un joug etranger, et, dans son ingratitude, anathematisait la raison et la science sous les noms de l'orgueil et de l'heresie. Ces disparates et ces contradictions se montrent a chaque pas dans l'histoire intellectuelle du moyen age, et la philosophie depuis Descartes, c'est-a-dire depuis qu'elle s'est secularisee, n'a pas eprouve peut-etre plus de changements que la theologie depuis Alcuin jusqu'a la reformation. La raison dans la liberte de la reflexion est restee le caractere dominant, le perpetuel drapeau de la science philosophique, dans quelques mains qu'il ait passe, quels que soient les armees qui l'ont suivi et le prix pour lequel elles ont combattu. Cette liberte n'etait surement pas absolue, surtout dans l'expression; on a pu preter un voile a la philosophie, emousser la pointe de ses armes; on a pu dissimuler sa nature, on n'a pas pu la detruire. La scolastique n'a jamais cesse d'etre une science rationnelle, meme lorsqu'elle s'est le plus attachee a demeurer orthodoxe. Sans doute, l'immuable unite de doctrine, c'est-a-dire l'interdiction du mouvement philosophique, n'a pas non plus cesse d'etre en general le but et la pretention permanente de toutes les ecoles theologiques; encore faut-il exclure celles d'ou s'elanca la reforme; mais s'il n'en est guere qui aient fait ouvertement profession de sortir de l'Eglise, toutes ont maintes fois change de direction, sans cesse oscille entre le raisonnement, la tradition, l'autorite des philosophes, celle de l'Ecriture, la foi, la dialectique et la mysticite. La theologie meriterait bien aussi d'avoir son histoire des variations. Abelard nous offre un frappant exemple de la maniere dont la philosophie et la religion, devenues la dialectique et la theologie, s'alteraient et se repoussaient mutuellement, s'unissaient et s'envahissaient tour a tour. Avant lui, dans le moyen age, nul philosophe peut-etre n'avait ete autant theologien, nul theologien aussi philosophe. Aucun n'avait realise au meme degre cette union des deux sciences et des deux genies, eminent qu'il etait dans l'ecole d'Aristote et dans celle de Paul[131]. Mais ainsi que son esprit croyant et scrutateur fut sans cesse ballotte des tentations de l'examen aux exigences de la foi, de la liberte a la soumission, sa vie fut tour a tour jouet ou victime de l'empire de la philosophie et de la puissance de l'Eglise. Vainement poursuivit-il incessamment l'accord pour la science, de la raison et de la foi, pour la vie, de la liberte et de l'ordre; ni son esprit ne trouva la paix, ni son existence, le repos. La logique, il le dit, le rendit odieux aux hommes[132]; son genie troubla son ame ainsi que sa destinee, et la renommee lui apporta le malheur. [Note 131: "In Paulo." _Ab. Op., Apol. ad Hel._, p. 308.] [Note 132: "Odiosum me mundo reddidit logica." _Ibid._, et ci-dessus, l. I, t. 1, p. 230.] Ce n'est pas qu'il ait le premier essaye de mener ensemble la philosophie et la religion. Cette alliance a seduit de bonne heure tous les grands esprits nes au sein du christianisme. Saint Paul, en entrant dans l'ecole d'Athenes, donna un memorable exemple. Lorsqu'il planta la croix du Sauveur pres du tombeau de Socrate, on eut dit que l'Evangile venait chercher la philosophie, non pour la detruire, mais pour en faire la conquete. L'apotre des gentils offre dans ce titre meme un symbole de l'union de la parole de Dieu a la parole antique, et malgre ses imprecations contre les egarements des sages de son temps, il reconnait a la raison humaine les droits imprescriptibles d'une revelation eternelle. Au IIe siecle, le troisieme ecrivain de christianisme, le premier des apologistes, saint Justin Martyr, a fait profession de vouloir concilier la religion avec la philosophie, et saint Irenee, qui presque au meme temps manifesta l'intention contraire, et voulut delivrer la foi de cette mesalliance, ne sut rien de mieux que de donner au christianisme la forme d'une doctrine scientifique. Amis ou ennemis des sciences humaines, les Peres des premiers siecles raisonnaient tous, les uns pour prouver que la religion valait bien la philosophie, les autres que la philosophie ne valait pas la religion. Les plus celebres ont accepte le titre de philosophes chretiens, quelquefois ils ont appele la religion meme philosophie. Pour Gregoire de Nazianze, le philosophe, c'est le chretien; pour saint Clement, le gnostique, c'est le theologien[133]. Sans doute ils ne se sont pas tous montres rationalistes, a un egal degre. Origene ou Augustin sont autrement philosophes qu'Ambroise ou Jerome; mais enfin la theologie a toujours produit des penseurs, et dans son sein il s'est perpetuellement maintenu, a cote des simples predicateurs du dogme, une secte orthodoxe de scrutateurs et de demonstrateurs qui pretendaient conduire a la foi par la raison. [Note 133: Greg. Naz. _Or_. XXVI.--Clem. Alex. _Stromut._, II et VI.] Cet exemple, constamment donne dans le monde chretien, ne fut pas delaisse dans le Nord et l'Occident. Bede le Venerable etait surtout un erudit, mais il savait, pour en avoir beaucoup lu, la theologie et la philosophie; s'il ne les mela pas, du moins il les rapprocha, et ses lecteurs purent les unir. Si Alcuin ne consomma pas encore cette union, il donna les moyens de l'essayer, et la doctrine mystique de Scot Erigene interesse egalement la raison et la foi: c'est un christianisme alexandrin. Cependant la theologie chez ses successeurs resta eminemment dogmatique, jusqu'au temps ou la dialectique penetra davantage encore dans la philosophie. Ce fut dans la science comme une veritable revolution. Ce mouvement donna l'etre a la theologie scolastique. L'origine en parait d'abord obscure, malgre de savantes recherches et des conjectures diverses. A quelle date faut-il en rapporter la naissance? a quelles sources a-t-elle puise? quels sont ceux qui l'ont decouverte ou accreditee? Toutes ces questions curieuses paraitront d'une solution moins difficile, grace a ce que nous savons deja de l'histoire de la philosophie. Le meme esprit qui, dans la science humaine, avait produit la philosophie scolastique, a, passant dans la science sacree, enfante la theologie scolastique; on appelle ainsi l'aristotelisme du moyen age, ou la dialectique telle que nous la connaissons, appliquee a l'enseignement du dogme: c'est la theologie rationnelle ou la philosophie religieuse de l'epoque, c'est pour le temps enfin le christianisme selon la science[134]. [Note 134: Cf. Ad, Tribbechovii _De Doctor. scholast_., ed. sec., Jenae, 1719. C. A. Heumanni praef., p. XIII, et c, t, ii, vi, p. 249 et seqq.--J. Fr. Buddei _Isagog. hist. theol_., Lips. 1727, t. 1, t. post., c. 1, p. 352 et seqq. et passim.--Budd., _Observ. select._ xv, t. 1, p. 175, 187, 194, etc.--Mabillon, _Traite des etudes monastiques_, part. ii, c. vi.--Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, part. ii, passim.--Riter, _Hist. de la Philos. chret._, t. II de la trad., passim.] Si l'on veut eclaircir les commencements de cette ecole theologique, dont le glorieux centre fut a Paris et qui se developpait au XIIe siecle, il faut remonter bien plus haut que le moyen age. Nous venons de dire que des qu'il y a des livres chretiens autres que les livres divins, et peut-etre dans ceux-ci memes, au moins dans les Epitres, on voit a la tradition de l'Evangile se meler un element philosophique. En pouvait-il etre autrement? Les premiers Peres ecrivent, ils sont donc a quelque degre des lettres; leur education, si modeste qu'on la suppose, a laisse dans leur esprit des idees et des expressions originaires de la science des gentils. L'enseignement apostolique ne peut prendre une forme tant soit peu litteraire sans qu'aussitot les souvenirs de la Grece s'y viennent unir. Une religion, des qu'elle se traite dans les livres, ressemble fort a un systeme de philosophie. Elle prend necessairement l'esprit humain comme elle le trouve, la langue telle qu'elle est faite, la science au point ou elle en est venue. Tous les Peres sont donc plus ou moins philosophes, meme ceux qui n'en ont aucune envie; mais quelques-uns mettent du prix a l'etre et font expressement a la philosophie une place dans la religion. Ce n'est pas encore la philosophie scolastique, ni meme la philosophie peripateticienne; ce qui domine, c'est l'esprit et quelquefois le langage de Platon. Le disciple de Socrate se retrouve dans ces disciples du Christ, et quelques lambeaux de la pourpre athenienne restent attaches, comme des ornements oublies, a la robe de lin sans tache des catechumenes; non que le dogme chretien, comme on l'a pretendu, soit tout platonique, mais le dogme emprunte a l'Academie des idees de detail, des metaphores, des hypotheses, des explications theoretiques dont l'Ecriture n'offre aucune trace et qui sont la part de la raison pure dans l'oeuvre de la foi. Aristote contribue pour peu de chose a ces developpements additionnels de la science apostolique: de loin en loin, quelques termes d'ecole, quelques formes dialectiques, inseparables de toute discussion, viennent seulement attester que l'etude, ou du moins une teinture de sa logique etait une condition necessaire de la culture de l'esprit. Des lors cependant la philosophie n'intervient pas dans la religion sans rencontrer de resistance, elle excite des ombrages, dea scrupules, des censures; tous les Peres s'en servent, mais aucun ne s'y fie d'une maniere absolue, et si les uns la recherchent et l'aiment, les autres la fuient ou la repoussent. La crainte se mele au gout meme qu'elle inspire. Beaucoup se declarent resolument contre elle et la proscrivent avec severite; d'autres, apres l'avoir celebree, recommandent de ne la suivre qu'avec prudence, les anathemes de saint Paul contre _les surprises de la philosophie_, contre _la vaine tromperie de la science humaine_, semblent retentir encore aux oreilles des successeurs de l'apotre; ils craignent d'etre de ceux _qui s'egarent dans leurs propres raisonnements_; ils se croient toujours en presence de cette _gnose pseudonyme_ dont _les vides paroles et les antitheses profanes_ sont interdites a Timothee[135]. [Note 135: Coloss II, 8.--Rom. I, 21.--I Tim. VI, 20.] Toutefois, dans les quatre premiers siecles surtout, plusieurs Peres, non les moindres par le genie, offrent quelques caracteres de l'esprit philosophique. Justin, Athenagore, Clement, Origene, les trois premiers Gregoire, et plus tard Cyrille d'Alexandrie, ne cherchent point a fermer les yeux a la lumiere de la science. Tel d'entre eux semble mettre sur la meme ligne la raison et la foi, mais aucun ne s'annonce pour un disciple d'Aristote; un eclectisme flottant qui tend au platonisme se retrouve dans presque tous leurs ecrits. Ils ne sont pas, quoi qu'on en ait dit, de purs alexandrins, mais ils sont vaguement animes de l'esprit qui inspire l'ecole d'Alexandrie. La dialectique, comme art de la refutation, ne leur est pas etrangere, ils la regardent, d'apres Platon, _comme un rempart_[136], et cependant d'autres ecrivains sacres s'elevent des lors contre les dangers et les temerites de la dialectique; les plus philosophes songent a s'en preserver. Saint Justin lui-meme a soin de rappeler que la religion chretienne est la seule philosophie solide et utile[137]. C'est la vraie et parfaite philosophie, dit saint Clement[138]. Gregoire le Thaumaturge et Gregoire de Nazianze redoutent les sciences curieuses et les subtiles contentions, deplorant le jour ou l'art pervers d'Aristote s'est glisse dans l'Eglise[139]. L'eclectique saint Cyrille attaque ceux qui, n'ayant sur les levres que l'art du Stagyrite, font gloire de ses lecons et non de celles des divines Ecritures[140]. Avant lui, Athenagore avait demande avec hauteur si ceux qui resolvent les syllogismes, ceux qui expliquent l'equivoque et le synonyme, le sujet et le predicat, avaient le coeur assez pur pour enseigner la charite et la beatitude[141]. Gregoire de Nysse enfin, ce metaphysicien idealiste, se vante d'ignorer les artifices des rheteurs et de ne point diriger contre ses adversaires l'arme redoutable de la subtilite dialectique[142]. Moins engages encore dans les liens de la philosophie et plus libres dans leur jugement, d'autres Peres eclatent avec plus de vehemence. Tertullien ne peut trop s'indigner contre cet art changeant de la controverse qui detruit tout ce qu'il edifie, contre cette sagesse athenienne _qui feint et interpole la verite_, contre un christianisme stoique, platonique ou dialectique; les philosophes sont a ses yeux les _patriarches de l'heresie_, et sans prevoir combien son exclamation eut, mille ans plus tard, scandalise l'Eglise, il s'ecrie: "Miserable Aristote[143]!" [Note 136: [Grec: Osper trinkos] De Rep. VII.--Clem. Alex. Strom., 1 et VI.--Nazians. _Orat_. xx.--Ciceron avait dit aussi en parlant des connaissances fondamentales de la raison: "Haec omnia quasi sepimento aliquo vallabit a disserendi ratione." _Legg._ I, 23.--Cf. Justin., _Dialog. cum Tryph.,_ 2, 3, etc.--Clem. Alex., _id.,_ II et IV, passim.--Origen., _Philocal.,_ c. xiii.] [Note 137: _Dial. cum Tryph.,_ p. 225. Ed. paris.] [Note 138: _Strom.,_ II.] [Note 139: Greg. Thaum., _ap, Damasc. in eclog.,_ litt. A, tit. I.--Naz. _Or._ xxv.] [Note 140: Cyrill., _Catech_. VI, XXII.--Phot., _Thesaur._ II.] [Note 141: Athenag., _Apol. pro Christ_. XI.] [Note 142: Nyss., _Cont. Eunom_. II.] [Note 143: "Miserum Aristotelem." _De praesc. haeret._, VII.--_Adv. Hermog._, VIII.] Ce fut meme une doctrine recue que les heresies procedaient de l'esprit philosophique. Epiphane s'en prend a l'imitation d'Aristote de l'erreur d'Aetius[144]; celle des Agnoetes passe pour venir de Themistius, denonce, comme une des gloires du peripatetisme; saint Basile, saint Augustin et deux Gregoire imputent a Eunomius une methode syllogistique, _echo retentissant d'Aristote;_ Arius lui-meme est accuse de dialectique. Enfin il a ete ecrit qu'il n'est pas d'heresie dont Platon lui-meme n'ait fourni l'assaisonnement[145]. [Note 144: _Adv. haeres._ t. III, _haer._ LVI _vel_ LXXXVI, sec. 2.] [Note 145: Budd., _Obs. sel._ XV, t. 1, p. 180.--Basil., I, _Cont. Eunom._ V et IX.--Aug. _De Trin._ XV, XX.--Nyss., I _Cont. Eunom._--Tortul., _de Anim._, c. XXIII.--I, _Cont. Mart._, c. XIII. C'est l'opinion d'un theologien de grande erudition, le P. Petau, _Theol. dogm._, t. I, t. I, c. III, I, et t. II, t. I, c. i, 4, et c. III, 1.--Cf. Budd., _Isag._, lib. post. c. IV, p. 557 et 600, c. VI, p. 918, c. VII, p. 1142.] Telles etaient les opinions des Peres, opinions qui dans leur incoherence nous montrent la philosophie constamment suspecte, au temps meme ou l'on s'en sert le plus, aux jours de gloire de l'Eglise grecque. On sait que c'est vers le milieu du Ve siecle que le christianisme, envisage comme un corps de doctrine, recut la forme generale que lui ont a peu pres conservee les modernes. Nous relevons plus de saint Augustin que d'Origene, et l'Eglise latine, qui prit alors le dessus jusque dans la science, est naturellement la source et la regle du catholicisme romain. Le christianisme oriental fut toujours plus speculatif, celui de l'Occident plus pratique. L'un tient plus d'une theorie sacree, l'autre d'une politique religieuse. En toutes choses, meme dans la foi, l'art est le lot de la Grece; le partage de Rome, c'est le gouvernement. Au temps des Jerome, des Ambroise, des Augustin, un principe fondamental est definitivement etabli, c'est l'autorite de l'Eglise en matiere de foi, c'est la subordination de la raison a la tradition, et de la science a l'autorite. A compter de ce moment surtout, la question essentielle ne doit plus etre: Quelle est en soi la verite? mais: Quel est de fait l'enseignement de l'Eglise? Aussi la philosophie semble-t-elle irrevocablement condamnee. Les heretiques, dit Ambroise, abandonnent l'apotre pour suivre Aristote; quant a nous, nous n'avons que faire de la philosophie, _nihil nobis cum philosophia_[146]. Elle est la troisieme plaie de l'Egypte, fait-on dire a saint Jerome, celle qui s'appelait _ciniphes_[147]. Mais c'est surtout dans le grand esprit de saint Augustin que la lutte de la philosophie et de la foi s'engage avec eclat et se termine par la defaite de la premiere. L'issue du combat parait longtemps douteuse. Suivant les instants, les questions, les ouvrages, nous le voyons incertain pencher tour a tour de l'un on l'autre cote. Il aime la science, le raisonnement, les lettres antiques; son esprit est eleve, subtil, meme un peu paradoxal; mais il ramene et immole tout a l'Eglise; et apres avoir dit que si les sages de l'antiquite revenaient, ils auraient a changer peu de mots et peu d'idees pour devenir chretiens, il finit par les accuser d'avoir retenu la verite dans l'Iniquite, parce qu'ils ont philosophe sans mediateur. Nous verrons Abelard s'appuyer tour a tour, en sens divers, des contradictions de saint Augustin, qui croyait connaitre Platon, et qui, n'ayant guere lu que Ciceron, etait devenu, comme lui, _magnus opinator_[148]. Un scepticisme academique doit aboutir chez un chretien au sacrifice de la philosophie. [Note 146: Ambros., _In psalm_. CXVII, serm. XI.--_De offic. minist._, I, XIII.--_Expos. in Luc._, V.] [Note 147: Hieronym., _In psalm_. CIV.--Aug., _Serm._ LXXXVII.] [Note 148: _De ver. relig._, IV--_Retract._, I, 1,4.--_De Trin._, XIII, XIX, 24.--_Confess._ III, IV et VII, XX.--_De Doct. Christ._, II, XI. et XVIII. Nous ne voyons pas poindre encore la theologie scolastique; c'est la philosophie en general qui succombe: le peripatetisme n'est pas seul en cause; le stoicisme, avec sa logique aigue et disputeuse, ne jouit pas d'un meilleur renom, et le platonisme est reconduit avec quelques louanges hors du giron de l'Eglise; d'autant qu'on ne le distinguait pas bien du neo-platonisme qui, tantot par l'audace de sa polemique directe, tantot par la seduction de ses dogmes eleves et de sa mysticite sublime, menacait tout autrement le christianisme, et pouvait, s'il ne rencontrait une resistance energique, lui debaucher ses plus grands genies. Durant les cinq premiers siecles, la part du peripatetisme se reduit communement a l'emploi de quelques formules isolees qui ont passe dans la circulation, a l'usage au moins implicite du syllogisme, ce qui n'est pas une opinion, mais une necessite de la controverse et meme de la raison, au maintien de la distinction de la matiere et de la forme, distinction, au reste, commune a Platon et a son rival, enfin a l'application des categories a toutes les questions qui concernent l'etre. S'agit-il de la nature de Dieu ou de celle de l'ame, les categories sont presque toujours rappelees et discutees; toutefois, du sein meme de ces discussions, s'echappe presque toujours le principe que Dieu est hors de toutes les categories[149]. [Note 149: J. Launoy, _De var. Arist. fortuna_, c. II.---Ritter, Ouvr. cite, t. VI, c. III, p. 249, et t. VII, c. II, p. 516.] C'est plus tard que l'on voit decidement passer l'empire du cote du peripatetisme, mais alors la metaphysique decroit et cede la place a la logique; ce que les historiens de la philosophie appellent _le formalisme_, commence a prevaloir dans la science. Chez les paiens, on a reconcilie Aristote et Platon; les controverses sur le fond des choses s'eteignent; on ne songe plus qu'a ordonner les idees, qu'a les exposer systematiquement. Chez les chretiens, meme tendance. De tout temps, et notamment en Asie, Aristote avait eu de devoues commentateurs, mais la plupart en dehors du christianisme; il n'en est plus de meme aux Ve et VIe siecles. On distingue parmi eux David d'Armenie, qui avait etudie sous les derniers neo-platoniciens. Deja, au jugement de Ritter, l'esprit d'Aristote avait inspire Nemesius, de qui nous possedons un precieux ouvrage. Jean Philopon, surnomme _le Grammairien_, subit plus manifestement encore la meme influence. Il avait ete commentateur du prince des peripateticiens avant d'ecrire sur la theologie, et ses doctrines s'en ressentent, aussi bien que l'heresie des tritheistes, qu'on peut rattacher a son nom[150]. C'est ainsi que nous sommes peu a peu conduits a voir naitre et grandir, au VIIIe siecle, l'aristotelisme chretien. [Note 150: Ritter, _ibid._, t. II, t. VII, c. i, p. 420, 424, 442 et 457.] L'Arabe Mansur, que l'Eglise sanctifie sous le nom de Jean de Damas ou Damascene, est designe comme le createur de la theologie scolastique. Son ouvrage, du moins, en est le premier monument. Ce livre, intitule _Source de la Science_, se compose de trois traites distincts[151]. Le premier est une dialectique ou une compilation fort claire de l'introduction de Porphyre et des Categories d'Aristote avec une definition generale de la philosophie; le second, un expose sommaire des diverses doctrines ou _heresies_ de l'antiquite en matiere religieuse, et le troisieme, un grand traite _de la foi orthodoxe_ ou les dogmes fondamentaux sont concus et traduits dans la forme et la langue de la logique, avec une lucidite et une rigueur que les theologiens de l'Occident ont rarement egalees. L'ouvrage n'a peut-etre pas une grande profondeur, ni une veritable originalite. Mais il est ecrit avec une precision qui ne manque point d'elegance, et l'auteur y fait, avec une parfaite possession du langage scientifique, l'application de la dialectique au dogme. On ne saurait cependant lui donner pour disciples les premiers de nos scolastiques. Rien n'annonce qu'il leur fut connu. S'il est vrai que la troisieme partie de son livre ait ete, sous ce titre, _de orthodoxa Fide_, traduite on latin pour la premiere fois par ordre du pape Eugene III[152], ce ne fut qu'apres la mort d'Abelard dont les ecrits, nous le croyons du moins, ne mentionnent nulle part le nom de saint Jean Damascene. La theologie scolastique est donc nee en dehors de l'influence de ce Pere; il en a ete le precurseur plutot que le createur; mais apres qu'elle fut venue au monde, il a puissamment influe sur ses destinees; il est devenu une de ses autorites favorites, et on a regarde son traite comme le type du celebre livre de Pierre Lombard. Aussi a-t-il partage dans l'opinion du monde le sort des scolastiques. Exalte avec eux, avec eux deprime, il a merite que leurs grands adversaires calvinistes fissent un reproche a Melanchton de l'avoir imite, et que leur plus violent ennemi, Luther, dit de lui: "Il fait trop de philosophie, _nimium philosophatur_[153]." [Note 151: [Grec: Pege gnosios], _Fons scientiae_. Dans une dedicace au pere Goeme, eveque de Maiuine, il dit qu'il a commence par recueillir tout le meilleur des plus sages parmi les gentils c'est sa philosophie, objet du premier traite intitule Dialectique. Le second, [Grec: Peri aireston], n'est guere qu'un denombrement de systemes assez sec et fort peu exact pour la partie philosophique. Le troisieme, [Grec: Ekdotis akrizes tes orthodoxes Pistios], est un ouvrage en quatre livres qui peut se lire encore avec fruit et meme avec plaisir. On a accuse l'auteur de pelagianisme et de nouveaute dangereuse dans la phraseologie qu'il emploie. Baronius et Bellarmin ne l'approuvent pas en tout; les docteurs calvinistes le censurent severement. Mais il ne me parait Ouvertement dans l'erreur que touchant la procession du Saint-Esprit. Il se rapproche sur ce point du sentiment des Grecs. (S.P.N. Joan. Damasc. _Op._, ed. Lequien, 2 vol. in fol. Paris, 1712, t. 1, p. 7, 70, 123.)] [Note 152: Ritter, Ouvr. cite., _ibid._, p. 505. Eugene III devint pape en 1143. Un chroniqueur anglais, Bromton, porte la date de cette traduction au temps de Hugues et Richard de Saint-Victor, et aussitot apres il annonce la publication du livre de Pierre Lombard, qui en effet passe pour s'etre modele sur l'ouvrage de Jean de Damas. (Tribbech., _De Doci, schol.,_ c. vi, p. 280 et seqq.)] [Note 153: Budd. _Isay._, 1. post., c. i, p. 383, 386.] Apres Jean de Damas, l'Eglise a laquelle il appartient devient sterile, et la theologie orthodoxe s'eteint dans l'Orient. Il est le dernier des Peres grecs et le premier des nominalistes chretiens. En Occident, rien de brillant depuis saint Augustin. La litterature latine n'eut plus qu'un seul representant de quelque renommee. C'est ce Boece que nous avons tant cite. On le compte ordinairement parmi les chretiens, et l'on inscrit son nom a la suite de la liste des Peres. Le moyen age le placait pour le moins au meme rang qu'eux. Cependant la plupart des ecrits de Boece sont des versions d'Aristote, ou des commentaires sur ses livres; nulle part il ne s'y declare chretien, et dans son plus grand ouvrage, _la Consolation philosophique_, on peut rencontrer ca et la les sentiments, mais non les croyances de l'Evangile. Une tradition tres-contestable reunit, il est vrai, a ses ecrits authentiques quelques traites de theologie, et la mort que lui infligea Theodoric lui a valu, on peu s'en faut, les honneurs d'un martyr[154]; on montre meme son tombeau dans une eglise de Pavie. Cette reputation bien on mal gagnee d'orthodoxie a consacre dans les ages suivants son autorite philosophique. La theologie a invoque son temoignage en pleine securite de conscience, et nul n'a ete plus frequemment, plus hardiment cite dans les ecoles clericales. On peut dire qu'il termine avec Cassiodore la litterature latine de l'antiquite et commence belle du moyen age. Il n'est pas le createur de la scolastique, mais l'intermediaire necessaire entre les temps passes et les temps nouveaux. [Note 154: Ritter, Ouvr. cit., t. VII, c. II, p. 528.] Nous arrivons au moyen age. La naissance de la theologie de la scolastique ne nous paraitra plus un mystere, a nous qui avons vu naitre sa philosophie. L'une et l'autre sont les produits naturels du sol de la Gaule. C'est en France que les deux elements exotiques, le christianisme et la philosophie, se sont unis, et que le genie du moyen age, croyant et subtil, enthousiaste et raisonneur, a recompose cette science methodique et dominatrice que le libre genie des Orientaux avait bien pu, comme tout le reste, decouvrir en se jouant, mais a laquelle il ne se fut jamais enchaine. Cette renovation de la theologie date pour nous du XIe siecle. Les ecrivains protestants[155] s'efforcent de la rattacher aux usurpations de Gregoire VII, a la codification des fausses decretales, a l'etablissement des ordres monastiques, enfin a toutes les choses qu'ils detestent comme elle. Ils veulent faire de la theologie scolastique un des abus de la cour de Rome, un des crimes de la politique pontificale. C'est une erreur. Cette theologie put s'unir aux institutions, se meler aux evenements, mais son histoire appartient surtout a l'histoire de l'esprit humain, dont elle fut l'oeuvre desinteressee et le developpement spontane. La scolastique merite son nom, elle vient des ecoles; elle n'est point une combinaison de gouvernement, mais une phase de la science humaine, qui s'explique par des antecedents eminemment litteraires et academiques, et il etait impossible qu'elle ne reagit pas tot ou tard sur la theologie. Loin d'avoir ete inventee pour le service de l'Eglise ou de la papaute, la theologie scolastique est devenue souvent suspecte a l'une et a l'autre, quoiqu'elle ait enfin reussi a s'en faire accepter, et ce n'est pas sans effort qu'elle a surmonte les defiances de la portion la plus gouvernementale du clerge. A la longue sans doute elle a domine l'enseignement ecclesiastique, et c'est pourquoi elle est devenue avec le temps la forme et l'auxiliaire de cette autorite en matiere de pensee, contre laquelle devait se soulever un jour, a des titres divers, l'esprit d'examen sous le nom de reformation ou de philosophie. [Note 155: Buddee, Tribbechovius, Heumann, etc.] Mais au debut, ceux qui l'avaient introduite dans le monde savant etaient, nous l'avons vu" des novateurs. Quelques auteurs veulent que le premier d'entre eux ait ete Lanfrano de Pavie, archeveque de Canterbery, ou saint Anselme, son successeur; d'autres ne placent cette origine qu'au temps de Pierre Lombard, ou descendent jusqu'au temps d'Alexandre de Hales. Une opinion intermediaire fait dater de Roscelin la philosophie scolastique, et d'Abelard la theologie[156]. "C'est depuis Abelard," dit le docte abbe Tritheme, qui certes n'entend pas lui donner un eloge, "que la philosophie seculiere a commence de souiller la theologie sacree par son inutile curiosite[157]." [Note 156: Tribbechovius, _De Doctor. scholast.,_ c. vi.--Heumann, _In praef. ejusd.,_ p. xiii et seqq.--Jac. Thomasius, _Vit. Abael.,_ sec. 64, etc. _Theol. schol. init.; Hist. Sap.,_ t. III, sec.6l, etc.--Mabillon, _Des etud. monast.,_ part. II, c. vi.] [Note 157: Trithem., _De script. eccles.,_ c. cccxci.] Suivant Mabillon, le premier pas avait ete la composition des sommes de theologie, c'est-a-dire des resumes ou compilations systematiques; Vincent de Lerins, Isidore de Seville, saint Jean de Damas, un eveque de Saragosse au VIIe siecle, nomme Tayon, avaient donne cet exemple[158]. Mais les controverses de la fin du XIe siecle sont, a mon avis, le veritable foyer ou la scolastique a pris feu. Berenger de Tours forca Lanfrane a la dialectique; toutefois le saint eveque l'employa comme a regret, et quoiqu'il ait l'air et se vante meme de la bien connaitre, il prend soin d'en deguiser les formes sacramentelles, craignant, dit-il, de montrer plus de confiance dans l'art que dans la Verite et l'autorite des Peres[159]. Son ouvrage, en effet, n'a rien de technique; la discussion n'y est pas reguliere, non plus qu'approfondie, et bien qu'on ait donne a l'auteur le titre de premier dialecticien des Gaules[160], nous ne pouvons voir en lui le fondateur de la theologie scolastique. [Note 158: Mabillon, Ouvr. cit., _ibid._--Cf. Budd., _Isag.,_ t. post., c. i, p. 367.] [Note 159: _Adv. Berelly. tar._, c. VII, p. 236. B. Lanfr., _Op. omn._, Paris, 1648.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p. 713-727.] [Note 160: D. Ceiller, _Hist. gen. des aut. sacr. Et prof._, t. XXI, p. 34.] Saint Anselme, quoiqu'il ait surtout le genie d'un metaphysien, saint Anselme, si superieur a Lanfranc, tout en exposant avec une elevation et une profondeur singulieres les principes d'une theodicee platonique et chretienne, ne rejeta point l'argumentation logique; dans ses luttes avec Roscelin et d'autres sectaires, il reduisit souvent la theologie a une controverse en forme. Mais il ne fut guere qu'un ecrivain, il n'enseigna point une methode, il n'eut point d'ecole. Alors cependant la science fit evidemment un grand effort, sinon un grand progres, et, se concentrant presque tout entiere dans la dialectique, elle acquit un surcroit de vogue et de puissance. Tout aussitot elle alla chercher la theologie ou la theologie vint la prendre, toutes deux s'attachant a se soutenir et a se completer mutuellement, toutes deux travaillant bientot a se mutuellement dominer; et soudain ce commerce, cet echange entre les deux etudes fit eclore, avec de nouvelles questions, avec des theories nouvelles qui semblaient enrichir l'une et l'autre, des occasions de divergence et de conflit. Tandis que la dialectique venait armer la theologie, qui pretendait la proteger, celle-ci entrait sans cesse en defiance de son exigeante auxiliaire, et demelant en elle une independance cachee, elle craignait le sort des monarques asservis ou effaces par leur ministre: elle croyait voir un maitre du palais s'asseoir pres du trone d'un roi faineant[161]. [Note 161: La creation de la theologie moderne ou la transformation de la religion en une science abstraite et bientot scolastique, est exposee avec autant d'instruction que de sagacite dans un ouvrage remarquable, intitule _The scholastic philosophy considered in its relation to christian theology._ L'auteur, M. Hampden, professeur royal de theologie a l'universite d'Oxford, nous a souvent instruit et guide, et son livre meriterait d'etre traduit. (1 vol. in--8 deg., 2 deg. ed. Londres, 1837.)] Il n'est donc pas douteux que les heresies de Berenger et de Roscelin n'eussent excite des debats favorables aux progres generaux de l'esprit dialectique. Le danger, pour le dogme, de l'introduction de certaines doctrines dans la science, avait determine les uns a modifier ces doctrines pour les rendre innocentes et compatibles avec l'enseignement de l'Eglise, les autres a s'instruire plus a fond des ressources de la logique, pour en repousser plus facilement les attaques et en assurer le concours a l'orthodoxie. On connait tres-imparfaitement les systemes d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, de Bernard de Chartres, mais sans nul doute chacun d'eux a travaille dans son genre a rendre la theologie plus scientifique: Anselme discutait les textes, Bernard platonisait, Guillaume, grand logicien, raisonnait sur les termes du dogme et les passait au crible de la dialectique; on a dit que le premier il avait rendu la theologie contentieuse[162]. [Note 162: _Hist. litt. de la France_, t. X, p. 308.--_J. Saresb. _., t. III, c. ix.] Mais aucun n'a brille dans l'ecole d'autant d'eclat qu'Abelard; nul n'a porte dans les discussions argutieuses de la dialectique une subtilite plus facile, une lucidite plus eblouissante. Il passait pour avoir une intelligence particuliere des secrets d'Aristote, et en meme temps il s'attachait a rendre son art accessible et populaire. Lors donc que, vainqueur de Guillaume de Champeaux, il entra dans la theologie, ce fut comme la science en personne qui venait trouver la foi; ce fut la raison qui tendait la main au dogme, et l'on put croire, au gre des preventions diverses, que la verite chretienne rencontrait son defenseur ou son conquerant le plus redoutable. Peut-etre les deux opinions etaient-elles plausibles, il y avait en lui de quoi repondre a bien des esperances et justifier bien des craintes. Il venait, en effet, et il l'a dit, je crois, avec une entiere sincerite, il venait faconner la foi a la dialectique et la premunir contre la dialectique meme. Nous le verrons soutenir en meme temps que les chretiens n'ont pas d'appuis plus fermes ni de plus dangereux ennemis que les philosophes, et tout ensemble attaquer l'abus que l'heresie fait de la logique, et les dedains que l'orthodoxie lui temoigne. Ce fut donc sciemment et explicitement qu'il se posa en conciliateur et presque en arbitre, tour a tour exigeant comme un critique et docile comme un fidele, et qu'il s'efforca de realiser en lui-meme ce personnage eclectique, le chretien rationaliste. Contre lui s'eleverent bientot tontes les accusations que la philosophie a coutume d'exciter. Elles ont poursuivi sa memoire. Nous pourrions multiplier les citations, et l'on verrait, a partir d'Abelard, la theologie scolastique continuer sa route et ses succes au milieu des plaintes et quelquefois des maledictions d'une partie de l'Eglise, jusqu'au jour ou c'est la raison aussi qui reclame et ose attaquer Aristote lui-meme a travers Occam, saint Thomas, Scot, Albert le Grand, Averroes, Abelard; mais restons au XIIe siecle. Alors, ce qui devait un jour devenir un prejuge paraissait une nouveaute, et la temerite etait du cote des scolastiques. Malgre leur soumission au dogme et a l'Eglise en general le caractere philosophique dominait en eux, et l'expression de theologie scolastique equivalait, dans le langage du temps, a celle de philosophie de la theologie. C'est avec ces idees qu'il faut se representer Abelard, et que son siecle l'a considere. L'opinion commune du clerge sur son compte est celle de Baronius[163]: "Pierre Abelard a soumis les Ecritures aux philosophes, principalement a Aristote, et il traite les Peres d'ignorants qui ne prouvaient rien de ce qu'ils disaient." [Note 163: Tribbech., Ouvr. cit., c. v, p. 220 et suiv.--Budd., _Isag_., lib. post., c. VII, p. 1126, etc.] On a vu, en effet, comment il gouvernait la dialectique. Son procede dans les questions epineuses etait d'exposer les diverses opinions, et de les soumettre a un examen analytique, sous le double controle du raisonnement et de l'autorite. Toutes les citations que la lecture avait pu lui fournir, etaient passees en revue, discutees, interpretees; puis il produisait son avis, en le raccordant a son tour avec ces citations memes, qu'il parvenait a ramener subtilement a une apparence d'unite. Cette methode exigeait une connaissance detaillee, tant des doctrines des auteurs que des passages de leurs ecrits qui pouvaient etre invoques pour ou contre telle ou telle solution. Ces solutions, soutenues en these, ou favorisees en passant par des propositions isolees, s'appelaient des sentences, _sententiae_. L'art de la controverse etant d'opposer les autorites aux autorites, et de deconcerter une proposition par une citation imprevue, tout esprit qui voulait briller dans cette sorte d'escrime, devait se faire un arsenal complet de toutes les armes dont il pouvait avoir a diriger ou a repousser les coups; et c'est pour cela que des recueils de citations etaient indispensables aux philosophes de l'ecole, afin que la soudainete de leurs objections fut egale a l'a-propos de leurs reponses. Ce fut donc un titre assez commun parmi les ecrits du temps que celui de livre des sentences, _liber sententiarum_; et le plus celebre recueil qui ait porte ce nom, est le manuel theologique de Pierre Lombard, qui fut eveque de Paris sept ans apres la mort d'Abelard. Ce livre exerca pendant plusieurs siecles une grande autorite: il devint la base de renseignement theologique dans l'Universite de Paris, et l'on cite ordinairement le docte prelat comme le chef et le fondateur de cette ecole de theologiens appeles les docteurs sententiaires (_doctores sententiarii_), par opposition a ceux qui portent le nom de docteurs bibliques (_biblici_). Ce fut une ecole nouvelle, plus savante, plus logique, plus aristotelique que l'ecole ancienne qui, discutant moins, approfondissait moins peut-etre, mais aussi ne provoquait ni le doute ni la dispute, et qui, fidele a son enseignement synthetique, voyait avec inquietude une eristique toute profane envahir le domaine entier de la science sacree[164]. [Note 164: Moshem., Secul. XII, pars II, c. III, sec. 8.] Il y eut donc, au XIIe siecle, deux theologies, l'une biblique dont Hildebert, eveque du Mans, etait, dit-on, la lumiere, et a laquelle on peut rattacher Guillaume de Saint-Thierry, Gautier de Mortagne, Hugues et Richard de Saint-Victor, et que dut aimer et proteger saint Bernard; l'autre que Guillaume de Champeaux avait contribue a former, sans prevoir que, bientot depasse, il serait lui-meme effraye des consequences de son oeuvre, et verrait le sein de la science dechire par ses enfants. Les theologiens de cette nuance sont designes aussi par le nom de _theoretici_, parce qu'ils se consacraient aux recherches speculatives et aux controverses dogmatiques, tandis que les premiers, qu'on a nommes _practici_, s'adonnaient surtout a la propagation de la foi et a la predication. La theologie des uns fut la theologie scolastique par excellence, et celle des autres, la theologie mystique. C'est la premiere qui fait le plus de bruit dans l'histoire, c'est celle-la dont on a donne Pierre Lombard pour le createur, parce que nul avant lui ne l'avait enseignee avec la meme autorite. Le premier il la professa publiquement, c'est-a-dire avec un caractere officiel dans l'Academie de Paris. Abelard, qui avant lui l'avait inauguree au meme lieu, vit toujours contester son titre de professeur. Son enseignement, surtout son enseignement theologique, de fait si accredite, en realite si puissant, parait n'avoir jamais ete qu'un enseignement prive[165]. Dans l'ordre de l'intelligence, il fut bien le fondateur de l'ecole, il n'en fut pas l'organisateur. Il donna l'esprit aux institutions qui ne furent pas son ouvrage. Les liberateurs ne gouvernent pas. [Note 165: Duboulai, _Hist. Univ. par._, t. II, p. 4l et seq.--Heumann, _Tribbech., proef_., p, XIV-XVII.] Cette methode sententiaire, a laquelle l'eveque Pierre Lombard vint preter posterieurement l'influence de sa dignite, je n'hesite point a en regarder Abelard comme le createur veritable; ce fut lui qui donna a la philosophie sacree sa puissante impulsion, et tout ce qui en France et surtout dans les academies de Paris propagea ou suivit de pres ou de loin le mouvement scientifique et rationnel de la theologie, a selon moi procede de l'enseignement d'Abelard. En lui se retrouvent tous les caracteres de l'esprit philosophique de Paris, soit lorsqu'il s'elance, soit lorsqu'il s'arrete, dans sa reserve comme dans sa temerite. Car ce maitre fut tout ensemble modere et hardi, il eut toutes les tendances et voulut servir toutes les causes. Mais le dogme absolu, la foi implicite n'avaient pas besoin de son secours, et se maintenaient avant lui; ce qu'il eut donc de plus nouveau et de plus saillant, ce fut l'esprit raisonneur, l'esprit d'examen. C'est encore ce cote de son genie et de son systeme que l'on signale en lui; et quoiqu'il n'ait eu garde de se porter aux dernieres extremites, il a encourage par son exemple et son impulsion le rationalisme a tous les degres [166]. [Note 166: "Abelard," dit M. l'abbe Ratisbonne, "posa le principe du rationalisme qui dans son premier developpement exerca sur la foule passionnee l'espece de fascination que le protestantisme produisit trois siecles plus tard, et que le liberalisme a renouvele de nos jours avec un succes non moins eclatant." (_Hist. de S. Bernard_, t. II, c. XXVIII.)] C'est a l'influence d'Abelard qu'on peut rattacher les noms qui illustrent la premiere periode de la scolastique; la seconde commence avec Albert le Grand[167]. Mais Robert Pulleyn, Gilbert de la Porree, Amaury de Chartres, Pierre Comestor, Jean de Salisbury, Othon de Frisingen, Alexandre de Hales, Pierre Helie, Adam du Petit-Pont, et tant d'autres, continuateurs ou adversaires d'Abelard, lui doivent peut-etre leur rang dans l'histoire de l'esprit humain. Nul d'ailleurs ne parait lui avoir de plus grandes obligations que Pierre Lombard. Pierre Lombard, c'est Abelard parvenu; c'est Abelard eveque, investi de l'autorite, depositaire des grands interets de l'unite ecclesiastique, calme et contenu par les devoirs de sa charge, rendu timide par la responsabilite, un peu enerve par une ambition satisfaite, mais instituant cependant l'esprit de son ecole dans la chaire episcopale et donnant a la theologie, pour charte octroyee, le _Livre des Sentences_. Abelard n'a point ecrit de livre de ce nom, quoiqu'un des siens l'ait pu meriter; mais il a ete le maitre du _Maitre des Sentences_. C'est une tradition que Pierre Lombard avait ete son eleve et disait que le _Sic et Non_ etait son breviaire[168]. [Note 167: Cette division est generalement recue. Brucker, _Hist. crit._, t. III, p. 731.] [Note 168: Mag. J. Cornubius, _Eulogium, Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1066.--_Ab. Op._, in not., p. 1159.] _Sic et Non_, le oui et le non, tel est en effet le titre remarquable d'un ouvrage important dans la serie des ecrits theologiques d'Abelard. Il ne faut pas, sur la foi du titre, y chercher la these du pyrrhonisme; ca ne sont point les _Hypotyposes_ d'un Sextus Empiricus chretien. L'ouvrage peut bien suggerer le doute, il n'a pas ete fait pour l'etablir: mais le titre seul devait a bon droit alarmer les vigilants defenseurs de l'integrite de la foi catholique. Si jamais Abelard a publie cet ecrit, il n'a pu le faire sans danger pour l'unite de croyance, sans danger pour lui-meme. Il suffisait, au reste, qu'on sut que l'ouvrage existait, c'etait assez pour compromettre l'auteur. Plus inconnu, le livre en etait plus suspect; les denonciateurs d'Abelard au concile n'en parlent qu'avec effroi, et jusqu'a l'epoque ou le texte meme est enfin sorti des tenebres, la posterite meme a du supposer qu'il contenait le mystere de l'incredulite cachee d'un philosophe hypocrite. Il n'en est rien. M. Cousin a enfin retrouve ce livre celebre et ignore, et nous lui en devons la publication[169]. [Note 169: _Ouvr. ined. Petri Abaelardi Sic et Non_, p. 3-163. Le titre de cet ouvrage, mentionne dans la lettre de Guillaume de Saint-Thierry, etait tout ce qu'on en connaissait. Les benedictins, editeurs du _Thesaurus anecdotorum_ et du _Spicilegium_, disaient seulement qu'ils avaient cet ecrit a leur disposition, et que c'etait un tissu de contradictions. M. Cousin l'a publie en 1836 sur deux manuscrits, l'un de la bibliotheque d'Avranches, l'autre de celle de Tours. (Introd., p. CLXXXVI.)] Pour en apprecier la pensee, c'est assez d'en lire le prologue. L'auteur y remarque que, dans cette foule de phrases qui remplissent les ecrits des saints, quelques propositions different et meme se combattent. Cependant, ajoute-t-il aussitot, il ne faut pas juger temerairement ceux qui doivent juger le monde. Au lieu de les soupconner d'erreur, nous devons nous defier de notre infirmite d'esprit. "La grace doit plutot nous manquer pour les comprendre qu'elle ne leur a manque pour ecrire." Leur langage est parfois inusite, le sens des mots varie, chacun parle sa langue, et comme l'uniformite est, au dire de Ciceron, mere de la satiete, on ne doit pas presenter toutes choses dans la nudite de l'expression vulgaire. Mais d'un autre cote, il faut se rappeler qu'on attribue aux saints beaucoup d'apocryphes, et que meme dans les ecrits authentiques, et jusque dans les divins testaments, des passages ont ete alteres par les copistes; c'est ainsi que l'Evangile de saint Mathieu cite Isaie pour Asaph, et Jeremie pour Zacharie[170]. C'est ainsi que Marc dit que le Seigneur fut crucifie a la troisieme heure, et Jean et Mathieu a la sixieme[171]. [Note 170: Il n'y a point Isaie dans saint Mathieu au passage indique (xii, 35), mais seulement _le prophete_, et comme il s'agit d'un renvoi a un psaume, cette designation indique suffisamment David le roi prophete. C'est le psaume qui a pour titre: _Intellectus Asaph._ (Ps, 77.) Quant a Jeremie, cite pour Zacharie, l'erreur existe (Math. xxvii, 9).] [Note 171: Cette diversite existe egalement (Marc, xv, 25.--Math. xxvii, 45.--Jean, xix, 14.)] Il faut bien penser aussi, lorsqu'un passage nous surprend dans un des ecrivains sacres, qu'il leur est arrive de se retracter, ainsi que l'a fait saint Augustin, ou de poser comme question ou conjecture ce qui nous semble une affirmation; ou bien enfin de rapporter, sans les adopter, les opinions des autres a titre de documents. Il se peut aussi qu'ils imitent l'Ecriture, laquelle se conforme souvent aux idees communes ou aux apparences exterieures. Joseph est appele, dans l'Evangile le pere de Jesus-Christ[172], et l'on dit tous les jours que le soleil est chaud ou qu'il ne l'est pas, que le ciel est etoile ou qu'il ne l'est pas, quoiqu'il ne survienne aucun changement dans l'etat reel du ciel et du soleil. On dit encore qu'un coffre est vide, quoiqu'il n'y ait pas de lieu qui soit vide ou qui ne soit rempli d'air. Les philosophes eux-memes font des concessions a l'apparence. Il y en a de telles dans Boece. [Note 172: Luc, II, 48.] Lors donc qu'on trouve des variations ou des contradictions dans les Peres, on doit attentivement rechercher quelles ont pu Etre les causes de ces divergences, et tenir compte des temps, des circonstances et des intentions. D'ailleurs, en rapprochant soigneusement les differents sens d'un meme mot dans les differentes autorites, on arrivera facilement a la solution de la difficulte. Mais lorsqu'enfin la contradiction est trop manifeste, il faut comparer les autorites et choisir. Ainsi, par exemple, il est admis que les prophetes n'ont pas eu a tous les moments le don de prophetie, saint Pierre lui-meme s'est trompe au sujet de certains rites de l'ancienne loi, et il a ete publiquement repris par saint Paul. Saint Paul se trompe a son tour, quand il annonce dans son Epitre aux Romains qu'il se rendra par Rome en Espagne[173]. Mais il ne faut pas traiter de mensonges les faussetes qui peuvent se rencontrer dans les ecrivains ecclesiastiques; le mensonge implique l'intention de tromper, "et le Seigneur qui sonde les reins et les coeurs, sait tout peser, en considerant non ce qu'on fait, mais dans quel esprit on le fait." Seulement on peut supposer l'erreur, et "il faut lire les docteur, non avec la necessite de croire, mais avec la liberte de juger." [Note 173: Rom. XV, 28. On ne voit pas en effet dans les Actes ni dans aucun recit que saint Paul soit alle en Espagne.] Faites une distinction entre l'autorite canonique de l'Ancien ou du Nouveau Testament et celle des livres posterieurs. Si dans l'Ecriture quelque chose vous semble absurde, n'accusez que le copiste ou vous-meme; ce serait heresie que de supposer rien de plus. Mais dans les livres qui sont venus apres, il n'en est pas ainsi: saint Jerome ne semble commander une confiance absolue que pour les opuscules de Cyprien, ceux d'Athanase et le livre d'Hilaire[174]; quant aux autres, il veut qu'on les lise en les jugeant. C'est le cas du verset: _Omnia probate, quod bonum est tenete._ (I Thess., V, 24.) [Note 174: Dans une lettre pour l'education d'une jeune fille, il dit en effet qu'elle peut lire avec confiance _Cypriani opuscula, Athanasii epistolas et Hilarii libros_. En citant, Abelard repete _opuscula_ pour Athanase, et met _librum_ au lieu de _libros_. (_Sic et Non_, p. 15.--S. Hieronym. _Op_., t. IV, op. LVII, _ad Loetam_.)] "Apres ces observations prealables, je veux accomplir mon projet et recueillir les diverses maximes des saints Peres qui s'offriront a ma memoire et qui entraineront avec elles quelque question, par suite de la dissonance qu'elles paraitront presenter. Elles exciteront de jeunes lecteurs a s'exercer plus specialement a la recherche de la Verite, et les rendront plus penetrants par l'inquisition. L'inquisition est en effet la premiere clef de la science[175], c'est a l'interrogation assidument ou frequemment pratiquee que le plus perspicace des philosophes, Aristote, demande que tout esprit studieux s'attache avec passion, quand il dit, en parlant de la Categorie de la relation: _Peut-etre est-il difficile de s'exprimer avec confiance sur de telles choses, a moins qu'on ne les ait retraitees souvent. Le doute sur chacune a d'elles ne sera pas inutiles_[176]. C'est par le doute, en effet, que nous arrivons a l'inquisition, et par l'inquisition que nous atteignons la verite, suivant cette parole de la verite meme: _Cherchez et vous trouverez, frapper et l'on vous ouvrira_. Et pour nous donner la lecon morale de son propre exemple, celui qui fut cette meme verite voulut, vers la douzieme annee de son age, s'asseoir au milieu des docteurs et les interroger, nous montrant ainsi par l'interrogation l'image d'un disciple qui questionne plutot que celle d'un maitre qui enseigne, lui cependant, ce Dieu en qui est la pleine et parfaite sagesse. [Note 175: "Haed quippe prima (Inquisitio) sapientiae clavis dellaitur... Dubiando ad inquisitionem veritus, inquirendo veritatem perciptimus." (P. 16.)Ces paroles remarquables rappellent celles de Cyrille: [Grec: Arche matheseos xetesis, kai riza tes epi tisin ognodumenois suniseos e peri auton epaporesis.] (_Comm. in Johan, ev._, I. II, c. iv, p. 180. S. Cyrill. _Op._, t. IV, Parls, 1638.)] [Note 176: Categ. VII. "Dubitare autem de singulis non erit inutile." Ainsi est citee la version de Boece, ou il y a _dubitasse_ et non _dubitare_ (p. 172). M.B. Saint-Hilaire traduit "Il n'est pas inutile d'avoir discute chacune de ces questions" (T. 1, p. 93.) Le mot du texte est [Grec: dieporekenai].] "Lorsque d'ailleurs quelques paroles des Ecritures sont produites, elles ne font que mieux exciter le lecteur et l'attirer a la recherche de la verite, suivant que l'ecrit est recommande par une autorite plus grande. C'est pourquoi nous avons soumis cet ouvrage, ou sont compilees en un seul volume les maximes des saints, a la regle decretee par le pape Gelase concernant les livres authentiques, ayant eu soin de n'y rien citer des apocryphes.... Ici commencent les sentences recueillies dans les divines Ecritures[177], et qui paraissent se contrarier. C'est a raison de cette contrariete que cette compilation de sentences est appelee _Le Oui et le Non (Sic et Non)_." [Note 177: "Sententiae ex divinis scripturis collectae." _Les divines ecritures_ ne signifient pas ici ce que ces mots signifieraient aujourd'hui, l'Ancien et le Nouveau Testament, mais les livres saints et les Peres. _Divin_ Exprimait alors le sacre par opposition au profane. La science _divine_ voulait dire, comme en anglais _divinity_, la theologie. Les _ecritures_ designaient aussi les _ecrits_, et non l'Ecriture sainte. Tout ce qui etait anciennement ecrit etait une autorite, Ciceron, Virgile, Macrobe, etc; l'Ecriture sainte s'appelait _divina pagina_.] Et ce qui suit n'est qu'un recueil de nombreuses citations enoncant le pour et le contre, et distribuees en cent cinquante-sept questions d'une importance fort inegale. Naturellement la premiere est celle que l'existence du livre donnait pour resolue dans l'esprit de l'auteur: _Qu'il faut fonder la foi sur des raisons humaines, et le contraire_[178]. Si Abelard n'eut pas ete decide pour l'affirmative, aurait-il jamais ecrit son ouvrage? [Note 178: "Quod tides humanis rationibus sit adstruenda, et contra." (I, p. 17.) C'est a peu pres la question de saint Thomas: "Utrum sacra doctrina sit argumentativa." (_Summ. Theol._, pars I, qu. i, a. 8.)] La collection de passages qu'il a places ici en regard les uns des autres est encore precieuse aujourd'hui; elle atteste une lecture assez considerable et plus d'instruction qu'on ne croirait dans les lettres sacrees. Elle serait utile comme specimen du catalogue de la bibliotheque ecclesiastique des savants de Paris au XIIe siecle, quoique je soupconne que plusieurs passages sont pris dans les auteurs, non qui les ont ecrits, mais qui les ont cites, et notamment dans saint Jerome et saint Augustin[179]. [Note 179: Voici la liste par ordre chronologique des auteurs chretiens cites dans le _Sic et Non_: Origene, Cyprien, Eusebe, Hilaire, Prudence, Athanase, Ephrem, Ambroise, Jean Chrysostome, Jerome, Augustin, Leon, pape, Prosper, Maxime, eveque de Turin, Gennade, pretre de Marseille qui Ecrivait vers la fin du Ve siecle, Hormisdas, pape, Boece, Gregoire le Grand, Isidore de Seville, Bede, Ambroise Autpert, abbe de Saint-Vincent pres Benevent, auteur au VIIIe siecle d'un commentaire sur l'Apocalypse, Haimon, eveque d'Halberstadt en 841, et qui a commente les Ecritures et redige un abrege de l'histoire de l'Eglise, Nicolas Ier, pape, et Remi, moine de Saint-Germain l'Auxerrois, qui enseignait la dialectique a Paris au commencement du Xe siecle, et qui a commente les psaumes. On peut soupconner que ce qui est cite des Peres grecs, notamment d'Origene, de saint Ephrem, et de saint Jean Chrysostome, vient de seconde main. Abelard pouvait avoir une traduction d'Eusebe, et quant a saint Athanase, il ne cite, je crois, que le Symbole, et un traite de la Trinite, qui n'existe qu'en latin, et qui lui a ete faussement attribue. (S. Athan. Op., _de Trin. lib._, VIII, t. II, p. 602, Paris, 1699.) Il y a aussi quelques rares citations des paiens, savoir Aristote, Ciceron, Seneque et Macrobe.] Cet ouvrage fut apparemment une des premieres compositions theologiques d'Abelard; il doit etre anterieur au concile de Soissons, et sans doute il l'ecrivit ou le commenca a l'epoque ou, delaissant Anselme de Laon, il s'erigea definitivement en professeur de theologie. C'est, comme l'a dit tres-bien M. Cousin, "la table des matieres de ses traites dogmatiques de theologie et de morale[180]." Mais il peut avoir ete termine beaucoup plus tard, et par sa nature c'etait un recueil qui pouvait n'etre jamais acheve; aussi est-il permis de douter qu'il ait jamais ete reellement publie. Guillaume de Saint-Thierry dit qu'on le tenait cache[181]. Il pouvait etre connu des disciples d'Abelard, il avait du leur etre communique, et son existence etait ainsi devenue publique, sans qu'il en fut de meme de son contenu. Une telle composition n'en devait paraitre que plus suspecte, et je ne m'etonne pas que l'abbe de Saint-Thierry, en denoncant Abelard, rapporte des passages de ses autres ecrits theologiques et cite seulement comme monstrueux le titre du _Sic et Non_[182]. C'etait attacher a toute la doctrine d'Abelard l'etiquette du scepticisme religieux. [Note 180: _Introd._, p. CLXXXIX.] [Note 181: "Nec etiam quaesita inveniuntur." (Guill. S. Theod., _ad Gaufr. et Bern. Epist., Bibl. cist._, t. IV, p. 113.)] [Note 182: "_Sic et Non, Scito te ipsum_ et alia quaedam, de quibus timeo ne sicut monstruosi sunt nominis sic etiam sint monstruosi dogmatis." (_Id., ibid._)] Cependant un tel soupcon etait injuste. L'esprit d'examen, on le dit du moins, peut conduire au scepticisme, mais il n'est pas le scepticisme, et il n'y conduit pas toujours. Abelard etait chretien; il a pu tomber dans l'erreur, mais non dans le doute, et s'il a, par ses raisonnements, altere la foi, jamais il n'a pretendu l'affaiblir. Il se defiait d'autant moins de sa methode, il la jugeait d'autant moins dangereuse pour les convictions catholiques, qu'elle avait affermi les siennes, et qu'en rendant sa foi plus lumineuse elle l'avait rendue plus solide. Son orthodoxie seule peut etre mise en question. Il est vrai cependant que l'esprit philosophique domine dans ses ecrits l'esprit dogmatique, et qu'il y a professe hardiment le rationalisme, au risque d'ebranler ce qui etait pour lui inebranlable. Charme de ses idees, esclave de son raisonnement, il se rendait propre la foi commune en la demontrant a sa mode, et elle lui devenait plus chere et plus sacree, quand elle etait devenue sa doctrine personnelle: l'amour-propre de l'auteur ajoutait a la conviction du fidele. Mais il ouvrait ainsi la voie sans terme ou devait marcher desormais a plus ou moins grands pas la raison individuelle; il donnait le signal redoutable auquel devaient de siecle en siecle repondre tous les esprits opposants; il sonnait le reveil de la liberte de penser. Nous retrouverons ce caractere dans tonte sa theologie. Ici bornons-nous a remarquer que le _Sic et Non_ peut etre regarde comme le point de depart naturel de l'esprit d'examen applique a la theologie, c'est-a-dire a la tradition ecrite des doctrines chretiennes. C'etait en effet la mise en question du vrai sens de ces doctrines, et elle ne pouvait avoir lieu que par l'examen contradictoire des autorites. Cette opposition systematique des textes avait, dans un cercle plus restreint et sous toutes reserves d'une soumission generale et implicite a l'Ecriture, quelque chose du doute prealable de Descartes, quelque chose des antinomies de Kant; c'etait un choix offert a la raison. Abelard choisit; Pierre Lombard choisit aussi, et son livre n'est pas sans analogie avec le _Sic et Non_. Il est fait sur le meme plan; nous concevons qu'on lui ait dispute cet ouvrage, et qu'avant de connaitre rien de plus que le titre de celui d'Abelard, on ait pu croire quelquefois que Pierre Lombard le lui avait derobe[183]. On sait que les _Quatre Livres des sentences_ sont divises en chapitre intitules _Distinctions;_ c'est-a-dire que chaque question y est successivement posee; puis les autorites et les arguments contraires sont presentes sur chacune, et la solution est etablie presque toujours a l'aide d'une distinction. Les citations sont souvent celles du _Sic et Non;_ cette coincidence est naturelle, et d'ailleurs pourquoi Pierre Lombard n'aurait-il pas pris ses citations dans le recueil de son maitre? L'ordonnance du livre premier, qui roule sur la Trinite et la Providence, est absolument celle de l'Introduction a la theologie; et bien que le docte eveque evite et parfois combatte les opinions contestables du philosophe, il se montre partout imbu de sa methode et nourri de sa science. [Note 183: "Putatur a P. Abaelarde confectum fuisse hoc opus, cui ille per plagum surripuerit." (Morhof., _Polyhist._, t. II, c. XIV, t. II, p. 88.)] Enfin cette maniere de proceder et de poser hardiment le pour et le contre, sauf a conclure, devint la forme permanente de la theologie scolastique. L'ecole dogmatique de forme comme de fond, celle qui enseignait sans discuter, fut de moins en moins puissante et de moins en moins ecoutee; et lorsque, pres de cent ans plus tard, saint Thomas d'Aquin resuma toute la theologie dans son admirable livre, il posa intrepidement le pour et le contre sur toutes les questions, sur tous les articles des questions, et, divisant a l'infini les objections et les reponses, opposant une par une, autorite a autorite, raisonnement a raisonnement, il ecrivit, sans jamais faiblir, sans jamais douter, un ouvrage aussi dogmatique par les conclusions que sceptique par l'exposition. _La Somme theologique_ presente la religion tout entiere comme une immense controverse dialectique, dans laquelle le dogme finit toujours par avoir raison. C'est la negation la plus franche et la pins developpee de l'absolutisme dogmatique. Ainsi la theologie scolastique, etudiee dans l'esprit de la foi, mais enseignee comme une science, est devenue, avec le temps, la theologie proprement dite; avec le temps, il n'y en a guere eu d'autre dans les ecoles. C'est essentiellement celle qui s'est perpetuee dans les seminaires. Au XVIIe siecle, le P. Petau, en composant son remarquable traite des dogmes theologiques, reconnaissait pour ses devanciers saint Jean de Damas, Pierre Lombard et saint Thomas, et quand l'Eglise veut reellement enseigner, il faut bien, de gre ou de force, qu'elle redevienne scolastique. Elle n'a pas encore en France d'autre theologie reconnue. Cependant les ames ferventes, les esprits simples et pratiques, les hommes de gouvernement dans l'Eglise sont loin d'avoir toujours porte une grande confiance a ce genre d'enseignement. Chose singuliere! il a souvent alarme tout ensemble le mysticisme et la politique. Pour dire le vrai, il n'est pas rigoureusement d'accord avec ce caractere imperatif que donne a la parole de Dieu le pretre qui se sent revetu d'une mission de commandement, et croit representer celui dont il est ecrit: _Tanquam potestatem habens_ (Math. VIII, 29). Concevons que, soit comme mystique, soit comme homme d'Etat, saint Bernard n'ait pas vu sans effroi la transformation dialectique de la predication religieuse, Aujourd'hui meme il serait difficile de concilier l'enseignement traditionnel de la theologie avec la doctrine des nouveaux apologistes. On est devenu si reserve en matiere de raisonnement, que si la chose etait a faire, je ne sais si le clerge donnerait les mains a l'invention de la theologie didactique. A ses yeux, en effet, le christianisme pourrait bien avoir peu a se louer de la philosophie du moyen age; car c'est sous cette forme que le rationalisme est rentre dans son sein. Quant a ceux qui ont ouvert la route, qui se sont montres particulierement philosophes dans la religion, qui ont appuye sur le cote scientifique de la theologie, qui ont enfin fonde la foi sur la raison, voici ce qu'en dit le plus prudent des philosophes modernes: "La question de la conformite de la foi avec la raison, a toujours ete un grand probleme. Dans la primitive Eglise, les plus habiles auteurs chretiens s'accommodaient des pensees des platoniciens qui leur revenaient le plus et qui etaient le plus en vogue alors. Peu a peu Aristote prit la place de Platon, lorsque le gout des systemes commenca a regner, et lorsque la theologie meme devint plus systematique par les decisions des conciles generaux, qui fournissaient des formulaires precis et positifs. Saint Augustin, Boece et Cassiodore, dans l'Occident, et saint Jean de Damas, dans l'Orient, ont contribue le plus a reduire la theologie en forme de science, sans parler de Bede, Alouin, saint Anselme, et quelques autres theologiens verses dans la philosophie, Jusqu'a ce qu'enfin les scolastiques survinrent et que le loisir des cloitres donnant carriere aux speculations, aidees par la philosophie d'Aristote, traduite de l'arabe, on acheva de faire un compose de theologie et de philosophie, dans lequel la plupart des questions venaient du soin qu'on prenait de concilier la foi avec la raison." Abelard fut un des premiers de ces scolastiques qui preparaient ce _compose de theologie et de philosophie_. Il prit soin de _concilier la foi avec la raison_, et Aristote avec saint Paul, avant meme que les Arabes et l'empereur Frederic II eussent fait connaitre Aristote tout entier. Et c'est de lui que Leibnitz dit plus loin: "Je plains les habiles gens qui s'attirent des affaires par leur travail et par leur zele. Il est arrive quelque chose de semblable autrefois a Pierre Abelard.... et a quelques autres qui se sont trop enfonces dans l'explication des mysteres[184]." [Note 184: Disc., prel. de la Theodicee, 6 et 86.] CHAPITRE II. DE LA THEOLOGIE D'ABELARD.--_Introductio ad theologiam_. Abelard raconte qu'avant d'ecrire sur la theologie il laissa ses ecoliers lui demander "une _somme_ de l'erudition sacree qui fut comme une introduction a l'Ecriture sainte[185]." Ils avaient lu, continue-t-il, et goute ses nombreux ecrits sur la philosophie, sur les lettres seculieres; il leur semblait qu'il serait bien plus facile a son esprit de penetrer le sens de l'Ecriture sainte et les raisons de notre foi qu'il ne le lui avait ete de tarir, comme ils le disaient, les puits de l'abime philosophique. Le but de la course, le fruit du travail ne devait-il pas etre, en definitive, l'etude de Dieu, a qui tout doit etre rapporte? Pourquoi a-t-il ete permis aux fideles d'etudier les arts profanes et les ouvrages des Gentils, si ce n'est pour y trouver et ces formes de langage, et ces procedes de raisonnement, et cette connaissance prealable de la nature des choses, qui peuvent servir soit a comprendre et a orner la sainte Ecriture, soit a en etablir et a en defendre la verite? Plus la foi chretienne semble embarrassee de questions ardues, plus elle doit etre munie d'un rempart de fortes raisons, surtout contre les attaques de ceux qui font profession d'etre philosophes; plus de leur part l'inquisition est subtile et sait rendre les solutions difficiles, plus elle est propre a troubler la simplicite de notre foi. Ils ont donc, ces ecoliers, juge capable de resoudre toutes ces controverses celui que l'experience leur a fait connaitre pour verse des le berceau dans l'etude de la philosophie et principalement de la dialectique, cette maitresse en tout raisonnement, et ils l'ont unanimement supplie de faire valoir le talent que Dieu lui a remis, puisqu'on ignore quand ce juge redoutable en demandera compte avec les interets. (Math., XXV, 15.) Ils ajoutent que cela convient a l'age et a la profession d'un homme qui, changeant de moeurs, d'habit, de travaux, prefere desormais les choses divines aux choses humaines et delaisse le siecle pour se donner tout a Dieu. Apres avoir jadis embrasse l'etude pour gagner de l'argent, il faut la faire servir maintenant a gagner des ames: c'est bien le moins que de venir a la onzieme heure cultiver la vigne du Seigneur. A ces frequentes instances de ses disciples, si, par raison ou par faiblesse, il ne se rend pas pleinement, il accorde enfin d'entreprendre l'oeuvre selon ses forces, ou plutot avec l'aide suppletive de la grace divine, ne promettant pas tant de dire la verite que d'exposer, comme on le lui demande, le sens de ses opinions. [Note 185: _Ab. Op._, pars II. _Introd. in prol._, p. 973-976.] "Que si dans cet ouvrage," ajoute-t-il, "mes fautes veulent, ce qu'a Dieu ne plaise, que je m'ecarte de la pensee ou de l'expression catholique, que celui-la me pardonne qui juge l'oeuvre sur l'intention; je serai toujours pret a donner satisfaction sur toute erreur en corrigeant ou en effacant ce que j'aurai mal dit, quand un fidele me redressera par la puissance de la raison ou par l'autorite de l'Ecriture.... Eclaire par l'exemple de saint Augustin, lorsqu'un si grand homme a retracte ou corrige beaucoup de choses dans ses ecrits, si j'avance quelques erreurs, je n'en defendrai rien par dedain, je n'en soutiendrai rien par presomption. Si je ne suis pas exempt du defaut de l'ignorance, du moins n'encourrai-je pas l'accusation d'heresie, car ce n'est pas l'ignorance qui fait l'heretique, mais l'obstination de l'orgueil. Elle se montre dans celui qui, desirant se faire un nom par quelque nouveaute, met sa gloire a avancer des choses extraordinaires qu'il s'efforce mal a propos de maintenir contre tous, pour paraitre superieur aux autres, ou du moins pour ne se laisser mettre au-dessous de personne[186]." [Note 186: C'est a peu pres le debut de l'Introduction a la theologie. Dans son autre theologie (_Theologia christiana_, dans le _Thesaur. nov. anecd._, t. V, p. 1189), il revient avec etendue sur les declarations qui terminent ce preambule; il y dit que c'est une grande impiete que de corrompre par le peche le premier don de Dieu, la science, et de faire participer a ses fautes un art innocent et irreprochable, la logique; et il s'eleve contre l'orgueil de la science et de la raison avec une force qui prouve combien il avait a coeur de n'en etre pas accuse. (Lib. III, p. 1245-1258.)] Ce preambule donne l'origine et la date de l'ouvrage auquel il appartient. Abelard raconte qu'apres sa prise d'habit au couvent de Saint-Denis, il rouvrit un cours de theologie, et qu'a la demande de ses eleves il composa sur l'unite et la trinite divine un traite destine a faire comprendre ce qu'il fallait croire[187]. Ce traite, qui fut avidement lu et qui, defere au synode de Soissons, y fut condamne et brule, c'est, je n'en doute pas, l'_Introduction a la theologie_,[188] veritable resume de son enseignement, le plus important de ses ouvrages theologiques; car ses principales opinions en ces matieres y sont developpees ou indiquees, et c'est en general sur ce livre qu'il a ete juge par ses contemporains et la posterite. Plus tard, cependant, soit que la redaction n'en fut pas definitive, et en effet elle laisse beaucoup a desirer pour l'ordre, la proportion, l'elegance; soit qu'il n'avouat pas un texte irregulierement publie, et qui d'ailleurs n'est parvenu jusqu'a nous ni complet ni correct; soit enfin que la prudence ou la reflexion eut modifie ses idees ou son caractere, il a traite de nouveau le meme sujet dans un ouvrage dont l'ordonnance parait meilleure et la diction plus travaillee; c'est la _Theologie chretienne_, que nous n'avons pas non plus tout entiere. Mais lorsque vers 1140, c'est-a-dire dix-huit ou vingt ans apres la composition de l'Introduction, Guillaume de Saint-Thierry en denonca l'auteur a saint Bernard, c'est sur cet ouvrage qu'il fonda principalement son accusation, quoiqu'il y comprit la Theologie chretienne. Sans tenir aucun compte des modifications, ou plutot des precautions de doctrine que celle-ci pouvait presenter, il ne voit entre les deux livres qu'une difference de volume: l'un, dit-il, contient plus et l'autre moins.[189] C'est aussi l'Introduction que saint Bernard parait avoir eue sous les yeux et que le concile de Sens a surtout condamnee, du moins en ce qui concerne la Trinite ou la nature de Dieu. C'est donc l'ouvrage qu'il faut bien faire connaitre, comme le plus propre a reveler la theologie d'Abelard. [Note 187: _Ab. Op._, op. i, p. 19 et 20, et 1.1 du present ouvrage, p. 75.] [Note 188: Mag. P, Abael, nannetensis Introductio ad theologiam divin in III libros. (_Ab. Op._, p. 973-1136.)] [Note 189: S. Bern, _Op._, op. CCCXVI.--_Bibl. cistero._, t. IV, p. 112, et ci-dessus, t. I, p. 183.] Malheureusement, quoique etendu, il n'est pas complet, mais il en a ete retrouve recemment un abrege compose, selon toute apparence, par Abelard, ou du moins sous ses yeux, et nous pouvons retablir la substance et l'ordonnance de ce qui nous manque de l'ouvrage principal. Le salut de l'homme, suivant notre auteur, depend de trois choses, la foi, la charite, le sacrement. La foi, qui contient l'esperance, comme le genre contient l'espece, est l'estimation des choses qui n'apparaissent pas[190], c'est-a-dire qui ne sont pas soumises aux sens du corps. [Note 190: "Existimatio rerum non apparentium." _Introd_, p. 977. Le mot d'_existimatio_ repond a celui de saint Paul [Grec: Elenchos], traduit dans la Vulgate par _argumentum_, et dans saint Augustin par _convictio_. C'est cette derniere Idee que voulait rendre Abelard; on a vu que pour lui estimation, Equivalent d'_opinio_, [Grec: doxa], s'alliait naturellement, d'apres l'autorite d'Aristote, a l'idee de foi ou de croyance. (Hebr., xi, I.--S. Aug., _Serm._ cxxvi, et ci-dessus i. I, p. 400.)] La foi suppose donc l'invisible: les choses qui apparaissent, on ne les croit pas, on les connait; le merite et le propre de la foi est de croire ce qu'on ne voit pas. Nous croyons pour connaitre, nous ne connaissons pas pour croire. Qu'est-ce que la foi? croire ce qu'on ne voit pas. Qu'est-ce que la verite? voir ce que l'on croit. Car la foi est la croyance aux choses memes et non aux mots. Ainsi la foi dans l'Evangile contient la foi aux choses de l'Evangile. Les philosophes ont bien aussi une certaine foi, lorsqu'une chose est mise au-dessus du doute soit par la pensee, soit par l'experience. L'argument est ce qui fait foi d'une chose auparavant douteuse[191] (Ciceron). Il y a donc plusieurs moyens de produire la foi, et la foi est proprement ou improprement dite, suivant qu'on l'applique aux choses occultes on aux choses apparentes. [Note 191: Beoth., in _Topic. Cie._, t. 1, p. 102.] Parmi les verites de la foi, parmi les choses de Dieu, toutes n'importent pas au salut. Au premier rang de celles qui importent au salut se placent celles qui sont relatives d'abord a la nature de Dieu, puis a ses dispensations ou dispositions necessaires. "La religion chretienne tient qu'il n'existe qu'un seul Dieu, et non plusieurs, seul Seigneur de tous, seul createur, seul principe, seule lumiere, seul souverain bien (bien parfait), seul immense, seul tout-puissant, seul eternel, substance une ou essence absolument immutable et simple, en qui ne peuvent etre aucunes parties ni rien qui ne soit elle-meme, seule veritable unite en tout, hors en ce qui concerne la pluralite des personnes divines. Car en cette substance si simple, ou indivisible et pure, la foi confesse trois personnes en tout coegales et coeternelles, et qui ne different point numeriquement, c'est-a-dire comme des choses numeriquement diverses, mais seulement par la diversite des proprietes, une etant Dieu le pere, une etant Dieu le fils, une etant Dieu esprit de Dieu, procedant du Pere et du Fils. Une de ces personnes n'est pas l'autre, quoiqu'elle soit ce qu'est l'autre. Ainsi le Pere n'est pas le Fils ou le Saint-Esprit, ni le Fils le Saint-Esprit; mais le Fils est ce qu'est le Pere, et le Saint-Esprit egalement. Dieu est autant le Pere que le Fils ou le Saint-Esprit, etant un en nature, un numeriquement autant que substantiellement. Mais de la diversite des proprietes nait la distinction des personnes; elle est telle que cette personne-ci est autre, mais non autre chose que cette personne-la; comme un homme differe d'un homme personnellement et non substantiellement, en tant que celui-ci n'est pas celui-la, quoiqu'etant ce qu'est celui-la, c'est-a-dire identique de substance et non de personne[192]." [Note 192: _Introd._, I. I, p. 917-983. On pourrait voir la un realisme tres-prononce, car Abelard semble admettre ici l'identite de substance entre deux hommes: mais il peut n'entendre que l'identite de nature, et non l'identite numerique. Il est vrai qu'alors la comparaison n'est plus exacte par rapport a la Trinite; mais, comme on le verra, elle est recue et presque triviale dans la question et ne doit pas etre reprochee a notre auteur.] Le propre du Pere est d'etre inengendre (improduit, _ingenitus_), c'est-a-dire d'exister par soi et non par un autre, comme le propre du Fils est d'etre engendre, et du Saint-Esprit, non pas d'etre engendre, mais de proceder, sans que le Saint-Esprit ou le Fils soient faits ou crees. Le Pere est donc le principe de la divinite. (Saint Augustin, _De Trin._, IV, xx.) Mais sa divinite est dans chacune des trois personnes, chacune est Dieu, Seigneur, Createur; en ce sens, la Trinite est indivise (proprement individu, _individua_). Mais aucune des trois personnes n'etant l'une ou l'autre personne, une seulement etant dite inengendree, une engendree, une procedant, il suit qu'il n'y a pas en elles pluralite de choses ou pluralite substantielle, mais pluralite de proprietes: chacune est personne, mais point de la meme maniere que chacune est Dieu. Tout ce qui appartient a la personne est propre, tout ce qui appartient a Dieu, tout ce qui est absolument divin est commun a toutes, comme la gloire, la volonte, l'operation. "Tel est," dit Abelard, "le resume de la foi touchant l'unite et la trinite, qu'il nous faut etablir et fortifier par des exemples et des similitudes convenables contre les inquisitions de ceux qui doutent. Que sert, en effet, pour la doctrine, de parler, si ce que nous voulons enseigner ne peut etre expose de facon a etre compris[193]?" [Note 193: Ces idees generales sur la Trinite n'ont rien d'original, non plus que de hasarde. Abelard les emprunte surtout a saint Augustin qui lui-meme les a plutot remaniees qu'inventees. On peut les retrouver exposees avec soin et developpement dans la _Somme_ de saint Thomas. (Pars I, quaest. XXVII et seqq.) Une difference seule doit etre remarquee. Abelard, guide en ceci par saint Augustin, qui s'attache plus aux differences qu'aux ressemblances des personnes de la Trinite avec la generalite des etres, ne veut pas qu'elles soient entre elles _diversae numero rerum_ (p. 982), ce qui suit Dialectiquement de ce qu'elles ne sont pas des substances. Cependant comment etre trois sans difference numerique? Aussi saint Jean Damascene avait-il admis cette difference, et Pierre Lombard qui l'explique, ne la rejette pas, quoiqu'il trouve plus prudent de s'en tenir a la difference de propriete, Jean Damascene, suivant lui, etait plus frappe des ressemblances que des differences. (Jean Damasc., _De orth. Fid._, I. III, c. iv et vi.--P. Lomb., _Sent._ I, _Dist._ XIX.) Saint Thomas, sans oser prononcer que les personnes de la Trinite soient choses numeriques diverses, admet cependant que le nombre, _termini numerales_, s'applique a la divinite. Il considere la multitude des personnes comme une division formelle ou rationnelle. Il dit quelque part _numeras personarum_ (_Qu._ xxx, a. 3.--_Qu_. xxxi, a. 1.)Les modernes n'hesitent pas a dire que les trois personnes sont "trois etres individuels subsistant reellement en eux-memes, qui sont chacun un principe d'action." (Bergier, _Dict. de Theol._, art. _Trinite et Personne_.) C'est aller bien loin, et Abelard nous parait plus sage. Il suit du reste une opinion exprimee dans un ouvrage qu'il croyait de Boece, savoir que le nombre reel n'en pas applicable a la divinite, mais seulement le nombre intellectuel, (_De Trin. unit. Dei, Op._ Boeth., p. 958.)] Que veut dire dans la nature divine cette distinction de personnes? Cette nature restant une et indivisible, comment lui assigner une trinite personnelle? De la deux points "a defendre contre les attaques vehementes des philosophes." La distinction des personnes doit nous servir a mieux concevoir la divinite, c'est-a-dire dans la divinite le bien supreme et la perfection absolue. Ainsi le nom du Pere designe la puissance divine: Dieu est tout-puissant, parce qu'il peut faire tout ce qu'il veut, non parce qu'il peut tout faire; car il ne peut faire des choses injustes, etant lui-meme la supreme justice. Le nom du Fils designe la sagesse: Dieu est sage, car il sait tout et ne peut se tromper ni etre trompe. Le nom du Saint-Esprit enfin designe la charite ou la bonte: Dieu est bon, car il veut que tout soit dispose pour le mieux, que tout arrive le mieux possible, et il conduit tout a la meilleure fin. La ou s'unissent ces trois choses, puissance, sagesse et bonte parfaites, le bien parfait est realise. Le nom du Pere exprime la toute-puissance: Je crois en Dieu le pere tout-puissant, dit le Symbole des apotres. "Comme Dieu, innascible, comme pere, inengendre (_ingenitus_), il a, comme tout-puissant, la plenitude de la force," dit l'eveque Maxime[194], "car il est tout-puissant par la divinite inengendree, et pere par la toute-puissance." La _divinite inengendree_ signifie que seul des trois personnes il est inengendre, seul il n'est point par un autre que lui, _solus ipse non sit ab alio_, tandis que les deux autres personnes sont par lui, _ab ipso sunt_. _Pere par la toute-puissance_, cela veut dire evidemment que la puissance divine lui appartient, specialement, comme propriete, de meme que celle d'etre inengendre, bien que chacune des autres personnes, etant de meme substance, soit de meme puissance. "En effet, les proprietes des trois personnes etant distinctes, certaines choses sont d'ordinaire dites ou admises specialement et comme proprement de telle ou telle d'entre elles, lesquelles choses, d'apres leur nature, nous ne le contestons pas, appartiennent en union a chacune d'elles[195]." Le Pere et le Saint-Esprit, la Trinite entiere est sagesse; le Pere et le Fils, la Trinite entiere est charite. Seulement, a raison des proprietes des personnes, certaines oeuvres sont specialement attribuees a chacune d'elles, quoique ces oeuvres soient dites oeuvres indivises de la Trinite, et que tout ce qui est fait par une d'elles le soit par chacune. Ainsi la susception de la chair est assignee au Fils; ainsi il est dit que la regeneration s'accomplit par l'eau et l'Esprit (Jean, iii, 5), quoiqu'en tout cela la Trinite opere tout entiere. L'usage est donc d'attribuer en propriete specialement et principalement au Pere ce qui concerne la puissance, son nom le designant surtout, par ce fait qu'etant inengendre, il subsiste par lui-meme, non par un autre; d'ou il resulte que, comme mode substantiel, la puissance lui reste en propre. En effet, encore que le Pere puisse faire tout ce que fait le Fils et le Saint-Esprit, il a cela de plus qu'il existe seul par lui-meme et n'a pas besoin d'un antre pour etre. Neanmoins nous ne disons pas le Fils et le Saint-Esprit moins tout-puissant que le Pere: les oeuvres de la Trinite sont indivises on communes, tout ce que fait la puissance etant regle par la sagesse, accompli par la bonte; aussi invoquons-nous Dieu au nom du Pere, et au Fils, et du Saint-Esprit: les trois personnes sont inseparables pour la priere comme dans l'operation divine. Mais pour que la tonte-puissance qui est a chacune consomme ce que chacune veut faire, il n'est pas necessaire que chacune soit absolument comme les deux autres, puisqu'elles different par les proprietes, la non-generation, la generation, la procession. Sans doute il y a egalite entre elles; il n'y a rien de plus du de moins, par exemple, dans le Fils, quant au lieu, au temps, a la puissance, a la science, si ce n'est pourtant qu'il n'est pas ne de lui-meme et que le Pere l'a engendre. Mais _ce seul plus ou moins_ qui est dans le Fils, de n'etre pas par lui-meme comme le Pere, s'applique-t-il au mode de l'operation, comme au mode de l'existence? De cette puissance propre au Pere de subsister par soi ou d'exister de soi-meme, et non par un autre, il suit necessairement que les deux autres personnes de la Trinite sont par lui et n'ont pas la propriete de subsister par soi. Si donc nous rapportons la puissance tant au mode de l'existence qu'a celui de l'operation, nous trouverons que la toute-puissance appartient au Pere proprement et specialement, en sorte que non-seulement il peut tout avec les deux autres personnes, mais encore qu'il a seul l'existence par soi, non par un autre, et consequemment la puissance par soi, comme l'existence; et les autres personnes, ayant l'existence par lui, peuvent par lui tout ce qu'elles veulent. C'est ainsi que le Fils a dit: "Je ne puis rien faire par moi-meme." (Jean, v, 30.) Et ailleurs: "Je ne fais rien par moi-meme, ou je ne parle point par moi-meme." (Jean, xiv, 10.) Cette puissance propre du Pere par laquelle il subsiste seul par soi et non par un autre est comprise dans la toute-puissance, et il faut le dire tout-puissant, en ce sens que tout ce qui appartient a la puissance, quant a l'operation comme a l'existence, lui est attribue en propre par l'eveque Maxime. [Note 194: Maxime, eveque de Turin, qu'il ne faut pas confondre avec Maxime le moine a laisse des homelies. La citation d'Abelard en dans l'homelie _In tradit. Symboli. (Bibl. vet. pat_., t. VI, p. 42.)] [Note 195: C'est ce que saint Thomas appelle _essentialia personis attributa_. (Qu. xxxix, a. 8.) Abelard parait marquer ici avec beaucoup de soin le caractere mixte de ces attributions qui sont _appropriees_ sans etre _propres_. Le point original comme aussi le point hasarde est le parti qu'il a tire de ces attributions que l'Eglise en general ne regarde pas comme constitutives, et dont elle ne deduit pas de consequences importantes. Nous touchons ici a la nouveaute principale de toute la doctrine, et a l'origine des censures qu'elle a encourues. Nous y reviendrons.] Peut-etre serait-il plus exact de dire que le Pere, par la toute-puissance qui lui est attribuee en propre, engendre la sagesse, comme un fils, la sagesse divine etant quelque chose de la divine toute-puissance, etant elle-meme une certaine puissance; car elle est une puissance de discerner, la puissance en Dieu de discerner et de connaitre tout parfaitement. L'Ecriture en divers passages parait prouver que nommer la puissance du Seigneur, c'est nommer la puissance divine, d'ou est nee la divine sagesse; dire Dieu le fils, c'est nommer la sagesse divine, nee de la divine puissance; nommer le Saint-Esprit, c'est nommer la charite de la bonte divine, qui procede pareillement du Pere et du Fils[196]. [Note 196: _Introd., t. 1, p. 988-996.] Mais a ces temoignages des ecrivains sacres, il plait a Abelard d'unir ceux des philosophes, "puisque c'est a des philosophes qu'il a affaire, a ceux du moins qui tachent d'attaquer notre foi par des citations philosophiques. Nul, en effet, ne peut etre accuse et persuade que par des raisons qu'il accepte, et la confusion est grande d'etre vaincu par ou l'on esperait vaincre." D'ailleurs les vertus des philosophes ont ete louees par de saints docteurs. Non-seulement ils se sont eleves a une vie pure, mais encore a l'intelligence d'un Dieu unique. Les autorites ne manquent point pour prouver qu'ils ont connu l'ouvrier a son ouvrage. Ne put-on les citer comme des modeles de la vie, on pourrait encore s'instruire a leurs lecons. Dieu peut nous vouloir eclairer par l'intermediaire d'indignes ministres; tout lui est bon pour toucher nos esprits et nos coeurs. "S'il ne faisait les grandes choses que par les grands hommes, la reconnaissance s'adresserait a eux plus qu'a lui." (P. 1006.) D'ailleurs saint Jerome nous dit de ne pas desesperer du salut de tous les philosophes qui sont venus avant l'incarnation. On sait comment saint Augustin s'exprime sur Socrate[197]. Platon parle de Dieu, du culte qui lui est du, de la priere qui l'invoque, de la vertu qui lui plait, en des termes qui semblent indiquer une sorte de revelation de sa divinite sainte. On peut dire meme que l'incarnation a ete annoncee par la sibylle plus clairement qu'elle ne l'est dans quelques-uns des prophetes, et l'on ne saurait s'etonner que _le plus grand de tous les philosophes_ ait paru atteindre l'idee essentielle de la Trinite, lorsqu'au Dieu supreme il ajoute et cette intelligence, ce [Grec: Nous] ne de Dieu et coeternel a lui, et cette ame du monde qui est la vie et le salut de tout ce qui existe. Ne croit-on pas reconnaitre la le Verbe et l'amour? Le Fils est le [Grec: Nous], le Saint-Esprit est cette ame du monde, nee de Dieu et de son intelligence. "Dans le vrai, la Trinite divine n'est bien connue que d'elle-meme." Nous ne pouvons la dignement concevoir, nous n'y suffisons point. Les expressions de Platon peuvent donc etre prises pour une image de la Trinite, des la seulement qu'elles lui sont applicables. Lorsque les philosophes parlaient de l'ame ou de Dieu, ils etaient souvent obliges de voiler leur pensee. Nomment-ils ce Dieu supreme, qu'ils appellent le bien, le principe universel, ou cette intelligence eternelle qui contient les types originels des choses ou les idees, ils ne se servent d'aucune fiction; mais veulent-ils aller plus loin, il leur faut recourir aux images, aux similitudes. La raison prescrit donc de chercher le sens cache de leurs expressions et de leurs emblemes; car si l'on ne supposait pas qu'un sens mysterieux est enveloppe dans quelques-unes des opinions de Platon, _le plus grand des philosophes serait le plus grand des sots, summus stultorum_. Comment serait-ce faire violence au vrai que de ramener les expressions des sages a la foi chretienne? Le Saint-Esprit a profere par la voix de Caiphe une prophetie a laquelle celui qui l'inspirait et celui qui la prononcait attachaient un sens fort different. (Jean, xi, 54.) Saint Gregoire dit qu'il ne faut rien repousser de ce qui ne repugne pas a la foi[198]. C'est un fait que la doctrine platonicienne s'est toujours accordee avec le dogme de la Trinite, et si les abeilles deposerent le miel sur les levres de Platon enfant, endormi dans son berceau, ce prodige n'annoncait pas la douceur de son eloquence, mais bien plutot que Dieu revelerait par sa bouche les mysteres de sa divinite. Il fallait, en effet, qu'a la plus grande sagesse, qui est Jesus-Christ, ce fut le plus grand des philosophes qui rendit temoignage[199]. [Note 197: L'abrege dont nous avons parle p. 188, et qu'a publie M. Rheinwald, suit exactement jusqu'a ce point (p. 1007) le texte de l'Introduction, mais en le resserrant. Le chap. xi du premier repond au chap. xv du liv. I de la seconde. A partir de ce point, le chap. xii de l'_Epitome_ rejoint l'Introduction vers la p. 1077.] [Note 198: Gregoire le Grand dans une lettre a Domition imetropolitain, et non comme le dit Abelard a Janvier, eveque de Calahorra. (_Epist. Regist_., t. III, ep. LXVII.)] [Note 199: _Introd_., t. I, p. 1003-1040.--_Theol. Christ_., t. II, p. 1200, et V, p. 1955, Abelard en s'appuyant ici de l'autorite de Platon ne fait que suivre les Peres _platonisants. De tout temps, on a raisonne dans l'Eglise sur l'analogie de l'idee de la trinite platonique avec le dogme de la sainte Trinite. Les passages du philosophe grec habituellement cites sont ceux du _Timee_, qu'Abelard connaissait (t. XII de la trad. de Cousin, p. 115, 117, 126, etc.) et deux fragments douteux des lettres II et VI (t. XIII, p. 59 et 74). Les neo-platoniens d'Alexandrie ont developpe davantage cette idee de la trinite, et d'une maniere plus suspecte au christianisme, de sorte que l'assimilation qui seduit Abelard est tenue generalement pour dangereuse et n'est plus guere usitee. Mais elle n'en est pas moins autorisee par de Grands exemples. H. de Chateaubriand en a fait une des beautes de la religion chretienne. (Voyez surtout saint Clement d'Alexandrie, _Stromat_. IV et VII.--Et saint Augustin lui-meme, _De Ver. relig_., l, v et _Conf._ VII, ix.--Euseb, _Praepar_, II et XI.--Theodoret. _Serm_., II.--Cyrill. _Cont, Jut_., III, etc.--Petav. _Dogm. theolog_., t. II, t. I, c. I et VI.--Bergier aux mots; _Platonisme et Trinite_.--Genie du christianisme_, part. I, t. I, c. III.)] Telle est la substance du premier livre de l'Introduction; Abelard commence le second par une apologie. Apparemment l'emploi qu'il vient de faire des autorites philosophiques et des citations paiennes avait ete critique; car il observe qu'il n'a rien introduit de nouveau. Saint Paul cite Epimenide, Menandre, Aratus; pour convertir les Atheniens, il s'empare d'une inscription qu'ils avaient gravee sur un autel[200]. On voit dans le Deuteronome qu'il faut raser la tete d'une captive et qu'ensuite on peut l'epouser. "Ainsi," dit Abelard, "j'aime la science profane pour sa grace et sa beaute, et d'une esclave, d'une captive etrangere, je veux faire une Israelite." Si j'ai emprunte a Origene, j'ai neglige ses erreurs, suivant en cela l'exemple d'Hilaire le Confesseur. Si Dieu a dicte la prophetie de Balaam, n'a-t-il pu faire parler, et la sibylle, et Virgile le Poete[201]? La voix miraculeuse des demons n'a-t-elle pas ete employee pour annoncer la verite? Les choses materielles et inanimees elles-memes _racontent la gloire de Dieu_ (Ps. XVIII, 2). Plus les Gentils, plus les philosophes paraitront etrangers ou hostiles a notre foi, plus leur autorite en sa faveur sera grande: la deposition favorable d'un ennemi est plus forte que celle d'un ami. "Apres tout, les temoignages que j'ai empruntes aux philosophes, je les ai recueillis, non dans leurs ecrits, _j'en connais fort peu_, mais dans les livres des Peres[202]." [Note 200: Tit. I, 12.--I. Cor., xv, 38.--Act., XVII, 22.] [Note 201: _Dent._, XXI, 11, 12, 13.--_Nomb._, XXII, XXIII, XXIV. La croyance dans les oracles sibyllius, compilation qui parait avoir ete fabriquee vers le IIe siecle, s'est maintenue longtemps dans l'Eglise, et bien des Peres l'ont toleree ou partagee.--Frerot, _Mem. de l'Academie des inscriptions,_ t. XXIII.] [Note 202: _Introd._, t. II, p. 1041-1046. _Quorum panca novi_, dit-il; et dans la Theologie chretienne, exprimant la meme idee, il dit qu'il n'a peut-etre jamais vu les ecrits philosophes qu'il cite, mais qu'il a recueilli leurs temoignage dans saint Augustin. (_Theol. Christ._, I. Il, p. 1902.)[ Ceux qu'il entasse a la fin du premier livre de l'introduction et au commencement du second sont tres nombreux et tres-divers; et il y a la un luxe de citations dont il serait interessant de verifier l'origine, afin de bien tracer les limites de l'erudition de cette epoque; car Abelard savait certainement tout ce que de son temps on pouvait savoir dans le nord des Gaules. Apres les temoignages viendront les arguments. En toute chose, mais principalement en ce qui touche Dieu, il y a plus de surete a s'appuyer sur l'autorite que sur le jugement humain. "La foi dans la Trinite est le fondement de tous biens, on ce sens que l'origine de tous biens est dans la connaissance de la nature de Dieu. Qui reussirait a ebranler ce fondement ne nous laisserait rien a edifier de solide. Nous aussi, nous avons voulu opposer a un si grand peril le bouclier tant de l'autorite que de la raison, nous confiant dans celui par l'appui duquel le petit David a immole l'enorme et fier Goliath avec son propre glaive. Nous aussi, tournant contre les philosophes et les heretiques la glaive des raisons humaines avec lequel ils nous combattent, nous detruisons la force et l'armee de leurs arguments contre le Seigneur, afin qu'ils soient moins presomptueux dans leurs attaques contra la simplicite des fideles, on se voyant refutes sur les points ou il leur parait le moins possible de leur repondre, savoir cette diversite de personnes dans une substance simple et indivisible, la generation du Verbe, la procession de l'Esprit. Non que nous promettions d'enseigner la verite sur tout cela; nous ne croyons pas que nous, non plus qu'aucun mortel, y puissions suffire; mais du moins voudrions-nous opposer quelque chose da vraisemblable, de voisin de la raison humaine, et qui ne fut pas contraire a la foi, a ceux qui se font gloire de vaincre la foi par les raisons humaines, qui ne sont touches que des raisons humaines parce qu'ils les connaissent, et qui trouvent facilement de nombreux approbateurs, presque tous les hommes etant de nature animale, fort peu de nature spirituelle... Loin de nous donc la pensee que Dieu, qui use bien des mauvaises choses, n'ait pas dispose egalement bien les arts qui sont des dons de la grace, pour qu'ils servissent aussi a soutenir sa divine majeste. Les arts du siecle, et enfin la dialectique elle-meme ont ete juges par saint Augustin et tes autres docteurs ecclesiastiques fort necessaires a l'Ecriture sainte. Sans doute on peut trouver des autorites contraires; aux passages formels et nombreux de saint Augustin, on peut en opposer de fort differents de saint Jerome..... Mais le synode du pape Eugene au temps de Louis[203] a positivement ordonne l'etude et l'enseignement des lettres et des arts liberaux..... et si saint Jerome a ete repris et _flagelle_ par le Seigneur pour avoir lu les ouvrages de Ciceron, c'est qu'il les lisait uniquement pour son plaisir et par gout pour l'eloquence[204]. [Note 203: _Synodus Eugenii papae tempore Ludovici_. (Ibid., p. 1040.) C'est la concile de Rome en 823 tenu par Eugene II au temps de Louis le Debonnaire. On lit au canon XXXIV du 16 novembre: "In universis episcopiis subjectisque plehibu et aliis locis in quibus necessitas occurrerit, omnium cura et diligentia habentur ut magistri et doctores constituantur qui studia litterarum liberaliumque artium, as sancta habentes dogmate, assidue deceant, quia in his maxime divina manifestatur atque declarantur mandata." (_Sac. Concil_., t. VII, p. 1557, et t. VIII, p. 112.)] [Note 204: _Introd_., p. 1046-1052. C'est dans une epitre a Eustochius que saint Jerome raconte cette singuliere histoire, et il ne souffre pas qu'on la prenne pour une vision ou un songe; car il assure qu'a son reveil il se ressentait des coups qu'il avait recus, et que son corps on partait les marques. (T. IV, part. II, ep. Xviii ad Eustoch., _De custodia virginatis_.)] "Pour moi donc, je pense que l'etude d'aucun art ne doit etre interdite a un homme religieux, a moins qu'elle ne l'empeche de se livrer a quelque chose de plus utile, d'apres la regle commune dans les lettres qu'il faut interrompre ou meme abandonner ce qui est moins important pour ce qui l'est davantage. Quand il n'y a ni faussete dans la doctrine, ni deshonnetete dans l'expression, comment n'y aurait-il aucune utilite dans la science? comment meriter des reproches pour l'avoir apprise ou enseignee, si, comme il vient d'etre dit, rien de meilleur n'a ete neglige ou delaisse pour elle? Personne en effet ne pretendra qu'une science soit une mauvaise chose, meme celle du mal, laquelle est necessaire au juste, non certes pour faire le mal, mois pour se premunir contre le mal connu d'avance par la pensee. Ce n'est pas un mal que de connaitre le dol ou l'adultere, mais de les commettre; car la connaissance en est bonne, quoique l'action en soit mauvaise, et nul ne peche en connaissant le peche, mais en le commettant. Si la science etait un mal, c'est qu'il y aurait des choses qu'il serait mal de savoir: mais alors on ne pourrait absoudre de quelque malice Dieu qui sait tout; car la plenitude des sciences est en celui-la seul de qui toute science est un don. La science est la comprehension de tout ce qui existe, et elle discerne, selon la verite, toutes choses, se rendant en quelque sorte presentes celles meme qui ne sont pas; voila pourquoi quand on enumere les dons de l'esprit de Dieu, on l'appelle l'esprit de science. Or, de meme que la science du mal est bonne, etant necessaire pour eviter le mal, il est certain que la puissance ou faculte du mal est egalement bonne, etant necessaire pour meriter, Si nous ne pouvions pecher, nous n'aurions aucun merite a ne le point faire; a celui qui manque du libre arbitre, aucune recompense n'est due pour des actions forcees.... Aucune science ou puissance n'est donc mauvaise, quelque mauvais qu'en soit l'emploi; aussi est-ce Dieu qui donne toute science, et regle toute puissance. C'est pourquoi nous approuvons les sciences; mais nous resistons aux mensonges de ceux qui en abusent..... Je suppose qu'aucun homme verse dans les lettres saintes n'ignore que les nommes spirituels ont fait plus de progres dans la doctrine sacree par l'etude de la science que par le merite religieux, et que plus un homme parmi eux a ete docte avant sa conversion, plus il a eu de valeur pour les choses saintes. Quoique Paul ne paraisse pas un plus grand apotre en merite que Pierre, ni Augustin un plus grand confesseur que Martin, cependant l'un et l'autre apres leur conversion recurent d'autant plus largement la grace de la doctrine, qu'auparavant ils excellaient davantage dans la connaissance des lettres. Ainsi, par une dispensation de Dieu, ce qui recommande l'elude des lettres profanes, ce n'est pas seulement l'utilite qu'elles contiennent, c'est aussi qu'elles ne paraissent pas etrangeres aux dons de Dieu, comme elles le seraient s'il ne s'en servait pour aucun bien. Nous connaissons cependant le mot de l'apotre, _scientia inflat_, la science engendre l'orgueil. Mais ce qui doit precisement la convaincre d'etre une bonne chose, c'est qu'elle entraine au mal de l'orgueil celui qui a conscience de la posseder. Comme il y a quelques bonnes choses qui viennent a certains egards du mal, il y en a de mauvaises qui tirent leur origine du bien. La penitence ou la satisfaction par la peine, qui sont bonnes, accompagnent le mat commis au point d'en avoir besoin pour naitre. L'envie et l'orgueil, qui sont de tres-mauvaises choses, proviennent des bonnes. Ce Lucifer, etoile du matin, fut d'autant plus enclin a l'orgueil qu'il etait superieur aux esprits angeliques par l'eclat de sa sagesse ou de sa science; et pourtant cette sagesse ou cette science de la nature des choses qu'il avait recue de Diou, il serait peu convenable de l'appeler mauvaise; c'est lui qui dans son orgueil en a mal use. (Isaie, xiv, 42.) Quand un homme s'enorgueillit de sa philosophie ou de sa doctrine, nous ne devons pas inculper la science, pour un vice qui s'y rattache; mais il faut peser chaque chose en elle-meme, pour ne pas encourir par un jugement imprudent cette malediction prophetique: _Malheur a ceux qui disant le bien mal et le mal bien, prennent la lumiere pour les tenebres et les tenebres pour la lumiere!_ Que ce peu de mots nous suffisent contre ceux qui, cherchant une consolation a leur inhabilite, murmurent aussitot que, pour eclaircir notre pensee, nous empruntons des exemples ou des similitudes aux enseignements des philosophes.... Il est ecrit: _Fas est et ab hoste doceri_[205]. Pour nous faire comprendre, nous devons employer tous les moyens... Nous lisons dans saint Augustin: _Il faut chercher non l'eloquence, mais l'evidence. Qu'importe la perfection du langage, si elle n'est suivie de l'intelligence de celui qui l'entend?... que sert une clef d'or, si elle ne peut ouvrir ce que nous voulons ouvrir? en quoi nuit une clef de bois, si elle le peut_[206]? Mais, direz-vous, nous travaillons en vain. Tout ce qu'on ne peut ouvrir a ete ouvert par d'autres, ou ce que nous voulons ouvrir ne saurait etre ouvert: la Trinite, est un mystere ineffable. Sans doute, mais pourtant qu'ont donc fait les Peres qui nous ont laisse tant de traites sur la Trinite? Si tout ce qu'on peut enseigner est enseigne, pourquoi sont-ils venus ecrire l'un apres l'autre, et celui-ci a-t-il tente de rouvrir ce qu'avait deja ouvert celui-la? Si les enseignements existants suffisent, comment se fait-il que les heresies repullulent sans cesse, que les doutes subsistent encore?... Jusqu'a quand l'Eglise actuelle contiendra-t-elle indistinctement melee la paille avec le grain, et l'homme, ennemi de la moisson du Seigneur, continuera-t-il d'y semer l'ivraie? jusqu'a la fin des siecles apparemment, ou les moissonneurs, anges de Dieu, lieront en gerbe l'ivraie et la jetteront aux flammes. Les schismatiques, les heretiques ne peuvent manquer, et le chemin ne sera jamais sur entre les scorpions et les serpents; mais toujours pour exciter et eprouver les fideles, l'Eglise, notre mere, verra renaitre ceux qui, sous le nom de Christ, adoreront les antechrists.... Enfin.... les heretiques doivent etre contenus par la raison plutot que par la puissance[207]." [Note 205: Cela est _ecrit dans Ovide, Metam_., IV, 428.] [Note 206: _De Doct. Christ_., IV, x et xi.] [Note 207: _Introd_., l, II, p. 1052-1055. "Ratione potius quam potestate eos coerceri."] La discussion exerce et eclaire les fideles; elle les rend plus vigilants; elle les met sur leurs gardes. Les saints nous ont donne l'exemple de raisonner sur les matieres de foi et de poursuivre et de combattre les esprits rebelles par des exemples et des similitudes. Si l'on ne doit point discuter ce qu'il faut croire, il ne nous reste qu'a nous livrer a ceux qui enseignent le faux comme le vrai[208]. Saint Gregoire a bien dit que si l'operation divine est comprise par la raison, elle cesse d'etre merveilleuse, et que la foi est sans merite, quand la raison humaine lui prete ses preuves[209]. L'on en conclut que rien de ce qui appartient a la foi ne doit etre soumis aux investigations de la raison, et qu'il faut croire immediatement a l'autorite, meme dans les choses qui paraissent le plus eloignees de la raison humaine. Mais on peut trouver des citations opposees dans les Peres, Jerome, Hilaire, Augustin, Isidore et Gregoire lui-meme. Leur exemple a tous est une autorite contraire. Comment, d'ailleurs, eclairer un idolatre, convertir un incredule? Dans toute discussion, on commence par persuader au nom de la raison. [Note 208: Cf. _Theol. Christ._, t. III, p. 1261; et Fr. Frerichs, _Commentat. Theo. crit. de Ab. Doct._ p. 8. Jana, 1827.] [Note 209: Homil. XXVI. _S. Greg. pap. I. cogn. Magn. Op._, t. II., Parla, 1705. Cette opinion de saint Gregoire a ete souvent citee ci discutee. Saint Thomas decide que la raison inductive (c'est son expression) diminue ou detruit le merite de la foi, lorsqu'elle est invoquee pour la determiner, mais non quand elle sert a l'eclairer et a l'affermir. (_Sec. sec._. qu. ii, a. 10)] "On ne croit point une chose parce que Dieu l'a dite, on l'accepte parce que la raison est convaincue.... Tels sont les commencements de la foi, et s'ils n'ont absolument aucun merite, on ne peut cependant declarer inutile une foi bientot suivie de la charite, qui lui donne ce qui lui manque. Il est ecrit dans l'Ecclesiastique: _Qui croit vite est leger de coeur et sera diminue._ (XIX, 4.) Celui-la croit vite ou aisement qui acquiesce sans discernement et sans prevoyance aux premieres choses qu'on lui dit, sans en discuter la valeur, sans savoir s'il convient d'y ajouter foi.... C'est souvent pour se consoler de son incapacite, qu'apres avoir essaye d'enseigner en matiere de foi des choses intelligibles et s'etre trouve insuffisant, on recommande cette ferveur de foi qui croit aux choses avant de les comprendre et de savoir si elles en valent la peine. "C'est principalement de la nature de la divinite et de la distinction des personnes de la Trinite qu'on dit qu'elles ne peuvent etre comprises en cette vie, et que les comprendre, c'est precisement le partage de la vie eternelle. _Haec, est autem vita, aeterna, ut cognoscam te Deum verum et quem misisti Jesum Christum_, et ailleurs: _manifestabo eis meipsum_. (Jean, XIV, 21, et XVII, 3.) Mais autre est comprendre ou croire, autre est _connaitre_ ou _manifester_. La foi est une estimation des choses non apparentes; la connaissance est l'experience des choses memes, grace a leur presence.... Penser qu'on ne peut des cette vie comprendre ce qui se dit de la Trinite, c'est tomber dans l'heresie de Montanus... qui veut que les prophetes aient parle dans l'extase, sans savoir ce qu'ils disaient.... Mais alors ils n'auraient pas ete des sages, car Salomon dit que le sage comprend ce qu'il dit du fond du coeur et porte son intelligence sur ses levres. Paul veut que l'on comprenne ce qu'on enseigne, puisqu'il dit: "Que celui qui parle une langue demande a Dieu le don de l'interpreter." Tout le chapitre XIV de la premiere Epitre aux Corinthiens roule sur cette idee. C'est la qu'il dit "que celui qui n'est pas interprete doit se taire dans l'Eglise ou ne parler qu'a lui-meme et a Dieu[210]." Lorsqu'il parle de _la vertu de la voix_, qu'entend l'apotre, si ce n'est l'intelligence de ce que la voix dit, pour laquelle elle a ete inventee?... Qu'il n'imagine point de parler aux hommes, celui qui est incapable d'expliquer ce qu'il dit; qu'il s'adresse a Dieu, qui n'a pas besoin d'explication, et qu'il prononce les paroles d'une confession de foi, au lieu de proferer vainement pour l'instruction des hommes des mots incompris.... Qu'il cesse de precher; ne pas comprendre ce qu'on dit, c'est ne le pas savoir; enseigner alors est une impudence presomptueuse. N'ecoutez pas ces maitres des lettres saintes qui enseignent aux enfants a prononcer des mots, non a comprendre.... Lire sans intelligence est negligence[211].... Qu'y a-t-il de plus ridicule que de voir celui qui veut en instruire un autre, interroge s'il comprend ce qu'il enseigne, repondre qu'il ne comprend pas ce qu'il dit ou ne sait ce dont il parle? Quels eclats moqueurs eussent excite chez les philosophes et les Grecs chercheurs de sagesse les apotres prechant le fils de Dieu, si des le debut de leur predication ils avaient pu etre reduits a la confusion d'avouer qu'ils ne savaient ce qu'ils devaient les premiers precher et enseigner! Ne presumons d'ailleurs rien de nous-memes. La verite a promis le Saint-Esprit a qui enseigne. Si nous avons precedemment expose quelques-uns des mysteres de Dieu, c'est lui qui a agi en nous plutot que nous-memes.... Il enseigne et nous comprenons, il suggere et nous exposons ce que nous ne pourrions atteindre par nous-memes, les mysteres de Dieu et de la Trinite.... [Note 210: Introd., t. II, p. 1056-1063. On explique tout differemment ce verset, et Sacy traduit: "S'il n'y a point d'interprete, _que celui qui a se don_ se taise dans l'Eglise." (I. Cor., XIV, 28.)] [Note 211: _Legere et non intelligere negligere est_, p. 1064. Cette maxime est extraite de ce recueil de preceptes, connu sous le nom de _Distiques de Caton_, compose, dit-on, au IIe siecle et dont le moyen age faisait si grand Usage, les attribuant a Caton d'Utique et non a Dionysius Caton, que ce dernier nom soit ou ne soit pas un pseudonyme. Voyez le _Livre des Proverbes francais,_ par M. Leroux de Liney, introd., p. XIIV.] "Vous demanderez peut-etre a quoi ont servi tant de traites sur la foi, s'il subsiste encore des doutes auxquels il n'a pas ete satisfait; ecoutez ce mot d'un poete: Est quoddam prodire tenus si non datur ultra. (Horace.) Il a suffi aux Peres de resoudre les questions qu'on agitait alors, de lever les doutes da leur temps et de laisser leur exemple a la posterite.... Cet exemple nous dit de prendre les armes quand l'ennemi nous menace,.... Or vous savez ce que dit encore un poete: Nondum libi defait hostis. (Lucain.) Ici Abelard fait une enumeration interessante des recentes heresies qui ont porte la guerre civile dans l'Eglise. Jamais, dit-il, on n'avait entendu parler d'une si grande demence. Un de nos contemporains a ete assez insense pour se faire appeler le fils de Dieu et se faire chanter comme tel, et l'on dit que le peuple seduit lui a eleve un temple[212]. Un autre a dernierement, en Provence, force les gens a un nouveau bapteme, proscrit la signe venerable de la croix du Seigneur et soutenu qu'on ne doit plus celebrer le saint sacrement de l'autel[213]. Mais des maitres memes en theologie sont assis dans la chaire empestee[214]. Un d'eux, qui enseigne en France, affirme que beaucoup de ceux qui, sans la foi dans le Messie, ont vecu avant son incarnation, seront sauves; que Notre-Seigneur Jesus-Christ est ne dans le sein d'une femme de la meme maniere que les autres humains, sauf qu'il a ete concu sans la participation d'un homme; et quant a la nature de la divinite et a la distinction des personnes, il est assez presomptueux dans ses assertions pour avancer que puisque Dieu le Pere a engendre le Fils, is s'est engendre lui-meme. Erreur, ou plutot heresie que saint Augustin refute dans le livre Ier de son _Traite de la Trinite._" [Note 212: Tanquelme, Tancheim ou Tankelin excita beaucoup de desordres en Flandre et en Brabant. Il avait un parti nombreux et meme des soldats. On dit qu'il prechait sur la place devant la cathedrale d'Anvers. Il fut fortement combattu par saint Norbert et tue par un pretre en 1115.] [Note 213: Le pretre Pierre de Bruis, suivant Neander. Il etait ne en Dauphine et fut l'auteur de l'heresie des petrobusiens, combattue par Pierre le Venerable. Il avait commence ses predications en 1110, et fut brule par le peuple en 1130. (_Hist. de S. Bern._; p. 280.--Moshelm, _Hist. Eccl. XIIe siecle,_ part. II, c.v.) Ce tableau des heresies contemporaines est precieux pour l'histoire ecclesiastique. Abelard l'a reproduit et un peu developpe dans Sa Theologie chretienne. (_Introd., t. 11, p. 1066.--_Theol. Christ._, I. IV, p.1314.)] [Note 214: _Pestilentiae; cathedras_. Racine traduit _la chaire empestee_. On dit aussi _chaires de pestilence_.] On croit qu'Abelard veut ici designer Alberic de Reims, et en effet, dans sa Theologie chretienne, developpant sa critique, il ajoute: "Le docteur qui se prefere a tous les maitres en la divine Ecriture et qui incrimine avec vehemence ce que d'autres ont dit, savoir que rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu, point que nous avons concede, s'egare bien plus gravement en professant avec nous qu'il n'y a rien en Dieu que la substance meme. Car de la il a ete pousse, je l'ai entendu en personne, a confesser que Dieu est engendre de lui-meme, parce que le Fils a ete engendre du Pere." Ceci semble se rapporter bien exactement a l'altercation qu'au synode de Soissons Abelard eut sur ce point avec son ennemi. Quand il composait l'Introduction, il ne parlait que par oui-dire des erreurs d'Alberic; mais plus tard, lorsqu'il ecrit la Theologie chretienne, il est rempli de ses souvenirs personnels; il se complait dans les details, et il finit par dire avec amertume: "Et c'est le plus arrogant des hommes qui appelle heretiques tous ceux qui ne pensent pas comme lui[215]!" [Note 215: Voyez ci-dessus, pour cette anecdote, i. I, p.87, et la _Theol. Christ._, i. IV, p. 1815.] Un autre, en Bourgogne, etablit que les trois proprietes, base de la distinction des personnes, sont trois essences, distinctes tant des personnes memes que de la nature divine, en sorte que la paternite, la filiation, la procession seraient des choses differentes de Dieu meme. C'est lui qui n'admet pas que le corps de Notre-Seigneur ait pris sa croissance comme celui des autres hommes, et qui veut qu'il ait eu, soit au berceau, soit dans le sein de sa mere, la meme grandeur qu'au moment ou il a ete mis en croix. Suivant lui encore, les moines et les religieuses, meme apres leur profession publique, meme dans les liens de la benediction et de la consecration, peuvent contracter mariage, et malgre la violation de leur voeu, leur union ne doit pas etre rompue, et tout en restant dans les liens du mariage, ils en font penitence. Ce docteur, dit ailleurs Abelard, est le compatriote des autres (_eorum patriota_) et un des plus celebres theologiens [216]. [Note 216: _Theol. Christ_., i. IV, p. 1816.] Un troisieme, d'un grand nom, et qui brille dans un bourg de l'Anjou, non-seulement etablit les proprietes des personnes comme autant de choses differentes, mais veut que la puissance de Dieu, sa justice, sa misericorde, sa colere, enfin tout ce que la langage humain lui attribue, soient des choses ou qualites differentes de Dieu, comme en nous-memes la justice est differente de l'homme juste. Il realise dans la divinite des formes essentielles ainsi que dans la creature, les multipliant autant que les noms qu'on donne a Dieu, et cela parce que la grammaire a decide que le nom exprime la substance et la qualite, et sert a distribuer aux sujets corporels les qualites propres ou communes: comme si, dit saint Gregoire, la parole celeste se soumettait aux regles de Donat! Un quatrieme enfin, qui n'est pas sans renommee, enseigne au pays de Bourges que les choses pouvant arriver autrement que Dieu ne les a prevues, Dieu peut se tromper, assertion qui n'a jamais ete toleree chez les Gentils les plus infideles. A ce denombrement, notre censeur ajoute dans sa Theologie deux freres qu'il connait, qui se comptent parmi les plus grands maitres, dont l'un pretend que les mots du Sacrement conservent tonte leur efficace, quelle que soit la bouche qui les profere, et qu'une femme peut consacrer en prononcant les paroles du Seigneur; l'autre se fie tellement a ses systemes philosophiques qu'il professe que Dieu n'a aucune priorite d'existence sur le monde[217]; "sans compter une quantite innombrable d'autres opinions dont le recit me consterne tous les jours, et que le peuple ne peut arreter, meme en brulant les gens dont il peut s'emparer[218]." Voila dans quels termes le rationaliste du XIIe siecle prouve la necessite de donner une demonstration philosophique de la Trinite. [Note 217: On croit que ces deux freres sont Bernard et Thierry, deux clercs bretons dont Othon de Frisingen vante la subtilite. (Voy. ci-dessus, i. I, p.103.)] [Note 218: _Theol. Christ_., p. 1316.] Nous atteignons a cette demonstration. C'est ici le point dangereux[219]. [Note 219: _Introd_., p. 1007-1102. Dieu est indivisible. "La purete de la substance divine n'admet ni accidents, ni formes, ni parties. Elle est forme, dit Boece, et ne peut etre soumise a aucune forme[220]." Dieu est immutable. Stabilisque menens das cuneta moveri[221]. [Note 220: Booeh., _De Trinit. unit. Det_, p. 59. C'est un principe convenu que la distinction de la forme et de la matiere n'est pas applicable a la divinite. Dans Aristote, la divinite est l'acte pur. En disant qu'elle est forme, Boece entend qu'elle a en elle-meme toute la vertu de la forme, c'est-a-dire l'essence formatrice.] [Note 221: Boeth., _De Consol. phil., i. III, p. 918.] Or, maintenant, comment dans l'etre simple, pur, identique, immutable, sans accident, sans forme, concevoir et assigner trois personnes? Point de multitude reelle[222]; la substance est une. Point de nombre reel, ni trois, ni plusieurs; la substance est simple et indivise. Point de diversite; elle est identique et invariable. Comment donc admettre la pluralite, la diversite des personnes? Comment une personne differe-t-elle d'une personne, sans differer de la Trinite meme? "C'est une exposition difficile peut-etre, impossible meme a l'homme, surtout quand on s'efforce de satisfaire a la raison humaine, et qu'on veut, en examinant une chose pour en determiner la propriete, s'appuyer de la comparaison avec les proprietes de la generalite des choses.... La nature divine n'eloigne trop de toutes les autres natures qu'elle a formees, pour que nous trouvions dans celles-ci des similitudes convenables. Les philosophes qui adoraient le Dieu inconnu, ont juge que sa nature depassait tellement la pensee humaine, qu'ils n'ont ose l'atteindre ni tente de la definir; et le plus grand de tous, Platon, n'ose dire ce qu'est Dieu, sachant seulement que les hommes ne peuvent savoir quel il est[223]." Aussi quelques-uns, voyant qu'on ne pouvait ni le concevoir ni l'exprimer, l'ont-ils exclu du nombre des choses, en sorte qu'ils ont semble pretendre que Dieu n'etait rien. Toute chose, en effet, est ou substance, ou quelqu'une de ces choses generales qu'on appelle predicaments. Or comment classer Dieu? Aucune chose, hormis les substances, ne peut subsister par elle-meme; seules les substances existent par elles-memes, seules elles persevereraient apres la destruction du reste; elles _subsistent_ en un mot; elles sont _substances_, comme qui dirait _subsistances_. Naturellement elles sont anterieures aux choses qui _assistent_, et non subsistent. Dieu, le principe de l'etre, ne saurait donc etre au nombre des choses qui ne sont pas substances. Mais la dialectique enseigne que le propre de la substance est d'etre, en restant une et la meme, susceptible d'un certain nombre de contraires, Comment cette propriete serait-elle compatible avec la nature de Dieu, aveu une nature invariable, qui n'admet ni formes, ni accidents? La conclusion, c'est qu'il ne faut point assimiler _la majeste supreme_ aux natures des choses distribuees entre les dix categories, et que les regles et les enseignements de la philosophie ne montent point jusqu'a cette ineffable sublimite. Les philosophes doivent se contenter de s'enquerir des natures creees. Encore ne peuvent-ils suffire a les comprendre et a les discuter rationnellement. Si nous jugeons difficilement des choses qui sont sur la terre, a la portee de notre vue, quel travail nous faudrait-il pour atteindre a celles qui sont dans les cieux? qui les y poursuivra? Tout le langage humain est concu pour les creatures; cette partie d'oraison la plus essentielle de toutes, le verbe, suppose le temps, qui commenca avec le monde. Ainsi, elle ne peut s'appliquer qu'aux choses temporelles. Lorsque nous disons que Dieu est anterieur au monde, ou qu'il existe avant les temps, que signifient ces paroles, prises dans un sens humain, et comment dire que Dieu a existe dans le temps passe avant que le temps n'existat? Appliquees a la nature unique de la divinite, nos locutions doivent donc se prendre dans un sens singulier. Dieu, qui surpasse tout, peut bien surpasser le langage des nommes. L'excellence de Dieu est au-dessus de l'intelligence; or, c'est pour l'intelligence que les langues ont ete faites. Comment s'etonner qu'etant au-dessus de la cause, il soit au-dessus de l'effet? Comment s'etonner qu'il transgresse par sa nature les regles et les exemples des philosophes, lui qui souvent les casse par ses oeuvres? car les miracles ne se conforment pas a la physique d'Aristote[224]. "Quoi donc? celui qui, au temoignage de Job, ou plutot au temoignage du Seigneur, est le seul qui proprement soit, serait demontre n'etre absolument rien, selon la science des docteurs du siecle!... Remarquez, mes freres et mes verbeux amis, _fratres et verbosi amici_, quelle dissonance existe entre les traditions divines et les traditions humaines, entre les philosophes charnels et les philosophes spirituels[225], les lettres sacrees et les lettres profanes, et ne condamnez pas en juges temeraires quand la foi prononce des paroles dont l'intelligence est inconnue a vos sciences, L'homme a invente la parole pour manifester ce qu'il comprenait, et comme il ne peut comprendre Dieu, il n'a pas du oser le nommer de son vrai nom. C'est pourquoi en Dieu aucun mot ne semble conserver son sens originel." Tout ce qu'on dit de lui est enveloppe de metaphores et d'enigmes paraboliques. Mais les similitudes que nous employons ne nous peuvent jamais completement satisfaire. "Cependant nous essaierons l'oeuvre suivant nos forces, pour nous debarrasser de l'importunite des pseudo-dialecticiens; nous aussi, nous avons quelque peu effleure leurs sciences, et nous nous sommes assez avance dans leurs etudes pour avoir la confiance de pouvoir, avec l'aide de Dieu, les satisfaire par les raisons humaines, les seules qu'ils acceptent..... Nous leur apportons les similitudes les plus probables, les prenant dans les arts qu'ils cultivent, et les appropriant a leurs objections[226]." [Note 222: "Ubi nulla multitudo rerum, imo penitus nulla multitudo, nulla pluralitas, nulla diversitas, quomodo multitudo personarum nul ulla earum diversitas?" P.1070.] [Note 223: _Timee_, XXVII--_Ab. Op., Introd._, p. 1026,1032,1033 et 1048.] [Note 224: _Introd._, t. II, p. 1067-1074. Tout ce passage est remarquable; mais il la serait bien davantage si le fond des idees etait entierement neuf. On verra au chapitre v qu'Abelard invente loi tres-peu; il a du reste ete admis de tout temps en theologie que les distinction logiques ne s'appliquaient pas ou ne s'appliquaient qu'imparfaitement a la nature de Dieu. Abelard adopte cette these d'une maniere a peu pres absolue, et la rajeunit par des traits assez heureux. Elle est restee admise dans la scolastique.(P. Lombard., _Sent._, t. I, dist. VIII.--_S. Thom. Summ. Theol._, 1, qu. III.--Voyez aussi le _Sic et Non_, p. 37).] [Note 225: _Animales et spirituales philosophos._ La distinction de l'ame et de l'esprit etait usitee depuis les premiers siecles, et les gnostiques, pour deprecier les chretiens, les appelaient des hommes psychiques (_animales_). J'ai traduit par charnels pour etre mieux compris; mais ce n'est pas le sens veritable, (_Introd._, p. 1075.)] [Note 226: _Ibid_., p. 1076. Ici, c'est-a-dire au chapitre XII du livre II de l'Introduction (_Ab. Op_., p. 1077), l'ouvrage recommence a marcher de conserve avec l'_Epitome_ (c. xi, p. 35); mais quoiqu'il y ait analogie dans le fond des idees et souvent dans l'expression, ce n'est plus un abrege du texte meme que l'on trouve dans l'_Epitome_ comme precedemment.] 1 deg. On demande d'abord comment une substance ou essence une et permanente admet cette diversite de proprietes qui constitue la Trinite des personnes? On peut etre different de trois manieres au moins. Il y a difference essentielle, quand l'essence qui est ceci n'est pas cela, comme un homme et une main; difference numerique, quand les essences sont separees de facon a pouvoir s'additionner ensemble, et qu'on peut les compter. Enfin, la difference de propriete on de definition est celle de deux choses qui, bien que dans la meme essence, ont en propre, l'une ceci, l'autre cela, et doivent etre exprimees chacune par sa definition propre. La definition est propre, quand elle exprime ce que la chose est integralement; ainsi, le corps est la substance corporelle. Maintenant il y a des choses qui different ainsi et qui cependant ne peuvent etre opposees l'une a l'autre dans une division reguliere. Dans l'animal, le raisonnable et le bipede different de propriete ou de definition; et cependant on ne dit point: les animaux sont ou raisonnables, ou bipedes; la meme essence etant ou pouvant etre raisonnable et bipede. De meme (et tout ceci est emprunte a Boece), la proposition, la question, la conclusion ont une definition propre, et la dialectique les distingue par leurs proprietes; cependant elles ne sont qu'une, en ce sens que ce que l'on pose, ce que l'on traite et ce que l'on conclut, sont on peuvent etre une seule et meme proposition[227]. On peut donc tres-bien concevoir une chose qui soit et demeure une essentiellement et numeriquement, et dans laquelle se trouvent des proprietes constituant une difference, non pas numerique, mais de definition, et telle que les memes choses recoivent des noms differents; car c'est une regle de dialectique: "Les choses dont les termes different sont differentes," Par exemple, un _homme_ est _substance_, corps, _anime_, _sensible_, puis _raisonnable_ et _mortel_, puis il peut etre _blanc_, _crepu_, et sujet a mille accidents, et malgre tant de differences de proprietes qui supposent autant de definitions differentes, il est numeriquement et essentiellement le meme. Il peut meme encore, en sus de ces predicats, etre le sujet de diverses relations; par exemple, pere et fils. De meme, en Dieu, quoique Pere, Fils et Saint-Esprit aient la meme essence, autre est la propriete du Pere en tant qu'il engendre, autre la propriete du Fils en tant qu'il est engendre, autre celle du Saint-Esprit en tant qu'il procede. Observez qu'on ne dit pas qu'il y ait une similitude complete, mais qu'on en peut induire une partielle: autrement, on ne parlerait pas de similitude, mais d'identite. [Note 227: _Cf. Theol. Christ_., t. III p. 1281. On a signale ces passages comme etant de ceux qui annulent le mystere de la Trinite, en reduisant les trois personnes qui les composent a des points de vue d'une meme chose. La reproche, qui peut dire juste dans l'ensemble, n'est pas ici parfaitement Applicable. Dans cet endroit, l'on ne veut prouver qu'un point tres-general; c'est que la difference de definition ou de propriete n'exclut pas l'identite d'essence; et on en donne des exemples, mais non comme equivalents, ou meme comme similitudes de la Trinite. On verra plus tard si Abelard reduit en effet la difference des personnes divines a etre une difference de Definition du meme sujet, ni plus ni moins, et enfin si ses comparaisons sont presentees comme des assimilations. (Cousin, _Ouvr, ined., Introd_., p. cxcviii.--Voyez ci-apres c, iv.)] 2 deg. Autre analogie. Les grammairiens distinguent trois personnes, la premiere qui parle, la seconde a qui l'on parle, la troisieme dont on parle; c'est une difference de proprietes. La premiere personne est comme le principe, l'origine et la cause de toutes les autres; la premiere et la seconde sont le principe de la troisieme. En effet, il faut une premiere personne qui parle, pour qu'il y en ait une seconde a qui l'on parle, et sans les deux premieres, comment y en aurait-il une troisieme de qui elles parlent? Cependant le meme etre peut etre tour a tour et simultanement les trois personnes, bien qu'en tant que personne grammaticale l'une ne soit pas l'autre. 3 deg. Les choses en general se composent de matiere et de forme. L'airain, par exemple, est une chose dont l'operation d'un artiste fait un sceau, en y ciselant l'image royale, et le sceau s'imprime dans la cire pour sceller les lettres. L'airain est la matiere, la figure royale est la forme. Le sceau est essentiellement airain, mais les proprietes de l'airain et du sceau sont si differentes que le propre de l'un n'est pas le propre de l'autre, et malgre une meme essence, on doit dire que le sceau est d'airain et non l'inverse: l'airain est la matiere du sceau, non le sceau celle de l'airain; l'airain d'ailleurs ne peut etre la matiere de lui-meme, quoiqu'il soit celle du sceau, qui lui-meme est airain. Le sceau, une fois fait, est propre a sceller, quoiqu'il ne scelle pas actuellement. Lorsqu'il s'imprime dans la cire, il y a dans la cire trois choses diverses de propriete, savoir: l'airain, le sceau, ou ce qui est propre a sceller (sigillabile), et le scellant (sigillans); le propre a sceller, ou le sceau, est fait d'airain, et le scellant resulte de l'airain et du sceau. Toutes ces proprietes diverses sont dans une meme essence. "En rapportant," dit Abelard, "ces distinctions en de justes proportions a la Trinite, nous pouvons refuter, par les raisonnements philosophiques, les pseudo-philosophes qui nous infestent. Comme le sceau d'airain est d'airain, comme il est en quelque sorte engendre de l'airain, ainsi le Fils tient l'etre de la substance de Dieu le Pere" et c'est pour cela qu'il est dit engendre. On a vu que toute sagesse est puissance, puissance de resister ou d'echapper a l'ignorance et a l'erreur; ainsi la sagesse est une certaine puissance, comme le sceau d'airain est un certain airain. Suivant cette similitude, la sagesse tient son etre de la puissance" comme le sceau de l'airain, comme l'espece du genre, le genre etant comme la matiere de l'espece. Le sceau exige necessairement que l'airain existe, la sagesse divine, exige necessairement que la puissance existe; mais pour les deux cas, la reciproque n'est pas vraie. Comme l'airain, en effet, sert au sceau et a d'autres choses, la puissance sert a discerner, mais aussi a operer, et comme le sceau d'airain est dit etre de la substance ou de l'essence de l'airain, puisqu'il est un certain airain, la divine sagesse est dite de la substance de la divine puissance, puisqu'elle est une certaine puissance, ce qui revient a dire que le Fils est de la substance du Pere ou qu'il est engendre par lui. Les philosophes disaient, en effet, que l'espece est engendree ou creee du genre en ce sens qu'elle en tient l'etre; il ne s'ensuit pas necessairement que le genre precede ses especes dans le temps ou par l'existence, car jamais le genre n'arrive a l'existence qu'en quelque espece; il n'y a point d'animal qui existe sans etre ou raisonnable ou denue deraison. Il est de la nature de certaines especes d'exister simultanement avec leurs genres, comme la quantite et l'unite, ou le nombre et le binaire[228]; de meme, la sagesse divine, quoiqu'elle tienne tout de la divine puissance, n'a point ete precedee par elle, Dieu ne pouvant aucunement etre sans sagesse. [Note 228: Dialect., para. I, I. II, p. 178 et 188. On a egalement compare la Trinite au soleil, qui n'est ni la splendeur ni la chaleur, la splendeur etant comme le Fils, la chaleur comme le Saint-Esprit, et Abelard pense que pour designer la Trinite, Platon s'est servi de cette comparaison[229]. Mais comme, suivant les philosophes, ce n'est pas la substance meme du soleil qui est sa splendeur et sa chaleur, et comme la chaleur ne vient pas a la fois du soleil et de la splendeur, cette comparaison n'est pas suffisamment exacte. Il y a une comparaison plus familiere qu'Anselme de Cantorbery a prise a saint Augustin[230], celle de la source, du ruisseau et du lac. Mais cette similitude est defectueuse par rapport a l'identite de substance des trois personnes: l'eau de la source, du ruisseau et du lac n'est la meme que successivement, et aucune succession de temps ne peut etre admise entre les personnes eternelles de la Trinite[231]. [Note 229: Je ne vois pas cette comparaison dans le _Timee_; mais elle est frequente dans les Alexandrins.] [Note 230: S. Aug., _De fid. et se Symb._, c. VIII.--S. Ans., op. _Lib. de fid. Trin., c. VIII, p. 48.] [Note 231: _Introd._, p. 1077-1084. Cf. _Theol. Christ._, t. IV, p. 1310.] A la generation du Fils il faut maintenant comparer la procession. Le Saint-Esprit, c'est la bonte; la bonte ou charite n'est pas en Dieu puissance ou sagesse. Elle suppose deux termes, nul n'a de charite envers soi-meme. Dieu procede, c'est-a-dire s'etend en quelque sorte par l'amour vers ce qu'il aime. "Aussi, quoique le Fils soit du Pere autant que le Saint-Esprit, l'un est engendre, l'autre procede; la difference, c'est que celui qui est engendre est de la substance du Pere, la sagesse etant une certaine puissance, tandis que l'affection de la charite appartient plus a la bonte de l'ame qu'a sa puissance..... Quoique beaucoup de docteurs ecclesiastiques soutiennent que le Saint-Esprit est aussi de la substance du Pere, e'est-a-dire qu'il est tellement par le Pere qu'il est de seule et meme substance avec lui, il n'est pas proprement de la substance du Pere; on ne doit parler ainsi que du Fils[232]. L'Esprit, quoique de meme substance avec le Pere et le Fils, d'ou la Trinite est dite _homousios_, c'est-a-dire d'une seule substance, n'est pas, a proprement parler, de la substance du Pere ou du Fils, il faudrait qu'il en fut engendre, et il en procede seulement[233]." [Note 232: La distinction est un peu ardue., Le Saint-Esprit a la meme substance que le Pere, [Grec: omoousion], il procede de la substance du Pere,[Grec: ek tes ousias tou patros... ekporenomenon] (Damasc., _De Fid., t. I, c. VIII.) Cependant il n'est pas de la substance du pere, [Grec: ek tes ousias]; il est _substantiae non ex sustantia_ La vertu de la particule, Grec: ek] est reservee a celui qui est engendre, au Fils. C'est la une subtilite verbale et gratuite. Saint Bernard s'en est indigne; et le P. Pelau la condamne. (Dogm. Theol., t. II, I. VII, c. XIII, p. 736.) Il dit au reste que c'est une des erreurs reprochees Origene.] [Note 233: _Introd._, T. II, p. 1080. Abelard insiste fortement sur la difference de la procession a la generation. Mais si la generation n'a jamais ete appliquee au Saint-Esprit, la procession l'a ete au Fils. Selon saint Thomas d'Aquin, il y a deux processions dans la Trinite, le Fils et le Saint-Esprit _procedent_. _(Sam. Theol._, I, quaest, XXVIII.) Les deux citations directes que l'on donne a l'appui, sont pour le fils: _Ego ex Deo processi_ (Johan. VIII, 42), et pour le Saint-Esprit:_ Spiritum veritatis qui a patre procedit_ (_id._ xv, 26). Mais pour _processi_ le grec porte [Grec: exelzon] et pour _procedit, [Grec: ekporsustai] Je suis sorti_, dit Sacy dans un cas; le _Saint-Esprit qui procede_, dit-il dans l'autre. Il ne semble donc pas que dans la phrase ou le Fils parle de lui-meme, le mot _processi doive avoir le sens special et sacramental que la theologie attache a la procession du Saint-Esprit. Si en effet la procession etait commune a deux personnes de la Trinite, elle serait le genre, et la generation serait l'espece, et la difficulte s'accroitrait de distinguer l'un de l'autre. Il vaut mieux tenir pour distinctes la generation et la procession, et qu'elles soient les deux especes d'un genre inconnu.] Il est dit que le Saint-Esprit procede du Pere et du Fils, parce que toute volonte de bonte et d'amour dans la divinite entraine le pouvoir de faire et de bien faire ce qu'elle veut, ou la puissance et la sagesse. Le sceau tient l'etre de l'airain, et le _scellant_ de l'airain et du sceau; mais le sceau est surtout dans la forme de l'image qui y est gravee. Ainsi le Fils seul est dit etre _dans la forme de Dieu, et la figure de sa substance_ [234], en l'image meme du Pere; il lui est uni d'une telle parente, pour ainsi dire, qu'il est non-seulement de meme substance, mais de sa substance meme. Puis, comme le sceau _procede_, c'est-a-dire entre dans un autre, ou s'imprime dans un corps mou pour lui donner la forme de l'image qui etait deja dans sa substance, le Saint-Esprit se communique a nous par la distribution de ses dons, et il y reforme l'image effacee de Dieu [235]. [Note 234: "Jesus-Christ," dit saint Paul, "_qui ayant la forme et la nature de Dieu, [Grec: en morphe Theou]_, n'a point cru que ce fut pour lui une usurpation d'etre egal a Dieu." (Phil. II, 6. Trad. de Sacy.) Bergier veut qu'on traduise: _etant une personne divine_. (Art. _Trinite_, sec.1.) Quant a ces mots, _figura substantiae ejus_ (Heb. I, 3.), Bossuet les traduit ainsi: "Le fils de de Dieu est le caractere et l'empreinte de sa substance." Et il en induit la comparaison avec l'empreinte du sceau gravee dans la cire. (_Elev. sur les Myst.,_ sem II, elev. III.)] [Note 235: Abelard dans le texte resume ici en termes formels et scientifiques la comparaison avec le sceau d'airain. Il en resulte qu'ainsi que le _materie_ est de sa matiere et que le sceau est d'airain, la sagesse divine tient l'etre de la puissance divine, _ex divina potentia esse habet_ (p. 1088); en sorte qu'il y a identite de substance, mais non de propriete, entre les deux personnes. On peut donc et on ne peut pas dire: le Pere est le Fils, le Fils est le Pere, comme on peut dire que le sceau est airain, _sigillum est res_, et l'inverse; il ne faut seulement que bien s'entendre. Au reste ce point nous parait plus sagement traite dans la theologie chretienne (t. IV, p. 1311).] Les Grecs, pour nier la double procession, s'appuient sur ces mots de l'Ecriture: _L'Esprit qui procede du Pere_. (Jean, xv, 26.) Rien de plus. Mais tout ce qu'il faut croire n'est pas dans les livres canoniques; on n'y lit point que les personnes de la Trinite soient coeternelles et coegales, et que chacune d'elles soit Dieu; on n'y lit point que Pilate s'appelat Ponce, ou que l'ame du Christ fut descendue aux enfers. Beaucoup de choses necessaires a la foi ont ete depuis l'Evangile ajoutees par les apotres et les hommes apostoliques; par exemple, la virginite de la mere du Seigneur perpetuellement conservee apres la naissance du Christ[236]. Le dogme catholique de la double procession n'est pas denue d'autorites graves, mois rappelez-vous seulement cette theorie philosophique de Platon: Dieu est semblable a un grand artiste, il premedite tout ce qu'il fait, et sa pensee devance son oeuvre. Dans l'esprit divin sont ces idees, types et modeles qu'il realise ensuite, ses ouvrages n'etant que l'accomplissement des conceptions de l'intelligence divine; or tout accomplissement, tout effet appartient au Saint-Esprit. L'Esprit procede donc du Fils, puisque les oeuvres de la bonte de Dieu doivent d'abord avoir passe par sa providence eternelle. Ainsi Dieu est la premiere cause, il tire de lui-meme son intelligence ou son Verbe, et de Dieu et du Verbe procede l'ame. L'Esprit, _Spiritus_, vient comme une spiration universelle, toute ame, _anima_, anime; aussi est-il dit que le Saint-Esprit vivifie; il est l'ame des ames, il est l'esprit eternel qui anime dans le temps, qui anime le monde; il est ainsi l'ame temporelle du monde. Platon et les siens, ne considerant l'esprit que comme ame, ont cru qu'il etait cree et non pas eternel. Saint Jean lui-meme dit que le Verbe a tout fait, tout cree, sans mentionner le Saint-Esprit; il semble ne reserver l'eternite qu'a Dieu et au Verbe, nouvelle preuve de ce qu'a remarque saint Augustin que le commencement de son evangile est tout rempli de la langue platonicienne[237]. [Note 236: Cette remarque sur la difference de la foi de l'Eglise a la foi evangelique pourrait avoir de grandes consequences. Mais a cette epoque on etait si loin de tirer de l'examen les consequences de l'incredulite que ce message N'a point ete releve par les censeurs. Quant aux exemples cites, nous devons dire que le texte de l'Ecriture concorde avec le dogme, se prete a l'enseignement de l'Eglise sur la Trinite plutot qu'il n'etablit ce dogme formellement et _in terminis_; et c'est ce que veut dire Abelard. Il se Trompe relativement a Pilate. Si son prenom manque dans trois evangelistes, on le trouve dans saint Mathieu (xxvii, 2). Quant a la descente de Jesus-Christ aux enfers, elle est attestee par le Symbole; mais l'Evangile n'en parle pas. On l'induit seulement de deux versets de la premiere epitre de saint Pierre: "Dieu etant mort en sa chair, mais etant ressuscite par l'esprit, par lequel "aussi il alla precher aux esprits qui etaient retenus en prison, (ni, 18 "et 19.)" Quant a la virginite perpetuelle de Marie, apres la naissance Du Sauveur, l'Ecriture se tait. Les protestants ont meme soutenu que le texte de certains passages y etait contraire. Mais c'est un point que l'Eglise a decide il y a longtemps, contre les Ebionites.] [Note 237: L'opinion de Platon sur l'ame du monde est exprimee dans le _Timee_: "Dieu mit l'intelligence dans l'ame, l'ame dans le corps, et il organisa l'univers de maniere a ce qu'il fut par sa constitution meme l'ouvrage Le plus beau et le plus parfait. Ainsi on doit admettre comme Vraisemblable que ce monde est un animal veritablement doue d'une ame et d'une intelligence par la providence divine." (_Trad. de Cousin_, t. XII, p. 120, voyez aussi p. 125, 128, 134, 196.) L'idee de considerer la doctrine de l'ame du monde comme un pressentiment ou meme une expression du dogme du Saint-Esprit n'est pas nouvelle. Eusebe, qui un des premiers a compare a la Trinite chretienne la trinite platonique, croit que la troisieme personne de celle-ci est l'ame du monde (_Proep. evangel._ II). Frerichs dit que l'opinion d'Abelard se trouva deja dans Theophile d'Antioche (_Ad Amolyc._, I, 8.---_Commentat. de Ab. Doct._, p. 17). Bede la rappelle sans la condamner (_Elem. philos._, I.--_Op. omn._, t. II, p. 208). Voyez sur tout cela les notes sur le _Timee_ de M. H. Martin (t. I, note 22, et t. II, note 29). Au reste Abelard, comme on l'a deja vu (t. I, p. 405), a retracte formellement cette opinion (_Dial._, p. 475), et c'est encore une preuve que l'Introduction est anterieure a la Dialectique. Dans la Theologie chretienne, l'adoption de la pensee de Platon comme identique a la foi dans le Saint-Esprit est encore plus explicite (l. I, p. 1175, 1187.--l. IV, p. 1336). Dans l'_Hexameron_, le Saint-Esprit est presente, non comme l'ame du monde, mais comme le principe d'ou vient toute ame, d'ou vient tout ce qui anime les etres vivants. C'est Dieu en tant que createur de l'_animation_ (_Hexam._, p. 1367). Et telle etait bien la pensee d'Abelard; mais, ne se rendant pas un compte fort exact de cette pensee, il n'en professait pas moins du fond du coeur la foi en la divinite du Saint-Esprit.] Le Saint-Esprit etant concu comme l'amour envers les creatures, et celles-ci n'etant pas necessaires, on a pu craindre qu'un doute s'elevat sur la necessite de l'existence du Saint-Esprit; de la cette opinion plausible que le Pere aime le Fils, que le Fils aime le Pere, et que de cette charite ineffable et mutuelle resulte le Saint-Esprit. Mais quand les creatures ne seraient pas necessaires, l'amour de Dieu pour elles le serait comme etant dans sa nature: sa bonte est un attribut indefectible. Cela suffit. Sans etre ni moindre ni plus grande, elle est parfaite, et Ton ne saurait admettre que le Pere donne son amour au Fils et le Fils au Pere: rien ne peut etre donne a celui a qui rien ne peut manquer[238]. [Note 238: _Introd._, p. 1089-1102.--Cette fin du livre II de l'Introduction repond a celle du chap. XIX de l'_epitome_ (p. 51).] Le troisieme livre de l'Introduction a la Theologie a pour objet d'approfondir la connaissance de la divinite, en eclaircissant tous les points difficiles par _les raisons les plus vraisemblables et les plus dignes_ (_honestissimis_), afin que la perfection du souverain bien, mieux connue, inspire un plus vif amour. Jusqu'ici nous avons defendu notre profession de foi, il faut maintenant la developper. I. Mais d'abord la sublimite divine peut-elle etre l'objet des recherches de l'humaine raison, et le Createur peut-il par elle se faire connaitre de sa creature? ou bien faut-il que Dieu se manifeste par quelque signe sensible, soit en envoyant un ange, soit en apparaissant sous la forme d'un esprit? C'est, en effet, ainsi que le Createur invisible s'est visiblement revele dans le paradis terrestre. Mais le propre de la raison est de franchir le sens, d'atteindre les choses insensibles; plus une chose est de nature subtile et superieure au sens, plus elle est du ressort de la raison et doit provoquer l'etude de la raison. C'est par la raison principalement que l'homme est l'image de Dieu, et il n'est rien que la raison doive etre plus propre a concevoir que ce dont elle a recu la ressemblance. Il est facile de conclure des semblables aux semblables, et chacun doit connaitre aisement par l'examen de soi-meme ce qui a une nature semblable a la sienne." Si d'ailleurs le secours des sens parait necessaire, si l'on veut s'elever du sensible a l'intelligible, reste le spectacle admirable de la creation et de l'ordonnance universelle. "A la qualite de l'ouvrage, nous pouvons juger de l'industrie de l'ouvrier absent." II. Le gouvernement du monde, qui atteste l'existence de Dieu, prouve egalement son unite; c'est ce qui ressort de l'harmonie de l'ensemble. Dieu est le souverain bien, le souverain bien est necessairement unique; Dieu est concu comme parfait, c'est-a-dire qu'il suffit a tout par lui-meme, ou qu'il est tout-puissant; or, s'il suffit, un autre createur ou recteur serait superflu. Qu'on ne dise pas que si le bien est bien, la multiplication du bien est mieux, et qu'ainsi Dieu etant le souverain bien, il vaut mieux qu'il soit multiple qu'unique; cela conduirait a une infinite de dieux, infinite qui echapperait alors a la science de Dieu meme. Il cesserait d'etre le bien supreme, car il y aurait quelque chose de plus grand que lui: la multitude des dieux serait au-dessus d'un de ces dieux. La rarete en toute chose ajoute au prix, et il y a plus de gloire a etre unique. C'est une des conditions de la perfection de Dieu que sa _singularite_. A ces motifs, il faut ajouter les raisons morales, ce qu'Abelard appelle les _raisons honnetes_; elles valent mieux que les _raisons necessaires_, car ce qui est honnete nous plait et nous attire. La conscience suggere a tous qu'il vaut mieux que tout soit gouverne par une intelligence que par le hasard. "Quelle sollicitude nous resterait-il pour les bonnes oeuvres, si nous ne savions qu'il existe, ce Dieu que nous venerons par la crainte et l'amour? Quelle esperance refrenerait la malice des puissants ou les pousserait a bien faire, si la croyance dans le plus juste et le plus puissant de tous les etres etait vaine?" Accordons que des arguments d'une verite necessaire nous fissent defaut pour fermer la bouche a l'incredule opiniatre, ne serions-nous pas en droit de l'accuser d'une odieuse impudence? car il resterait du moins qu'il ne peut detruire ce qu'il attaque, et qu'il a contre lui l'honnetete et l'utilite. D'un cote, point de demonstration rigoureuse, soit, mais de nombreuses raisons; et de l'autre cote, pas une raison. "Si vous en croyez l'autorite des hommes quand il s'agit de choses occultes, de ces regions du ciel que vous ne pouvez explorer par l'experience, si vous vous croyez alors certains de quelque chose, pourquoi ne pas ceder a la meme autorite, quand il s'agit de Dieu, l'auteur de tout[239]?" [Note 239: _Introd._, t. III, p. 1102-1108.] III. Le Dieu unique est tout-puissant; mais s'il est tout-puissant, d'ou vient qu'il ne peut pas tout? Nous pouvons des choses qu'il ne peut pas; nous pouvons marcher, parler, sentir, toutes choses qui ne sont pas dans la nature de Dieu, puisque sa substance est incorporelle. Mais d'abord toutes ces choses, qui ne servent ni a l'avantage ni a la dignite, attestent-elles une puissance veritable? Est-ce impuissance de Dieu que de ne pouvoir pecher comme nous? L'homme peut marcher, parce qu'il en a besoin. Cette faculte manifeste en nous un defaut plutot qu'une puissance; d'ailleurs tout ce que nous faisons ne doit-il pas etre attribue a la puissance de celui qui se sert de nous comme d'instruments et fait en quelque sorte tout ce qu'il nous fait faire? Ainsi, quoiqu'il ne puisse marcher, il fait que nous marchions; il peut donc tout, non qu'il puisse executer toutes les actions, mais parce que s'il veut qu'une chose se fasse, rien ne peut resister a sa volonte. Toutefois, si l'on admet qu'il fait tout ce qu'il veut, comme il veut que tous les hommes soient sauves (I Tim, II, 4), il faut professer le salut universel. C'est qu'il a deux manieres de vouloir: il veut dans l'ordre de sa providence, et alors il delibere, dispose, institue ce qui posterieurement s'accomplit; ou bien il veut sous la forme de l'exhortation et de l'approbation, c'est-a-dire qu'il instruit les hommes des choses que par sa grace il recompense; ainsi il les exhorte au salut, mais peu lui obeissent. Il veut la conversion du pecheur, c'est-a-dire qu'il lui fait connaitre ce qu'il veut recompenser; il promet sa grace, il annonce les chatiments, il revele sa volonte et nous laisse le soin de l'accomplir. Dieu peut-il plus et mieux qu'il ne fait? Les choses qu'il fait, pourrait-il renoncer a les faire? L'affirmative ou la negative nous expose a de grandes anxietes; la premiere oterait beaucoup a sa souveraine bonte: s'il ne fait pas un bien qu'il peut faire, ou s'il renonce a un bien qu'il devait faire, il est jaloux ou injuste. Mais la parfaite bonte de Dieu est hors de question, d'ou la consequence que tout ce que fait Dieu est aussi bon que possible. Il n'est rien qu'il ne fasse ou qu'il n'omette, si ce n'est pour une cause excellente et raisonnable, encore qu'elle nous soit inconnue; il fait une chose, non parce qu'il la veut, mais il la veut parce qu'elle est bonne. Il n'est point de ceux dont _il est ecrit_: Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. Ce qu'il fait ou ce qu'il abandonne, il y a une juste cause de le faire ou de l'abandonner; d'ou il resulte que ce qu'il fait il faut qu'il le fasse, c'est-a-dire qu'il est juste de le faire, et ce qu'il est juste de faire, il serait injuste de ne le pas faire. Quand il s'agit de Dieu, "la ou n'est pas le vouloir manque le pouvoir." Dieu etant de nature immutable, immutable est sa volonte; il en resulte que Dieu ne peut faire que ce qu'il fait. De la quelques difficultes. En effet un homme qui doit etre damne peut etre sauve. S'il ne le pouvait, c'est-a-dire s'il ne pouvait faire les choses qui lui vaudraient le salut, il ne serait plus responsable; Dieu ne lui aurait point prescrit ce qu'il ne pourrait executer; mais si, grace a ses oeuvres, il peut etre sauve, force est de reconnaitre que Dieu peut sauver celui qui pourtant ne doit jamais etre sauve. "Pensez-vous," disait Notre-Seigneur a ses apotres, "que je ne puisse pas prier mon Pere, et qu'il ne m'enverrait pas aussitot douze legions d'anges[240]?" Cette parole signifie que Dieu le pourrait s'il le voulait, mais il ne l'aurait voulu, et le Christ ne l'aurait demande que si c'eut ete juste et raisonnable. Ne concluez donc pas que Dieu puisse faire ce qu'il ne fait jamais; ce qu'il ne fait jamais est chose qu'il ne faut pas faire. S'il n'empeche pas le mal, est-ce a dire qu'il consente au peche? non, c'est qu'il est bon que le mal meme ait lieu; n'est-il pas necessaire que les _scandales arrivent_? "J'estime donc, bien que cette opinion ait peu de sectateurs, bien qu'elle s'ecarte beaucoup de certains passages des saints, et meme un peu de la raison, que Dieu ne peut faire que ce qu'il convient qu'il fasse, et de ce qu'il convient qu'il fasse, il n'y a rien qu'il omette de faire; d'ou il resulte qu'il ne peut faire que ce qu'il fait reellement." [Note 240: Math. xxvi, 53. Cette citation est usitee dans cette question. Elle sert de texte a Fenelon pour combattre dans Malebranche des idees qui rappellent celles d'Abelard. (_Ref. du Syst. du P. Malebranche_, c. v.) Probablement l'exemple avait deja ete cite par saint Augustin.] On oppose que nous, qui lui sommes si inferieurs en puissance, nous pouvons faire ce que nous ne faisons pas, abandonner ce que nous faisons. Mais assurement nous vaudrions mieux, si nous ne pouvions faire que ce que nous devons faire. Pourtant la puissance de mal faire ou de pecher ne nous a pas ete donnee sans motif; c'etait pour que la gloire de Dieu parut davantage, la gloire de ne pouvoir pecher; c'etait pour qu'en fuyant le peche, nous fissions honneur, non a notre nature, mais a sa grace secourable. Quant au salut toujours possible, avouons qu'en effet celui qui doit etre damne peut en effet toujours etre sauve. Il le peut, lui, par sa nature, qui n'est pas immutable; l'homme peut consentir a son salut comme a sa damnation. Mais ne disons pas que Dieu peut toujours le sauver, parce qu'alors la possibilite serait relative a la nature de Dieu, et ce serait dire que le salut du pecheur ne lui repugne pas. Quand vous dites qu'un bruit peut etre entendu, cela ne veut pas dire que quelqu'un soit la qui pourrait l'entendre. Tous les hommes seraient sourds, aucun homme n'existerait, que tel bruit donne pourrait etre entendu; mais il n'en resulte pas qu'un individu quelconque le put entendre. Et ici ne s'applique pas la regle des philosophes que si le consequent est impossible, c'est que l'antecedent l'est aussi[241]. Cela est vrai des choses creees, comme en general tontes les regles de dialectique. Ce qui est possible est ce qui ne repugne point a la nature des creatures; mais les memes notions de possibilite ou d'impossibilite ne s'appliquent point au Createur. Ce semble la meme chose de dire qu'il est juste que le juge punisse un individu ou que cet individu soit puni par le juge; mais nullement, la justice n'est pas la meme dans les deux cas. Il se peut qu'il soit juste que le juge punisse, c'est-a-dire qu'il le doive d'apres la loi, mais qu'il ne soit pas juste que l'homme soit puni; si, par exemple, telle ou telle circonstance, comme serait un faux temoignage, est cause que sa punition ne soit pas meritee. De meme on peut dire d'un pecheur: il est possible qu'il soit sauve par Dieu, et il est impossible que Dieu le sauve. [Note 241: Voyez ci-dessus, t. II, c. IV, t. I, p. 413.] Ici, il est vrai, nait une objection contre la Providence, c'est-a-dire contre la volonte de Dieu a l'egard des creatures: si Dieu n'a pu etre sans ce qu'il a en soi de toute eternite, les choses qu'il a voulues sont arrivees necessairement. Distinguons encore les deux possibilites. Dire que Dieu, par sa propre nature, a necessairement l'attribut d'une providence universelle, parce que cet attribut lui convient souverainement, ce n'est pas dire que les choses soient d'une telle nature qu'elles ne puissent absolument pas ne pas etre. Quant a l'objection qu'alors aucunes graces ne lui sont dues, puisqu'il agit par necessite, non par volonte, cette necessite, qui est sa nature ou plutot sa bonte meme, n'est pas separable de sa volonte; elle n'est point une contrainte. Son immortalite meme est aussi une necessite de sa nature: est-elle donc en opposition avec sa volonte? est-elle une contrainte? ne veut-il pas etre tout ce qu'il est necessaire qu'il soit? S'il agissait contre sa volonte, sans doute alors aucunes graces ne lui seraient dues. Mais de ce que sa bonte est telle qu'il se porte, non malgre lui, mais spontanement, a faire ce qu'il fait, il n'en doit etre que plus aime, que plus glorifie. Serions-nous dispenses de gratitude envers l'homme qui nous aurait secourus, parce que sa bonte serait telle qu'en nous voyant dans l'affliction, il n'aurait pu s'empecher de nous secourir? Ainsi, Dieu ne peut faire que ce qu'il fait, de la maniere et dans le temps qu'il le fait. Il n'est pas meme exact de dire qu'il choisisse la maniere de faire la plus convenable; il ne choisit pas; sa bonte serait imparfaite si en tout sa volonte n'etait la meilleure. Il ne faut pas non plus pretendre que Dieu puisse dans un temps une chose qu'il ne peut faire dans un autre, et que sa toute-puissance ne soit pas egale a tous les moments. Si l'on applique cette determination du temps au faire, non au pouvoir, soit. Un homme peut marcher, c'est-a-dire qu'il a en soi la faculte de marcher, lorsqu'il nage, mais pourtant il ne peut marcher dans l'eau. Ainsi, Dieu a le pouvoir de s'incarner, et il n'en est pas prive, quoiqu'il ne l'exerce pas, et qu'il n'en puisse user, en ce sens qu'il ne convient pas qu'il en use actuellement. Il peut toujours ce qu'il peut quelquefois, si l'on entend par la qu'il est immutable en tout. Il a su autrefois que je naitrais un jour, on ne peut dire qu'il sache aujourd'hui que je naitrai un jour, puisque je suis ne. S'ensuit-il qu'il ne sache plus ce qu'il savait autrefois? Sa science est la meme, il n'y a que les mots qui changent pour l'exprimer. Le meme jour s'appelle successivement demain, aujourd'hui, hier. Dieu ne sait point le passe, comme passe, tant que le passe est avenir, ni l'avenir, comme avenir, quand il est le passe: mais cela ne veut pas dire que sa science s'accroisse ou diminue avec le temps. Il en est de meme de sa puissance. Dire avant: il est possible que Dieu s'incarne; dire apres: il est possible qu'il se soit incarne, ce n'est point parler d'un fait different ni d'une possibilite differente, mais d'une meme chose, d'abord au futur, ensuite au passe. Ainsi, pas plus que la science et la volonte, la possibilite ne change en Dieu. Si nous disons qu'il peut dans un temps ce qu'il ne peut dans un autre, ce langage humain n'ote rien a sa puissance; il n'atteste que le changement des temps, et des convenances variables[242]. [Note 242: _Introd._, I. III, p. 1109-1124.--Cf. _Theol. Christ._, I. V, p. 1350.--_Epitome_, c. xx, p. 51.] IV. Ces variations dans le temps doivent se concilier avec l'immutabilite. Dieu, apres l'oeuvre de six jours, s'est repose le septieme; le passage de l'action au repos est en physique un changement. Quand Dieu est descendu dans le sein d'une vierge, il a change, il a encouru ce mouvement principal de la substance que les philosophes appellent generation[243]. Dieu ne serait-il donc pas immutable? Maisen disant que Dieu _fait_, _agit_, gardons-nous d'entendre qu'il y ait pour lui, comme pour l'homme, mouvement dans l'operation, passion dans le travail; nous n'exprimons qu'un nouvel effet de son eternelle volonte. Dieu se repose, dit l'Ecriture; ce n'est pas qu'il suspende son mouvement d'action, c'est que l'oeuvre est consommee. En operant, en cessant d'operer, nous changeons; mais dire que Dieu fait, c'est dire qu'il est la cause de ce qui se fait. Au propre, il n'y a point en lui d'action, car l'action consiste eminemment dans le mouvement. Comme le soleil, lorsqu'un objet s'echauffe de sa chaleur, n'eprouve en lui-meme aucun changement, de meme Dieu, lorsqu'une disposition nouvelle de sa volonte s'accomplit, ne change pas, quoiqu'il soit la cause ou l'auteur d'un changement dans les choses. Un esprit est exempt de mouvement; ce qui occupe un lieu est seul mobile[244]. Or, nulle chose n'occupe un lieu si par son interposition elle ne produit quelque distance entre les objets environnants. Mais que la blancheur ou toute autre chose incorporelle s'unisse aux particules, leur continuite n'y perdra rien. L'incorporel n'est donc pas susceptible de mouvement local, puisqu'il ne peut occuper un lieu. [Note 243: Voyez ci-dessus, I. II, c. v, t. I, p. 420.] [Note 244: Ici Abelard dit qu'il a demontre dans sa Grammaire, en traitant de la quantite, que ce qui est esprit ne peut etre mu. Duchesne en note met _Dialecticam_ pour _Grammaticam_, et annonce que cette dialectique ou plutot cette logique, il la publiera au premier jour. (_Ab. Op., Introd._, p. 1125, note p. 1160.) L'avait-il deja dans les mains, et cette dialectique est-elle bien celle que nous avons? Nous ne trouvons pas dans celle-ci la Demonstration annoncee, ni a l'article de la quantite, ni a l'article du mouvement (p. 178-196, et p. 414-422). Du reste la quantite, etant une categorie, a naturellement sa place dans une logique; mais, ainsi qu'on l'a vu, la theorie des Categories peut aussi figurer dans un traite sur le langage. La demonstration de l'immobilite de l'esprit a propos de la quantite pouvait donc se trouver, soit dans la grande dialectique, soit dans le livre elementaire qui la commencait et qui nous manque, soit enfin dans quelque ouvrage de grammaire que nous n'avons pas, et le titre _Grammatica_ peut etre d'autant plus exact que le meme nom designe dans la Theologie chretienne, un ouvrage ou _les categories sont retraitees_. "De hoc (que le nom de _chose_ ne doit Etre donne qu'a ce qui a en soi une existence veritable, _veram entiam_) diligentem tractatum in retractatione praedicamentorum nostra continet grammatica" (I. IV, p. 1341).] Dieu, qui est substantiellement partout, ne peut changer de lieu, et quand on dit qu'il est descendu dans le sein d'une vierge, on ne parle que de l'action de sa puissance. Il est partout, veut dire que tout lui est present; en sorte que nulle part ni jamais sa puissance n'est oisive. L'ame elle-meme est dans le corps par une vertu de sa substance, plus que par une position locale; grace a sa force propre, elle le vivifie, le meut et le conserve, pour qu'il ne se dissolve point par la putrefaction; par son pouvoir vegetatif et sensitif, elle est dans tous les membres, pour que chacun vegete et pour sentir dans chacun. De meme Dieu est, non-seulement dans tous les lieux, mais dans chaque chose, par quelque efficace de sa puissance, et tandis qu'il meut toutes les choses dans lesquelles il est, il n'est pas mu lui-meme en elles. Par l'incarnation, Dieu n'est donc pas devenu autre chose qu'il n'etait, il n'a point encouru la generation. Dire que Dieu est devenu homme, c'est dire que la substance divine, qui est spirituelle, s'est uni la substance humaine, qui est corporelle, en une personne unique. Dans cette personne, il y avait trois choses, la divinite, l'ame, la chair. Chacune a conserve sa nature propre, aucune ne s'est changee en une autre. Dans l'homme meme, l'ame ne peut jamais devenir chair, quoique l'ame et la chair soient dans chaque homme une seule personne. L'ame, en effet, est une essence simple et spirituelle; la chair est une chose humaine, corporelle et composee de membres. La divinite unie a l'humanite, c'est-a-dire a une ame et a une chair, unies en une personne, ne s'est pas non plus changee; elle est restee ce qu'elle etait; elle a pris notre nature sans deposer la sienne. En quel sens donc peut-on dire: le Verbe a ete fait chair, Dieu s'est fait homme? Prises a la lettre, ces expressions conduiraient a dire que l'homme a ete fait Dieu, et rien ne peut etre Dieu qui ne l'ait ete toujours. "Israel, n'aie point de nouveau Dieu." Ces expressions signifient donc que la divine substance s'est associee a la substance humaine, sans etre convertie en elle. La diversite des natures ne fait pas la diversite des personnes. C'est le contraire de la Trinite; en Dieu, trois personnes et une substance; dans le Christ, deux substances et une personne. Comme dans une maison le bois s'unit a la pierre sans se confondre avec elle, comme dans le corps les os adherent a la chair sans s'y absorber, ainsi la divinite en se joignant a l'humanite, n'a point cesse d'etre ce qu'elle etait. Quand nos ames reprendront leurs corps, elles ne deviendront pas autre chose qu'auparavant, quoique le corps, en se ranimant, doive changer, ou se mouvoir de l'inanime a l'anime. L'ame prend avec le corps le mouvement, mais elle demeure elle-meme immobile. Cela est encore bien plus vrai de Dieu dans son union avec l'homme. La creature ne lui peut rien conferer[245]. [Note 245: _Introd._, I. III, p. 1124-1130.] Ici Abelard traite accidentellement une question importante et qui a toujours ete liee a celle de la Trinite. En effet, une fois qu'il est etabli que le Fils de Dieu consubstantiel a Dieu est une personne de la Trinite, il n'est pas indifferent de savoir comment il s'est fait homme. A-t-il cesse d'etre Dieu pour devenir homme? non, assurement. L'homme est-il devenu Dieu? pas davantage. Dieu n'a-t-il pris que le corps humain, la divinite etant l'ame unique du corps de Jesus-Christ? Alors il n'aurait pas ete homme, puisque l'homme est corps et ame. On concoit que toute erreur sur la Trinite reagit sur le dogme de l'incarnation, et toute erreur sur l'incarnation peut etendre ses consequences au dogme de la Trinite. Nestorius, par respect pour elle, avait voulu que l'union de Dieu et de l'homme en Jesus-Christ ne fut qu'apparente, et qu'il y eut en lui non-seulement deux natures, mais deux personnes. Eutyches, pour echapper a cette erreur, avait voulu que les deux natures fussent unies au point d'en faire une seule. De la deux heresies celebres; l'Eglise, qui les condamne, etablit et professe qu'en Jesus-Christ fait homme il y a deux natures, savoir, la divinite, d'une part, et de l'autre, l'humanite, corps et ame, et il n'y a qu'une personne, la personne divine, qui subsiste dans le Fils de l'homme. Ces deux natures sont unies d'une union _hypostatique_, c'est-a-dire substantielle. C'est cette doctrine qu'Abelard expose, et d'une maniere que je crois irreprochable; seulement la comparaison de l'union de l'ame et du corps dans l'homme pour eclaircir l'union de la divinite et de l'humanite dans Jesus-Christ, n'est qu'une comparaison, et ne doit pas etre prise a la lettre, quoiqu'elle soit dans le Symbole d'Athanase. Elle revient a ce raisonnement: admettez que l'homme est uni a Dieu dans le Verbe fait chair, puisque vous admettez bien que l'ame soit unie au corps dans la personne humaine. L'orthodoxie d'Abelard sur ce point difficile et important aurait du prouver a ses accusateurs que s'il a erre sur quelque autre point de la question de la nature divine, cette erreur ne peut etre taxee d'heresie, etant parfaitement exempte de toute intention d'alterer a un degre quelconque le dogme fondamental de la divinite de Jesus-Christ. Celui qui reconnait d'une maniere absolue sa divinite sur la terre, tant qu'il y prit la forme humaine, ne peut etre soupconne de nier ou d'affaiblir en quoi que ce soit sa divinite dans le ciel, ou comme personne de l'essence divine. Il est vrai qu'on a meme, sur l'article de l'incarnation, soupconne Abelard d'erreur. Pierre Lombard avait avance que Jesus-Christ, en devenant homme, n'etait pas devenu quelque chose, ou du moins il avait remarque que si Dieu pouvait etre quelque chose, quelque chose pourrait etre Dieu, et l'on disait que Pierre Lombard avait recu cette idee de son maitre Abelard. Cette erreur, qui s'etait assez repandue, fut examinee en 1163 au concile de Tours, et condamnee par le pape Alexandre III. Jean Cornubius a ecrit une dissertation ou il la discute fort clairement et en fait connaitre les sources; au nombre des autorites qu'il cite est l'opinion d'Abelard; il admet que Pierre Lombard pouvait bien en avoir tire la sienne, mais qu'il s'etait mepris, Abelard disant positivement qu'il y a dans le Dieu-homme deux substances ou deux natures; aussi Jean Cornubius n'hesite-t-il pas a le tenir pour catholique[246]. [Note 246: La citation qu'il donne de l'opinion d'Abelard est conforme pour le sens, mais non exactement pour la lettre au texte de l'introduction (I. III, p. 1127 et 49). Mais Cornubius peut l'avoir reduite ou precisee, ou bien tiree de la Theologie chretienne qui manque de la portion du livre V ou devait se trouver ce passage. Ici d'ailleurs la doctrine est completement degagee de la comparaison avec l'union de l'ame et du corps. (P. Lomb. _Sent._, I. III, dist. vi.--Mag. Johan. Cornub. _Eulog., Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1065.--Cf. Boece, _De duab. nat., etc., et un. Pers., Christ._, p. 948, et S. Thomas., _Summ. Theol._, III, quaest. i-vi.)] V. Dieu est sage; sa sagesse a ete appelee verbe, raison, intelligence. Le fils de Dieu, _Dei virtus, Dei sapientia_ (I. Cor., i, 24), c'est la puissance divine de tout savoir. Dieu ne peut errer en rien, il sait le present, l'avenir, le passe, et ce qui est inconnu et fortuit dans la nature est deja certain et determine pour lui. Il y a preordination, il y a donc prescience. Les choses qui, pour nous, sont l'oeuvre du hasard et ne proviennent pas du libre arbitre, n'arrivent, pour lui, ni par hasard ni sans libre arbitre. La definition du hasard, selon les philosophes, est l'evenement inopine provenant de causes qui ont originairement un autre objet[247]; mais il n'y a pas d'inopine pour la Providence. Si les eclipses de soleil ou de lune ont lieu plus souvent que nous ne nous y attendons, elles ont lieu toutefois naturellement, non fortuitement; c'est un ordre prefix, aussi aurions-nous pu en savoir quelque chose. Mais si, en creusant un champ, on trouve un tresor, la decouverte est vraiment fortuite; il a fallu que l'un ait enfoui le tresor, que l'autre ait creuse la terre, chacun dans une intention differente. Voila un evenement qui n'est point l'oeuvre du libre arbitre. Je veux aller a l'eglise, et je m'y rends, ce n'est point la oeuvre de hasard, mais de raison; c'est un fait volontaire et non necessaire. Les philosophes definissent le libre arbitre le jugement libre de la volonte (_liberum de voluntate judicium_, Boece). L'arbitre est en effet la deliberation ou la _judication_ de l'ame par laquelle elle se propose de faire ou d'omettre quelque chose[248]; elle est libre, lorsqu'elle n'est poussee a ce qu'elle se propose par aucune force de la nature, et qu'il est egalement en son pouvoir de faire ou de ne pas faire. La donc ou n'est pas un esprit raisonnable, l'arbitre n'est pas libre. Le libre arbitre n'appartient qu'aux etres qui peuvent changer leur volonte, du meme, suivant quelques-uns, qui peuvent faire bien ou mal; cependant, avec plus d'attention, on ne peut contester le libre arbitre a celui qui ne fait que le bien, a Dieu surtout, aux bienheureux, qui ne peuvent pecher: plus on est eloigne du mal, plus on est libre dans le jugement qui choisit le bien; le peche est un esclavage. D'une maniere generale, reconnaissons le libre arbitre a qui peut accomplir volontairement et sans contrainte ce qu'il a resolu dans sa raison: Dieu est donc libre. [Note 247: Cette definition est de Boece.--_De Interp., edit. sec._, I. III, p. 360 et 375.--_In Topic. Cic._, I. V, p. 840.--_De Consol. phil._, I. V, p. 939.--Voyez ci-dessus, I. II, c. iv, t. I, p. 405.] [Note 248: Voyez la Dialectique, part. II, p. 260-291, et ci-dessus le c. iv du t. I. Les idees d'Abelard sur la liberte, ses definitions, ses preuves sont en tres-grande partie empruntees de Boece. (_De Interp., ed. sec._, I. III, p. 360, 368, 372.)] Quant a lui, rien n'advient par hasard, sa providence ayant tout precede, le hasard n'est que l'incertitude humaine. La nature n'a de mysteres que pour notre science. On ne dit les miracles impossibles que si l'on regarde au cours ordinaire de la nature, aux causes primordiales des choses, et non a la souverainete divine. Si Dieu formait encore aujourd'hui l'homme du limon, et la femme de la cote de l'homme, ce serait contre la nature, au-dessus de la nature, c'est-a-dire que les causes primordiales y paraitraient insuffisantes; il faudrait que Dieu imprimat extraordinairement aux choses une force particuliere[249]. Evidemment les recherches des philosophes n'atteignent que les creatures et l'ordre journalier, toutes leurs lois sont au-dessous on en dehors de la toute-puissance; la possibilite et l'impossibilite sont relatives aux facultes des creatures, et en particulier la regle de la possibilite de l'antecedent liee a celle du consequent, ne peut s'appliquer qu'aux choses creees. [Note 249: Cf. _Hexameron. Thesaur. nov. anecd._, t. V, p. 1375.] C'est ainsi, dit Abelard, que nous viderons cette _ancienne querelle_ dont parle la philosophie, cette question de la prescience divine, cette question de savoir s'il ne resulte pas de l'immutabilite de Dieu que tout arrive necessairement. Les philosophes, et notamment Aristote, "si habile dans le raisonnement, qu'il a merite d'etre appele le prince des peripateticiens, c'est-a-dire des dialecticiens, nous fourniront de quoi refuter les pseudo-philosophes." Ceux-ci disent, pour troubler la foi des simples, que non-seulement le bien, mais le mal arrive necessairement, et qu'ainsi le peche ne peut etre evite, car il a ete prevu de Dieu, et la Providence est infaillible. "Pour rompre cette souriciere (_muscipulam_), considerons cette forte trame qu'Aristote ourdit au commencement de l'_Hermeneia_: il nous y confirme la force du principe de contradiction jusque dans les propositions au futur." Je n'analyse point le raisonnement, il nous est connu; nous retrouvons ici un resume substantiel de la theorie logique des futurs contingents. "Grace a cette distinction d'un si grand philosophe, on peut aisement refuter l'objection ordinaire contre la Providence: il est certain, nous dit-on, que la Providence est infaillible[250]...." [Note 250: _Introd_., t. III, p. 1130-1136.--Voyez aussi Arist. _Hermen_., IV, IX, et ci-dessus, t. II, c. IV, t. I, p. 401.] Ainsi se termine ce qui nous reste du troisieme livre de l'Introduction a la Theologie, et avec lui l'ouvrage entier; un savant dit bien que la suite s'en doit trouver dans la bibliotheque de Bodlei[251], mais si ce manuscrit existe, il n'a jamais ete publie. Ainsi la discussion d'une des questions les plus difficiles peut-etre auxquelles donne lieu la Theodicee est restee suspendue, et par un hasard singulier, dans la Theologie chretienne, ou sont repris tous les points traites dans l'Introduction, cette question reste egalement irresolue. Le livre V, qui repond au troisieme du present ouvrage, s'interrompt aussi brusquement, et meme plus tot que celui-ci, apres la discussion relative a la conciliation de la bonte de Dieu avec sa puissance, et il nous manque la solution du grand probleme si bien prepare par Abelard. On ne peut renoncer a l'esperance de posseder quelque jour l'Introduction tout entiere; l'ouvrage etait probablement complet[252], et il peut se retrouver tel dans quelque manuscrit inedit de quelque bibliotheque inexploree. Mabillon pensait l'avoir rencontre dans un manuscrit en trente-sept chapitres conserve en Baviere[253]; M. Rheinwald, dont les recherches sont plus recentes, soupconne, non sans raison, le docte benedictin d'avoir pris pour l'Introduction un ouvrage intitule: _Petri Abaelardi Sententiae_ qu'il a publie en l'appelant _Epitome Theologiae christinae_[254]. Il croit que c'est le Livre des Sentences denonce par saint Bernard, condamne par le concile, desavoue par Abelard. Suivant lui, le titre seul de Livre des Sentences aurait ete faux, et Abelard, qui n'a pas discute pieces en main devant le concile, etait en droit de desavouer tout ouvrage qu'on lui attribuait sous ce nom; mais il se pouvait qu'on designat ainsi dans l'usage un ecrit qu'il appelait autrement, ou meme un extrait fidele de ses doctrines qui ne fut pas son ouvrage. Tel serait le manuscrit que M. Rheinwald publie [255]; ses conjectures nous paraissent fondees, mais une chose plus certaine encore, c'est que cet Epitome contient un resume de l'Introduction a la Theologie. Dans les douze premiers chapitres (l'ouvrage en a trente-sept), l'extrait est presque litteral; par la suite, on remarque quelques variantes, mais elles n'alterent pas le fond de la doctrine. Ce qui fait le prix de cet opuscule, c'est que l'ordonnance en etant a peu pres la meme que celle de l'Introduction, il nous donne en substance ce que devait contenir la partie de l'Introduction qui manque, et nous pouvons ici completer brievement notre analyse[256]. [Note 251: Casimir Oudin, _De Script. eccl_., t. II, p. 1169.--Voyez aussi l'_Histoire litteraire_, t. XII, p. 126. Les editeurs de la Theologie Chretienne disent qu'ils n'ont rencontre la suite de l'Introduction dans aucun manuscrit. _Thes. nov. anecd_., t. V, p. 1148.] [Note 252: C'est du moins l'opinion que nous adoptons d'apres Mabillon; cependant M. Rheinwald eleve des doutes specieux.] [Note 253: _Iter Germantae_, p. 10.--_Hist. litt._, t. XII, p. 118.] [Note 254: _Anecdot. ad litter. eccles. pertin._, partic. 11. Borolini, 1836.--M. Rheinwald a trouve cet ouvrage parmi les manuscrits du monastere de Saint-Emmeram de Ratisbonne, conserves a la bibliotheque royale de Munich. (_Praefat_, p. vii; et xxxii.) M. Franz Besnard avait deja publie avec Quelques observations que j'ai pu consulter les seize derniers chapitres de cet Epitome, dans un recueil allemand dont le nom m'est inconnu.] [Note 255: _Ibid._, _Proefat._, p. ix-xxi.--La preuve directe que cet abrege est d'Abelard sa trouve dans le c. xxxiv, p. 100, il renvoie a son Commentaire de l'Epitre aux Romains, ou il a, dit-il, traite les questions relatives a la grace et au merite, et cette citation est exacte. (_Ab. Op._, p. 648.)] [Note 256: _Eptiom. Theol. Christ._, C. xxi, p. 60.] La Providence, c'est-a-dire la prescience ou prevoyance divine, n'impose aucune necessite aux choses qu'elle prevoit. De ce qu'un char passe et de ce que je le vois passer, il ne suit pas que le passage du char soit necessaire. Or ce que Dieu prevoit, il le voit; sa providence n'est que sa science eternelle, il n'y a point de temps pour lui, tout lui est present; aucune fatalite ne resulte donc de ce qu'il sait tout. Mais il est vrai qu'il dispose tout: la disposition des choses depend de la disposition divine, comme la passion de l'action; il n'y a point d'autre destin, d'autre _fatum_ que la disposition divine. La predestination n'est proprement que la disposition de Dieu ou sa providence appliquee au bien, c'est la preparation de sa grace. VI. Apres la sagesse de Dieu vient sa bonte. Celle-ci fait pour les creatures tout ce qu'il est conforme a sa nature de faire; Dieu ne connait ni l'envie ni la colere, les expressions contraires qui peuvent se trouver dans l'Ecriture sont figuratives, elles se rapportent a des dispositions de sa volonte qui ont pour nous, mais non pour lui, les effets de la vengeance ou du courroux. Ceci conduit a la contemplation des bienfaits de Dieu. Le premier, le plus grand de tous, c'est l'incarnation. Ici se presente la question celebre: _Cur Deus homo[257]?_ Dieu s'est fait homme pour nous montrer son amour, et ainsi il nous a rachetes du joug du peche, non que nous fussions, comme quelques-uns le pretendent, en la possession du demon, mais dans la servitude du peche; le Christ nous en a delivres on epanchant sur nous son amour, en offrant a Dieu le prix de notre liberation et une victime pure. Un si grand exemple nous enseigne l'humilite, et en considerant les tortures du Christ, les martyrs eux-memes ont appris a ne pas s'enorgueillir de ce qu'ils souffraient pour le ciel. [Note 257: C'est le titre du chap. XXIII (p. 62). Il y a un traite de saint Anselme sous le meme nom: _Car Deus homo_ libri duo (_Op._, p. 74). La doctrine du saint sur le mode et la necessite de l'incarnation ne differe point essentiellement de celle de l'Epitome. La difference ne roule que sur l'oeuvre meme de la redemption. Du reste, ou l'ordonnance de l'Epitome s'ecarte un peu de celle de l'Introduction, au dans ce dernier ouvrage l'auteur revenait a propos de la bonte de Dieu sur un sujet deja traite a l'occasion de son immutabilite. Voyez ci-dessus p. 235.] Dans l'incarnation, ainsi qu'on l'a deja vu, deux natures se sont unies en une personne. Comme la chair et l'ame sont un seul homme, Dieu et l'homme sont un seul Christ, similitude consacree par saint Athanase. Entendez toutefois que bien que dans le Christ soit le Verbe, une des trois personnes de la Trinite, cette personne divine n'est pas ici par elle-meme, _per se_ (probablement en tant que personne divine), car alors il y aurait une personne dans une personne, la personne du Verbe dans celle de Jesus-Christ, et ainsi il y aurait deux personnes dans le Christ. Le Verbe divin n'est en quelque sorte dans le Christ que comme l'ame est dans le corps. On peut, on doit appeler ces deux natures les parties de la personne. "On trouve dans les autorites toutes ces locutions: _Dieu est homme; l'homme est Dieu; le Christ est le fils de l'homme; le Christ est le fils de Dieu; le Christ est Dieu et homme_. Aucune de ces locutions n'est propre, hors une seule. Si la premiere doit etre prise au propre, si Dieu est vraiment homme, l'eternel est temporel, le simple est compose, le createur est creature, ainsi du reste. Ce n'est donc pas une expression propre, la partie y est prise pour le tout, comme cela arrive souvent. Exemple, une ame pour un homme, _videbit omnis caro salutare Dei_ (Isaie, xlix, 26). Semblablement, quand nous disons: _Dieu est homme_, cela n'est vrai qu'en partie, c'est pour: _Dieu s'unit l'homme_. Par contre, _l'homme est Dieu_ signifie _l'homme est uni a Dieu_. Il faut encore entendre comme vrais en partie ces mots: _le Christ est homme_, ou _le Christ est Dieu_; il n'y a de vrai au sens propre que cette expression: _le Christ est Dieu et homme_, c'est-a-dire le Christ est le Verbe ayant l'homme, ou _le Christ est homme et_ "_Dieu_, c'est-a-dire le Christ est l'homme ayant le Verbe[258]." [Note 258: Epitom., c. XXIV, p. 68.] Cependant l'unite de la personne ne conduit pas a l'unite de volonte; la volonte de l'homme, que Dieu s'est uni, dont il a fait assomption, _hominis assumpti_, ne peut etre identique a celle de Dieu le Pere; c'est ce que prouve clairement cette parole de Jesus: "Mon Pere, que ce calice s'eloigne de moi s'il est possible; cependant qu'il en soit, non suivant ma volonte, mais suivant la tienne." (Math., XXVI, 39.) C'est une humanite veritable que le fils de Dieu a prise, il a donc pris de l'humanite les affections, les souffrances, les volontes, tout, hors le peche. Il a voulu sa passion, en ce sens qu'il l'a jugee bonne et salutaire, mais il ne l'a pas desiree, et sous ce rapport il ne l'a pas voulue, car elle l'a fait souffrir dans toutes ses affections humaines, autrement elle n'eut pas ete la passion. Dans la volonte de Dieu elle-meme, il faut distinguer sa volonte qui dispose et sa volonte qui approuve. Il dispose, en effet, beaucoup de choses qu'il interdit; il veut qu'on desobeisse souvent a ce qu'il veut, ou du moins s'il ne dispose pas ce qui est contraire a sa volonte, il le permet. A proprement parler, il ne veut que le bien[259]. [Note 259: Epit., c. XXV et XXVI, p. 69-75.] On eleve une question: L'unite de la personne du Christ a-t-elle ete divisee par la mort? Ce qui est certain, c'est qu'a la mort de Jesus-Christ, l'ame a quitte la chair; mais cette ame savait-elle tout ce que savait le Verbe? Elle aurait ete aussi parfaite que Dieu. Il parait raisonnable de croire que sans en savoir autant que Dieu, elle voyait Dieu parfaitement. On entend d'ordinaire par vie animale cette vivification et ce mouvement que la chair tient de l'ame; telle n'etait pas la vie du Christ: ce que l'ame fait pour le corps, le Verbe le faisait pour l'ame du Christ, et par elle il donnait le mouvement a son corps. Les affections naturelles etaient naturellement dans cette ame, et la force motrice egalement, hormis comme instrument du peche[260]. [Note 260: C. XXVII, p. 76.] Apres le bienfait de l'incarnation, viennent ces bienfaits de Dieu qu'on appelle les sacrements. Un sacrement est une image d'une grace invisible, un signe d'une chose sacree, c'est-a-dire d'un mystere. Le premier est le Bapteme, puis l'Onction et la Confirmation. Le sacrement de l'Autel (l'Eucharistie) est celui dont la cause est la commemoration de la passion et de la mort du Christ: il se celebre avec le pain et le vin; apres la consecration, ce pain est le corps du Christ et ce vin est son sang[261]. Abelard reproduit sous diverses formes les pures doctrines de la transsubstantiation; cependant, en exposant avec respect et subtilite la merveille et le mystere du sacrement, il n'a pas evite la censure. On entrevoit ici comment il a pu etre conduit a examiner des questions au moins oiseuses, et comment, pour n'avoir pas voulu admettre, par exemple, que le corps et le sang de notre Seigneur fussent soumis sur la terre a tous les accidents physiques qui peuvent atteindre les especes apparentes du pain et du vin; il a paru cesser, en de certains moments, d'y voir, meme apres la consecration, le corps et le sang reels de Jesus-Christ. Mais les questions etaient pueriles et la faute n'etait pas serieuse[262]. [Note 261: C. XXVIII-XXXI, p. 81-90. On se rappelle qu'au debut de l'Introduction il est dit que trois choses sont necessaires au salut, la foi, la charite, les sacrements. Ainsi tout le cadre etait rempli. Voyez ci-dessus, p. 188. [Note 262: On verra en effet que le concile l'a condamne pour avoir dit que le corps et le sang du Christ ne pouvaient tomber par terre. Nous n'avons point la passage de l'Introduction ou cela pouvait se trouver; mais nous pouvons en deviner la place quand nous lisons dans le chap. XXIX de l'Epitome, p. 87: "Si nolumus dicere quod illius corporis sit haec forma, possumus satis dicere, quod in acre sit illa forma ad occultationem propter praedictam causam carnis et sanguinis reservata, sicut forma humana in acre est, quando angelus in homine apparet. De hoc quod negligentia ministrorum evenire solet, quod scilicet mures videntur rodere et in ore portare corpus illud, quaeri solet. Sed dicimus quod Deus illud non demittitibi, ut a tam turpi animali tractetur; sed tamen remanet ibi forma ad negligentiam ministrorum corrigendam."] Enfin le Mariage est un sacrement qui ne confere proprement aucun don pour le salut, mais qui est le remede d'un mal, le frein de l'impurete, la legitimation du lien de l'homme et de la femme. Les regles sur ce sacrement ont varie; beaucoup de choses ont ete licites qui ne le sont plus; ainsi autrefois un homme pouvait avoir plusieurs femmes, les rois seuls n'en devaient avoir qu'une. On demande si les clercs peuvent contracter mariage; les pretres qui ne l'ont pas fait le peuvent[263]. S'il se trouve dans une eglise qui a admis le voeu de celibat un pretre qui ne l'ait pas fait, il peut se marier, seulement il n'exercera pas le ministere dans cette eglise, c'est-a-dire qu'il _ne tiendra pas la paroisse_[264]. Les pretres grecs, pourvu qu'ils n'aient pas fait de voeux, recoivent de l'eveque qui les consacre une epouse vierge, qui ne peut, ainsi qu'eux-memes, etre mariee qu'une fois; il leur est meme prescrit de chercher une femme dans une race etrangere, et cela pour l'extension de la charite. Mais celui qui a notoirement prononce le voeu, comme le moine ou un pretre, ne peut contracter mariage. Les ordres sont aussi un empechement, a compter du rang d'acolythe exclusivement, et le mariage entraine la renonciation aux benefices. Cependant Gregoire a dispense de ces regles les Anglais, a cause de la nouveaute de leur conversion. [Note 263: "Sacerdotes qui non fecerunt (ajoutez pout-etre _votum_), possunt." P. 91.] [Note 264: "Si vero aliquis in ecclesia, quae votum suscepit, fuerit qui non votum fecerit, potest ducere, sed in ecclesia illa officium non exercebit, quod est, parochiam non tenebit." p. 91. Tout ceci prouve que le celibat des pretres, quoique estime et habituellement prescrit, n'etait pas une regle Commune a toutes les eglises.] Le dernier point traite dans l'Epitome, comme apparemment a la fin de l'Introduction, puisqu'il etait annonce au debut, c'etait la charite. Elle est l'amour honnete, ou l'amour qui se rapporte a une fin convenable. Si j'aime quelqu'un pour mon utilite, mais non pour lui-meme, ce n'est pas de l'amour. Si je lui souhaite la vie eternelle, non pour lui, mais pour etre delivre de sa presence, ce n'est point un amour qui tende a sa fin convenable. La fin legitime de l'amour, c'est Dieu meme. Notre amour pour Dieu et pour le prochain doit repondre a l'amour de Dieu pour nous-memes. Seulement, tandis que la charite divine n'est point une affection de l'Etre immuable, mais la disposition que sa bonte a prise de toute eternite pour le bien de sa creature, notre amour est un mouvement de l'ame, d'abord vers Dieu, puis vers le prochain; amour absolu et sans limite pour Dieu, amour subordonne a l'amour divin quand il se porte vers nos semblables. La charite etant la premiere des vertus et la base de toutes, nous devons la retrouver en quelque sorte dans les autres vertus. Elles ne sont vertus qu'a la condition de l'amour, elles ne sont vertus que si nous les pratiquons a cause de Dieu. Les philosophes ont distingue et defini les vertus. Socrate les a ramenees a quatre, la prudence, la justice, la force, la temperance. Aristote en a separe la prudence, qui est pour lui une science plutot qu'une vertu[265]. Toutes ces vertus ont des vices pour opposes; ces vices conduisent a des peches. Ce qui fait la faute dans le peche, c'est le mepris du Createur. Aussi le merite est-il uniquement dans la bonne volonte. La bonne volonte, c'est la volonte du bien inspiree par l'amour de Dieu. Ce qu'elle merite, c'est la vie eternelle, et elle l'obtient par la remission des peches. Les peches sont remis par la contrition, la confession, la satisfaction[266]. En finissant, Abelard touche avec clarte et precision a tous ces points, qu'il considerera plus a loisir dans d'autres ouvrages plus etendus et plus authentiques. Mais ce qu'il en dit ici suffit pour nous autoriser a penser que l'Introduction contenait en substance toutes ses idees sur les divers points de la theologie. Il y approfondissait surtout le dogme de la Trinite; mais il n'omettait pas les questions de la redemption, de la grace, du peche, de la justification, c'est-a-dire tout ce qu'il a traite dans son Commentaire sur l'Epitre aux Romains et dans sa Morale. [Note 265: Arist., _de anim._, III, 3.--Abelard cite ici, p. 99, la definition de la justice selon Justinien: _Justitia est constans_, etc., faut-il en conclure qu'il Connaissait les Institutes, ou bien qu'il avait rencontre cette citation?] [Note 266: _Epit._, c. XXXII-XXXVII, p. 95-114.] Qu'y avait-il de parfaitement original dans ses doctrines theologiques? Telle est la question qui se presente a l'esprit et que nous ne saurions, il faut l'avouer, resoudre avec une entiere certitude. Nous y reviendrons plus d'une fois. Ici bornons-nous a dire que ses contemporains lui ont particulierement impute sa doctrine de la Trinite. Plus tard, on a surtout remarque ses idees sur le libre arbitre. Parmi les preuves de l'attention qu'elles ont obtenue, la moins notable n'est pas l'allusion souvent citee de l'auteur d'un poeme du XIVe siecle: Pierre Abaillard en un chapitre Ou il parle de franc arbitre, Nous dit ainsi en verite Que c'est une habilite D'une voulente raisonnable Soit de bien ou de mal prenable, Par grace est a bien faire encline Et a mal quand elle descline[267]. [Note 267: Duchesne dit que ces vers sont d'un poete anonyme qui vivait en 1376 (_Ab. Op._, in not., p. 1161).] Mais si les idees qu'Abelard exprime sur la nature et la realite du libre arbitre, et sur la possibilite d'en concilier l'existence avec la prescience divine, sont en general justes, nous ne pouvons en admettre la parfaite originalite. Ici, comme en tant d'autres occasions, il reproduit ses maitres, et l'on risquerait de concevoir une opinion exageree de la fecondite de son genie, si l'on croyait qu'il a trouve seul la moitie seulement de ce qu'il pense et de ce qu'il enseigne. Par exemple, le fond de sa doctrine du libre arbitre est en principe dans Aristote, et deja developpe dans Boece. Seulement Boece, qui, du moins lorsqu'il commente les philosophes grecs, ne fait nulle part acte de christianisme, ne defend le libre arbitre que contre la fatalite des stoiciens, ou contre la providence peu active du Dieu de la sagesse antique. Abelard a le merite de reprendre a fond ces idees, pour les adapter aux croyances d'une religion qui place l'humanite dans un commerce bien plus intime avec la volonte supreme. Tel est en general son merite. C'est un merite de remaniement. Il remet d'anciennes notions en rapport avec l'etat nouveau des questions et des esprits. Sur la liberte, du reste, il avait ete devance. Deja et presque de son temps, saint Anselme avait expose une doctrine chretienne du libre arbitre[268]. Abelard, moins net peut-etre et moins affirmatif, discute plus regulierement, et fait habilement servir la dialectique a l'exposition des verites metaphysiques et morales. Ainsi nous l'avions vu entraine par la logique a des questions sur la nature de l'homme et l'ordre du monde; et ici la theodicee le ramene a la logique, qui vient en aide a sa foi troublee. C'est, au reste, la une singularite et une valeur de la scolastique, et c'est ce qui justifie l'opinion souvent exprimee que les scolastiques, soit en metaphysique, soit en theologie, n'ont eu veritablement en propre que l'invention d'une methode, ou l'application de la logique a toute la philosophie. [Note 268: _Dialogus de libero arbitrio, S. Ans., Op.,_ p. 117.--_Tractatus de Concordia praescient, cum lib. arbit. Id.,_ p. 128.--Cf. Boeth., _De Interp. ed. sec.,_ t. III.] Quant aux conclusions que cette methode lui suggere, on ne saurait les adopter sans examen. Si nous ne les discutons pas ici, ce n'est pas qu'elles soient au-dessus de la discussion. Tant qu'il parle du libre arbitre en lui-meme, il nous parait dans le vrai. Mais quand il passe de l'exposition du fait a la conciliation de ce fait avec l'ordre du monde, avec la nature de Dieu, je ne dis point qu'il s'egare, mais il s'aventure. La toute-puissance de Dieu est donnee comme absolue par les theologiens. Sa volonte est la nature des choses, dit saint Augustin[269]. Il peut etre philosophique de subordonner sa volonte et sa puissance a sa perfection; mais ce n'est pas une decision qui aille de soi, et l'on trouverait difficilement un ecrivain ecclesiastique accredite qui souscrivit a la theorie d'Abelard au moins dans ses termes, bien qu'il soit impossible de ne pas admettre quelque chose d'analogue, des qu'on remue les problemes de la prescience et de la liberte, de la bonte divine et de l'existence du mal. Aucune doctrine sur ces points n'est exempte de contradiction, peut-etre parce que la contradiction est dans les choses, autant du moins qu'elles nous sont connues. Mais ici la mesure, les nuances, les expressions sont importantes, et malgre de justes precautions, Abelard n'a point echappe a l'erreur ou du moins aux apparences de l'erreur. Ce n'est pas en ce moment qu'il faut le juger. [Note 269: _De Genes. ad Litt_., VI, xv. La doctrine d'Abelard est critiquee par le P. Petau (t. 1, t. V, c, vi, p. 840). Nous reviendrons sur ces questions, lorsqu'il y reviendra dans son Commentaire sur saint Paul.] Nous avons suivi fidelement, dans notre analyse de l'Introduction, l'ordre des idees de l'auteur, quoiqu'il soit peu methodique. Ainsi, apres deux livres consacres au dogme de la Trinite, on l'a vu employer le troisieme a discuter les attributs generaux de Dieu, sa bonte, son immutabilite, sa toute-puissance, son unite, meme son existence; toutes questions independantes du dogme chretien et qui paraissent prealables a la connaissance des trois personnes de la Trinite. Il semble, en effet, qu'il importe de savoir que Dieu existe, avant de connaitre sa nature, ou tout au moins qu'il est un, avant de comprendre comment, encore qu'il soit un, il se distingue en trois personnes. C'est cet ordre qu'a suivi saint Thomas dans la plus methodique des theologies[270]. Suivant les idees modernes, tous les objets traites dans le livre III, tel qu'il est imprime, appartiennent a ce qu'on appelle la religion naturelle, et loin d'etre des corollaires ou des appendices du dogme chretien, sont les principes memes avec lesquels le dogme chretien doit etre confere et raccorde. Mais les idees modernes ne sont pas celles d'Abelard; quoique rationaliste parmi les theologiens, il est et veut etre theologien; il doit donc avant tout poser la Trinite, c'est-a-dire enseigner Dieu, qui n'existe pour lui que tel qu'il est pour le chretien. Lorsqu'il cite les philosophes et les paiens, ce n'est pas pour avoir connu les verites primitives auxquelles se seraient adjointes plus tard les verites chretiennes, mais pour avoir pressenti et meme annonce, bien que sous une forme un peu vague, un peu voilee, les verites chretiennes elles-memes; il s'efforce au moins autant de faire les philosophes chretiens que de rendre le christianisme philosophique. Mais, dans ce plan meme, il est impossible de ne pas trouver que les deux premiers livres n'ont point d'ordre et de clarte. L'ouvrage semble un premier jet, ou plutot un recueil d'idees et de questions ecrit pour l'enseignement ou apres l'enseignement, dans l'ordre ou l'improvisation et la polemique, inseparables de l'enseignement oral, avaient d'elles-memes dispose les matieres. En effet, lorsqu'au commencement du second livre, Abelard s'interrompt pour justifier avec tant de soin l'emploi des autorites profanes et du raisonnement philosophique, il y est amene par des attaques recentes, et repond a des objections, a des critiques qui semblent etre survenues depuis le premier livre, ou plutot depuis les lecons dont le premier livre ne serait que le resume ou le canevas. Qui sait si nous n'avons pas dans l'Introduction une redaction d'un cours de theologie d'Abelard, l'oeuvre d'un de ses eleves peut-etre? L'inegalite du style, les redites, les desordres, et quelquefois aussi les absurdites et les ellipses, les arguments tantot developpes avec prolixite, tantot ecourtes brusquement, les citations parfois indiquees ou tronquees, et qui souvent encombrent le texte, seraient autant de circonstances favorables a cette conjecture, quoique assurement les morceaux importants soient de la main du maitre, tels que le prologue, le debut de l'ouvrage, celui du second livre, et les principaux articles du troisieme. Quant au fond des idees, au choix des arguments, des autorites et des exemples, tout est bien de lui, et nous venons en verite de l'entendre et d'assister a ses lecons. Tel on le retrouve dans ses autres ecrits; les analogies y sont frappantes; il aime a se repeter. [Note 270: _Summ. Theol_., pars 1, quaest. I-XLIV. C'est aussi l'ordre suivi par le P. Petau dans ses _Dogmes Theologiques_.] CHAPITRE III. SUITE DE LA THEODICEE.--_Theologia Christiana_. L'Introduction a la Theologie est ecrite avec la liberte hardie d'un homme habitue a voir les intelligences plier devant lui et qui ignore encore les dangers de l'inimitie des pouvoirs intolerants. L'ouvrage etait fait pour exciter la severite soupconneuse de l'orthodoxie, et l'existence meme de la Theologie chretienne[271] prouve qu'Abelard eut a defendre l'Introduction, car le second ouvrage repete et adoucit le premier; il en contient de longs fragments litteralement reproduits, mais autrement divises et ranges dans un nouvel ordre. Le style est plus soigne, la latinite meilleure, la composition plus methodique et moins aride. L'auteur semble avoir autant a coeur d'eviter que de repousser les attaques de ses adversaires, et de desarmer la critique que d'etablir ses idees. Une analyse complete deviendrait fastidieuse, mais il faut cependant connaitre l'ouvrage; il suffira d'analyser quelques passages importants qui modifient ou confirment les propositions les plus contestees de l'Introduction. [Note 271: _P. Abael. Theologia Christiana_, in lib. V; _Thes. nov. anecd._, t. V, d. 1156-1860.] Il parait que trois points surtout avaient provoque le doute ou la discussion, peut-etre aussi les scrupules ou les craintes de l'auteur. Ce sont encore les points qui nous interesseraient le plus aujourd'hui. Le premier est ce qu'on pourrait appeler le caractere general de cette theologie. Il est evident qu'elle tend au rationalisme, ou du moins qu'elle a pour but de concilier la foi avec la raison, l'autorite avec la science, le dogme avec la philosophie. On a vu que l'entreprise n'etait pas entierement nouvelle au temps d'Abelard, mais nul n'y avait apporte autant de subtilite reelle que lui, ni surtout un aussi grand renom de dialectique. Sans avoir jamais pretendu a l'heterodoxie, sans s'etre jamais exterieurement ni, je le crois, interieurement donne pour un novateur religieux, il s'etait en tout, et meme dans la foi commune, pique de penser par lui-meme. Il avait eleve sa chaire de sa propre main et se croyait le createur de sa doctrine. Quoi qu'il fit donc, il etait suspect: son esprit aurait ete plus modere, plus timide, plus sur, son coeur aurait ete plus humble, qu'il n'eut pas evite un grand danger, la defiance de l'Eglise. Il mettait son amour-propre a l'exciter, bien qu'il n'eut jamais l'insolence ou le courage de la braver; il ne cessait de la provoquer, en s'empressant de la desarmer des qu'elle le menacait. C'est donc sur le caractere philosophique de sa theologie qu'il se montrera d'abord jaloux d'eclairer et de rassurer les fideles. L'application de la philosophie a la theologie conduit naturellement a citer les philosophes autant ou plus que les Peres, qui ne le sont pas toujours; les philosophes, de leur cote, ne sont pas toujours chretiens. D'ailleurs c'est du sein du paganisme que sont sortis les grands noms de la philosophie. De la, dans notre auteur, un melange necessaire des lettres profanes et des lettres saintes. Bien que plusieurs Peres des premiers siecles en aient donne l'exemple, assez constamment suivi par la litterature du moyen age, c'est un usage qui a toujours ete soupconne, accuse d'etre abusif, et par ceux-la meme qui s'y etaient quelquefois conformes. Pour Abelard, que l'erudition et la dialectique conduisaient sans cesse sur le terrain de l'antiquite payenne, il y avait donc grand interet a justifier l'emploi de ces autorites hasardeuses et a reconcilier enfin la science des Gentils avec les traditions catholiques. Mais il lui importait plus encore de se laver de toute connivence avec ceux qui ne consultaient les Gentils que pour s'ecarter de l'Eglise, qui abusaient des sciences du siecle et corrompaient le dogme par la dialectique. La philosophie de son temps, comme de tout temps, etait prevenue d'incredulite et de libertinage; pour lui, comme pour ses successeurs, restait la commune ressource de dire qu'il y a deux philosophies, la vraie et la fausse, et nous le verrons chercher a se disculper de son attachement a l'une en s'acharnant contre l'autre. Il declamera avec violence et, s'il le faut, avec fanatisme contre ceux qu'il se complait a nommer les pseudo-philosophes. Plus franche et plus hardie, et comme pour achever sa pensee, Heloise appelait les adversaires de son epoux du nom injurieux que saint Paul donnait a ses calomniateurs: saint Bernard etait pour elle un pseudo-apotre[272]. [Note 272: II Cor. XI, 13.--Voy. t. I, p. 167 et _Ab. Op._, ep. II, p. 42.] Quand la dialectique, meme circonscrite dans de certaines bornes par une intention chretienne, penetre dans le dogme, elle peut toujours alterer ce qu'elle explique et reduire le mystere a sa plus simple et a sa trop simple expression, en l'interpretant suivant la science; elle-meme, et pour son propre compte, elle n'a ete que trop accusee d'etre une science de mots. Une orthodoxie dialectique risque donc aussi de n'etre qu'une orthodoxie nominale. Le philosophe peut, dans toute l'energie du terme, n'etre _chretien que de nom_. C'est de ce danger qu'Abelard tache de se preserver; il s'attache a combattre, a detruire toutes les objections de l'heresie contre la Trinite; il prend soin de separer et meme de garantir sa doctrine de tout contact avec l'erreur de Roscelin. "Quant on lit aujourd'hui les deux ouvrages incrimines," dit M. Cousin, "on y trouve la dialectique placee a la tete de la theologie et l'esprit cache du nominalisme y minant les bases du christianisme, au lieu de les attaquer directement[273]." En revoyant ses arguments, Abelard semble avoir pressenti cette grave critique qui l'attendait encore apres six ou sept siecles, et il a pris grand soin d'etablir le caractere orthodoxe de sa doctrine sur la Trinite. [Note 273: _Ouvr. ined. d'Ab._, Introd., p. cxvii.] Recueillons maintenant la substance de ce qu'il dit de neuf ou d'important sur ces trois points: l'autorite des philosophes, l'abus de la dialectique en matiere de religion, la purete de sa doctrine. 1. "Si l'autorite des apotres, si celle des Peres, si celle enfin de la raison ne suffisent pas, meme contre des philosophes qui n'invoquent que la derniere, il ne nous reste qu'a renvoyer leurs traits a nos ennemis; en repoussant une a une leurs objections, etouffons les aboiements de ceux qui cherchent a diffamer aux yeux des fideles tout ce que, dans une intention sincere, nous avons ecrit pour la defense de la foi. Ils recusent eux-memes les philosophes comme Gentils, et leur contestent toute autorite en faveur de la foi, comme etant condamnes par elle..... Mais tous les philosophes, Gentils peut-etre de nation, ne le furent point par la foi.... Comment, en effet, devouerions-nous a la damnation ceux a qui Dieu meme, au temoignage de l'apotre, a revele les secrets de la foi et les profonds mysteres de la Trinite, et dont les vertus et les oeuvres sont celebrees par de saints docteurs[274]?" Car peut-on nier que l'incarnation ne paraisse annoncee dans certains ecrits payens plus ouvertement que dans quelques livres sacres? Quand Platon dit que Dieu, en formant le monde, prit deux longueurs, qu'il appliqua l'une a l'autre dans la forme de la lettre grecque X et les courba en orbe, n'est-ce pas une image du mystere de la croix[275]? Si les sacrements furent inconnus de l'antiquite, c'est que la loi d'Israel n'avait pas ete donnee pour tous, comme l'Evangile. "Aucune raison ne nous force donc a douter du salut de ceux des Gentils qui, avant la venue du Sauveur, ont, naturellement et sans loi ecrite, _fait_, selon l'apotre, _ce que veut la loi_, et qui la montraient _ecrite dans leurs coeurs, leur conscience rendant temoignage_ pour eux-memes[276]." Il est evident par l'Ecriture que "la justice a commence par la loi naturelle." Les menaces et les prescriptions de l'Ancien Testament ne regardaient qu'Abraham et ses descendants. "Ne desesperez du salut de personne ayant, avant le Christ, vecu bien et purement. Et par quelle abstinence, par quelle continence, par quelles vertus, la loi naturelle et l'amour de l'honnete ont jadis signale non-seulement les philosophes, mais encore des hommes illettres!... Que de temoignages nous le redisent, comme pour gourmander notre negligence et notre faiblesse!... Armes des pages des deux Testaments, des innombrables ecrits des saints, nous sommes pires... que ceux a qui Dieu avait refuse la tradition de la loi ecrite et le spectacle des miracles." [Note 274: _Theol. Chr_., t. II, p. 1203-1240.] [Note 275: Ce que dit Platon, c'est que Dieu ayant compose du _meme_, de _l'autre_ et de _l'essence_ un certain melange, et l'ayant divise en parties formant une longue bande, il la coupa en deux suivant sa longueur, puis croisa ces deux moities l'une sur l'autre en la forme du X, les courba en cercle et enveloppa le tout dans un double mouvement. C'est la creation de l'ame du monde et de la forme spherique de l'univers. Il n'y a dans cette obscure description rien qui ressemble au christianisme; le croisement a angle aigu est regarde comme une allusion a la position de l'ecliptique sur l'equateur et n'a point de rapport avec la figure de la croix du Sauveur. (_Timee_, ed. de M. H. Martin t. 1, p. 99, et not. 24, t. II, p. 30.)] [Note 276: Rom. II, 13, 14, 15, et III, 28.] Quant a la doctrine, des philosophes ont preche l'immortalite de l'ame, la retribution future, la gloire ou le chatiment; ils s'y appuient pour nous exhorter a bien faire. Il faut bien qu'en eux-memes ils aient appris a connaitre ces vertus qu'ils nous enseignent, il faut qu'ils sachent que Dieu en est le principe ou plutot la cause finale, qu'elles doivent avoir l'amour de Dieu pour origine et pour but. C'est la foi de Socrate, c'est l'enseignement de Platon que Dieu est le souverain bien. L'humilite de Pythagore semble avoir devine l'humilite chretienne. Lorsqu'on lit ce que Ciceron dit de la sagesse, on se rappelle cette parole de Job: _La piete, c'est la sagesse_[277]. Or la sagesse de Dieu, c'est le Christ. Si, pour avoir aime le Christ, nous sommes appeles chretiens, comment refuser le meme nom a ceux qui ont aime la sagesse? Les preceptes moraux de l'Evangile ne sont qu'une _reformation de la loi naturelle que les philosophes ont observee_[278]. L'Evangile, comme la philosophie et a la difference de l'ancienne loi, prefere la justice interieure a l'exterieure et pese tout d'apres l'intention de l'ame; aussi quelques platoniciens ont-ils ete emportes jusqu'a ce blaspheme, que Jesus-Christ avait recu toutes ses maximes de Platon. [Note 277: _Th. Chr_ t. II, p. 1210. C'est la definition de l'orateur: _Vir bonus dicendi peritus_, qui, chose assez singuliere, rappelle a l'auteur la passage de Job: _Timor domini ipsa est sapientia_ (XXVIII, 28), passage qu'il cite au reste dans ces termes: _Ecce pietas est sapientia_, comme saint Augustin (_De Trin_., XII, xiv, et XIV, i), d'apres le mot grec des Septante, [Grec: Theosezeia].] [Note 278: _Id., ibid._, p. 1211. Abelard a commente ailleurs avec detail dans un sens favorable aux philosophes les passages de saint Paul deja cites, (_Com. In ep. ad Rom., Ab. Op._, p. 513.) et deja il avait dit dans l'Introduction: "Diximus deum esse potentiam generantem, et sapientiam genitam, et benignitatem procedentem: cum istud nemo discretus ambigat, sive Judaeus, sive Gentillis, nemini aec fides deesse videtur." (L. II, p. 1101.)] Si vous jugez des principes des philosophes par leurs oeuvres, voyez comme ils ont regle la societe: ils semblent lui avoir applique les preceptes evangeliques. Les regles qu'ils prescrivent aux chefs des cites sont celles que s'imposent aujourd'hui les clercs et les moines. "La cite est une fraternite.... Les legislateurs de republique ont l'air d'avoir devance la vie apostolique de la primitive Eglise." L'interdiction de la propriete, la mise en commun de tous les biens est le principe de cette parole de Socrate dans le Timee[279]: Que les femmes soient communes et que nul n'ait des enfants a lui. "Or, mes freres, faut-il tourner cela dans un sens honteux et supposer qu'un si grand philosophe, de qui date l'etude de la discipline morale et la recherche du souverain bien, ait institue une infamie aussi manifeste et aussi abominable que l'adultere, condamne et par les philosophes, et par les poetes, et par tous les hommes observateurs de la loi naturelle, au point que quelques-uns regardent comme adultere l'ardeur passionnee de l'epoux pour son epouse?" Non, Socrate n'a voulu que detruire jusqu'au dernier reste de la propriete: il veut que les femmes soient en commun dans un but, non de plaisir, mais d'utilite. "La vraie republique est celle dont l'administration est dirigee vers l'utilite commune, et ceux-la seulement sont concitoyens qui cohabitent dans une telle union de corps et de devouement qu'en eux paraisse accompli ce que dit le psalmiste de la perfection de la primitive Eglise, imitee aujourd'hui par les congregations monastiques: _Ah! qu'il est bon et agreable que les freres habitent unis en un corps!_ (CXXXII, 1.) [Note 279: _Th Chr_., t. II, p.1212. Ce n'est pas la communaute des femmes, mais celle des enfants qui est prescrite dans le Timee, le mariage au contraire y est regle, et d'une maniere assez singuliere. (_Etud. sur le Tim._, t. I, p. 81.)] Les anciens n'appellent cite qu'une association ou tout a pour but le bien commun, "association maintenue sans murmure par la charite sincere." C'est vraiment la definition d'une societe chretienne. Et tandis qu'ils ont desire introduire une telle severite dans la republique que Platon veut en bannir jusqu'aux poetes, ils ont prescrit a ceux qui la gouvernent un tel amour pour le peuple, que, "se regardant comme ses ministres, non comme ses maitres... ils ne doivent pas craindre et de combattre et de donner leur vie pour la liberte de la patrie, surs d'atteindre ce sejour de la beatitude celeste qui, selon Ciceron, fut par revelation promise a Scipion[280]." Ainsi ont fait les Decius, donnant l'exemple qu'avait donne deja David, aime du Seigneur. "Qu'ils rougissent a ces souvenirs, les abbes de ce temps-ci, eux a qui est confie le premier soin de la religion monastique, qu'ils rougissent et reviennent a resipiscence, touches du moins de l'exemple des Gentils, tandis qu'aux yeux de leurs freres, qui ruminent de vils aliments, _vilia pulmentorum pabula_, ils devorent impudemment des mets exquis et nombreux. Qu'ils remarquent aussi, les princes chretiens, avec quel zele courageux des Gentils ont embrasse la justice..." Qu'ils songent a ce Zaleucus qui appliqua a son propre fils la loi que lui-meme avait faite contre l'adultere. [Note 280: _Th. Chr._, t. II, p. 1215. On voit qu'il avait lu Macrobe, a qui nous devons le Songe de Scipion.] Les philosophes ont connu egalement l'abstinence des anachoretes ou des moines, la sublimite de la vie contemplative, les vertus de la solitude. La vie solitaire "est celle ou la ferveur extreme de l'amour de Dieu nous suspend a la contemplation de la vision divine, et nous faisant abandonner toute sollicitude des liens du monde, ne nous laisse, pour ainsi dire de commerce qu'avec les choses celestes." Quelques philosophes grecs, les Esseniens aussi, ont su s'y elever. Faut-il prouver leur mepris des richesses? citons Pythagore, Crates, Antisthene, leur mepris de la vie? Socrate "succomba pour la defense de la verite comme un martyr certain de la remuneration;" le mepris de la douleur? il eclate dans les stoiciens. Parlerons-nous de leur mepris des voluptes et de la purete de leur vie? C'est en eux "que commenca cette beaute de la chastete chretienne ignoree des Juifs." On voit dans les livres quels soins, quels embarras sont attaches au mariage; Salomon a peint avec la plus grande force tous les dangers de la passion des femmes. La chastete parait la vertu la plus agreable a Dieu, et l'histoire romaine abonde en beaux traits de continence et de pudeur; il suffit de rappeler Lucrece et Virginie[281]. [Note 281: _Th. Chr._, t. II, p.1216-1235.] Quant a la science, les temoignages des saints nous apprennent combien celle des philosophes nous est necessaire dans l'etude des lettres sacrees, tant pour resoudre toutes les questions que pour eclaircir les mysteres allegoriques, dont l'explication est souvent dans les nombres; aussi saint Augustin met-il au premier rang la dialectique et l'arithmetique. C'est la poesie et ses mensonges qu'il faut fuir. Si un chretien a le gout des lettres, qu'a-t-il besoin de se repaitre de fictions vaines? "Quelles sont les formes de style, les beautes d'expression que ne presente pas la page sacree, _pagina divina_, toute remplie des enigmes de l'allegorie et de la parabole, et presque partout abondante en allusions mystiques? Quelles sont les graces d'elocution que ne nous enseigne pas la langue hebraique, cette mere des langues?.... Quels mets peuvent manquer a la table spirituelle du seigneur, c'est-a-dire a l'Ecriture sainte, ou, suivant Gregoire, _l'elephant nage et l'agneau se promene?_.... Qui, parmi les poetes et meme parmi les philosophes, a egale saint Jerome pour la gravite de la diction, saint Gregoire pour la douceur, saint Augustin pour la subtilite? Dans le premier, vous trouverez l'eloquence de Ciceron, dans les deux autres la suavite de Boece et la subtilite d'Aristote, et bien plus encore, si je ne me trompe, en comparant les ecrits de chacun. Que dire de l'eloquence de Cyprien ou d'Origene et de tant de docteurs innombrables, tant grecs que latins, tous profondement verses dans l'etude des arts liberaux?.... Mais comment les eveques et les docteurs de la religion chretienne n'ecartent-ils pas les poetes de la cite de Dieu, quand Platon leur interdit la cite du siecle? Bien plus, dans les jours solennels des grandes fetes qui devraient etre employes tout entiers aux louanges du Seigneur, ils appellent a leur table les bateleurs, les danseurs, les sorciers, les chanteurs d'infamies. Ils celebrent jour et nuit la fete et le sabbat en leur compagnie; puis ils les recompensent par de grands dons, qu'ils derobent aux benefices ecclesiastiques, aux offrandes des pauvres, evidemment pour sacrifier aux demons. Qu'est-ce, en effet, que ces histrions, sinon les herauts et pour ainsi dire les apotres des demons?.... Oui, ce qui se dit dans l'eglise fatigue, ennuie de tels auditeurs. C'est un fardeau pour eux que de faire l'oblation aux autels du Christ; et jusque dans les solennites de la messe, pendant l'espace d'une heure, ils ne peuvent sevrer leur langue de propos vains. Toute leur ame brule pour le dehors et aspire a la cour des demons, aux conventicules d'histrions. C'est la qu'ils sont prodigues d'offrandes, et attentifs avec le plus grand silence et la plus grande passion a la predication diabolique. Mais apparemment c'est peu de chose pour le diable que ce qu'ils font hors du sanctuaire des basiliques, s'il n'introduit pas dans l'eglise de Dieu les turpitudes de la scene. O douleur! il l'ose. O honte! il l'accomplit; et devant les autels memes du Christ, toutes les infamies sont introduites de toutes parts; les temples, au milieu des reunions des fetes solennelles, sont dedies aux demons, et sous le voile de la religion et de la priere, tous, hommes et femmes, ne semblent reunis que pour satisfaire librement leur lascivete; et ainsi sont celebrees les veilles de Venus[282]." [Note 282: _Theol. Chr._, t. II, p. 1235-1240.] Ce morceau offre quelque interet pour l'histoire du theatre. Il prouve que certains jeux sceniques etaient connus des ce temps-la et inspiraient un gout tres-vif aux classes superieures de la societe, et meme aux grands de l'Eglise. Il indique egalement que ces scandaleuses representations, qui ont longtemps souille les lieux saints, etaient deja celebrees aux jours de fetes, et que si une partie du clerge les tolerait, des esprits plus severes ne lui epargnaient pas les remontrances. Mais on comprend que cette severite meme ne devait pas ameliorer la position d'Abelard aupres de ceux qu'elle censurait, et ce n'etait pas une tres-habile maniere de se bien mettre avec l'Eglise; que d'etablir, pour justifier les philosophes, que bon nombre d'ecclesiastiques etaient loin de les egaler en purete et en modestie. Cette apologie qui tourne en invective, decele un esprit toujours pres de franchir les bornes et de tourner contre le clerge les armes que devaient un jour saisir les ecrivains reformes et les libres penseurs de toutes les ecoles. Prise en elle-meme et au fond, l'argumentation est hardie. Elle tend a mettre la foi philosophique au niveau de la foi chretienne, en meme temps qu'a placer les moeurs des philosophes au-dessus de celles des pretres. Si cette argumentation etait seule et sans contre-poids, elle autoriserait des doutes serieux sur le catholicisme d'Abelard. Mais elle a une contre-partie qui la compense, et qui temoigne d'une intention sincere d'impartialite chretienne. Nous allons le voir humilier non moins resolument aux pieds de la foi l'orgueil et l'egarement de la philosophie. II. Au-dessus des ennemis du Christ, heretiques, juifs, gentils, ceux qui contestent avec le plus de subtilite la sainte Trinite, sont les professeurs de dialectique, ou ces sophistes tant railles par Platon, "ceux qui n'usent pas, mais abusent de l'art." Or cette philosophie est comme le glaive acere dont "un tyran aveugle se sert pour tout detruire, mais qui peut servir pour la defense: elle peut faire beaucoup de bien et beaucoup de mal. On sait que les peripateticiens, que nous appelons aujourd'hui les dialecticiens, ont par de bons arguments, reprime les heresies tant des stoiciens que des epicuriens." Quant a ceux dont l'adresse perfide a rendu la dialectique odieuse, leur faute a ete condamnee, il y a longtemps, par Ciceron dans sa Rhetorique[283]. Saint Paul s'est prononce maintes fois contre l'esprit contentieux et les argumentations verbeuses. Et un pape, repetant les paroles de saint Ambroise, a dit: "Les heretiques mettent dans la discussion toute la force de leurs poisons[284]." Au temps ou nous sommes, les dialecticiens s'arrogent le premier rang parmi les philosophes, croyant avoir acquis la "meilleure philosophie, parce qu'ils ont la plus verbeuse." En eux est ce principe de tout peche qui precipita le premier ange de la celeste beatitude, l'orgueil. "Les professeurs de dialectique s'imaginent qu'armes des raisons les plus rares, ils peuvent tout pretendre et tout attaquer.... qu'il n'est rien qu'ils ne puissent comprendre et discuter; et, pleins de mepris pour toutes les autorites, ils font gloire de ne croire qu'en eux seuls; car ils n'acceptent que ce que leur persuade la raison.... L'orgueil suit la science et l'aveuglement l'orgueil; et ainsi, chose singuliere, la science ramene a l'ignorance." En s'attribuant a soi-meme le don que l'on tient de Dieu, on le perd, et l'on s'egare d'autant plus qu'on avait ete mieux doue. L'heretique, comme le mot l'annonce, est celui qui choisit, ou qui suit la preference de son jugement, c'est-a-dire qui prefere son propre esprit a celui de Dieu. "Il devient alors presomptueux, impatient, contentieux: il se forme a la dispute plus qu'a la discipline et aspire a la gloire plus qu'au salut.... Gardez-vous de ceux qui rapportent en raisonnant la nature unique et incorporelle de la Divinite a la similitude des corps composes d'elements, moins pour atteindre la verite que pour faire montre de philosophie. Ils ne s'elevent point a la connaissance de celui qui resiste aux superbes et fait grace aux humbles." Nul ne connait ce qui est de Dieu, hors l'esprit de Dieu: nul ne peut rien enseigner, si Dieu ne l'illumine. Dieu est le maitre interieur qui instruit sans paroles qui il lui plait. Aussi la vie religieuse sert-elle plus a le comprendre que la subtilite d'esprit. "Dieu aime mieux la saintete que le genie.... Ceux qui ont la ferveur de l'amour, qu'importe qu'ils nous paraissent des simples et des idiots, et ne puissent exprimer et demontrer tout ce que l'inspiration divine leur fait comprendre? Plut a Dieu qu'ils y prissent garde, ceux qui s'arrogent impudemment la maitrise en ecriture sainte, et qui ne corrigent point leur vie, mais vivent charnellement dans la souillure! Ils disent que l'intelligence speciale des enigmes divines leur a ete donnee, que les secrets celestes leur ont ete confies; ils mentent. Ils semblent se vanter ouvertement d'etre le temple du Saint-Esprit. Que du moins l'impudence de ces faux chretiens soit ecrasee par les philosophes gentils, qui pensaient que la science de Dieu s'acquiert moins en raisonnant qu'en vivant bien." Qu'ils ecoutent Socrate, qui professait qu'il ne pouvait rien que par la grace divine. "Qu'ils ecoutent les philosophes, eux qui se disent philosophes. Qu'ils ecoutent leurs maitres, eux qui meprisent les saints[285]...." [Note 283: _Id., ibid._, p. 1242-1246. Cette rhetorique est celle _ad Herennium_, l'ouvrage de Ciceron qu'il cite de preference. Le passage rapporte est extrait du livre II, XI.] [Note 284: I Cor., XI, 16.--I Tim., VI, 20.---II Tim. II, 14, 22, 23, 24.--_Resp. Adriani pap. ad Carolum_, c. XLIX; _S. Concil._, t. VII.---_Ambr. Op._, t. I, _De Fid._, c. V.] [Note 285: _Th. Chr._, t. III, p. 1245-1252.] "Il est vrai que dans toutes les choses qui peuvent se discuter rationnellement, la decision de l'autorite n'est pas necessaire; mais ne doit-il pas suffire a la raison qu'il lui soit demontre que celui qui surpasse tout, doit surpasser les forces de l'intelligence et de la dialectique des hommes? Quelle chose devrait plus indigner les fideles que de confesser un Dieu que cette petite raison humaine pourrait comprendre?" C'est ce qu'ont senti et les saints et les philosophes. Les esprits celestes eux-memes ne connaissent pas Dieu pleinement. Le nom du fils de Dieu, dit Hermes, ne peut etre prononce par une bouche humaine[286]. Dieu, "c'est-a-dire le Dieu qui n'est compris et cru que par le petit nombre ou par les plus grands des sages," est _le Dieu inconnu; Incerti Judaea Dei_, dit Lucain. C'est le Dieu cache de l'Ecriture, le Dieu inconnu de l'autel d'Athenes, le meme, ce semble, que cet autel de la Misericorde, ou ne s'offrait pas d'autre sacrifice que celui des brachmanes, le sacrifice de la priere et des larmes, l'autel dont parle Stace: Nulli concessa potentum Ara Deum, mitis posuit clementia sedom. [Note 286: _Id., ibid._, p. 1254.--Abelard ne cite, je crois, nulle part Hermes qu'a l'aide de saint Augustin, et rien ne me prouve qu'il eut sous les yeux le texte ou la traduction de ces celebres apocryphes, le Pimandre ou l'Asclepius.--Cf. _Introd._, p. 1004, 1009, 1012, 1052, etc., et _Sic et Non_, p. 45.] "Que repondront a tout cela les professeurs de dialectique, s'ils veulent discuter par raisonnement ce que leurs principaux docteurs affirment ne pouvoir etre explique? Ils se moqueront de leurs docteurs, pour n'avoir pas tu la verite que Dieu leur inspirait, verite que ceux-ci font profession de ne pouvoir exposer en dissertant, tenant pour plus venerable ce qui surpasse davantage la portee de l'intelligence humaine. Ils ne rougissent pas de declarer qu'ils entendaient et meme disaient bien des choses, qu'ils professaient enfin des verites qu'ils ne pouvaient demontrer; et meme ils se plaisaient tellement dans cette obscurite que, sur les choses qu'ils auraient pu demontrer, ils etendaient le voile litteral, pour que la verite decouverte et nue ne fut pas meprisee a cause de la facilite de la comprendre." Les deesses d'Eleusis apparurent une nuit au philosophe Numenius, en habit de courtisanes, et se plaignirent qu'il les eut arrachees du sanctuaire de la pudeur, parce qu'il avait donne l'interpretation de leurs mysteres, "Oh! plut a Dieu que ceux qui s'affichent pour philosophes fussent, meme en songe, detournes de leur presomption, et qu'on les vit cesser de nier l'existence de l'incomprehensible majeste du Dieu supreme, parce qu'ils ne l'entendent pas discuter avec une parfaite evidence[287]!" [Note 287: _Id., ibid._, p. 1254.---Le songe de Numenius est raconte par Macrobe, (_Somn. Scip.,_ t. I, c. II.)] Mais voici l'objection: Que sert de dire une verite qu'on ne peut expliquer? et voici la reponse: Lorsqu'on entend, touchant Dieu, quelque chose que l'on ne comprend pas, l'auditeur est excite a l'inquisition; "l'inquisition enfante l'intelligence, si la devotion l'accompagne." Aux uns a ete donnee la grace de dire, aux autres celle de comprendre. En attendant, et tant que la raison ne se devoile pas, l'autorite doit suffire. "Il faut s'en tenir a la maxime connue: ce qui est admis par tous, par le plus grand nombre, ou par les doctes, ne doit pas etre contredit. Il est donc salutaire de croire ce qu'on ne peut expliquer, d'autant que ce que l'infirmite humaine peut demontrer n'est pas grand'chose, et qu'il ne faut point appeler foi l'adhesion que nous arrache l'evidence rationnelle. Nul merite aupres de Dieu, quand on ne croit pas a Dieu, mais a de petits arguments qui trompent souvent, et qui peuvent a peine etre saisis, meme quand ils sont raisonnables[288]." [Note 288: _Id., ibid._, p. 1255.---Ce passage est en contradiction avec ce qu'il a dit dans l'Introduction, t. II, p. 1054 et 1058. Voyez au precedent chapitre, p. 201 et 205.] La derniere objection des dialecticiens, c'est qu'il faut repousser une foi qui ne peut etre defendue, faute de raisons evidentes pour la soutenir. Mais nous leur demanderons ce qu'ils pensent de leurs maitres qui ont enseigne cette foi. "Nous tenons du seul Boece tout que nous savons de l'art de l'argumentation en usage aujourd'hui, et c'est de lui que nous avons appris tout ce qui fait la force du raisonnement. Nous savons que c'est encore lui qui a disserte sur le dogme de la Trinite, exactement et philosophiquement, en se conformant a la classification des dix categories[289]. Accuseront-ils le maitre meme de la raison, et diront-ils qu'il s'est egare dans l'argumentation, celui de qui ils font gloire de l'avoir apprise? Quoi? le maitre n'aura pas apercu ce qu'apercoivent ses disciples! il n'aura pas vu par quelles raisons on peut infirmer ce qu'il soutenait! Je pardonne a leur impudence; qu'ils nous enlevent ce qu'ils voudront, ceux qui ne savent point epargner leurs maitres, pourvu qu'ils ne troublent pas la foi des simples, et que par les lacs des sophismes ou deja ils sont eux-memes enveloppes, ils n'entrainent pas les autres dans la fosse ou ils sont tombes. Pour eviter un tel danger, il ne reste qu'a demander a Dieu un remede contre la contagion; qu'il brise les machines de guerre de ceux qui s'efforcent de detruire son temple par les coups redoubles du belier de leurs arguments. [Note 289: On a vu qu'il est douteux que ces ouvrages theologiques soient de Boece. (c. 1, p. 160.)] "Mais enfin, puisque l'importunite de ces querelleurs ne peut etre reprimee par l'autorite ni des saints, ni des philosophes, et qu'il faut absolument leur resister par le raisonnement humain, nous avons resolu de repondre aux fous suivant la folie, et de pulveriser leurs attaques par les moyens qui leur servent a nous attaquer[290]." [Note 290: _Theol. Chr_., p. 1256.] Ici Abelard, rentrant peut-etre plus completement dans sa vraie pensee, revient a l'idee qu'il faut prendre aux incredules leurs armes, et les confondre par leurs propres arguments. "Si cette obscurite si profonde aveugle notre raison, qui se signale plus par la religion que par le genie, et si a tant de recherches des plus subtiles, notre petitesse ne suffit pas ou succombe vaincue, que nos adversaires n'imaginent point pour cela d'incriminer ou de censurer notre foi, qui n'en vaudrait pas moins en elle-meme, quand un homme aurait faibli dans la discussion. Que personne ne m'impute a presomption d'avoir entrepris ce que je n'aurai pas accompli; mais qu'il pardonne a une intention pieuse qui suffit aupres de Dieu, si l'habilete fait defaut. Tout ce que nous exposerons sur cette haute philosophie, nous professons que c'est une ombre et non la verite, une certaine ressemblance et non la chose meme. Quel est le vrai? Dieu le saura. Quel est le vraisemblable et le plus conforme aux raisons philosophiques? je pense que je le dirai. En cela, si mes fautes veulent que je m'ecarte de la pensee et du langage catholiques, qu'il me pardonne, celui qui juge des oeuvres par l'intention, pret que je suis toujours a donner toute satisfaction en effacant ou corrigeant tout ce qui sera mal dit, lorsqu'un fidele m'aura redresse par la vertu de la raison ou l'autorite de l'Ecriture[291]." [Note 291: _Id., ibid_., p. 1256-1258. Ceci est repris du prologue de l'Introduction, p. 974.--Voy. ci-dessus, p. 185.] III. La trinite des personnes qui sont en Dieu, est un seul Dieu[292]. "La religion de la foi chretienne tient invariablement, croit salutairement, affirme constamment, professe sincerement que le Dieu un est trois personnes, le Pere, et le Fils, et le Saint-Esprit, un seul dieu et non plusieurs dieux, un seul createur de toutes choses visibles et invisibles..... un en tout, sauf en ce point, la distinction des personnes." Elles ne sont pas trois dieux ni trois seigneurs, mais trois personnes, dont chacune n'est aucune des deux autres, quoique chacune soit Dieu tout entier. La substance des trois personnes, ou la substance de Dieu, est donc simple et une; c'est une essence indivise, une puissance, une majeste, une gloire, une raison, une operation; en un mot, la seule exception a l'unite divine est dans la difference des proprietes; celle d'une personne ne peut jamais etre transportee dans une autre, car elle ne serait plus propriete, mais communaute. [Note 292: _Theol. Chr_., t. III, p. 1258-1270.] Certaines choses sont dites de Dieu qui ne peuvent etre entendues que d'une des personnes et non de plusieurs. Quand on dit que Dieu est inengendre, cela ne peut s'entendre que du Pere, car le Saint-Esprit, qui n'est pas engendre, n'est pas pour cela inengendre. Ce qui n'est pas juste n'est pas necessairement injuste; exemple, une pierre ou un arbre. Certaines choses peuvent etre dites de Dieu qui s'appliquent soit collectivement, soit separement, a toutes les personnes ou a chacune; ainsi Dieu, Seigneur, Createur, Tout-Puissant, Eternel, etc., cela peut se dire de toute la Trinite et de chaque personne de la Trinite. Certaines choses ne peuvent se dire que des trois ensemble, ainsi le nom meme de Trinite: Dieu est la Trinite, Dieu est pere; le Pere n'est pas la Trinite, Trinite est le nom propre des trois ensemble. Enfin il y a un nom, un seul qui convient a chacune d'elles, mais non a toutes ensemble, c'est le nom meme de personne; il convient a toutes, mais separement et non simultanement. Dans cette trinite des personnes, aucune n'est substantiellement differente des deux autres, aucune n'en est numeriquement separee; chacune est differente de chaque autre seulement par la propriete, non, encore une fois, dissemblable substantiellement ou numeriquement, comme le croit Arius. Ainsi le Pere n'est pas autre chose (_aliud_) que le Fils ou le Saint-Esprit, ni le Fils que le Saint-Esprit; il n'est pas autre chose en nature, mais il est autre (_alius_) en personne: celui-ci n'est pas celui-la, mais il est ce qu'est celui-la. Socrate est different numeriquement de Platon, c'est-a-dire qu'il est autre par la distinction de l'essence propre, mais il n'est pas autre chose, c'est-a-dire qu'il n'est pas substantiellement different, puisque tous deux sont de meme nature, quant a la communaute de l'espece: l'un et l'autre est homme. "Rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu." Car tout ce qui existe dans la nature ou est eternel, et c'est Dieu, ou a commence, et vient de Dieu; hors de la, il n'y a que le peche et l'idole, qui sont nos oeuvres et non les oeuvres de Dieu. La sagesse, la puissance qui sont en Dieu sont Dieu meme. Si l'on pretend que les qualites de Dieu soient en lui, sans etre ni lui ni creees par lui, mais qu'elles demeurent eternellement en lui ou sont coeternelles a la divine substance dans laquelle elles sont, nous demanderons si elles sont en Dieu substantiellement ou accidentellement. Si elles y sont substantiellement, elles constituent la substance de Dieu, elles sont alors anterieures (_priores_) a Dieu, comme la raison est dite anterieure (_prior_) a l'homme, etant sa forme constitutive. Ainsi, par exemple, le Dieu sage serait constitue par la substance de la divinite et la sagesse, il serait un tout compose de matiere et de forme, il aurait un principe. Si, au contraire, les qualites lui appartiennent accidentellement, Dieu est sujet aux accidents, proposition condamnee par tous les philosophes et tous les catholiques. L'accident peut etre ou ne pas etre, il est mutable, omissible, il depend de l'alterabilite du sujet; on peut dire qu'il est la forme d'une chose corruptible; comment serait-il compatible avec la nature divine? La sagesse ne pouvant etre en Dieu une forme ni substantielle ni accidentelle, il reste qu'elle est Dieu, et de meme la puissance, et de meme les autres attributs. Dieu n'est une substance qu'autant que c'est une substance unique, incomparable, au dela ou au-dessus de la substance; de meme, les proprietes qui sont dans cette substance ne peuvent etre regulierement appelees formes ni accidents, et elles n'ont d'autre effet que la distinction des personnes; et cette difference n'est pas celle de la personne de Socrate a celle de Platon, les trois personnes n'ayant qu'une essence, tandis que Socrate et Platon n'ont pas la meme essence ou la meme substance essentielle. Grande et subtile distinction; il faut que l'identite d'une substance unique, l'unite indivisible de l'essence, ne fasse pas obstacle a la diversite des personnes, et ne nous conduise pas a l'erreur de Sabellius; il faut que la diversite des personnes ne soit pas un empechement a l'unite de la substance, et ne nous jette pas dans l'erreur d'Arius. On ne voit pas bien comment Abelard conciliera ces idees generales avec l'attribution de la puissance au Pere, de la sagesse au Fils, de l'amour au Saint-Esprit, et aucun theologien qui adopte en tout ou en partie cette repartition ne nous a paru clair et consequent. Abelard ne l'abandonne pourtant pas, et il presente meme d'une maniere specieuse la reserve d'une part, eminente dans la puissance en faveur du Pere, car les autres attributions ne sont pas contestees. Tout ce qui concerne la puissance est, dit-il, attribue au Pere; d'abord la creation est tiree du neant, et le Pere cree par son Verbe, non le Verbe par le Pere; c'est le Pere qui donne pouvoir et mission, c'est lui qui envoie le Fils (Galat., iv, 4) de qui il est ecrit qu'il s'est rendu obeissant a son Pere (Phil., ii, 8). Dans ses souffrances, c'est le Pere que le Fils invoque, et il parle toujours de son pouvoir comme d'un don que le Pere lui a fait. Quant a la sagesse dans le Fils, elle est nommee textuellement dans l'Ecriture, Saint Jean dit aussi que le Pere a donne tout jugement au Fils (v, 22), et le Verbe est _le Logos_, et _le Logos_ est la raison, dit saint Augustin[293]. Que la distribution des dons de Dieu appartienne au Saint-Esprit, c'est ce qu'on lit partout; a lui donc tout ce qui vient de la bonte. Ainsi la distinction des trois proprietes se justifie. "Le dialecticien peut etre le meme que l'orateur, mais son attribut comme orateur n'est pas le meme que comme dialecticien[294]." [Note 293: _Quaest._ LXXXIII, c. XLIV.] [Note 294: _Th. Chr._, p. 1309-1311.] Si nous n'avions crainte de fatiguer le lecteur des redites necessaires de l'argumentation scolastique, il y aurait ici une controverse merveilleuse de subtilite a derouler devant lui; mais il faudrait la donner tout entiere, car elle brille surtout par les details, par cette methode minutieuse qui ne neglige aucune des formes successives du raisonnement, qui poursuit la meme pensee sous toutes les expressions possibles de la science. La grandeur manque a cette discussion, mais non la rigueur, la sagacite, l'opiniatrete; les mathematiques seules offrent des exemples analogues, parce qu'elles ont seules une langue comparable et superieure encore comme instrument d'analyse a la langue systematique des peripateticiens du moyen age. Nous renoncons a donner, meme par echantillons, cette controverse, qui, serieuse pour le fond, semblerait puerile de formel mais nous devons dire qu'elle nous parait embrasser tout l'ensemble des objections elevees de tout temps contre le dogme par les adversaires du christianisme. Quinze de ces objections attaquent la Trinite au nom de l'unite; huit, la Trinite admise, sont dirigees contre l'unite; toutes reviennent a cette argumentation: La Trinite est nominale ou reelle. Nominale, elle n'est qu'une notion arbitraire; autant de noms peuvent etre donnes a la divinite, autant elle devrait compter de personnes, et il est etrange que des noms, accidents passagers des langues humaines, constituent des choses eternelles. Reelle, la Trinite est la triplicite de substance, car l'unite de substance est la condition de toute realite: trois personnes reelles ne peuvent etre consubstantielles. Que devient alors l'unite de Dieu? Trois personnes sont trois choses; dire qu'elles sont semblables, c'est dire qu'elles different en quelque chose, et si elles different, l'unite numerique de l'essence est impossible. La question qu'Abelard resume ainsi, Gregoire de Nazianze la posait dans ces vers: [Grec: Pos e triazet, e trias palin Enizet: (XI, de Vit. sua.)] Abelard a raison de dire que toute la difficulte scientifique de ces objections est celle de concevoir la diversite des personnes, sans leur assigner aucun des modes de difference admis par les philosophes; mais il ajoute aussitot que la nature singuliere de la divinite doit bien exiger un langage singulier. Platon n'ose dire ce que c'est que Dieu, la sagesse incarnee seule l'a dit: "Dieu est esprit." (Jean, IV, 24.) Mais c'est un esprit aupres duquel tout autre est corporel et grossier. Nos docteurs, "qui ramenent tout a la logique," n'ont pas meme ose mettre Dieu au nombre des choses, a peu pres par le meme scrupule qui decidait Platon a inserer entre nulle substance et quelque substance, entre le neant et les realites actuelles, son _Hyle_, cet etre informe, matiere universelle qui n'est aucun etre et d'ou tous les dires sont pris, _materia, mater rerum_. Aux difficultes de la science humaine, il y a donc une premiere reponse generale dans cette parole de saint Jean: "Ce qui est de la terre parle de la terre." (III, 34.) Souvenez-vous que, comme votre science, votre langage est terrestre. Les maitres n'osent faire de Dieu ni une substance ni aucune chose; essayez donc, apres cela, de concilier la divinite et vos dix categories, ou plutot distinguez profondement l'incree du cree, et tachez d'avoir deux langages. N'imitez pas cependant ces heretiques d'hier, theologiens en titre, qui, du haut de la chaire enseignante, annoncent que Dieu ne peut etre Pere, Fils ou Saint-Esprit accidentellement, et que les proprietes des personnes sont necessairement reelles en dehors de son essence, si l'on ne veut que la Trinite s'evanouisse. Il ne faut pas chercher une difference plus grande entre Dieu le Pere et Dieu le Fils qu'entre un homme pere de celui-ci et le meme homme fils de celui-la. S'il est vrai qu'en Dieu tout est Dieu, ce n'est que relativement qu'il peut porter un autre nom que Dieu. Les proprietes des personnes sont donc des relations. Ce que signifie la distinction des personnes, c'est que par disjonction on dit Dieu le Pere, Dieu le Fils, Dieu Saint-Esprit; c'est une distinction relative, ce sont des noms relatifs; seulement il ne s'agit point de relation a une autre personne. Le terme auquel le premier terme est relatif manque, ou plutot les relations de Dieu sont a Dieu meme: le Pere est pere de Dieu, le Fils fils de Dieu, le Saint-Esprit procede de Dieu; aussi la theologie appelle-t-elle les relations _relations interieures de la divinite_[295]. [Note 295: "Opponunt Deum non esse tres personas nisi etiam tria." (_Theol. Chr._, t. IV, p.1202.) La reponse a cette objection repose sur une difference entre _tres_ et _tria_, conforme egalement au langage dialectique (car _tria_, c'est _tres res_, tandis que _tres_ se rapporte a _personae_) et au texte de l'Evangile: [Grec: kai outoi oi treis en eios], les trois sont un, _unum_. (1 Ep. de Jean, V, 7.) Mais par malheur en grec [treis] ne peut se rapporter a _personnes_, [Grec: prosopa].] Les trois personnes ne sont pas necessairement trois etres, trois choses, _tria_; cette expression synthetique _la trinite des personnes_ n'emporte pas une division necessaire de ses elements, pas plus que _le vingt et unieme_ n'est separement _le vingtieme et le premier_, pas plus que _la demi-maison_ n'est divisement _la maison_ et _la demie_, pas plus que le verbe _fait chair_ n'est _fait_ ou cree. Dieu est trois en ce sens qu'il est triple de propriete ou de definition; il n'est multiple qu'en personnes, c'est-a-dire en proprietes personnelles. La similitude entre les personnes n'entraine aucune distinction substantielle. Pourquoi ne tiendrait-on pour semblables que des choses qui different numeriquement? Pourquoi celles qui ne sont distinctes que par les proprietes, n'admettraient-elles pas un rapport de similitude? La proposition et la conclusion sont choses semblables sous plusieurs rapports, et cependant elles ne sont pas choses separees numeriquement; elles ne sont pas deux choses, puisque une conclusion, est a la fois conclusion et proposition. Mais on dit que, d'une part, chacune des trois personnes est Dieu, essence divine; que, d'une autre part, aucune d'elles n'est l'une des deux autres, et l'on conclut qu'elles sont plusieurs dieux ou plusieurs essences divines. Il faut repondre en contestant ce passage du singulier au pluriel. Socrate est le frere d'un homme, Platon est le frere d'un autre; Socrate et Platon sont-ils freres? Deux hommes sont chacun une intelligence; l'intelligence est-elle donc plusieurs choses et non pas une chose? Chaque etre a sa duree, ou dure son temps; y a-t-il donc des temps differents? Le temps n'est-il pas unique? Tous les membres d'un homme font un homme, de tous ces membres on peut dire: c'est un homme; coupez une main, l'homme reste, mais ne se double pas, il n'y a toujours qu'un homme. D'ou vient donc que parce que chaque personne de la Trinite est Dieu, les trois personnes feraient trois dieux? Un homme qui sait trois arts est trois artistes, et non trois hommes. Tout depend donc de l'idee qu'on se fait de la difference qui constitue chaque personne. Il est enseigne que c'est une difference de definition, non d'essence. L'honnete et l'utile ne sont pas la meme chose, ils se definissent differemment, quoique l'honnete soit utile. L'orateur et le grammairien ne sont pas identiques, quoique la meme essence soit le sujet du grammairien et de l'orateur. Ainsi le Pere et le Fils sont differents avec la meme substance; l'un n'est pas l'autre pour cela. Si l'on dit quelquefois _le Pere est le Fils_, cela signifie que le Fils est Dieu comme le Pere, tuais non qu'il soit par les proprietes le meme que (_idem quod_) le Pere. Sans doute il ne faut pas trop s'attacher aux termes; "encore faut-il que les termes soient catholiques.... On ne doit point forcer les expressions figuratives qui ne sont point prises dans le sens propre, ni les pousser au dela de ce que prescrit l'usage et l'autorite." De ce qu'on dit que Dieu ne connait pas les mechants, doit-on conclure que Dieu ne connait pas tout? Ces mots: _J'adore la croix_, signifient-ils que j'adore un bois insensible? Transportes des creatures au createur, les noms de pere et de fils acquierent une signification speciale, expriment une relation qui n'a point sa pareille. Quand on parle de Dieu, la plus grande discretion, c'est-a-dire le plus grand effort de discernement, est necessaire. Gardons-nous des expressions qui pourraient, contre les paroles d'Athanase, conduire a la confusion des personnes, _neque confundentes personas_. En vain invoquerait-on la regle du syllogisme: Tout ce qui s'affirme du predicat s'affirme du sujet, ou bien si A est B et que B soit C, A est C; il faudrait donc l'entendre comme si, des qu'une chose est dite d'une autre chose, tout propre du predicat etait propre du sujet, et admettre par exemple que si cet homme est ce corps, comme ce corps est ce qui ne s'aneantit pas, cet homme est ce qui ne s'aneantit pas. Les distinctions du bon sens doivent presider a l'emploi des regles de l'art. La relation qui constitue la propriete de chacune des trois personnes, a quelque chose de mysterieux; elle ne rentre pas exactement dans les cadres de la science, elle ne peut donc etre exprimee que par des similitudes, _sub quadam pia similitudinis umbra_. Les comparaisons sont permises, mais il faut s'en defier, aussi les voyons-nous employees dans cet ouvrage avec beaucoup de reserve. Celle du sceau d'airain fait place a une comparaison prise d'une image de cire, et c'est avec brievete et precision qu'Abelard en use pour expliquer, en quelque maniere, la generation du Fils. Comme l'image de cire est de la cire (_ex cera_), comme l'espece est du genre, la sagesse divine, etant une certaine puissance, est de la puissance divine (_ex potentia_); et en ce sens l'homme est la meme chose que l'animal, l'image de cire la meme chose que la cire, mais sans reciprocite. Semblablement, le Fils est de la meme substance que le Pere, la sagesse est essentiellement puissance, mais il n'y a pas identite absolue. La sagesse est comme une partie de la puissance; il faut dire _comme_ une partie, parce que Dieu est indivisible. Le Fils est du Pere comme la sagesse est de la puissance, voila la generation. Quel mode de generation? Le Pere ou la puissance est-il matiere, cause, principe, antecedent quelconque du Fils ou de la sagesse? Nulle de ces expressions ne doit etre prise au propre: la matiere est assujettie a la forme, mais non pas Dieu; la cause suppose l'effet, et le Fils n'est point un effet; le principe, l'origine, ne s'applique point a un etre eternel qui a dit de lui-meme: _Principium qui et loquor vobis_ (Johan., viii, 25); rien en Dieu ne peut etre l'antecedent de Dieu meme[296]. Aucune priorite d'essence non plus que de dignite n'est possible entre les personnes divines. Le Pere n'est point d'un autre ni par un autre, tandis que le Fils est du Pere et par le Pere; mais cette difference ne constitue aucune superiorite. La generation ne constitue aucune priorite, parce qu'elle ne suppose aucune succession. Dieu, en engendrant le Fils, ne s'engendre pas lui-meme et n'engendre pas un autre Dieu que lui; mais c'est un acte de generation eternelle: le Fils est engendre toujours (_gignitur_), et toujours il est engendre (_genitus est_); les relations des personnes de la Trinite sont coeternelles[297]. Resterait a examiner ce que c'est qu'etre d'un autre, par un autre, _esse ab alio_, si cela ne veut pas dire avoir un autre pour cause, principe ou matiere, ou tout au moins si cela n'exprime pas la generation d'une substance detachee d'une autre substance; mais c'est la precisement ce qu'Abelard ne discute pas. Il affirme, et c'est tout. Il pose les expressions recues, consacrees, et s'abstient de les definir a fond. Ce parti pouvait etre le plus sage, mais bien plus sage encore il eut ete de dire sans commentaire et comme axiome, non de la raison, mais de la foi: "Jesus-Christ est le fils de Dieu et il est Dieu." [Note 296: Tout ceci est d'une orthodoxie plus rigoureuse que l'Eglise meme ne l'exige. Plus d'un Pere a, sans encourir aucune censure, employe des expressions qu'Abelard s'interdit, et il cite ici meme, en les desapprouvant, des paroles de saint Augustin qui conduiraient aisement a l'heresie, par exemple que le pere est _la cause_ de sa sagesse, qu'il est _le principe_ de la divinite, etc. (_Th. Chr._, t. IV, p. 1321.)] [Note 297: _Th. Chr._, l, IV, p. 1324-1326. Ce point a ete conteste. L'auteur d'une dissertation contre Abelard (_Anonymus Abbas_) trouve contraire a la dignite du Fils de dire qu'il soit toujours actuellement engendre, _semper gigni_. Il faut dire qu'il est toujours _un engendre, semper genitum esse_. (_Disput adv. Ab. dogm._, t. III, _in Bibl. Cisterc_. t. IV, p. 251.)] Abelard ne s'en est pas tenu la; l'Eglise ne s'en tient pas la. Elle analyse les termes, et elle explique ce qu'elle declare incomprehensible. Le philosophe etait donc autorise a s'efforcer de _rapprocher de plus en plus la raison humaine de l'intelligence_ des mysteres. C'est pourquoi il n'a rien neglige pour etablir methodiquement la foi touchant la Trinite, "cette foi qui lui parait ne manquer a personne." Independamment des citations des anciens, ceux-memes, dit-il, qui repoussent les mots sacramentels de notre foi, _Dieu le pere, Dieu le fils_, sont d'accord avec nous sur le fond de l'idee. Demandez-leur s'ils croient a la sagesse de Dieu, s'ils croient a sa bonte: cette croyance suffit; avec cet aveu, on peut convertir les plus eloignes de nous. C'est pour eux qu'il est ecrit: "On croit du coeur a la justice." (Rom. X, 10.) "Voila, dit Abelard en finissant, ce que nous avons ose ecrire touchant la plus haute et incomprehensible philosophie de la Divinite, incessamment force et provoque par l'importunite des infideles, n'affirmant rien de ce que nous disons, et ne pretendant pas enseigner la verite que nous faisons profession de ne pas savoir. Mais ceux qui se glorifient de combattre notre foi, ne cherchent pas non plus la verite, mais le combat. Attaques, si nous pouvons leur resister, il doit suffire que nous nous defendions. Ceux, qui se font agresseurs, s'ils ne triomphent, succombent dans leur dessein et disparaissent. Et puisqu'ils nous attaquent principalement avec des raisons philosophiques, nous aussi nous avons de preference, recherche celles qu'on ne saurait pleinement entendre, si l'on n'a consacre ses veilles aux etudes philosophiques et surtout dialectiques. Il etait vraiment necessaire que notre resistance a nos adversaires usat des moyens qu'ils acceptent, nul ne pouvant etre accuse ou refute que sur les points accordes par lui, pour que ce jugement de la verite fut accompli: _Sur le temoignage de ta propre bouche, mauvais serviteur, je te condamne[298]." [Note 298: _Theol. Chr._, t. IV, p. 1344.---Luc, XIX, 22.] On ne sait plus guere la theologie; et peut-etre pensera-t-on que ces distinctions infinies sur la nature de la Trinite sont l'oeuvre speciale du genie subtil d'Abelard, tout au moins un produit passager de l'esprit ingenieusement frivole des scolastiques, et dans tous les cas une collection dangereuse d'idees hasardees et d'heresies en germe. Qu'on se rassure, Abelard a tres-peu invente. Sauf quelques arguments de detail, il ne sort pas du cercle trace par les theologiens. Des questions qu'il parcourt, bien peu ont ete inconnues des Peres de l'Eglise; toutes se sont perpetuees dans les ecoles de theologie. Nous devons meme ajouter qu'en general les solutions qu'il donne sont legitimes, et que, meme sur les points abandonnes a l'appreciation des docteurs, sur les _questions_ restees _ouvertes_, il se decide communement pour le sentiment le plus correct et le mieux autorise. Il faut ici qu'on daigne nous en croire, sans nous demander nos preuves. Mais si l'on veut feuilleter, non pas Richard de Saint-Victor, saint Thomas, Albert le Grand, non pas les docteurs de l'ecole, mais tous les theologiens serieux jusqu'au XVIIIe siecle, par exemple le P. Petau, qui ne passe point pour avoir fait abus de scolastique, on verra que les questions traitees par Abelard, et bien d'autres non moins subtiles, non moins delicates, font une partie essentielle de la science theologique, et sont assez souvent resolues par les meilleures autorites dans le meme sens que par le docteur auquel saint Bernard disait anatheme. Nous n'entendons pas dire cependant que tout soit, au point de vue de l'orthodoxie, irreprochable dans Abelard. Au reste, on en va mieux juger. CHAPITRE IV. DES PRINCIPES DE LA THEOLOGIE D'ABELARD.--OBJECTIONS DES CONTEMPORAINS. Arretons-nous quelques moments, et recherchons comment la doctrine d'Abelard touchant la nature de Dieu, a ete jugee, comment nous devons la juger nous-memes. De toutes ses theories, sa theorie de la Trinite fut la plus fatale a son repos. Pour elle, il fut condamne a Soissons, et lorsque vingt ans plus tard il eclairait et completa son premier ouvrage par un second, c'est encore de ses idees sur la Trinite qu'il eut principalement a repondre devant le concile de Sens. Contre ce point capital de sa theologie, les griefs de l'Eglise sont deposes dans les ecrits de Guillaume de Saint-Thierry, de Geoffroi d'Auxerre, de Gautier de Mortagne, de Gautier de Saint-Victor, et surtout de saint Bernard, le veritable auteur de la perte d'Abelard[299]. C'est la que nous irons chercher ces griefs pour les exposer et les discuter. [Note 299: Guillelm. S. Theod. _Disputatio adv. P. Abael, ad vener. Gaufredum, carnut. episc. et B. Bernardum, clar. abb. (Biblioth. Patr. Cisterc._, t. IV, p. 112-126.) _Disputatio anonym. Abbat. adv. P. Abael. dogmata._ (_Ibid._, p. 238-258.)---Gualter. de Mauritan., episc. laudun., _Epistola adv. P. Abael_, (_Spicileg._, D. Luc d'Achery, ed. 1723, t. III, p. 524.)--L'ouvrage en quatre livres de Gautier de Saint-Victor (_Liber M. Walteri, prior. S. Vict., Paris_.) n'a pas ete publie. Il etait dirige contre Abelard, P. Lombard, Gilbert de la Porree et Pierre de Poitiers. Il est connu par de longs extraits que Duboulai en a donnes. (_Hist. univ. parisiens._, t. II, p. 629-650.)---_S. Bernardi Epist._ CLXXXVII et seq., CCCXXXVII et seq. et _Tract. contr. error. Abael. seu Opusc._ XI. (_Op. omn._, v. I, t. I et II)--Hugues et Richard de Saint Victor ont aussi critique ou indirectement refute certaines opinions d'Abelard (Hugon. S. Vict., _Op._, 8 vol. in-fol., 1618, t. III, _Summ. sent._, Tract. I, p. 430. _De Sacram._, t. II, para XIII, c. VII, p. 669.---Rich. S. Vict. _Op. passim._)--Bernard de Luxembourg, dans son Catalogue haereticorum, fol. lxiii, veut qu'une des epitres de saint Anselme soit dirigee contre Abelard; mais c'est une erreur evidente.] I. La methode generale d'Abelard etait le premier. Il veut traiter l'Ecriture sainte comme la dialectique, dit Guillaume de Saint-Thierry, et il controle la foi par la raison. Par la, dit Gautier de Mortagne, il a ramene la foi a n'etre qu'une simple opinion. Et dans la lettre celebre ou saint Bernard, s'adressant au pape, reunit et discute les principaux chefs d'accusation, il commence par celui-la[300]. [Note 300: _Ab. Op._, p. 270, et S. Bernardi _Op., Ep. pap. Innocent._, t. I ep. cxc. et t. II, p 610.] "Nous avons en France un theologien nouveau, devenu tel d'ancien maitre qu'il etait, et qui apres s'etre joue des son premier age dans l'art dialectique, s'egare maintenant dans la science de l'Ecriture sainte. Il s'efforce de ranimer de vieux dogmes assoupis et deja condamnes, les siens et ceux des autres, et de plus il en ajoute de nouveaux. Comme de toutes les choses qui sont au-dessus du ciel et au-dessus de la terre, il ne daigne rien ignorer, excepte la sainte ignorance (_nihil proeter solum nescio quid nescire_), il leve la face vers le ciel et scrute les profondeurs de Dieu; puis, revenant vers nous, il nous rapporte des mots ineffables qu'il n'est pas permis a l'homme de prononcer. Et pret a rendre raison de tout, il presume des choses au-dessus de la raison, contre la raison, contre la foi. Quoi de plus contraire en effet a la raison que l'effort de surmonter la raison par la raison? Et quoi de plus contraire a la foi, que de refuser de croire a rien de ce qu'on ne peut atteindre par la raison? Enfin voulant interpreter cette parole du sage: _Qui croit vite est leger de coeur_ (Eccles. xix, 4.): Croire vite, dit-il, c'est accorder la foi avant la raison, tandis que Salomon n'a point voulu dans cet endroit parler de la foi en Dieu, mais de la credulite mutuelle entre les hommes. Car pour la foi en Dieu, le pape saint Gregoire nie qu'elle ait aucun merite, si la raison humaine l'appuie de son experience." Abelard n'a jamais pretendu surprendre par le raisonnement les secrets de Dieu, ni sacrifier la foi a la raison. Sans doute il a mal a propos applique a la foi religieuse une parole de l'Ecclesiastique, qui n'a trait qu'a la credulite dans les relations des hommes; c'est une maxime de morale pratique, on meme de prudence humaine, comme il y en a tant dans les livres du Sage; ce n'est point une regle de foi. Mais quel est le theologien qui ne s'est jamais empare de passages de l'Ecriture, pour leur attribuer une valeur dogmatique? La distinction du sens litteral et du sens figure semble tout autoriser d'avance. Dans les ecrivains sacres, dans les predicateurs, bien des citations sont des applications ingenieuses plutot que des temoignages directs. Il faut donc ecarter le texte et voir la pensee. Quand Abelard dit qu'on doit comprendre ce qu'on enseigne, il repete ce que saint Augustin, qu'il cite, avait exprime presque dans les memes termes[301]. Cette pensee ne cesse d'etre la chose la plus simple que lorsqu'elle devient le principe d'une methode theologique. Il s'agit alors de la question generale de l'application de la raison a la foi. [Note 301: _Introd._, t. I, p. 985, et t. II, p. 1003. Voyez nos chapitres precedents _passim._] Faut-il dans l'etude de la theologie mettre la raison humaine en interdit? L'affirmative n'est pas soutenable. La raison humaine est apparemment aussi indefectible que l'Eglise, et la foi la plus absolue maitrise la raison et ne la supprime pas; si l'on voulait prendre a la lettre certains anathemes des saints et meme des apotres, pour professer en these l'incompatibilite radicale de la raison et la foi, tous les ecrivains sacres protesteraient a l'envi. Quand tout est calme, quand on n'abuse point de leurs concessions, le christianisme n'a point d'apologistes qui ne cherchent a concilier ces deux choses, la foi et la raison. Seulement elles sont conciliables _jusqu'a un certain point_; toute la difficulte git dans l'appreciation des droits respectifs, et dans la fixation des conditions de l'alliance. De la vient qu'on trouve dans les auteurs des passages contradictoires, et tantot pour, tantot contre la raison. Tout chretien est rationaliste, tout chretien est croyant en une certaine mesure, et celui qui en invoquant la raison, temoigne d'une adhesion sincere a la foi chretienne, d'un attachement scrupuleux a la tradition, nous parait irreprochable, au moins tant qu'il reste dans les termes generaux. Dans ces termes, nous croyons a l'entiere innocence d'Abelard. Il s'est bien propose d'enseigner, ou plutot de _defendre_ la foi par la raison, mais, sans cesse il l'a declare, la foi des apotres, non une foi nouvelle; voulant expliquer le dogme plutot que le prouver, le rendre intelligible plutot que demonstratif; jaloux seulement de satisfaire les esprits exigeants qui tiennent a se rendre compte de ce qu'ils croient, et de confondre les raisonneurs infideles qui rejettent tout ce qui ne se discute pas. Il parle avec soumission de l'autorite, avec respect de l'Eglise, avec modestie de son entreprise, avec defiance de ses lumieres[302]. [Note 302: _Introd. prol._, p. 874, t. II, p. 1065, 1070. _Theol. Chr._, l. III, p. 1256 et seq., t. IV, p. 1316, 1344.] Mais sortez des termes generaux, et peut-etre concevrez-vous mieux les scrupules et les alarmes de ses adversaires. D'abord, si les consequences auxquelles l'a conduit sa methode etaient fausses ou dangereuses, sa methode serait suspecte; il faudrait au moins se defier de l'esprit dans lequel il l'emploie. Aussi saint Bernard, passant immediatement a l'examen des opinions produites, s'attache-t-il a condamner la science par ses oeuvres. Mais avant d'averer jusqu'a quel point les oeuvres d'Abelard deposent contre sa foi, il faut savoir si chez lui domine le principe de l'autorite ou le principe de l'examen; car de la depend l'esprit d'un livre. Les etudes anterieures d'un ecrivain, ses ouvrages publies, le tour de ses idees, le genre de sa renommee, tout determine sa tendance et classe son oeuvre. Reconnaissons que toutes ces circonstances se reunissaient pour denoncer Abelard, en quelque sorte, des qu'il s'avisait de theologie. Chretien de coeur, orthodoxe d'intention, il etait rationaliste par la nature et les antecedents de son genie; il n'avait touche a rien sans innover en quelque chose; il s'etait constamment targue de penser sans maitre, ou meme de faire changer de maitre a l'esprit humain, pretention de mauvais augure et de funeste consequence. Le rationalisme chretien n'est pas formellement defendu ni condamnable de plein droit. Certaines ecoles theologiques le redoutent et le fuient; pour toutes, il est sur une pente perilleuse, et l'on ne citera pas, je crois, d'acte solennel qui l'ait prescrit ou recommande; mais il est permis, et d'imposantes autorites ne lui manqueraient pas. Parmi les Peres, Origene, si l'on doit lui donner ce nom, a ete le premier, dans toute la force du terme, un chretien rationaliste, mais il a failli, et pour cela peut-etre. Voyez avec quel soin Abelard se justifie de le citer, en s'appuyant de l'exemple de saint Jerome[303]. Le modele du philosophe chretien, le type d'une orthodoxie raisonnee, parait etre saint Augustin; et encore dans notre temps, ou les triomphes et les exces du rationalisme ont fait verser les ecrivains sacres du cote de l'autorite, qui sait s'il ne se trouverait pas des gens pour nous dire qu'Augustin est plus digne de respect que d'imitation? Le livre le plus deteste peut-etre depuis deux siecles par les defenseurs en titre de l'unite, porte ce nom: _Augustinus_; celui qui l'ecrivit n'entendait certainement pas falsifier saint Augustin, et en voulant le reproduire, il a scandalise l'Eglise. Ne nous etonnons donc pas qu'Abelard, qui met sous la protection du nom de saint Augustin presque toutes ses hardiesses, ait pu s'egarer lui-meme, ou du moins commettra la faute d'inquieter la clerge. D'autres noms sont venus a son aide; il s'est reclame de saint Jerome, de saint Hilaire, de saint Isodore; avant lui, Bede avait allie la theologie aux connaissances philosophiques; on celebrait dans l'Eglise la dialectique de Lanfrano de Pavie et de Guillaume de Champeaux; saint Anselme avait donne une theorie de Dieu et de la Trinite qu'on n'a point denaturee en la traduisant sous ce titre: _le Rationalisme chretien_[304]. Mais Abelard a, plus hardiment, plus librement que ses contemporains, introduit dans l'exposition du dogme les procedes de la science et les formes de la logique. Les erreurs, inevitables peut-etre en tout traite de theologie, ne pouvaient donc lui etre pardonnees; l'auteur compromettait l'ouvrage, et je crois qu'on a moins condamne sa pensee que son exemple. [Note 303: _Introd._, t. II, p.1042 et 1045.--_Theol. Chr._, t. II, p. 1109.] [Note 304: _Le Rationalism chretien a la fin du XIe siecle ou Monologium et Proslogium de saint Anselme_ traduit par M. Bouchitre, 1842.] L'Eglise s'est placee dans une position difficile; elle ne s'en est pas tenue, elle ne pouvait s'en tenir a ces deux termes absolus et contradictoires, la folie de la croix, ou la sagesse du siecle; elle n'u pu prononcer un divorce eternel entre la foi et la raison, Comment, en effet, abjurer l'humanite? Tout homme en lui-meme a deux esprits, l'esprit de foi et l'esprit d'examen; il ne saurait croire sans un peu comprendre, sans comprendre ou ce qu'il croit, ou pourquoi il croit, ou pourquoi il veut croire. Le chretien est homme, et a mesure que son intelligence est plus developpee, il eprouve plus vivement le besoin de mettre sa croyance, si ce n'est en harmonie parfaite avec les conceptions de l'intelligence, du moins au niveau de ce qu'elles ont de plus eleve. Il ne veut pas que les Pythagore et les Platon paraissent, a un degre quelconque, en savoir plus que les sages inspires du Saint-Esprit; ni que la doctrine qui illuminait un saint Paul ou un saint Jean, soit pour la purete, la hauteur, l'ordre, la clarte meme de l'expression, inferieure aux doctrines des ecoles profanes. Il tend donc a faire de la religion une science, et cette tendance du chretien eclaire a ete de bonne heure celle de la societe chretienne. Entre la foi et la philosophie, l'Eglise a place quelque chose qui n'est absolument ni l'une ni l'autre, qui participe de toutes les deux, et qu'on appelle theologie. La theologie est par sa nature une chose rationnelle, encore qu'elle ne soit pas exclusivement rationnelle; en elle viennent se rencontrer et se developper les deux esprits qui subsistent dans l'homme et dans l'Eglise; toute theologie est une certaine alliance de la raison et de la foi. Dans les rares instants ou l'Eglise est paisible et ne se croit point d'ennemis, elle nourrit dans son sein les deux esprits dont, a d'autres moments, elle signale les combats et veut proclamer l'incompatibilite. Suivant les temps, les ecoles, les questions, ces deux esprits se font ou se refusent des concessions pacifiantes. Les termes auxquels ils transigent ne demeurent point invariables. Des que la guerre se declare, des que les positions longtemps respectees sont entamees ou paraissent menacees par le raisonnement, le sein de la theologie se dechire. ta foi se defend en reduisant autant qu'elle peut la part laissee a la raison; la raison avance en tachant de s'agrandir sur le terrain qu'elle concede a la foi, jusqu'a ce qu'enfin, poussees aux dernieres hostilites, l'une et l'autre prononcent ce mot insense: Tout ou rien. Pretention vaine, impuissante ambition qu'engendre la chaleur du combat, et qui, pour reussir, aurait d'abord a changer l'humanite. A la guerre succede l'armistice; jamais cependant la victoire n'est complete ni la paix profonde; toujours deux esprits vivent dans, la societe chretienne; mais suivant que l'un ou l'autre domine, il caracterise les temps, les sectes, les hommes. On distingue toujours deux ecoles et au besoin deux partis. A quelque age que vous preniez la theologie, dans quelques limites qu'elle se renferme, vous la trouverez toujours divisee ou prete a l'etre. Vous entendrez soutenir ici que la foi, superieure a la raison, accepte a peine son secours et ne peut qu'etre compromise par son alliance; la, qu'elle n'a rien a redouter de la raison, parce qu'elle la satisfait, et doit s'appuyer sur celle qui la justifie. L'autorite spirituelle en general, l'Eglise gouvernante penchera vers la foi par l'autorite; la pensee isolee du docteur, la meditation de l'ecole inclinera vers la foi par l'examen. Sans pretendre que l'une soit toujours entrainee a un superstitieux absolutisme, sans accorder que l'autre se laisse toujours aller a la revolte et a la licence, je crois vrai que de chaque cote s'elevent ces funestes ecueils ou si souvent l'orgueil humain fit echouer la verite; et il faut bien convenir que l'Eglise, prenant quelquefois l'ecueil pour le port, ne s'est pas toujours, pour sauver la foi, abstenue de la tyrannie. Saint Bernard et Abelard representent les deux esprits au XII siecle. Mais ni l'un ni l'autre n'a pousse son principe aux dernieres consequences. Saint Bernard, qui avait peut-etre la tyrannie dans l'ame comme toutes les natures faites pour commander, ne se porta point aux extremes rigueurs du pouvoir absolu, et, tout en condamnant le philosophe, il voulut raisonner, sinon avec lui, du moins contre lui. Abelard, quoiqu'il fut de nature opposante, et qu'un des merites de son esprit fut l'independance, glissa moins encore sur la point de la revolte que son adversaire sur celle du despotisme. Fidele sujet de l'Eglise, il allia les temerites de l'intelligence avec la volonte sincere de rester dans l'unite. La raison peut penetrer dans la theologie, soit pour exposer le dogme, soit pour en etablir la verite. De la deux nationalismes, l'un plus reserve, l'autre plus radical. Le premier se borne a faire voir comment il faut comprendre les dogmes; le second aspire a montrer pourquoi il faut les croire, et celui-ci risque plus de s'ecarter de la foi que celui-la. Ce n'est pas que l'un ne se lie a l'autre. Demontrer la foi due aux dogmes, ne va guere sans dire a quels dogmes; expliquer comment ils doivent etre compris, c'est les supposer ou les prouver comprehensibles. C'est donc encore les soumettra a la raison qui, dans un cas, les eclaircit et dans l'autre, les fonde. Il est evident, toutefois, que l'entreprise de la raison se chargeant de legitimer la foi, est plus perilleuse, et peut conduire a rendre la religion justiciable de la philosophie. Cette derniere entreprise ne fut pas celle d'Abelard. Sa methode est essentiellement l'exposition raisonnee des mysteres, non la recherche de leurs titres a la croyance. Mais, en s'attachant a bien expliquer le sens des points de foi, il est amene par le procede dialectique a les rapprocher a un tel degre des verites philosophiques, qu'on dirait qu'il veut les confondre, et, pour rendre la religion plus raisonnable, _obsequium rationabile_, l'absorber dans la raison. Ainsi, sans avoir mis en question les verites de la foi, sans avoir affiche la derniere pretention du rationalisme, il marche vers un but qui serait en definitive le terme du rationalisme. Que pourrait-on pretendre en effet au dela de cette conclusion derniere: La foi, c'est la raison? Cependant ces mots pourraient encore etre entendus chretiennement. Qu'on y songe, le rationalisme incredule dit: la raison exclut la foi; a l'autre extremite, on dit: la foi exclut la raison. Entre ces deux poles se placent deux opinions moderees et pourtant divergentes, qui diraient, l'une: la raison, c'est la foi; et l'autre: la foi, c'est la raison. Tout ceci prouve que le principe d'Abelard ne peut etre definitivement juge que par les consequences qu'il en a tirees. II. Prenons donc qu'il n'a point eleve la question: Faut-il croire les dogmes? mais, pose qu'il faut croire les dogmes, quel est le sens de ceux qu'il faut croire? Voici la premiere erreur d'interpretation que lui reproche saint Bernard: "Il etablit que Dieu le Pere est une pleine puissance, le Fils une certaine puissance, le Saint-Esprit aucune puissance." A cet article, place en tete de tous les actes d'accusation[305] Abelard a toujours repondu par une formelle denegation: "Ce sont paroles que je repousse et deteste ainsi qu'il est juste, non pas tant comme heretiques, que comme diaboliques, et je les condamne ainsi que leur auteur. Si quelqu'un les trouve dans mes ecrits, je me declare non-seulement heretique, mais heresiarque[306]." [Note 305: Cf. les historiens des conciles, et notamment. _Ab. Op., in Proefat_.--D'Argentre, _Collect. Judivior. de nov. error_., t. 1, p. 19.--S. Bern. Op., v. 1.--_Thesaur. nov. anecd_., t. V, p. 1152.--Hist. litt. de la France, t. XII. p. 19, 120 et 139.] [Note 306: _Ab. Op., Apolog_. in princip., ou ep. xx, p. 311.] Guillaume de Saint-Thierry s'indigne de cette reponse; un autre censeur, reste inconnu, est revolte d'un tel mensonge. Des benedictins modernes s'etonnent d'une telle _impudence_[307]. Est-il donc vrai qu'Abelard ait entendu contester au Pere et au Fils la toute-puissance divine, ce qui eut ete lui contester la divinite? Il n'y a qu'un Dieu, dit-il, il n'y a qu'un Tout-Puissant. Chaque personne est Dieu, donc chaque personne est le Tout-Puissant. Des le concile de Soissons, il avait professe cette maxime de saint Athanase en presence de son juge incertain et trouble[308]. Et cependant il a dit: "Posons Dieu le Pere comme la puissance divine et Dieu le Fils comme la divine sagesse, et considerons que la sagesse est une certaine puissance.... une certaine portion de la puissance divine qui est la toute-puissance.--La bonte, designee par le nom de Saint-Esprit, n'est pas en Dieu quelque puissance ou sagesse; etre bon n'est pas etre sage ou puissant.--La sagesse est une certaine puissance, tandis que l'affection de la charite appartient plus a la bonte de l'ame qu'a sa puissance.[309]" Que signifient donc ces paroles? Est-ce que le Fils n'a qu'un peu de puissance, et le Saint-Esprit nulle puissance? Mais la pensee contraire ressort constamment et clairement de la foi et de la doctrine d'Abelard. Il y aurait injustice, meprise a lui reprocher une induction eventuelle ou possible, comme une maxime etablie, il y aurait, comme il dit, _malice_ dans l'imputation. [Note 307: _Thes. nov. anecd_., t. V, p. 1148 et 1153, et _Bibi. Cist_., t. IV; Guill. S. Theod., _In Error. Ab_., c. 1, p. 113, et _Disput. anon. Abb_., 1, I, p. 240] [Note 308: _Introd_., t. I, p. 982, 988, 989, 991, t. II, p. 1084.--_Theol. Chr_., t. III, p. 1258.--Ab. Op., _In Symbol. Athan_., p. 382. _Epist_. I, p. 24, et notre livre l, t. I, p. 93.] [Note 309: _Introd_., p. 1085, 1086.--_Theol. Chr_., t. IV, p. 1318 et 1329.] Voici son idee generale. Dieu est une seule substance et trois personnes: les personnes ne sont donc pas differentes de substance, ou distinctes par la substance, ainsi qu'on le devrait dire de toutes autres personnes. Alors elles ne peuvent differer que par leurs caracteres propres, ou leurs proprietes. Ces proprietes ne sont pas celles de la substance divine; les personnes ne sauraient se distinguer par les attributs de leur essence commune. Il faut donc qu'elles aient chacune une ou plusieurs proprietes personnelles, ou distinctives de chaque personne. Cette propriete, c'est au moins pour l'une d'etre le Pere, pour l'autre le Fils, pour la troisieme le Saint-Esprit. Le caractere distinctif de chaque personne ne serait-il que son nom? Tout se reduirait-il a une denomination, non a une designation? Ce parti incontestablement orthodoxe n'est pourtant pas celui que prend l'Eglise. La regle est de croire le Pere _inengendre_, le Fils _seul engendre_, le Saint-Esprit _procedant_. Chacun de ces attributs est distinctif, exclusif; c'est un propre, _proprium_. Maintenant, peut-on ajouter que cette distinction de personnes dans la Trinite correspond a une certaine diversite, moins dans les attributs que dans les operations de la Divinite? L'Eglise ne l'a pas interdit, et quelques textes permettent de voir eminemment dans le Pere la puissance, dans le Fils la sagesse ou l'intelligence, dans le Saint-Esprit la bonte ou l'amour. Le Symbole des apotres nomme _le Pere tout-puissant_; le Fils seul est appele Verbe, dit saint Augustin; le Saint-Esprit est l'amour, dit saint Gregoire. C'est au Fils que saint Augustin attribue, _nuncupat_, l'intelligence ou la sagesse, au Saint-Esprit l'amour et la bonte[310]. Cette repartition des attributs divins, Bede, dont l'autorite etait si grande _dans la latinite_, l'avait admise et propagee. Je conjecture que c'est de lui surtout qu'Abelard l'avait empruntee. Pierre Lombard l'a plus tard adoptee, et saint Thomas la justifie. Elle se rencontre dans bien des livres a l'etat de lieu-commun[311]. La trouvant recue, Abelard a pu en inferer qu'elle avait quelque realite, et qu'elle devait concorder avec la distinction fondamentale de Pere, de Fils, de Saint-Esprit, de non-generation, de generation, de procession. Substituant donc a ces trois termes les trois autres, puissance, sagesse, bonte, il a conclu que, comme on dit: le Fils est engendre du Pere, et le Saint-Esprit procede du Pere et du Fils; on devait pouvoir dire: la sagesse est engendree de la puissance, et la bonte procede de la puissance et de la sagesse. Consequemment, la sagesse qui est engendree de la puissance, est de la puissance; l'idee de generation conduit la. Car, en these generale, on peut dire que la sagesse on l'intelligence est une puissance, une faculte, celle de comprendre et de savoir. Quant a la bonte, elle procede, elle n'est point engendree: il faut donc que la procession soit autre chose que la generation. Or, comme ce qui est engendre de la puissance est de la puissance, il suit que ce qui n'est pas engendre de la puissance n'est pas de la puissance. Ainsi, le Saint-Esprit ou la bonte qui n'est pas engendree du Pere ou de la puissance, n'est pas de la puissance; et en effet, dans le langage de la psychologie morale, la bonte n'est pas une puissance, ni proprement une faculte. En Dieu, elle procede donc de la puissance et de la sagesse, c'est-a-dire que le parfaitement puissant et le parfaitement sage s'epanche en charite et se communique par l'amour. Car, pour reprendre le langage abstrait, la ou il y a puissance et sagesse sans bornes, il y a necessairement bonte. [Note 310: _De Trin_., VI, ii, et XV, xvii.--Homil., xxx, in Ev. pentecost.] [Note 311: Voici les termes de Bede: "Potentia dicitur pater.... sapientia dicitur filius, pater genuit filium, idest, divina potentia sapientiam... Voluntas vere divina dicitur spiritus.... Spiritus iste a patre et filio procedit, quio voluntas divina bonitas." Voyez tout le passage dans le [Grec: Peri didaxeon], t. I, Ven. Bed. _Op._, t. II, p. 207.--Cf. Pel. Lomb. _Sent_., t. I, Dist. XXVII et XXXIII.--S. Thom. _Summ._, 1, qu. XXXIX, a. 8. Je citerai comme lieux-communs les vers si connus de Voltaire sur la Trinite dans _la Henriade_, vers qui rappellent ceux de Chapelain dans sa _Pucelle_: Le supreme pouvoir, la supreme science Et le supreme amour unis en trinite Dans son regne eternel forment sa majeste. Cependant en theologie rigoureuse, cette distinction n'est pas tenue pour essentielle. Les seules proprietes fondamentales constitutives, [Grec: schetikai, hypostatika idiomata, tropoi tes huparxeos], comme ils disent, sont pour le Pere, la paternite ou d'etre _ingenitus_, pour le Fils, la filiation ou d'etre _unigenitus_, pour le Saint-Esprit, la procession ou spiration. Les autres proprietes, [Grec: gnorismata], ne figurant pas au meme rang, et ne sont guere prises comme les conditions d'existence de la personne. On ne peut faire un propre de la sagesse pour le Fils, de la charite pour le Saint-Esprit, comme du nom d'_unigenitus_ ou de la procession. Cependant ces attributions de la sagesse et de la charite sont admises. Quant a la puissance, elle n'est pas aussi generalement, aussi formellement reconnue au Pere comme attribution particuliere.] Quel juge sincere pourrait accuser cette doctrine d'avoir rien d'odieux, rien d'enorme, et de tendre a defigurer le dogme, soit en brisant l'unite, soit en abolissant la Trinite? Elle repose sur une idee qui n'est pas neuve, elle se prevaut d'une distinction d'attributs qui marque et constitue celle des personnes au lieu de l'affaiblir, et qui risque tout au plus de l'exagerer et d'introduire entre les personnes une difference qui serait une inegalite. Abelard a proteste contre toute pensee de ce genre, et sa bonne intention est evidente. Or comme il n'y a pas d'heresie sans peche, c'est-a-dire sans intention, il echappe au soupcon d'heresie, surtout il n'a pas merite la moindre des invectives de son juge. Mais renier positivement les consequences eloignees d'une doctrine n'est pas les aneantir; par le desaveu, on s'en absout, on ne les detruit pas. Si les mots _puissant_, _sage_, _bon_, deviennent les modes distinctifs des personnes de la Trinite, comme _inengendre_, _seul engendre_, _procedant_, ils deviendront egalement exclusifs pour chacune, et il s'ensuivra que le Pere n'est ni bon ni sage, comme il n'est ni engendre ni procedant; le Fils ni puissant ni bon, comme il n'est ni procedant ni inengendre; le Saint-Esprit ni sage ni puissant, comme il n'est ni engendre ni inengendre. Ces consequences violentes, on n'en pouvait charger Abelard; ses juges memes ne l'ont pas fait, mais ils ont du moins induit de sa doctrine pour le Pere la toute-puissance, pour le Fils une puissance partielle, pour le Saint-Esprit nulle puissance, et ce qui n'etait qu'une consequence possible de son dire, ils l'ont accuse de l'avoir dit; ils l'ont accuse d'avoir pense ce qu'on pouvait objecter contre sa pensee. D'une refutation ils ont fait une condamnation; meprise trop ordinaire a une juridiction spirituelle, qui mesure souvent sur les droits de la polemique les pouvoirs d'une inquisition. La distinction de la puissance, de la sagesse et de la bonte mene donc a faire de chacun de ces trois attributs le propre d'une personne, au lieu de l'attribut commun de la divinite, et depouille ainsi la substance au profit de la personne: tel est le danger. La reponse serait qu'il faut supprimer cette distinction ou lui donner un sens; or, elle n'en peut avoir aucun, elle ne repond a rien, si elle ne sert a caracteriser les personnes. Mais en l'acceptant on ne doit pas l'oublier, et apres avoir admis que le Pere est la puissance, le Fils la sagesse, le Saint-Esprit la bonte, il convient d'ajouter que la puissance, la sagesse et la bonte n'en sont pas moins des attributs divins, et qu'aucune des personnes de Dieu ne manque des attributs de Dieu, ou de bonte, de sagesse et de puissance. Si l'on demande l'explication de cette distinction eminente et non pas exclusive, de cette distinction affirmee d'abord et aussitot effacee, elle est dans l'enigme meme de la Trinite; on l'expose, on ne l'explique pas. Ce n'est qu'une nouvelle forme du mystere de contradiction apparente qui fait le fond du dogme, une seule substance en trois personnes. Mais si la distinction des personnes peut ainsi paraitra mieux etablie et presente un aspect plus scientifique, elle determine d'une maniere neuve Une idee laissee Jusque-la dans le vague, elle en accroit la portee, elle cree une difficulte de plus et ajoute au mystere qu'elle pretend eclaircir. L'Eglise a donc eu raison, sous ce rapport, de ne pas epouser la doctrine d'Abelard. III. Saint Bernard poursuit en ces termes: "Il dit que le Fils est au Pere ce qu'une certaine puissance est a la puissance, l'espece au genre, le _materie_ a la matiere, l'homme a l'animal, le sceau d'airain a l'airain. N'en dit-il pas plus qu'Arius? Qui pourrait supporter cela? Qui ne se boucherait les oreilles a ces paroles sacrileges? Qui n'aurait horreur de ces nouveautes profanes par les mots et par le sens[312]?" [Note 312: _Ab. Op_., S. Bernard, ep. XI, p. 278; et S. Bern. _Op._, Opusc., xi.] Ces comparaisons sont en effet dans Abelard, mais a titre de comparaisons seulement; c'etait le gout du temps et l'usage des theologiens. Les Peres abondent en similitudes quand ils parlent de la Trinite. Abelard en rapporte et en discute quelques-unes qu'il trouve defectueuses; il presente les siennes comme meilleures, mais cependant comme partielles, approximatives, comme des _ombres de la verite_, comme des necessites de l'intelligence et du langage. Cela seul l'absout de toute ressemblance avec Arius. La _Theologie chretienne_ figure dans le recueil des benedictins parmi beaucoup d'autres ouvrages du meme genre et du meme temps. J'ouvre le volume qui la contient, et je trouve sept livres de dialogues par un certain Hugues, archeveque de Rouen, qui les publia au commencement du meme siecle. Les auteurs du recueil lui donnent de grands eloges, et Pierre le Venerable l'avait loue[313]. Dans le premier de ces dialogues, qui roule sur le souverain bien, l'auteur se fait demander par son interrogateur comment trois personnes peuvent coexister dans l'unite divine, et il repond: Votre corps et votre ame sont divers en substances, comment sont-ils un en personne? L'homme est le miroir de Dieu; or l'ame a dans son unite trois choses, elle se comprend, elle se souvient, elle s'aime. L'intelligence engendre la memoire; de l'une et de l'autre procede l'amour, car l'ame aime a comprendre ce dont elle se souvient et a se souvenir de ce qu'elle comprend. Et ces trois choses sont egales, car elles ne vont pas l'une sans l'autre. Ainsi des personnes de la Trinite. Dire que le Pere engendre le Fils, c'est dire que la sagesse vient du Pere; dire que le Saint-Esprit procede du Pere et du Fils, c'est dire qu'il aime tout ce qu'il connait. Le nom de Pere designe ce qui est invisible en Dieu, le Fils est la vertu de Dieu, le Saint-Esprit est sa divinite[314]; car c'est le propre de la Divinite que cette charite par laquelle elle aime le bien pour le bien. [Note 313: _Thes. nov. Anecd_., t. V. p. 695.] [Note 314: D'apres ces mots de l'apotre: "Invisibilia ipsius.... sempiterna quoque virtus ejus et divinitas." Rom. t, 20, et ailleurs: "Christum Dei virtutem et Dei sapientiam, 1 Cor. i, 24,--_Thes. Anecd., Dialog_., t. I, p. 901.] Dieu compte par la connaissance (Pere), mesure par la vertu (Fils), pese par la bonte (Saint-Esprit), et les choses creees ou se trouvent le poids, la mesure, le nombre, offrent un vestige de la Trinite qui les a faites. L'ame raisonnable mesure et pese en nombrant, nombre et pese en mesurant, mesure et nombre en pesant. Dans les facultes de l'ame, dans les operations des sens, dans les mouvements du coeur, l'ingenieux archeveque poursuit cette analogie, et il arrive enfin a trouver qu'Adam, qui n'a ete precede de rien, n'a point ete engendre, qu'Eve est sortie de sa substance, et que la race humaine vient de leur union. "Et vous savez," ajoute-t-il, "que Dieu le Pere n'est de personne, que le Fils est ne de l'essence du Pere, et que le Saint-Esprit, procedant de tous deux, est un cependant[315]." [Note 315: _Ibid. Dial_., t. VII, p. 985-998. Cette assimilation de la Trinite au nombre, au poids, a la mesure, etait recue dans l'Eglise. (S. Aug., _De Trin._, XI, x.) Le meme recueil renferme un ouvrage du cardinal Humbert qui la developpe a son tour. (_Id., Adv. Simoniac._, III, xxiv, p. 810 et 811.)] "Le nombre, dit le venerable Othlon, est le grand delateur de la science divine." Or, tout nombre vient de l'unite, et l'unite subsistante par soi, germe et cause de tout nombre, signifie le Dieu, unique tout-puissant, tellement parfait et simple qu'il n'a besoin d'aucun autre, et que nulle creature ne peut exister sans lui. Dieu le pere n'est engendre d'aucun, _de nullo_. Nous distinguons la source, le ruisseau, l'etang; et cependant en tous trois est un seul et meme element, l'eau. Ainsi, dans les trois personnes est une seule et meme substance. L'unite ou le nombre un cree tout nombre par le second nombre. Ainsi, Dieu le Pere cree tout par son Verbe. L'unite s'engendre par elle-meme, c'est-a-dire qu'elle n'est pas engendree; mais pour engendrer un nombre, il faut l'unite plus un. Ce second ou le binaire est produit par le premier (apparemment parce qu'il est le premier pris deux fois), et il est toujours unite (puisqu'il n'est que l'unite, plus l'unite). Ainsi la seconde personne est engendree de la premiere, et cependant elle est toujours unite. Quant au troisieme nombre, il n'est pas engendre des deux autres (apparemment parce que deux pris une fois serait deux, et pris deux fois serait quatre). Mais il procede, puisque le troisieme a besoin des deux autres pour etre le troisieme; il faut deja avoir deux pour avoir trois. Ainsi le Saint-Esprit procede et n'est pas engendre. Autres similitudes. Pour qu'il y ait une maison, il faut au moins deux murs, plus un toit. Ce sont comme les trois elements de l'unite _maison_. Dans un cierge allume, il y a la meche, la cire, la lumiere. C'est la lumiere qui constitue l'unite substantielle, comme le toit celle de la maison, comme le troisieme un constitue l'unite des deux autres, comme le Saint-Esprit l'unite de la Trinite, _du Dieu qui vit et regne avec toi dans l'unite du Saint-Esprit_. Le signe de la croix, le triangle peuvent aussi etre ramenes a quelque ressemblance de la Trinite[316]. [Note 316: _Venerabilis Othloni Dialogus de Tribus quaestionibus_, c. XXXIV, XXXVI, XXXVII et XXXVIII.--Ejusdem _Liber de Admonitione clericorum_, c. III.--_Thes. noviss. Anecd._, A.B. Pezio., pars III, p. 203-211 et 411.] Or, le venerable Othlon, moine et doyen du monastere imperial de Saint-Emmeram, et qui fleurissait au XIe siecle, n'a point appele sur sa tete les foudres de l'Eglise. Et cependant que d'heresies cachees sous le luxe de ses metaphores! On pourrait invoquer de plus grands exemples; on pourrait citer Scot Erigene, qui compare le Pere a l'intuition, le Fils a la raison, le Saint-Esprit au sens[317]; et il ne faudrait pas dire que ce sont la chez des ecrivains inconnus des caprices d'imagination qui n'excusent point un esprit de l'ordre de celui d'Abelard. Il y avait tradition. Saint Augustin comparait la Trinite a l'ame, a la connaissance et a l'amour, quelquefois a la memoire, a l'intelligence et a la charite, et puis enfin a la vision qui se compose de l'image vue, de la vue meme, et de l'attention ou perception de l'ame. Saint Gregoire de Nysse assimilait la distinction des personnes a celle de l'ame, de la raison et de l'intelligence. Tertullien a employe la comparaison du rayon et du soleil, du ruisseau et de la source, de la tige et de la racine on de la semence, pour expliquer la generation du Fils. Gregoire de Nazianze rappelle comme usitee cette comparaison de la Trinite avec le soleil, et saint Jean Damascene l'adopte; tous, peut-etre, ignoraient qu'ils repetaient ainsi une image chere a la philosophie d'Alexandrie. Saint Anselme a conduit la source et le ruisseau jusque dans le lue qui procede de l'une et de l'autre[318]. Une source, un ruisseau et un lac sont ensemble et separement le Nil, comme les trois personnes sont Dieu. [Note 317: _Scot Erigene et la Philosophie scolastique_, par M. S. Rene Taillandier, p. 87 et 117.] [Note 318: S. Aug., _De Trin_., IX, iii et xii; X, _passim_; XI, n, et XIV, x.--_De Civil, Del_, XI, xxvi, XV, xiii.--Nysson., De Eo,--Terlul., _Adv_. _Prax_., XXI, viii." Nazians., _Oral_., XXIII, XXXI et XXXVII. Gregoire de Nazianze insiste cependant sur la grande inexactitude des comparaisons et la necessite de s'en tenir a la foi. (Damasc., _De Fid. orth_., I, viii, p. 134, 140 et 142,--Anselme., _De Fid. Trin, et Incarn_., c, vii, p. 40, et c, viii, p. 48.--_De Proc. S. Sp_., c. xvii, p. 51.)--S. Augustin non plus n'a pas repousse ces similitudes metaphoriques (_De Fid_., c. ix.--_De Symb. Senn. ad cateeh_. Ce dernier ouvrage est douteux).] Pour ne citer qu'un nom parmi les modernes, Bossuet a repris toutes les comparaisons. C'est la vapeur qui s'eleve de la mer, le rayon, _la splendeur qui est la production et comme le fils du soleil_. "Lorsqu'un sceau est applique sur de la cire, cette cire, sans rien detacher du sceau qui s'imprime en elle, en tire la ressemblance tout entiere et se l'incorpore, en sorte que rien ne peut plus l'en separer." C'est comme l'image dana un miroir, ou plutot c'est comme la production de notre conception ou de notre pensee, ou nous trouvons _une idee de cette immaterielle, incorporelle, pure, spirituelle generation que l'Evangile nous a revelee_. "Entendre et vouloir, connaitre et aimer sont actes tres-distingues, mais le sont-ils reellement?... Tout cela au fond n'est autre chose que ma substance affectee, diversifiee, modifiee de differentes manieres, mais dans son fond toujours la meme... Une trinite creee que Dieu fait dans nos ames, nous represente la Trinite increee[319]." [Note 319: _Elevations sur les Mysteres_, 400. Sem., Eloy. III, IV, V et VI.] Puisque les similitudes, c'est-a-dire les figures sont admises, il ne reste au theologien qu'un devoir, c'est d'avertir son lecteur du danger et de l'inexactitude inevitable du langage figure en si grave matiere. Or, ce devoir, Abelard l'a rempli. Seulement son ton accoutume de confiance et meme de presomption, son ascendant sur ses auditeurs, son intolerance irritable a la plus simple contradiction l'avaient conduit, lui et ses disciples, a mettre son explication au-dessus de l'objection et du doute. Il fut bientot etabli dans son cercle qu'il avait rendu le dogme clair comme le Jour, et que, grace a lui, le mystere etait devenu comprehensible. Or, cela meme etait une opinion heterodoxe, dangereuse pour les fideles, provocante pour ses rivaux. "Est-ce vrai, lui dit le sage Gautier de Mortagne, ce que disent quelques-uns de vos disciples? Ils vantent au loin et glorifient votre subtilite et votre sagesse, et en cela ils ne font qu'acte de justice. Mais ils affirment que vous avez penetre les profonds mysteres de la Trinite, au point que vous en avez une connaissance pleine et parfaite. De grace, ecrivez-moi si enfin vous connaissez parfaitement ou imparfaitement Dieu[320]." [Note 320: _D'Achery, Spicileg_., t.111. _Guali. de Manr_., Ep. V, p. 524.] La etait au fond la veritable heresie, elle resultait moins d'excusables opinions que de la pretention hautaine de les donner pour des verites dernieres, pretention que semblaient trahir les dedains du maitre et la jactance des eleves. La peut s'appliquer le mot d'Abelard lui-meme: "Ce n'est pas l'ignorance qui fait l'heretique, c'est l'orgueil[321]." Mais quel tribunal humain peut connaitre de ce crime-la? [Note 321: _Theol. Chr_., p.1247.] IV. "Il dit encore," continue saint Bernard[322], "que le Saint-Esprit procede du Pere et du Fils, mais qu'il n'est nullement de la substance du Pere ou du Fils. D'ou vient-il donc? De rien peut-etre, comme toutes les choses qui ont ete faites?" Si le Saint-Esprit ne procede point par essence (_essentialiter_), il faut qu'il procede par creation (_creabiliter_); ou bien nous trouvera-t-il une troisieme maniere, cet homme toujours en quete de nouveautes, et qui en invente quand il n'en trouve pas, affirmant les choses qui ne sont pas comme si elles etaient? "Mais, dit-il, si le Saint-Esprit etait engendre de la substance du Pere, le Pere aurait deux fils." [Note 322: _Ab. Op_., p. 218.] Comme si ce qui est d'une substance l'avait consequemment pour pere! Est-ce que les poux, les lentes et les phlegmes (_phlegmata_?) sont les fils de la chair ou ne sont pas de la substance de la chair? Et les vers qui sortent du bois pourri sont-ils d'une autre substance que celle du bois, pour ne pas etre les fils du bois? Mais les teignes aussi tirent leur substance de la substance des etoffes, et n'en tirent pas leur generation; et beaucoup de choses sont dans le meme cas. Je m'etonne qu'un homme subtil et quelque peu savant, a ce qu'il croit, ayant confesse que le Saint-Esprit est consubstantiel au Pere et au Fils, nie cependant qu'il sorte de la substance du Pere et du Fils, a moins de vouloir que ce soit eux qui sortent de la sienne, ce qui serait, il est vrai, inoui et ineffable. Mais si le Saint-Esprit n'est pas de leur substance ni eux de la sienne, que devient, je vous prie, la consubstantialite?" Autant vaut la nier avec Arius et precher ouvertement la creation. Toutes ces differences nouvelles, introduites entre le Fils et le Saint-Esprit, detruisent l'unite. Le Saint-Esprit se retirant de la substance du Pere et du Fils, ce n'est pas une trinite qui demeure, mais une dualite; car une personne qui n'aurait en substance rien de commun avec les autres, ne serait plus digne defigurer dans la Trinite. Ainsi tout a la fois la Trinite est mutilee et l'unite divisee. Or, voici ce que dit Abelard: Le Fils est engendre du Pere et seul engendre (_unigenitus_), le Saint-Esprit n'est donc pas engendre, il procede, et l'Eglise enseigne qu'il procede du Pere et du Fils; ainsi il y a une difference entre la generation et la procession. "La difference, c'est que celui qui est engendre est de la substance du Pere, la sagesse etant une certaine puissance, tandis que l'affection de la charite appartient plus a la bonte de l'ame qu'a sa puissance... Je n'ignore pas que beaucoup de docteurs ecclesiastiques veulent que le Saint-Esprit soit aussi de la substance du Pere, c'est-a-dire qu'il soit par lui, etant d'une seule substance avec luit. Cependant nous ne disons pas proprement qu'il soit de la substance du Pere (_eco substantix patris_), le Fils seul doit etre dit tel; mais l'Esprit, quoique de meme substance (_ejusdem substantix_) avec le Pere et le Fils, d'ou la Trinite est dite _homousios_, c'est-a-dire d'une seule substance, ne doit nullement etre dit de la substance du Pere ou du Fils a proprement parler, car pour cela il faut etre engendre[323]." [Note 323: _Introd_., p. 1086.] Voila l'expression et le delit d'Abelard. Tout se reduit a cette distinction fugitive: le Fils est de la substance du Pere et le Saint-Esprit a la meme substance que le Pere, une seule et meme substance etant commune a toutes les personnes de la Trinite. Voici comment s'en explique la _Theologie chretienne_: "Quand on dit que le Fils est de la substance du Pere, _etre de la substance du Pere_ signifie seulement dans cet endroit _etre engendre du Pere_, par une translation de ce qui se passe dans la generation humaine... ou quelque chose de la substance du corps du pere est transporte et converti dans le corps du fils." Seulement, de peur d'equivoque, on rappelle plus loin ces mots de saint Jean: "Ce qui est ne de la chair est chair, et ce qui est ne de l'esprit est esprit[324]." [Note 324: _Theol. Chr._, I. IV, p. 1327.--Jean, III, 6.] Quant au Saint-Esprit lui-meme, _spiritus_ vient de _spirare_, esprit a le meme radical que _spiration_; c'est pour cela qu'on dit qu'il procede, non qu'il est engendre. "La bonte que le nom de Saint-Esprit designe n'est pas une puissance ou une sagesse, car etre bon ce n'est pas etre puissant ou sage.... Ainsi, quoique le Fils, soit du Pere autant que le Saint-Esprit... la generation differe de la procession en ce que celui qui est engendre est de la substance meme du Pere, puisque la sagesse a cela de particulier d'etre une certaine puissance, et que l'affection de la charite appartient plus a la bonte qu'a la puissance de l'ame. D'ou l'on dit tres-bien que le Fils est engendre du Pere, c'est-a-dire est de la substance meme du Pere, tandis que le Saint-Esprit n'est nullement engendre, mais plutot procede, c'est-a-dire que par la charite il s'etend vers autrui; car par l'amour on _precede_ en quelque sorte, on avance de soi vers un autre[325]." [Note 325: _Theol. Chr._, I. IV, p. 1329.] Evidemment Abelard evite de repeter que le Saint-Esprit ne soit pas de la substance du Pere (_eco substantia_), mais il l'insinue, et c'est creer une difficulte nouvelle dans la Trinite que d'y inserer une distinction et une contradiction de plus. Cette subtilite etait gratuite, et elle a ete rejetee avec juste raison; il fallait se borner a dire: les trois personnes sont consubstantielles, cependant il ne parait pas que la troisieme le soit de la meme maniere que la seconde, puisque l'une est consubstantielle par generation et l'autre par procession. On pouvait ajouter: la communaute de substance doit se realiser d'une maniere differente pour chacune des trois personnes. Quand meme on ecarterait les mots de _generation_ et de _procession_, celui de qui est le Fils ne peut, quant au mode, etre identiquement consubstantiel a celui qui est de lui, comme celui qui est du premier est consubstantiel a celui de qui il est; et ainsi de chaque personne comparee aux deux autres. Je repete que je parle du mode; la consubstantialite subsiste, les trois personnes ont une seule et meme substance, mais elles ne l'ont pas absolument de meme. Quelle est donc la difference? Elle est impenetrable; elle existe pourtant, la theologie le veut, puisqu'elle distingue la generation et la procession; mais cette difference qu'elle affirme, elle ne l'explique pas. Le tort d'Abelard est d'avoir voulu l'expliquer, et le peril est venu de la seduction qu'exercaient sur son esprit la distinction des trois attributs, puissance, sagesse, bonte, et la pensee d'identifier cette distinction avec les deux autres, celle de Pere, Fils, Esprit, et celle d'inengendre, engendre, procedant, au point que ces trois _triplicites_ ne fussent plus que des expressions differentes, substituables les unes aux autres, comme des notations diverses de memes quantites algebriques. Or, il est tres-permis de dira en general que la sagesse est puissance et que la bonte n'est pas puissance[326]; mais cette abstraction prise a la lettre menerait logiquement a penser que le Fils est substance du Pere et que le Saint-Esprit n'est pas substance du Pere. La foi d'Abelard l'a defendu de cette proposition profondement heretique, elle ne l'a pas preserve du peril d'en approcher, et il ne s'est sauve que par des inconsequences peut-etre inevitables, quand on traite d'un dogme que la metaphysique de l'Eglise s'est plu a rendre contradictoire dans les termes. [Note 326: Encore Richard de Saint-Victor a-t-il objecte que ta bonte n'est qu'une bonne volonte, et que la volonte bonne est une puissance, "posse bene velle est aliquid posse." (_De trin_., I. V, c. xv.)] Mais ni la prudence ni la raison ne permettent, parce qu'un dogme est obscur et incomprehensible, d'y ajouter de nouvelles difficultes, ou meme, par des nouveautes d'expression, de diversifier la forme de ses difficultes necessaires. C'est la faute ou Abelard est tombe. Trop prevenu en faveur de cette distinction de la puissance, de la sagesse et de la charite, au lieu de ne lui attribuer qu'une verite approximative, il en a fait l'expression exacte de la distinction des personnes. Il n'a plus dit: "De meme que le Fils est engendre du Pere, la sagesse est de la puissance;" il n'a plus dit: "Comme le Saint-Esprit n'est pas engendre du Pere, on peut remarquer que la bonte n'est pas de la puissance, quoiqu'elle la suppose et en procede, ainsi qu'on le dit du Saint-Esprit." Ces analogies, ces rapprochements, encore qu'un peu metaphoriques, pouvaient passer. Mais il a renverse l'ordre de la comparaison, et il a dit: "Le Fils est engendre, _parce que la sagesse est de la puissance; le Saint-Esprit n'est pas engendre, parce que la bonte n'est pas de la puissance._ D'une similitude il a fait un principe, lui qui s'eleve ailleurs contre toute similitude quelle qu'elle soit." Mais est-elle moins attaquable et plus digne, la similitude que prefere saint Bernard, quand il dit que le Saint-Esprit peut bien etre de la substance du Pere, sans etre le fils du Pere, comme le ver est de la substance du bois? Est-ce la une notion vraie et chretienne de la procession du Saint-Esprit? La consubstantialite, sans parler de la convenance, n'est-elle pas aussi profondement attaquee par cette comparaison que par aucune de celles d'Abelard? Et si l'on tournait contre le juge son argumentation contre l'accuse, si l'on prenait ses comparaisons pour des definitions, ne montrerait-on pas a saint Bernard que son raisonnement conserve bien dans les termes la consubstantialite, mais ne tient aucun compte de la difference de l'engendre a l'inengendre, de la generation a la procession, et attenue, s'il ne l'efface, au profit de l'unite de substance, la distinction des personnes? De cette derniere, le saint en veut _sobrement_; c'est son expression. Surement il faut l'excuser par l'impuissance du langage humain a rendre ce qui excede la raison humaine; mais cette excuse, Abelard l'a souvent invoquee; qu'elle lui profite egalement. On ne peut condamner comme une heresie ce qu'on doit relever comme une expression fautive. L'autorite ne peut regler ses droits sur ceux de la critique. Il doit etre permis d'observer que, pour avoir voulu determiner scientifiquement les elements du dogme de la Trinite, l'Eglise l'a complique, et que les expressions qu'elle a introduites ou consacrees, sont devenues une source de difficultes, d'erreurs et d'heresies. A lire sans prevention les Ecritures, rien ne parait moins indispensable que d'attacher un sens sacramentel aux mots de _generation_ et de _procession_. Le premier, si nous ne nous trompons, se rencontre trois fois dans le Nouveau-Testament avec application au Sauveur. Dans les Actes, Philippe trouve l'eunuque du roi Candace lisant un passage d'Isaie, que les interpretes et Philippe lui-meme appliquent au Messie, et dans lequel sont ces mots: _Qui pourra raconter son origine_[327]? C'est le mot _origine_ qu'emploie Sacy, et le latin porte: _Generationem ejus quis enarrabit_? Le grec emploie le mot [Grec: _genean_], qui a le meme radical que celui de generation; et c'est un des textes dont on s'appuie pour consacrer ce dernier terme. Or, il est evident que l'expression est ici generale, et que tous les mots _origine, generation, extraction, naissance_, auraient pu etre indifferemment employes dans ce passage. Jesus-Christ, dans deux autres, est nomme _Filius unigenitus_ ([Grec: _monogenes uios_])[328]. Sacy traduit tout simplement _le Fils unique_, et assurement ce mot n'ajoute rien d'important ni de special a l'idee que nous pouvait deja donner de l'origine du Sauveur ce simple mot si expressif, _le Fils_. Temoin le verset du psaume, souvent cite par les apotres: "Tu es mon fils, je t'ai engendre aujourd'hui (Ps. II, 7); [Grec: gegenneka se], dans le Nouveau-Testament (Act. XIII, 33, Hebr. I, 5 et V, 5). Quant au mot de _procession_, il vient d'une traduction fort gratuite d'un verset de l'Evangile selon saint Jean, ou on lit: _Spiritum veritatis qui a patre procedit_ (XV, 26); "l'esprit de verite qui procede du Pere." Le mot grec [Grec: ekporeuetai] veut dire proprement qu'il sort, qu'il s'extrait. Sur ces textes seuls on n'imaginerait pas de regarder comme essentiels a la Trinite, comme identifies au dogme, les deux mots que nous discutons, et l'on se bornerait a dire et a croire que la Trinite, c'est le Pere, le Fils unique du Pere, et le Saint-Esprit, qui sort du Pere et qui recoit du Fils[329]. [Note 327: Act. VIII, 33.] [Note 328: Jean, I, 18, et Ep., IV, 9.] [Note 329: "_Il recevra de ce qui est a moi._" (_Ille de meo accipiet_.) Ainsi Sacy traduit ces mots: [Grec: ek tou emou lephetai], qui sont le texte le plus formel que l'on cite pour prouver que, selon l'Ecriture, le Saint-Esprit procede du Fils. Jean, XVI, 14.] On voit en effet que dans les premiers siecles, l'Eglise n'avait adopte aucune expression, decrete aucune definition du mode suivant lequel le Pere produit son Verbe. Il parait que le premier nom qui eut ete donne a ce mode, a cet acte ineffable, etait en grec celui de [Grec: probole], litteralement _projection_, qu'on a rendu en latin par _prolatio_ ou _productio_, et remplace aussi par _emanation_[330]. Employe generalement par ceux qui, n'admettant pas la creation, voulaient exprimer comment les essences spirituelles etaient sorties de l'essence divine, ce terme d'emanation paraissait ici bien place; le Fils et le Saint-Esprit pouvaient etre dits emaner, puisqu'ils sont d'essence spirituelle, puisqu'ils sont provenus de l'essence du Pere, sans en etre crees, et sans en etre detaches au point de former de nouvelles essences. Aussi quelques Peres ont-ils emprunte ce mot d'_emanation_ soit aux alexandrins, soit aux gnostiques, les uns le restreignant dans le sens catholique qui vient d'etre indique, les autres prenant avec lui toute la doctrine qui faisait de ces emanations des _eons_ consubstantiels a Dieu, au sens seulement de l'homogeneite de nature. Mais le danger de tomber dans le gnosticisme a fait bientot renoncer a ce langage. On a essaye du mot de _parabole_; on a dit aussi _emission_, _prolation_, jusqu'a ce qu'enfin on se soit decide a dire _generation_, en ecartant toute idee d'imperfection qu'emporte ce terme applique a la nature humaine. Ainsi le fils a ete dit _engendre_ parce qu'il est fils, a condition que ce mot de _generation_ fut depouille de toute analogie avec la filiation humaine; et l'emana tion du Saint-Esprit a ete appelee _procession_ et quelquefois _spiration_, parce qu'il n'est pas fils de Dieu. De sorte que la premiere expression, celle de generation, n'a plus rien de commun que l'apparence avec le sens litteral, et ne s'etend pourtant pas au Saint-Esprit, quoiqu'elle ait ete reduite a l'etat de pure metaphore. [Note 330: [Grec: probole], _projectio, prolatio_, d'abord employe, mais devenu suspect par l'usage qu'en avaient fait les Ariens et les Valentiniens. Puis, on y est revenu, notamment Tertullien, Gregoire de Nazianze et saint Jean Damascene qui nomme le Pere [Grec: dia logou proboleus tou ekphantoriokou pneumatos] (_De Fide_, I, XIII). Tel fut aussi le sort du mot [Grec uporroia], _transfusio_, ecoulement ou emanation, compromis par les Sabelliens, rehabilite par Athanase et Origene. Mais [Grec: probole] est reste plus usite, surtout comme procession du Saint-Esprit. Celle ci a ete diversement nommee. Comme il y a toujours eu dans la designation des personnes quelque trace d'une metaphore qui representait le Pere comme la pensee, le fils comme la parole, le Saint Esprit comme le souffle, resultat ou lien de la pensee et de la parole, le mot [Grec: pnoe], _spiratio_, A ete le plus volontiers admis avec celui d'[Grec: ekporeusis], consacre par le verset de l'Evangile qui sert de titre au dogme meme. Mais on dit aussi [Grec: ekphoitesis], sortie, [Grec: ekpemphis] emission, [Grec: proeinai], laisser echapper, [Grec: proskeisthai], S'attacher, [Grec: ekphusis], rejeton. C'est ici une des idees chretiennes qu'il est le plus facile de confondre avec une idee alexandrine. L'expression figuree de _processus_ a bien de l'analogie avec le [Grec: proodos] de Proclus, et on lit dans Gregoire de Nazianze que les proprietes des personnes sont [Grec: to anarchon, e gennesis kai e proodos]. (Proclus, _Theol. plat._, t. III, c. xxi.--Nazianz., _Or_., xiii.--Sulcor., _Thesaur., verbo_ [Grec: ekporeusis].--Pelav., _Dogm. Theol._, t. II, t. V, c. viii, t. VII, c. x et xi, t. VIII, c. i.)] Ces deux mots ont ete consacres pour designer l'une et l'autre relation principale du Fils au Pere et du Saint-Esprit au Pere et au Fils, et quand on a voulu attacher une idee a ces mots, les definir, seulement les comprendre, meme dire que l'un etant different de l'autre, ils ne pouvaient exprimer tous deux la meme facon _d'etre de la substance_ du Pere, on est presque immanquablement tombe dans l'heresie. Tout le monde n'a pas eu la sincerite de saint Augustin, avouant qu'il ignore comment on doit distinguer la generation du Fils de la procession du Saint-esprit, et que sa penetration echoue contre cette difficulte[331]. Longtemps avant lui, et, je crois, avant que la langue du dogme fut fixee, saint Irenee semblait avoir prevu tous les dangers de cette terminologie, quand il disait avec tant de sagesse: "Si quelqu'un nous demande comment le Fils a ete produit par le Pere, nous lui repondrons que cette production (_prolatio_), ou generation, _nuncupatio, adapertio_, ou tout autre terme dont on voudra se servir, n'est connue de personne, parce qu'elle est inexplicable.... Quiconque ose entreprendre de la concevoir ou de l'expliquer ne s'entend pas lui-meme en voulant devoiler un mystere ineffable[332]." [Note 331: _Contr. Maxim._, II, XIV. Bossuet dit dans le meme sens: "Dieu a voulu expliquer que la procession de son Verbe etait veritable et parfaite generation: ce que c'etait que la procession de son Saint-Esprit, il n'a pas voulu le dire, ni qu'il y eut rien dans la nature qui representat une action si substantielle et tout ensemble si singuliere. C'est un secret reserve a la vision bienheureuse." (_Elev. sur les Myst._ 2e som. V.)] [Note 332: S. Iren., _Contr. Haeres._, II, xxviii, 6.--Voyez aussi Bergier, _Dict. De Theol._ aux mots _Saint-Esprit_, _Emanation_, _Generation_.] V. La censure de saint Bernard n'a point epargne les similitudes employees pour representer la Trinite, et notamment cette _execrable similitude ou plutot dissimilitude_ du genre et de l'espece, ainsi que celle de l'airain et du sceau d'airain[333]. [Note 333: _Ab. Op._, p. 280.] "Qu'est-ce donc? veux-tu, selon ta similitude, parce que le Fils, pour etre, exige que la Pere soit, veux-tu que ce qui est le Fils soit le Pere, mais sans reciprocite, comme le sceau d'airain est airain, parce que l'existence du sceau d'airain exige celle de l'airain, comme l'homme est animal, parce que l'existence de l'un suppose celle de l'autre, sans que l'airain soit le sceau d'airain, ni l'animal l'homme? Si tu dis cela, tu es heretique; si tu ne le dis pas, la similitude tombe. Ou conduit donc ce long circuit de choses prises de si loin, ces rapprochements laborieux, cette vaine multiplicite de mots, ces grands eloges que tu donnes a ta deduction, si les membres n'en peuvent etre ramenes les uns aux autres dans les proportions regulieres? Ton entreprise n'est-elle pas de nous enseigner l'_habitude_ qui est entre le Pera et le Fils (o'est-a-dire comment le Pere _a_ le Fils)? or, nous tenons de toi que pour poser l'homme, il faut poser l'animal, mais sans reciprocite, d'apres la regle de dialectique qui veut, non que la position du genre pose l'espece, mais que la position de l'espece pose le genre. Lors donc que tu rapportes le Pere au genre, le Fils a l'espece, ton oraison par similitude n'exige-t-elle pas que le Fils pose, tu nous montres que le Pere est pose, et que la proposition est sans conversion; de meme que cette proposition: ce qui est homme est necessairement animal, n'est pas convertible; et qu'ainsi celui qui est le Fils est necessairement le Pere, sans que la proposition soit convertible? Mais ici la foi catholique le dement; elle ne souffre pas plus que celui qui est le Fils soit le Pere qu'elle ne souffre que celui qui est le Pere soit le Fils. Autre (alius), sans nul doute, est le Pere, autre (alius) le Fils, quoique le Pere ne soit pas une autre chose (aliud) que le Fils; car grace a cette distinction d'autre (adjectif) et d'autre chose (substantif), la piete de la foi a sa faire un partage prudent entre les proprietes des personnes et l'unite indivisible de l'essence, et tenant la ligne intermediaire, marcher dans la vole royale, sans devier vers la droite en confondant les personnes, ni vers la gauche en divisant la substance. Que si de la simplicite de la substance divine tu induis que si le Fils est, le Pere est necessairement, tu n'y gagnes rien, car la regle de la relation veut que la proposition soit convertible, et que la meme verite accompagne l'inverse, ce qui ne s'adapte pas a la similitude prise du genre et de l'espece, de l'airain et du sceau d'airain... "Qu'il nous dise maintenant ce qu'il pense du Saint-Esprit. La bonte meme, dit-il, qui est designee par ce nom de Saint-Esprit, n'est pas en Dieu puissance ou sagesse... _J'ai vu Satan tombant du ciel comme un eclair_ (Luc, x, 48). Ainsi doit tomber celui qui s'egare dans les choses grandes et merveilleuses qui sont au-dessus de lui. Voua voyez, saint Pere, quelles echelles, ou plutot quels precipices cet homme s'est prepares pour sa chute. La toute-puissance! une demi-puissance! nulle puissance! J'ai horreur de l'entendre, et cette horreur meme suffit, je pense, pour le refuter. Mais cependant je veux citer un temoignage qui se presente en ce moment u mon esprit trouble, pour effacer l'injure faite au Saint-Esprit. On lit dans Isaie: _l'esprit de sagesse et l'esprit de force._ (XI, 2.) Par la l'audace de cet homme est assez clairement convaincue, si elle n'est pas comprimee. O langue grande en paroles (_magniloqua_)! faut-il, pour que l'injure du Pere ou du Fila te soit remise, faut-il quelque blaspheme du Saint-Esprit? L'ange du Seigneur est la qui te coupera par la moitie, car tu as dit: Le Saint-Esprit n'est pas en Dieu puissance ou sagesse. Ainsi le pied de l'orgueil trebuche quand il attaque[334]." [Note 334: "Res superbiae ruit cum irruit."--_Ab. Op._, S. Bern., Ep., p. 283.] Cette argumentation, a laquelle ne manque aucune des formes de la dialectique, montre que le saint abbe n'etait pas si etranger qu'il le dit aux sciences profanes. Mais ecartant tout ce qu'y vient ajouter la declamation de sa colere, bornons-nous a la critique des similitude?. On pourrait en principe les condamner toutes; mais les Peres ont apparemment regarde comme utile, pour donner le change a la curiosite de l'intelligence, de s'adresser a l'imagination. Quelquefois on apaise la faim en la trompant, et l'on fait macher a l'homme affame des substances qui ne sont pas des aliments et qui le calment sans je nourrir. La meme chose se pratique en philosophie; on donne a l'esprit des metaphores en place de raisons; c'est un palliatif de notre ignorance, La theologie a use de cet expedient autant pour le moins que la philosophie, et quelquefois elle s'y est compromise. Accepter sans reserve une seule similitude est un moyen sur d'etre heretique, comme s'est un sur moyen de donner a des adversaires l'apparence de l'heresie que de prendre a la lettre une similitude donnee par eux comme une analogie ou une figure. Dans sa refutation d'Abelard, l'abbe de Clairvaux a-t-il bien evite cette meprise ou cet artifice? "Gardez-vous, avait dit Abelard, de ceux qui rapportent en raisonnant la nature unique et incorporelle de la Divinite a la similitude des corps composes des elements.... Dans le vrai, la Trinite n'est connue que d'elle-meme; l'exposition en est difficile, impossible peut-etre a l'homme.... Plus l'excellence de la nature divine s'eloigne des autres natures qu'elle a creees, moins nous trouvons dans celles-ci de ressemblances congrues a l'aide desquelles nous puissions satisfaire, quand il s'agit de celle-la. Les philosophes doivent se contenter de s'enquerir des natures creees; encore ne peuvent-ils suffire a les comprendre. En Dieu, aucun mot ne parait conserver son sens primitif.... Nous ne pouvons trouver de similitudes parfaites pour les appliquer a l'etre singulier; nous ne pouvons, quand il s'agit de lui, nous satisfaire par des similitudes.... Nous les abordons comme nous pouvons, surtout pour repousser l'importunite des pseudo-dialecticiens.... Nous leur apportons les similitudes les plus probables.... Quand nous comparons a l'homme qui est a la fois substance et corps... qui peut etre a la fois pere et fils... l'identite de substance commune en Dieu au Pere, au Fils, au Saint-Esprit... on reconnaitra qu'on ne peut induire de la une similitude integrale, mais quelque similitude partielle: autrement, nom parlerions d'identite et non de similitude. Prevoyant l'abus qu'on pouvait faire de quelques-unes, nous en avons introduit d'autres, tant d'apres les grammairiens que d'apres les philosophes, et que nous avons jugees plus conformes a notre dessein; mais celle-la surtout qui est prise des philosophes les plus raisonnables, et par la moins eloignes de la science de la veritable philosophie qui est le Christ[335]." [Note 335: _Introd._, t. I, p. 1014, t. II, p. 1070, 1073, 1076, 1079.--_Theol. Chr._, t. III, p. 1249.] On vient de voir ce qu'Abelard pense des similitudes en general. On peut se rappeler comment il juge celles qu'avaient admises saint Augustin, saint Anselme, Tertullien. Voyons maintenant quelles sont celles qu'il tolere. I. La premiere est prise du genre et de l'espece[336]. Si l'on veut bien se reporter au texte, on y verra, je crois, qu'Abelard n'entend pas que la generation de l'espece par le genre soit identique avec celle du Fils par le Pere, ni meme qu'elle en soit le type. "Nos expressions, dit-il, transportees a Dieu, contractent de la singularite de la substance divine une signification egalement singuliere, et quelquefois un sens singulier par construction. Il ne faut pas etendre des expressions figuratives et impropres au dela de ce que veulent l'usage et l'autorite[337]." [Note 336: _Introd_., t. II, p. 1083-1084.--_Theol. Chr_., t. IV, p. 1316-1318.] [Note 337: _Id. Ibid_., p. 1303.] Et c'est apres avoir pose cette regle que, revenant sur ces distinctions de pere et de fils, de puissance et de sagesse, de genre et d'espece, de matiere et de _materie_, il dit: "Une grande discretion doit etre apportee dans ces enonciations qui concernent Dieu[338]." [Note 338: _id_., p. 1304 et 1305.] Ainsi jamais il n'a dit que le Pere fut un genre et le Fils une espece; d'abord parce qu'il repete incessamment que Dieu est un etre singulier, c'est-a-dire qu'il n'est nulle autre chose que lui-meme, et que le Pere est le Pere, le Fils, le Fils, sans pouvoir etre assimiles a aucun etre place dans les degres de l'echelle predicamentale; en second lieu, parce que le plus grand nombre des caracteres qu'il attribue au genre ne convient pas au Pere, comme de se distribuer en plusieurs especes, comme de n'exister dans le temps que sous forme d'especes, et meme que sous forme d'individus; non plus que les caracteres de l'espece ne peuvent etre pour la plupart attribues au Fils, comme celui de se trouver dans un nombre illimite d'individus, comme celui de resulter de l'union avec sa matiere d'une difference qui lui constitue une autre essence que celle du genre. Qu'a donc voulu dire Abelard? Le voici. On fait difficulte de concevoir la distinction du Pere et du Fils, ou de deux personnes, l'une qui engendre, l'autre engendree, dans une meme essence. On ne concoit pas que comme substance, le Fils soit le meme que le Pere, et que comme personne, le Fils ne soit pas le meme que le Pere; mais ne se rencontre-t-il nulle part rien d'analogue? N'arrive-t-il jamais que deux choses distinctes soient et ne soient pas la meme? Le genre, par exemple, est distinct de l'espece; cependant on dit que l'espece est _le meme_ que le genre, et l'on ne veut pas dire _le meme_ de tout point, sans plus, sans moins, sans formes ou proprietes qui les distinguent; mais par cette expression: l'espece est _le meme_ que le genre, on entend que le genre se retrouve dans l'espece, et qu'en un sens l'essence du genre est commune a l'espece. L'animal est dans l'homme; on dit hardiment et legitimement: l'homme est animal, ce qui est dire: l'espece est le genre. Et cependant malgre cette communaute, malgre cet identite d'essence, l'espece est distincte du genre; on dit meme que l'espece est engendree du genre. Ainsi, un etre distinct d'un autre par ses proprietes, et engendre par cet autre, peut avoir une essence commune avec cet autre, et le mystere de la consubstantialite divine a des analogues; on ne peut donc _a priori_ le declarer absurde ou impossible. Mais la comparaison ne va pas jusqu'a signifier que l'essence du Pere soit dans le Fils de la meme maniere, aux memes conditions que le genre est dans l'espece, que le Fils soit engendre du Pere par une generation essentiellement identique a celle qui du genre fait sortir l'espece. Abelard ne l'a dit nulle part, et meme il a prevenu ses lecteurs contre ces assimilations mensongeres, en leur rappelant que toutes ces locutions etaient _impropres et figuratives_, qu'elles ne devaient etre admises que _dans une certaine mesure, et qu'il ne fallait pas entendre une _identite substantielle_ la ou il n'y avait tout au plus qu'_identite de propriete_[339]. [Note 339: _Theol. Christ_., t. IV, p. 1803-1804.] II. La seconde similitude qui indigne saint Bernard est celle de l'airain et du sceau d'airain. Nous la croyons malheureusement choisie, et, l'auteur lui-meme semble l'avoir repudiee, on la remplacant dans son second ouvrage par celle de la cire et de l'image de cire, sur laquelle il insiste beaucoup moins, et que Bossuet a plus tard adoptee. Toutefois n'exagerons rien; cette comparaison ne differe de la precedente, qu'ainsi que le particulier du general, On sait quelle liaison unit la doctrine du genre et de l'espece, et cette maxime d'Aristote que tout se compose de matiere et de forme. Si donc ou a pu comparer la distinction et la consubstantialite du Pere et du Fils a la relation du genre et de l'espece, on pourra, dans une certaine mesure, les comparer a la relation dans laquelle une matiere doit a l'intervention de la forme, de devenir un certain _materie_. On pourra dire, par exemple: l'airain est la matiere du materie appele sceau d'airain; le sceau d'airain est de l'airain. Il est le meme que l'airain, en ce sens du moins qu'il a la meme substance materielle, ou, comme nous dirions, la meme matiere. Cependant s'ensuit-il que l'airain soit essentiellement sceau d'airain? Si donc vous m'objectez en theologie que le Fils ne peut etre de meme substance que le Pere, et par la identique au Pere, sans que l'inverse soit vraie, sans que le Pere soit le Fils, je repondrai que, si cette objection est generale, absolue, elle porte a faux: un etre peut etre consubstantiel a l'etre dont il est forme, engendre, constitue, sans que celui-ci soit celui-la; c'est ce qui a lieu entre la matiere et le materie, l'airain et le sceau d'airain, la cire et l'image de cire. Voila quelle est la portee assez restreinte de ces similitudes. Il en resulte que les fins de non-recevoir absolues doivent etre ecartees, et qu'il faut acquiescer au dogme, ou en venir aux objections directes, attaquer la Trinite en elle-meme si on l'ose, en cessant d'invoquer les regles communes de la science et les principes de la dialectique. C'est a ce point qu'Abelard se proposait de reduire ses adversaires. Maintenant, que la comparaison soit dangereuse, qu'elle puisse facilement engendrer des idees fausses, et, suivie jusqu'au bout, entrainer a de monstrueuses conclusions, je ne le nie pas; saint Bernard a signale quelques-unes de ces mauvaises consequences, et Abelard ne les a pas toutes evitees. On lui devait epargner tout requisitoire injurieux; mais on etait en droit de lui dire: Votre comparaison jette trop peu de lumiere sur la generation du Fils par le Pere pour que vous puissiez raisonnablement y insister, au risque de la faire accepter par l'esprit comme une assimilation complete. Si, en effet, vous vous appesantissez, sur les details d'une analogie superficielle, il peut arriver qu'apres avoir bien dit que le sceau d'airain est d'airain, sans que l'airain soit sceau d'airain, comme le Fils est du Pere sans que le Pere soit le Fils, on pousse la comparaison jusqu'a pretendre que comme le Pere est la puissance et la sagesse quelque puissance, la sagesse est de la puissance, sans que la puissance soit la sagesse; et en substituant encore les termes, que le Pere n'est pas la sagesse, ce qui revient a dire que la sagesse manque au Pere. Cette induction serait fausse, et pourrait etre aisement renversee a l'aide d'une distinction; mais elle se presenterait naturellement, et c'est a l'aide de ces consequences qui sont dans les mots plus que dans la pensee, que saint Bernard a pu motiver ou colorer ses anathemes. Saint Bernard dit que toute distinction ou comparaison qui suppose une superiorite d'un terme sur l'autre, est inapplicable a la Trinite, comme contraire a l'egalite des personnes. Abelard avait dit: "Chaque personne est sans principe, parce que chacune est eternelle et le principe de toutes les autres choses. L'une ne peut etre sans l'autre, mais aucune n'est anterieure ou superieure sous aucun rapport a l'autre. Cause, principe, matiere, rien "de tout cela ne peut etre dit proprement de la relation d'une personne a une autre[340]." [Note 340: _Introd._, t. II, p. 1069, et _Theol. Chr._, t. IV, p. 1320-1324.] Saint Bernard dit que le Pere est sagesse et le Fils puissance. Abelard avait dit: "Chacune des personnes, etant de meme substance, est de meme puissance; le Pere autant que le Saint-Esprit. La Trinite entiere est sagesse, le Pere autant que le Fils. La Trinite entiere est charite. Dieu ne peut jamais etre sans sagesse[341]." [Note 341: _Introd._, t. I, p. 698, t. II, p. 1083.] Saint Bernard dit que les noms qui sont donnes aux personnes, leur sont donnes, non par rapport a elles-memes, mais a chacune par rapport a l'autre ou aux deux autres. Abelard avait dit: "Dieu le Pere, Dieu le Fils ou Dieu le Saint-Esprit, se disent en quelque sorte non pas substantiellement, mais relativement, chacun des predicats relatifs designant en disjonction le Pere, le Fils ou le Saint-Esprit, quoiqu'en construction (c'est-a-dire tous reunis en Dieu), ils n'aient plus d'objet auquel ils soient relatifs[342]." [Note 342: _Theol._, t. III, p. 1286.] Saint Bernard dit que suivant Abelard la puissance entiere a ete accordee au Pere, et que le Fils n'a obtenu qu'une demi-puissance. Abelard avait dit: "Nous ne disons pas le Fils ou le Saint-Esprit moins tout-puissants que le Pere.... La puissance des trois personnes est la meme[343]." [Note 343: _Introd._, t. I, p. 989 et 991.] Saint Bernard dit que la foi catholique a leve toutes les difficultes par la distinction d'_alius_ et d'_aliud_, ou qu'elle a, grace a ce qu'on pourrait appeler la difference adjective et la difference substantive, concilie l'unite de la substance et la diversite des personnes. Abelard avait dit: "Le Pere n'est pas autre chose (_aliud_) que le Fils ou le Saint-Esprit.... Il n'est pas, dis-je, autre chose en nature, mais il est autre (_alius_) en personne.... Celui-ci n'est pas _celui qui_ est celui-la, mais il est _ce qu'_est celui-la.... On ne peut dire qu'une quelconque des trois personnes qui sont en Dieu, soit autre chose qu'une autre, leur unique substance etant absolument singuliere, et ne comportant aucune diversite de formes, ou de parties[344]." [Note 344: _Introd_., t. I. p. 982 et 983. _Theol_., t. III, p. 1201 et 1203, et t. IV, p. 1301 et 1302. Cette distinction entre le neutre et le masculin est consacree en theologie; elle est dans Gregoire de Nazianze (Ep. I, _ad Cledon Orat_., LII); dans saint Hilaire (_De Trin_., t. II, et t. VII); Saint Augustin (tract. Xxxvi: _In Johan_., et dans l'Append. du t. VI, _De Fid. Ad Petr_., c. I); dans saint Ambroise: "Et ipsum ipsa quod ipse; et ipsum ipse quod ipsa; et non ipsum ipsa qui ipse, et non ipsa ipse quae ipsa." (_De Dign. cond. hum_., c. II.)--Cf. saint Anselme (_Monol_., c. XLI); saint Thomas (_Summ_., I, qu. XXXI, 2), et Pierre Lombard (_Sent_., t. I, dist. 8).] Dans toutes ces distinctions, il en est une qu'on n'attaque point, et qui nous semblerait, a nous, la plus grave; et la voici. Comme etant une certaine puissance, une espece, un _materie_, le Fils a la propriete d'_etre par un autre, esse ab alio_, tandis que le Pere n'est que par lui-meme. Etre par un autre ou d'un autre, _esse ab alio ou ex aliquo_, est une expression connue dans la science. Aristote l'a introduite et definie. Elle s'applique aux choses qui proviennent d'une autre, qui en sont faites, qui en font partie, et cette relation a en logique un sens determine[345]. Or, ce sens n'est pas compatible avec l'attribut essentiel, eminent, de la Divinite. L'Etre necessaire est necessairement par lui-meme; et a parler rigoureusement, refuser a une personne divine la propriete d'etre par soi-meme, ce serait lui denier la Divinite; il y aurait atheisme. Les Peres l'ont senti, lorsqu'ils hesitent et se contredisent, plutot que d'attribuer sans restriction le titre de principe au Pere a l'exclusion du Fils. Saint Augustin, enoncant cette proposition: "Le Pere est le principe de toute la Divinite," proposition repetee par Abelard et presque aussitot par lui restreinte, risque de se trouver en contradiction avec le verset sacre: "Dans le principe etait le Verbe" (Jean, I, 1). Il y a sur ce point un _sic et non_ perpetuel dans les theologiens, et le notre a bien fait d'ecarter, autant que possible, des personnes divines les qualifications de principe, cause, source, origine, qui ne font qu'ajouter des contradictions a des mysteres[346]. Je crains bien les memes dangers pour cette distinction entre _etre_ et _n'etre pas par soi-meme_, et j'aimerais mieux les termes mystiques de l'Evangile que ces abstractions qui soulevent des nuages au lieu d'apporter la lumiere. Saint Bernard ne s'en preoccupe guere; la distinction ne l'arrete que parce qu'Abelard en conclut que Dieu le Pere, qui a l'existence par lui-meme, doit avoir la puissance a pareil titre, et en effet il doit avoir les modes de l'existence comme il a l'existence meme. Mais tout cela est secondaire, a mes yeux, aupres de cette assertion que le Pere a seul la propriete d'etre par lui-meme. Ce n'est pas moins que l'assertion qu'il a seul la propriete d'etre Dieu. Ni Abelard, ni saint Bernard, ne sont les seuls ou les premiers qui aient parle ainsi; et il faut convenir que des que vous accordez la paternite, la generation, la procession, vous reconnaissez implicitement qu'il est possible d'etre Dieu et ne pas etre rigoureusement par soi-meme[347]. Mais la difference de l'implicite a l'explicite n'est pas frivole, quand il s'agit des mysteres: c'est souvent la difference de l'inexplicable a l'absurde, de l'enigme au non-sens. Je puis confesser que Dieu est pere ou fils, pourvu que j'ajoute aussitot que je ne sais pas comment il est pere ou fils, que ces mots ont ici, sans aucun doute, un sens surnaturel et inconnu; mais je ne puis, sans que ma raison fremisse, affirmer que l'existence par soi-meme ne soit pas une condition absolue de la Divinite.--Laissons cela[348]. [Note 345: [Grec: To ektinos einai]. _Met._., V, xxiv.--Saint Augustin met une difference entre _esse ex ipso_ ou _esse de ipso_. "Quod enim de ipso est potest dici ex ipso, non autem, etc." Ce qui est _ex ipso_ est cree par lui, ce qui est _de ipso_ est de sa substance. Mais cette distinction n'eclaircit ni ne justifie l'application a la Divinite de l'expression _esse ab alto_ ou _ex alto_ (_De Nat. Bon. Cont. Manich_., c. XXVIX).] [Note 346: _Introd_., t. I, p. 984.--_Theol. Chr_., t. IV, p. 1320.--_Sic et Non_, XIV, p. 42.--P. Lomb., _Sent_., t. I, dist. XXIX.] [Note 347: _Ex Deo processi_, dit le Christ; car c'est ainsi qu'on traduit ces mots [Grec: Ek tou Theou exelthon], qui au lieu ou ils sont places, semblent vouloir dire seulement: "Je suis venu de la part de Dieu" (Jean, viii, 42). Mais il y a un passage plus fort: "Le Fils ne peut rien faire par lui-meme" (_Id_., v. 19). C'est de la qu'on induit en general qu'il peut y avoir procession au sein de l'etre divin, c'est-a-dire une difference d'origine entre les personnes (S. Thom., _Sum_., I, qu. xxvii, er. 1). Saint Augustin dit que le Pere est le principe de toute la Divinite (_De Trin_., IV, xx). M. Hampden a vu dans saint Hilaire que le Fils est _unus ab uno, scilicet ab ingenito genitus_ (_De Trin_., IV). Ainsi il est _ab alio_; et saint Thomas qui veut que le Fils soit aussi principe, dit qu'il est un principe venant d'un principe, tandis que le Pere est un principe sans principe. "Principium a principio, quod est filius; principium non de principio, quod est Pater.... Per hoc quod non est ab alio.... Pater est a nullo.... Intelligatur nomine ingeniti quod omnino non sit ab alio.... Divinae essentiae de qua potest dici quod in Filio vel in Spiritu Sancto est ab alio, scilicet a Patre" (_Summ_., I, qu. xxxiii, a. 1 et 4). L'erreur a laquelle me paraissent conduire ces expressions S'appelle en theologie le _subordinationisme_ (Frerichs, _Comment. de Ab. doct_., p. 10).] [Note 348: Je crois que, pour attenuer un peu cette difficulte, il est plus sage de substituer a cette expression _esse ab alio_, cette autre expression _procedere ab alio_, dont se sert plus volontiers saint Thomas et qui distingue les personnes de la Trinite en celles qui procedent et celles de qui les autres procedent (_Summ_., I, qu. xxvii, art. 1). On a meme voulu Pousser les distinctions verbales plus loin, et attribuer au Pere l'expression _ex quo_, au Fils _per quem_ et au Saint Esprit _in quo_, en se fondant sur un verset de saint Paul (I Cor., viii, 6.--S. Basil., _De Spir. Sanct_., c. ii). Mais cette distinction n'est pas admise, on y oppose des passages Formels, entre autres Rom. xi. 36. C'est un caractere ou propre, Generalement reconnu au Pere, que de n'avoir ni auteur ni principe, d'etre [Grec: autogenes, anaitios, ouk ek tinos] (Damasc., _De Fid_., I, viii); d'etre par soi-meme ou de n'etre pas par un autre que par soi. "Proprium est Patris," dit Alcuin, "quod solus est Pater et quod ab alio non est nisi a se." (_Qu. De Trin_., p. 762); tandis qu'on trouve partout que le Fils est "ex Patre, ab alio," et notamment dans saint Augustin, "de Patre est Filius, non est de se" (_Cont. Max_., c. xiv.--Tract. xx _In Johan_.); dans saint Ambroise: "Dicitur Deus pater quia ipse est ex quo.... et sapientia.... et dilectio.... et ex ipso sunt quia non a se" (_De Dign. Cond. hum_., c. ii). D'ou il suit que le Fils n'est pas [Grec: autotheos]. "Pater a nullo habet essentiam nisi a se ipso, Filius habet essentiam suam a Patre" (Anselm., _Monol_., c. xliv). Ce qui ne veut pas dire cependant que l'essence engendre une autre essence, la consubstantialite y perirait. P. Lombard et saint Thomas ont bien etabli ce point, malgre les objections de Richard de Saint-Victor. Cependant les protestants ont ete plus loin; Calvin, Beze ont soutenu qu'il fallait croire que le Fils a l'essence et la divinite par lui-meme. "Si a se Deus non est," dit un docteur, "quomodo Deus erit?" Cependant La doctrine catholique est formelle. "Tout ce qu'ont le Fils et le Saint-Esprit, ils l'ont du Pere, meme l'etre, [Grec: kai auto to einai]" (J. Damasc., _De Fid_., I, x). On explique cette doctrine en developpant ces mots de saint Jean: "Comme le Pere a la vie en lui-meme, il a donne au Fils d'avoir la vie en lui-meme" (v. 26). La generation parfaite et divine a cette vertu de faire que le Fils soit tout ce qu'est le Pere, excepte d'etre le Pere (P. Lomb., I. i, dist.v.--Voy. Le P. Petau, t. II, t. II, c. vi; t. VI, c. x, xi et xii).] Le point qui parait le plus toucher saint Bernard, est l'attribution speciale de la bonte au Saint-Esprit. Qui n'en apercoit la raison? L'Evangile contient ces paroles mysterieuses et terribles: "Tout peche et tout blaspheme sera remis aux hommes; mais le blaspheme de l'Esprit ne sera pas remis aux hommes. Et quiconque aura parle contre le Fils de l'homme, il lui sera remis; mais s'il a parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni dans ce siecle ni dans le siecle a venir" (Math, xii, 31, 32). Or, Othon de Frisingen a raison, saint Bernard est credule et tremble pieusement des qu'il croit entrevoir l'impiete. Abelard a dit que le Saint-Esprit etait eminemment l'amour ou la charite divine: soudain le voila convaincu d'avoir depouille le Saint-Esprit de puissance et de sagesse; il a commis le peche irremissible, il a prononce le blaspheme inexpiable. Quant a nous, nous ne rappellerons pas que, fondee ou non, cette attribution de la sagesse et de l'amour est pour ainsi dire traditionnelle dans l'Eglise[349]. Nous ferons seulement une citation: "Si nous voulons rechercher plus expressement ce que signifie la personne en Dieu, elle equivaut a dire que Dieu est ou le Pere, savoir la divine puissance engendrant, ou le Fils, savoir la sagesse divine engendree (_sumta_) ou le Saint-Esprit, savoir le _processus_ de la bonte divine[350]." [Note 349: Voyez entre mille autorites saint Aug., _De Trin_., VI, v, XV, xvii.--_De Civ. Dei_, XI, xxiv. Saint Anselme dans le _Monologium_ dit que le Pere est l'esprit supreme (_summum spiritus_); le Fils, l'intelligence et la sagesse, la science, la connaissance, la verite de la substance paternelle; le Saint-Esprit enfin, l'amour de l'esprit supreme (c. XLIV, XLVI, XLVII et XLIX).] [Note 350: _Theol. Chr_., t. III, p. 1280.] Une seule question aurait du etre posee, et Abelard eut ete embarrasse d'y repondre. Si la Trinite est toute-puissante, sage, bonne, a quel titre et comment la puissance appartient-elle au Pere, la sagesse au Fils, la bonte au Saint-Esprit, ou plutot comment et dans quelle mesure ces attributs sont-ils separes ou distingues des autres attributs divins, tous egalement et semblablement communs a la substance divine et par elle aux trois personnes, et comment sont-ils distingues de maniere a devenir eminents chacun dans une d'elles? En d'autres termes encore, quelle difference assignez-vous entre la maniere dont appartiennent les attributs communs ou substantiels, et celle dont appartiennent les attributs speciaux ou personnels, les premiers appartenant a la substance et etant communs aux personnes, les seconds appartenant chacun a une des personnes et etant communs a la substance? Certainement, il y a la une difficulte, et qui n'est pas seulement insoluble, l'insoluble est partout ici; mais je crois qu'elle porte sur une distinction inexprimable. VI. Laissons ce que saint Bernard dit en passant de la theorie platonicienne de l'ame du monde assimilee a la foi dans le Saint-Esprit; negligeons cette phrase vive et dedaigneuse: "Lorsque Abelard se met en sueur pour voir comment il fera Platon chretien, il se prouve payen." Venons a cette censure generale: "Il n'est pas etonnant qu'un homme qui ne s'inquiete pas de ce qu'il dit, en se jetant sur les secrets de la foi, envahisse et disperse avec si peu de respect les tresors caches de la piete, puisque sur le fond de la piete meme il ne pense ni en homme pieux, ni en fidele. Enfin, des l'entree de sa _Theologie_, ou plutot de sa _Stultilogie_, il definit la foi une _estimation_, comme s'il etait loisible a chacun de penser et de dire en matiere de foi ce qu'il lui plait, ou que les sacrements de notre foi demeurassent suspendus a des opinions vagues et variables, au lieu d'etre appuyes sur la verite certaine! Est-ce que, si la foi est flottante, notre esperance, n'est pas vaine? C'etaient donc des sots que nos martyrs, soutenant de si rudes epreuves pour des choses incertaines, et ne balancant pas, pour une recompense douteuse, a courir au-devant d'un long exil par une fin douloureuse? Mais loin de nous la pensee que dans notre foi et notre esperance il y ait rien, comme il l'imagine, qui oscille sur une douteuse estimation, et que tout n'en soit pas fonde sur la verite certaine et solide, divinement prouve par les oracles et les miracles, etabli et consacre par l'enfantement de la vierge, par le sang de la redemption, par la gloire de la resurrection. Ces _temoignages sont devenus trop dignes de foi_ (Ps. xcii, 7). S'il en est autrement, l'Esprit lui-meme enfin rend temoignage a notre esprit que nous sommes fils de Dieu. Comment donc peut-on oser appeler la foi une _estimation_, a moins de n'avoir pas encore recu ce meme esprit, ou bien d'ignorer l'Evangile, ou de le regarder comme une fable? _Je sais a quoi j'ai cru et je suis certain_, s'ecrie l'apotre (II Tim., i, 42), et toi, tu me souffles tout bas: "La foi est une estimation." Dans ton verbiage, tu fais ambigu ce qui est d'une certitude sans egale; mais Augustin parle autrement: _La foi_, dit-il, _n'est pas dans le coeur ou elle reside et pour celui qui la possede comme une conjecture ou une opinion, elle est une certaine science au cri de la conscience_. Loin donc, bien loin de nous de reduire ainsi la foi chretienne. C'est pour les Academiciens que sont ces _estimations_, gens dont le fait est de douter de tout, de ne savoir rien; pour moi, je marche confiant dans la sentence du maitre des nations, et je sais que je ne serai point confondu. Elle me plait, je l'avoue, sa definition de la foi, quoique cet homme dirige contre elle une accusation detournee: "_La foi_, dit-il, _est la substance des choses qu'il faut esperer, l'argument des choses non apparentes_ (Heb., xi, 1). La substance des choses qu'il faut esperer, non la fantaisie de conjectures enormes; tu l'entends, _la substance!_ Il ne t'est pas permis dans la foi de penser ou de disputer a ton gre, ni de vaguer ca et la dans le vide des opinions, dans les detours de l'erreur. Par le mot de substance, quelque chose de certain et de fixe t'est d'avance impose; tu es enferme dans des bornes certaines, tu es emprisonne dans des limites certaines; car la foi n'est pas une estimation, mais une certitude[351]." [Note 351: _Ab. Op._ Bern., ep. xi, p. 283, 284.] Il semble ici que saint Bernard ait rencontre juste, et une grande autorite lui vient en aide, c'est Gerson[352]. Voila bien, ce semble, le point de la discussion entre le philosophe et le fidele. Dans cette diversite de definition de la foi eclate la difference entre celui qui veut par la raison arriver a croire, et celui qui commence par croire et qui raisonne apres. Cependant, si l'on consulte le texte, la critique est hasardee. On se rappelle le debut de l'Introduction. A cote de la foi, l'auteur place l'esperance, et afin d'expliquer pourquoi il confond l'esperance dans la foi, il generalise la foi qui, comme l'esperance, est une estimation ou un jugement de l'esprit sur les choses qu'on ne voit pas. Cette definition de la foi est donc generale, et non speciale, c'est celle de la foi abstraite, et non de la foi chretienne; c'est un souvenir d'Aristote qui unit la croyance ou la foi a l'opinion ou estimation. Mais des qu'il s'agit de la foi, "en tant qu'elle interesse l'ensemble du salut de l'homme, objet de son ouvrage," Abelard revient a la definition de saint Paul. "Parlons d'abord de la foi, dit-il; qui vient avant le reste (la charite et les sacrements), comme etant le fondement de tous les biens. Que peut-on en effet esperer et que peut-on aimer de ce qu'on espere, si l'on ne croit auparavant, tandis qu'on peut croire sans l'esperance et sans l'amour? De la foi, en effet, nait l'esperance; ainsi, ce que nous croyons le bien, nous avons la confiance de l'obtenir par la misericorde de Dieu. D'ou l'apotre: "_La foi est la substance des choses qu'il faut esperer et l'argument des choses qui n'apparaissent pas_." La substance des choses qu'il faut esperer_, c'est-a-dire le fondement et l'origine des esperances auxquelles nous sommes conduits, en croyant d'abord que les choses sont, afin de les esperer ensuite; _l'argument des choses qui n'apparaissent pas_, cela veut dire la preuve qu'il y a des choses non apparentes. Comme en effet personne ne doute que la foi n'existe, il faut accorder qu'il y a des choses non apparentes. Car la foi, ainsi qu'il a ete remarque, ne se dit avec entiere propriete que de ce qui n'apparait pas." [Note 352: "Fides dicitur habitus firmus, ad differentiam opinionis vel suspicionis incertae, sicut ponebat Petrus Abaelardus per B. Bernardum in hoc redargutus (_Serm. Ad commiss, Fidei_, t. II, p. 334; Gerson. _Op. omn._, vol. in fol. Antw. 1706).] Si la foi est ainsi la preuve de l'invisible, il est des objets de la foi qui n'importent pas au salut. Quel peril courons-nous a croire que Dieu fera demain ou ne fera pas tomber la pluie? "A celui qui vous parle de la foi pour votre edification, il suffit de traiter et d'enseigner les choses qui, si elles ne sont crues, produisent la damnation. Ce sont celles qui appartiennent a la foi catholique. La foi catholique, c'est-a-dire universelle, est celle qui est tellement necessaire a tous, que quiconque en est denue ne peut etre sauve[353]." [Note 353: _Introd._, t. I, p. 979, 981, 982. Voyez aussi notre c. II p. 188, et dans le t. I, le c. VII, p. 490.] Y a-t-il en tout cela pretexte a l'indignation de saint Bernard[354]? Nous croyons parfaitement innocente la definition qu'il incrimine, et cependant nous avouerons que le rationalisme tend toujours a faire de la foi une opinion, ou, si l'on veut, une _estimation_. Sans doute on ne saurait proscrire la foi formee par le travail de l'intelligence, elle peut etre aussi pure et aussi solide que toute autre, et obtenir par suite tous les dons celestes promis a la foi. Lorsqu'on enseigne la religion, il est meme impossible de ne point admettre certains antecedents logiques qui servent de base a la foi, et de ne point convenir que celle-ci suppose la croyance a certaines verites prealables, ce qui donne a la foi les apparences d'une deduction. Mais souvent en fait la foi precede tout raisonnement dont on ait conscience ou souvenir, et comme elle est religieusement un devoir, meme une vertu, elle a souvent, ainsi que toutes les autres vertus, le don de se rencontrer dans l'ame et d'y dominer, sans commencement et sans motifs connus, en vertu d'une adhesion implicite et involontaire. La foi ainsi concue est en general plus estimee par la religion, elle lui parait mieux assuree; n'etant pas la creation laborieuse de la raison, elle semble inspiree, et son origine la sanctifie. Aussi a-t-elle en elle-meme plus de merite, le merite qui ne vient pas de nous etant le seul veritable, et les plus recents apologistes du christianisme se sont attaches a etablir que les verites, regardees jusqu'ici comme un preliminaire que la raison demontre pour que la foi prenne naissance, sont elles-memes connues par la foi avant de l'etre par la raison. C'est cette foi d'obeissance qui a ete louee dans Abraham. A toutes les epoques, cette foi a ete distinguee de la foi acquise et raisonnee, et preferee a celle-ci par les hommes pratiques qui unissaient a une piete vive l'esprit d'autorite. Cependant l'obeissance raisonnable de saint Paul reste permise, et c'est celle qu'Abelard enseigne, car c'est la seule qui puisse etre enseignee. [Note 354: Lui-meme avait dit: "Deus... tribus voluti viis est vestigandus, opinione, fide, intellectu. Fides est votuntaria quaedam et certa prolibatio necdum propalatae veritatis; intellectus est rei cujusdam invisibilis certa et manifesta notitia" (_De Consider._, V, 3. Cf. Frerichs, _Comment, de Ab. doct._, p. 13).] CHAPITRE V. DES PRINCIPES DE LA THEOLOGIE D'ABELARD.--EXAMEN PHILOSOPHIQUE. Considerons maintenant dans son ensemble et d'un point de vue plus general encore la doctrine d'Abelard sur la Trinite. La sentence de l'orthodoxie contemporaine se trouve developpee dans la lettre de saint Bernard. Essayons de juger ce jugement. Il a ete reproduit, mais avec plus de moderation dans les termes, par des ecrivains modernes. Ainsi D. Clement regarde, non comme faux, mais comme dangereux ce principe que la foi doit etre dirigee par la lumiere naturelle, principe qui conduit a cette autre proposition: "On ne croit point parce que Dieu a dit, mais parce qu'on est convaincu qu'il en est ainsi, on admet[355]." "Voila," dit le critique, "un principe qui doit mener loin." Il trouve _naturelles_ les consequences que saint Bernard infere de la definition de la foi donnee par Abelard. "Cependant loin de les avoir constamment admises, on voit que l'auteur les a quelquefois combattues, meme avec succes; mais ce qu'il ne pouvait desavouer en aucun cas sans saper par le pied sa nouvelle methode, c'est que la foi n'est pas absolument au-dessus de la raison." Enfin les explications et les comparaisons qu'il donne touchant la Trinite laissent percer tantot le sabellianisme, tantot l'arianisme. "Nous aimons a nous persuader, et ce n'est pas au reste sans preuves, qu'il est exempt dans le fond de l'une et de l'autre de ces erreurs." Mais il n'en a pas moins _brouille reellement toutes les notions theologiques sur la Trinite_. [Note 355: Art. _Abelard_ dans _l'Hist litt/i> t. XII, p. 138.--_Introd_., t. II, p. 1060.] On le voit, le reproche d'heresie n'est plus profere, il est meme formellement ecarte[356]; plus de ces mots d'_impiete_, de _blaspheme_, de _paganisme_, et de la cette consequence qu'on n'etait en droit a Sens, comme a Soissons, que de signaler les erreurs du livre et non de condamner personnellement un docteur qui n'a pas un seul moment cesse de protester de sa soumission a l'Eglise et au saint-siege. [Note 356: C'est maintenant une chose generalement accordee. J'en ai cite plusieurs preuves (Voy. t. I, p. 218). Il serait trop long de rappeler tous les ouvrages ou les opinions theologiques d'Abelard sont appreciees (Voy. t. I, p. xxii).] A ces critiques ainsi reduites, M. Cousin, fortifiant de son autorite celle d'Othon de Frisingen, ajoute une observation qui penetre plus avant. Il pense qu'Abelard, en introduisant le rationalisme dans la theologie, y a introduit aussi le nominalisme, chose grave, surtout quand il s'agit de la question de la Trinite. Quelques reflexions seront ici necessaires. On l'a deja vu, il y a deux manieres de traiter la theologie, c'est-a-dire d'enseigner la religion, celle du rationalisme et celle que les Allemands appellent du super-naturalisme. Toujours la premiere court le risque d'incliner a l'heterodoxie, a l'heresie, et de passer insensiblement du rationalisme theologique au rationalisme philosophique. La seconde offre une tendance constante au mysticisme ou penche vers une abnegation de tout raisonnement, vers une _misologie_, comme on dit encore en Allemagne, vers une aversion de toute science qui peut transformer l'humilite d'esprit en credulite superstitieuse. Ce n'est pas que la foi manque absolument dans le rationalisme, ni que le super-naturalisme (employons ce mot faute d'un meilleur) ne laisse absolument aucun role a la raison. Le rationalisme peut etre orthodoxe, honorer du moins et prescrire la foi; meme dans le rationalisme purement philosophique il y a encore une place pour quelque chose qui peut s'appeler la foi, c'est-a-dire pour un assentiment non raisonne a des verites indemontrees et indemontrables, pour une croyance implicite et necessaire a des choses invisibles, _argumentum non apparentium_. Aucune philosophie n'est sans mysteres ou sans faits inexplicables, insensibles et certains; aucune philosophie n'est sans foi. Cela est encore plus vrai du rationalisme religieux; il a pour objet de conduire a la foi par la raison ceux a qui la foi manque, ou plus souvent, la ou il rencontre la foi, de l'eclairer, de la motiver, de la corroborer par la raison. Qu'est-ce donc en general que le rationalisme chretien? Une conciliation de la foi et de la raison, un eclectisme. De meme, dans la doctrine de ceux qui ramenent tout a la foi, prenant a la lettre et dans un sens absolu les anathemes contre la philosophie, on ne peut soutenir que la raison n'ait rien a faire. Soit qu'on cherche a exciter la foi uniquement par des recits ou des menaces, comme de certains missionnaires, soit qu'on en appelle au sentiment religieux, a ce besoin d'amour et de priere qui, dit-on, est deja la grace, et qui, fidelement ecoute, doit attirer la grace definitive de la foi, soit surtout qu'on invoque le principe de l'autorite contre l'anarchie des opinions individuelles et les ecarts du libre examen, on recourt implicitement a la raison humaine. Il y a un syllogisme jusque dans le choix mystique de l'ame preferant la vision a la conception et l'enthousiasme a la certitude. "C'est, dit avec profondeur saint Clement d'Alexandrie, une sage parole que celle-ci: Il faut de la philosophie meme pour decider qu'il ne faut pas de philosophie[357]." [Note 357: Clem. Alex. _Stromat._ VI, in His.] Mais malgre ce qu'il y a de commun entre les deux methodes theologiques, et ce qu'il y a de commun, c'est l'intelligence a laquelle toutes deux s'adressent, et que ni l'une ni l'autre ne peut scinder ni travestir; ce qu'il y a de commun a toute religion comme a toute philosophie, c'est l'humanite; il faut reconnaitre que les deux methodes different par leurs caracteres et par leur tendance. La premiere, quoiqu'elle soit celle de presque tous les heretiques, et necessairement celle de tous les philosophes, et des plus incredules, n'a jamais en elle-meme ete formellement condamnee par l'Eglise, qui ne pouvait repudier quelques-uns de ses docteurs les plus illustres. Les deux methodes, employees concurremment dans tous les ages du christianisme, ont l'une sur l'autre prevalu tour a tour, suivant les temps et les questions. Dans le berceau meme de la foi, on les trouve alternativement s'embrassant et luttant ensemble. Il est impossible de ne pas reconnaitre dans saint Jean un caractere philosophique qui manque a saint Luc; et malgre ses invectives contre les philosophes, saint Paul porte dans l'exposition du dogme des formes de discussion, un esprit libre et raisonneur qui paraissent etrangers au genie positif et formaliste de saint Pierre. "Il _discutait dialectiquement_, dit l'Ecriture, les choses du royaume de Dieu[358]." [Note 358: [Grec: Dielegeto]. Act. xvii, 2. [Grec: Dialegomenos kai peidoin ta peri tas basileias ton Thiou.] XIX, 8.] Depuis les apotres jusqu'aux Peres, depuis les Peres jusqu'aux docteurs de nos facultes de theologie, les deux methodes se sont perpetuees dans l'Eglise; et pour avoir choisi entre elles, Abelard n'est point sorti du saint bercail. Il a fait d'ailleurs ce choix sans intention d'innover sur aucun point du Symbole. Sa pretention parait s'etre elevee jusque-la seulement, qu'il a voulu _exposer_, c'est son expression, sous une forme un peu nouvelle, la croyance chretienne touchant la nature de Dieu, et soit par un choix dans les doctrines recues, soit par quelques explications neuves, construire une deduction methodique du dogme de la Trinite et appuyer d'arguments plus modernes l'adhesion qui lui est due. Voici dans sa juste mesure la formule generale de ce rationalisme dogmatique: "Il ne faut pas toujours demander, dit Leibnitz, des _notions adequates_, et qui n'enveloppent rien qui ne soit explique.... Nous convenons que les mysteres recoivent une explication, mais cette explication est imparfaite. Il suffit que nous ayons _quelque intelligence analogique_ d'un mystere, tel que la Trinite et que l'incarnation, afin qu'en les recevant nous ne prononcions pas des paroles entierement destituees de sens: mais il n'est point necessaire que l'explication aille aussi loin qu'il serait a souhaiter, c'est-a-dire qu'elle aille jusqu'a la comprehension et au comment[359]." [Note 359: _Theodicee_ disc. prel. sec. 54.] Mais l'execution a-t-elle parfaitement repondu a l'intention? J'ai ailleurs decrit comme je me le represente, l'etat religieux de l'ame d'Abelard. Le jugement de l'esprit d'un siecle par l'esprit d'un autre n'est pas aujourd'hui chose fort malaisee. Notre epoque a trop d'impartialite pour manquer de sagacite. Mais quand il faut appliquer ce jugement general a un individu, penetrer au fond d'une ame a travers les ages, entrevoir comment s'y associaient ou s'y combattaient l'esprit du temps auquel elle n'echappait pas, et cet esprit de tous les temps auquel participent tous les philosophes; comment s'y melaient, sans y disparaitre, les habitudes religieuses, les habitudes logiques, l'erudition sacree, l'erudition profane, le caractere ecclesiastique, le talent dialectique, le respect volontaire pour la tradition, le penchant involontaire pour la controverse, le gout de la subtilite, le desir de l'originalite, l'amour de la gloire enfin; alors la tache devient bien difficile, et les conjectures les plus plausibles peuvent n'etre que des mensonges historiques. Sans contester que les doutes, inseparables peut-etre de toute grande vocation philosophique, aient pu de temps a autre traverser l'esprit du chanoine de Paris, moine de Saint-Denis, abbe de Saint Gildas, fondateur du Paraclet, que condamna l'Eglise, nous dirons que ces doutes ne transpirent point dans sa theologie. C'est l'oeuvre d'un fidele; mais elle contient plus d'un germe d'infidelite. Le rationalisme n'a point fait impunement irruption dans le dogme, et l'on reconnait soit dans l'esprit general, soit dans les opinions particulieres, plusieurs de ces idees precoces d'ou l'esprit des siecles a fait sortir quelques-unes des verites et des erreurs les plus grandes de la philosophie moderne. La clef de la doctrine est dans le _Sic et Non_. Que le simple travail de rassembler tant de citations et d'autorites contradictoires, ait exerce une passagere influence sur l'esprit de l'auteur, et l'ait pu jeter dans quelques incertitudes, je ne le nie pas. Cependant, il n'a point entendu conclure au doute universel. Il ne voyait dans ces archives du pour et du contre qu'autant d'occasions d'_expliquer_ des contradictions apparentes, et ce travail a contribue surtout a developper cette subtilite qu'on admire. Dans ses autres ouvrages, il a pu risquer des opinions qui ont ebranle certaines croyances, enfante de certains doutes; jamais il ne s'est donne pour sceptique. Seulement, on l'y voit sur chaque question chercher et discuter les autorites, ordinairement les memes qu'il a recueillies dans le _Sic et Non_; il y reprend celles qui sont favorables a sa these, et parfois aussi celles qui sont contraires; il les commente, les developpe, et s'efforce d'en donner le vrai sens, non dans un esprit d'incertitude, mais de conciliation. En fait, qu'est-ce que l'examen d'une question? ne part-il pas toujours d'un _sic et non_? ne porte-t-il pas toujours sur une contradiction entre certaines idees qui sont dans l'esprit ou dans les livres, et qu'il faut ramener a l'unite, soit en montrant qu'elles concordent en derniere analyse, soit en faisant evanouir celles qui ne concordent pas? L'ouvrage d'Abelard nous represente la forme que, dans un temps de citations et d'autorites, la position de toutes questions devait prendre naturellement. Mais cette habitude de poser le oui et le non devait donner a sa maniere d'enseigner la theologie, un caractere expressement dialectique, et lui oter cette forme dogmatique, qui semble exclure le doute en taisant l'objection, et inculquer la verite par ordre. Abelard ne preche pas, il discute. La polemique avait ete l'exercice de toute sa vie; il avait pris pour maxime ces mots qu'il attribue a saint Augustin: _Quarite disputando_[360]. [Note 360: Je n'ai pu trouver dans saint Augustin ces mots qu'Abelard dit extraits du _De Anima_ (_Sic et Non_, I, p. 21), et ailleurs du traite (lisez _sermon_) _de Misericordia_ (_Introd._, II, p. 1056).] Dans cette pratique de discussion, dans cet art de considerer le pour et le contre et de chercher en quoi l'un et l'autre etaient vrais ou soutenables, puisque l'un et l'autre avaient leurs autorites, il a puise le gout et le talent d'allier les contraires, sans toujours bien s'assurer des conditions de l'alliance. Ainsi on le voit plaider la cause de la philosophie et lui faire son proces avec une egale vivacite; marquer trop fortement la distinction des personnes dans la Trinite, et par un retour un peu brusque, retablir sans restriction l'unite de l'essence et la communaute des attributs; braver en un mot les contradictions et les resoudre ou les affirmer tour a tour. C'est la, je l'avoue, ce qui, plus que l'esprit du nominalisme, me parait avoir attache quelques dangereuses consequences a sa methode theologique, non que plus d'un passage n'offre des traces de nominalisme, mais d'autres passages s'en ecartent. Et en effet, le principe fondamental de cette doctrine est, nous le reconnaissons avec M. Cousin, que rien n'existe qui ne soit individuel. Nous concevons donc que de ce principe on conclue (la distinction etant bien fugitive, si elle est possible, entre la personne et l'individu) que les trois personnes divines en pleine possession de l'existence sont toutes trois des realites, des unites, et que l'identite de substance qu'on leur impose est une chimere. Telle parait avoir ete l'erreur de Roscelin: il a sacrifie la realite de l'unite de Dieu a la realite de l'unite de chaque personne. Ce sont trois choses, disait-il, et si l'usage le permettait, on devrait dire trois dieux[361]. C'est le tritheisme ou l'heresie de Philopon et des damianistes. Or, c'est l'erreur contraire dont Abelard est maintenant accuse; il aurait, dit-on, ramene les distinctions reelles a des points de vue divers du meme etre, a des conceptions diverses de notre esprit, rendant ainsi l'existence des personnes purement nominale pour sauver l'unite reelle de la substance divine. Or, si cette erreur est la sienne, est-elle imputable au nominalisme? A la bonne heure pour l'erreur inverse, pour celle de Roscelin; les individus seuls sont reels, donc les personnes ne sont rien, ou seules elles sont reelles; voila qui est simple et logique. Mais Abelard n'a pas dit cela, on lui prete d'avoir dit le contraire. Pour dire le contraire, il faudrait, a la verite, qu'il eut dementi le principe meme du nominalisme, en disant: "Il n'y a de reel que ce qui n'est pas individuel; comme les personnes sont individuelles, elles ne sont rien. La Divinite, qui n'est exclusivement aucune personne, la Divinite seule est reelle." Mais alors il n'eut ete rien moins que nominaliste, loin de la, il fut tombe dans le realisme extreme, dans celui qui, refusant la pleine existence a l'individu, annulerait les personnes de la Trinite, parce qu'elles ne seraient que des individus. [Note 361: M. Cousin, Introduction, p. cxcviii.--Cf. S. Anselm. _Op._, ep. xxxv et xli, I. II.--Ott. Frising., _de Gest. Frid_., I. I, c. xlviii.--D'Achery, _Spicileg_., t. III, p. 142.--Buddoeus, _Observ. select_., t. I; obs. xv.--Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p. 673.] Abelard, dans sa doctrine de la Trinite, ne me parait avoir ete precisement ni realiste, ni nominaliste; il s'est efforce de donner aux choses leur nom, de les qualifier comme il fallait, sans tenir compte des consequences en ontologie dialectique. Mais je suppose qu'il eut dit expressement que Dieu est un genre, sierait-il aux realistes, qui soutiennent que le genre est reel, d'en conclure qu'il a nie la realite de la Divinite? De meme, s'il n'a vu dans les personnes que des proprietes, ceux qui defendent contre Roscelin l'existence reelle des qualites specifiques seraient mal venus a l'accuser de ruiner l'existence reelle des personnes. Un ecrivain judicieux a remarque avec raison que l'orthodoxie trinitairienne n'est pas necessairement engagee dans la controverse sur les universaux[362]. Que ceux-ci soient ou ne soient pas reels, qu'importe a l'existence de Dieu ou des personnes divines? Ni Dieu, ni aucune des personnes n'est donnee comme etant au nombre des universaux, et la negation des idees generales ne touche en rien l'etre qui ne peut etre ramene a une simple abstraction. Le principe seul de la realite exclusive des individus pouvait bien, par une application tout a fait independante de la fameuse controverse, conduire a trop individualiser les personnes de la Trinite, et il parait que c'est ainsi que Roscelin a compromis le nominalisme dans l'heresie et s'est fait blasphemateur, au jugement de saint Anselme; car il n'est nullement vrai que son erreur ait ete, comme on l'a dit, de reduire la distinction des personnes a des vues diverses de l'esprit. Mais l'erreur du tritheisme pouvait etre facilement ecartee par la consideration de _la singularite_ de la nature divine, et par cette pensee que le mystere consistait precisement dans l'union de quelques-uns des caracteres de l'individualite dans chaque personne avec la communaute et l'identite d'essence. Apres tout, les realistes ne soutenaient point que les personnes divines fussent des genres ou des especes, et par consequent les nominalistes n'avaient sur ce point rien a leur dire. Aussi, lorsque Abelard marque avec un peu d'exageration la distinction des personnes, est-ce en vertu de l'idee de propriete, et non de la theorie des genres et des especes. Il est vrai que Neander pense que le reproche de sabellianisme aurait du plutot etre dirige contre lui, c'est-a-dire qu'il attenuait la distinction des personnes, et c'est ainsi qu'Othon de Frisingen et les modernes en ont juge[363]; mais cette accusation plus specieuse ne nous semble pas plus exacte. Repetons d'abord que l'intention est irreprochable; puis, quant a la doctrine, elle ne tend pas plus que toute autre a convertir les personnes divines en abstractions. C'est le peril commun de toute metaphysique sur ce dogme difficile, et le nominalisme y ajoute peu de chose; seulement le lecteur est en general nominaliste, et quand on veut lui faire separer a un certain degre la substance et la personne, il penche a n'accorder a la personne qu'une existence nominale, et dans sa pensee, la doctrine d'Abelard devient en ce sens nominaliste. Mais qu'y faire? Est-ce Abelard qui a separe la substance de la personne? C'est l'expression orthodoxe du dogme de la Trinite; quiconque pretendra discuter ce dogme sons forme scientifique courra grand risque de paraitre nominaliste, en conduisant le lecteur par la pente du raisonnement a conclure contre la realite de l'un ou de l'autre des elements constitutifs du dogme, c'est-a-dire contre l'unite divine ou contre la distinction des personnes. Du moment qu'on veut ramener un tel mystere a une conception rationnelle, la raison involontairement impose a la nature divine les conditions ordinaires de l'etre, ces conditions qu'elle est habituee a tenir pour necessaires, et soudain la foi dans la Trinite s'altere et perit. La raison a-t-elle tort d'en agir ainsi? C'est une autre question, je ne la tranche pas, je ne la discute pas; mais je dis que c'est la consequence inevitable de l'application methodique du rationalisme a la Trinite. Encore une fois, ce n'est pas le nominalisme qui fait le danger de la theologie d'Abelard, c'est la dialectique. [Note 362: M. Bouchitte, _Hist. des preuves de l'exist. de Dieu_:--Mem. de l'Academie des Sciences morales et politiques, t. I, Savants etrangers, p. 463.] [Note 363: Ott. Fris., _De Gest. Frid._, I. 1, c. XLVIII.--Bayle, _Dict. crit._, urt. Abel.--Neander, _S. Bernard et son siecle_, I. III, p. 240.--_Hist. ill._, t. XII, p. 139.--Cousin, _Introd._, p. CXCIX.] Dans le dogme theologique, en effet (je ne dis pas le dogme chretien), il se presente une difficulte capitale. L'essence etant une, et les personnes etant plusieurs, en quoi celles-ci different-elles? La meilleure maniere peut-etre de resoudre cette question, c'est de ne la point poser, et de se dire que les trois personnes different par leurs noms, et que l'Ecriture enonce, de chacune sous son nom, certaines choses contenues en tels et tels versets; puis, de croire ces choses et de n'en pas savoir davantage. Mais la curiosite de l'esprit humain, celle meme de l'Eglise veulent aller plus loin, et la question se pose. Les personnes sont plusieurs, donc elles different; mais elles ne different point par l'essence; elles different donc parles qualites. Or, ce qui serait les qualites, modes, ou accidents de Dieu, s'appelle attributs, et ces attributs appartiennent a l'essence divine ou la constituent. Ce que l'on cherche, ce ne sont donc pas les attributs de l'essence; ils sont, ainsi qu'elle, communs aux personnes; ce sont des attributs propres aux personnes, ou les proprietes. Quelles sont les proprietes des personnes? Ici, l'on marche sur un terrain glissant. Le plus sur serait encore de prendre le nom de chaque personne pour l'expression de sa propriete, et de dire simplement que la propriete du Pere est la paternite, celle du Fils la filiation (_filictas_), celle du Saint-Esprit, la _spiration_[364]. Mais les Peres ont pretendu en dire davantage. [Note 364: Damasc., _De Fid._, I, VIII, et III, V.--"Pater paternitate est Pater." (S. Thomas, _Summ. Theol._, I, q. XL., a. 1.)--"Proprium Patris est quod semper Pater est." (Hil., _De Trin._, XII.) "Nihil habet Filius nisi natum, nativitate autem est Filius." (_Id., ib.,_ IV.--Cf. P. Lomb. _Sent._, I, dist. XXVII).] En jugeant Abelard, il faut toujours craindre de le trop isoler. Si l'on ne considere que ses opinions, sans en connaitre les antecedents donnes par l'histoire de la theologie, on risque de lui preter une originalite ou une temerite qu'il n'a pas. Ce n'est pas lui qui a commence a mettre le dogme de la Trinite aux prises en quelque sorte avec les distinctions logiques, enseignees au livre des Categories. Ces distinctions etaient trop familieres a la plupart des Peres, elles avaient trop universellement passe dans la langue du raisonnement, pour qu'ils fussent dispenses de rechercher dans quelle mesure elles etaient compatibles avec les termes de la foi. Dieu est une substance: a-t-il les attributs scientifiques de la substance? Il est une essence: quelle sorte d'essence est-il? Comme essence et comme substance, il est un sujet: peut-on dire de ce sujet tout ce qu'Aristote dit du sujet en general? En d'autres termes, la distinction de la matiere et de la forme, de l'essence et de la qualite, de la substance et de l'accident, du sujet et du mode, du genre et de l'espece, du concret et de l'abstrait, de l'absolu et du relatif, est-elle exactement applicable a la Divinite? Ce ne sont pas moins que les plus grandes questions de la theodicee. On pressent que ces problemes qui semblent ne concerner que des formules techniques, touchent a la nature meme de Dieu, et par consequent a son action sur le monde. Toute religion est la. Sans penetrer au sein des questions, bornons-nous a dire que toutes ces distinctions, dans leur application etroite a la Trinite, peuvent changer le fond du dogme, si l'on ne se rattache energiquement aux termes de l'orthodoxie. Le point fondamental, c'est de maintenir l'unite de Dieu, c'est-a-dire l'unite de l'essence divine, et cependant il faut en Dieu trois personnes. Or, comme de ces trois personnes une est appelee verbe ou sagesse, une autre amour ou charite, il n'est que trop tentant pour l'esprit de faire de Dieu le Pere une essence ou un concret, et des deux autres personnes des qualites ou des abstraits. De cette facon, l'unite substantielle semble maintenue sans exclure une certaine triplicite; il en est de meme, si l'on emploie les termes de substance et d'accident ou de sujet et de mode. Mais, par contre, attachez-vous a la definition consacree de la personne en general ou de l'individu substantiel, et la difficulte se retourne; ce sont les personnes qui deviennent des substances, des sujets, des concrets, et l'essence divine ou Dieu n'est plus qu'une generalite, une qualite commune, un abstrait. L'heresie n'est pas moins grave, et l'antique dogme de l'unite de Dieu, la gloire de l'Ancien Testament, est comme abroge par le nouveau. Cette heresie touche au blaspheme. La consequence evidente, c'est qu'il faut se defier en theologie des definitions scientifiques de la substance et de la personne, et les approprier avec reserve a l'objet unique et incomparable dont la theologie entreprend la mysterieuse etude. Aussi est-il en general de tradition parmi les ecrivains sacres que si la dialectique est utile a l'explication du dogme et necessaire pour le defendre, elle n'est integralement et rigoureusement vraie que des choses creees, et que Dieu est en dehors des categories. Abelard se montre fidele, ce me semble, a cette tradition. Une esquisse generale de la doctrine des Peres sur la Trinite, est necessaire pour bien juger de la sienne. Dieu est l'unite parfaite. Toutes les definitions de l'unite, celle de Platon, celle d'Aristote, celle de Plotin lui sont applicables dans ce qu'elles ont de vrai. Etre, dit saint Augustin, c'est etre un[365]. L'etre par excellence est donc l'unite supreme; c'est-a-dire qu'il est sans nombre, sans succession, sans quantite. Comme il est l'unite reelle[366], la division du tout et des parties ne lui est point applicable. D'ou resulte l'aveu unanime qu'en Dieu la substance ou l'essence est une. [Note 365: "Nihil est esse quam unum esse." _De Mor. Manich._, c. VI.--Cf. Athan., _Cont Sabellian._, t. II, p. 37. _De Decret. Nic._, p. 418, Paris. 1698.--Nanzianz., _Orat._ XLIII,--Nyss., _Cont. Eunom._, I,--Basil., _Cont. Eunom._, I et II.--Cyrill. Alex. _Thesaur._, XIII, Dialog. VII.--Damasc., _De Fid._, I, XII et XIV.] [Note 366: [Grec: Kata hupokeirlenon]. Arist. _Met._. IV, VI.] Cependant on distingue des personnes dans son essence, ou dans sa nature des hypostases, ou dans sa substance des proprietes. Cette distinction divise-t-elle l'unite? non, l'unite subsiste, la Divinite demeure indivise dans les divises[367]. Elle est commune aux trois personnes, identique dans le divers, monade dans la triade. C'est le paradoxe de la Divinite, dit saint Gregoire de Nazianze, que d'avoir a la fois la division et l'unite. "Dieu est nombre et il n'est pas nombre, dit saint Augustin, c'est la l'ineffable[368]." Comment est-ce possible? telle est la question que se posent distinctement les Peres[369]. [Note 367: [Grec: Ameristos eu memeriomeuois e theotes]. Damasc., _De Fid._, I, x.] [Note 368: _Or._ XXIII.--_In Johan._, tract. XXXIX.--Cf. Bernard., _De Consid._, V. vii.] [Note 369: Notamment les deux Gregoire. Naz., _Or._ XLV, et Nyss., _Lib. ad Ablab.] La premiere solution de cette question semble etre, l'unite etant admise comme substantielle, de regarder la division comme purement intelligible; et les passages ne manquent pas ou il est formellement dit qu'il n'y a en Dieu de distinction que par la pensee, que toutes les differences y sont rationnelles, ideales, relatives enfin a l'esprit humain[370]. Mais la consequence serait, que la Trinite, au lieu d'etre quelque chose de reel, ne serait qu'une conception analytique de la Divinite, qu'une distinction purement humaine entre ses actes ou ses attributs. Les personnes ne seraient plus que des abstractions. Ce conceptualisme theologique aneantirait le dogme meme qu'il aurait pour but d'expliquer, et les termes sacres de Pere, de Fils, de Saint-Esprit deviendraient des symboles. On aurait donc concede les noms abstraits des trois personnes aux besoins de notre intelligence, leurs nome mystiques aux exigences de notre imagination. C'est la le fond de l'heresie de Sabellius. [Note 370: _Ratione, cogitatione_, [Grec: epinoia, kat epinoian].--Petav., _Dogm. Theol._, i, I, L II, c. vii.] La foi s'en defend, et la theologie y resiste, d'abord par la definition des personnes. Les noms de personne et d'hypostase signifient quelque chose de reel. En principe, il n'y a de personnes que les substances. L'hypostase, en general, c'est la substance realisee, la substance individuelle; la personne, c'est le nom de toute hypostase rationnelle (raisonnable), c'est-a-dire de toute substance individuelle intelligente. Cette definition est a peu pres universellement admise[371]. [Note 371: Boeth., _De duab. Nat_., p. 951, Saint Anselme accepte la definition (_Monol_., c, LXXVIII, p. 27). Mais Richard de Saint-Victor l'a attaquee sans succes. Petav., _id_., t, 11, I. IV, c, ix.] Mais si la preoccupation exclusive de l'unite d'essence incline a l'heresie de Sabellius, l'insistance sur la realite des personnes penche vers celle d'Aruis[372]. Il faut admettre les personnes comme reelles, et cependant ne pas introduire dans la Divinite une division essentielle. Point de parties en Dieu; cependant point de personnes sans substance. Comment donc faire? Qu'est-ce que les personnes? des differences ou tout au moins des distinctions en Dieu. Que sont ces distinctions? elles sont reelles. Dans la personne il y a donc une substance; mais laquelle? la substance divine. Ainsi les personnes sont substantielles; seulement elles sont numeriquement diverses, et leur substance ne l'est pas. Comment cela se peut-il? C'est precisement la le merveilleux, le divin; c'est que Dieu n'est pas dans les conditions de l'etre telles que nous les manifestent les choses creees. [Note 372: Aussi Gregoire de Nazianze dit-il qu'on regardait ceux qui employaient le mot [Grec: upostasis] comme plus pres de l'arionisme, et ceux qui preferaient le mot de [Grec: prosopon] comme plus voisins du sabellianisme. (_Or._ XXI.)] Telle est au fond la solution de la foi, et, a mon avis, l'unique solution raisonnable. Les theologiens sont tous obliges d'y revenir, mais par un detour, et la plupart ne se contentent pas de recuser _a priori_ la dialectique. Le probleme etant de concilier l'unite de l'essence avec la realite de certaines distinctions dans l'essence, on est naturellement conduit a rechercher si dans les etres, ou dans nos conceptions touchant les etres, il ne se rencontrerait pas des conditions analogues. Par exemple, tout etre reel est compose de matiere et de forme. Point de substance individuelle ou la dialectique n'opere cette distinction, sans cependant que l'unite de l'individu perisse. Si Dieu etait soumis a cette division _secundum artem_, on dirait qu'il est compose pour matiere de la substance intelligente et pour forme de _l'infinite_, ou bien de la substance animee, rationnelle, et de l'immortalite, ou enfin de la substance indeterminee, plus la divinite. Or, evidemment cette composition ne serait pas reelle, ou si elle etait prise comme reelle, elle supposerait qu'une matiere indeterminee quelconque peut etre la base de l'etre divin, et que la forme de la divinite n'est point par elle-meme reelle et substantielle; toutes consequences qui repugnent violemment aux plus simples notions de la nature de Dieu. De quelque facon que l'on y concoive la conjonction de la matiere et de la forme, ou detruit l'essence de la Divinite, ou l'on convertit un de ses attributs necessaires en un accident ou qualite. Or certains attributs peuvent bien etre concus comme des formes[373]; mais en realite, ils ne sont pas separables de l'essence, et ce n'est que par abstraction qu'on en fait des noms substantifs. Il n'y a point de toute-puissance en dehors du tout-puissant, ni en general de perfection si ce n'est dans le parfait. [Note 373: Cyrill., _De Trin._, Dial. II.] Ces attributs pris dans l'abstraction et qu'on erigerait en formes, ne peuvent etre des formes proprement dites; car la forme fait d'un etre ce qu'il est; il y aurait donc en Dieu quelque chose qui ne serait pas divin, par exemple sa matiere, la forme etant ce qui la divinise, et partant une division essentielle ou composition dans Dieu. Ces formes ou soi-disant telles ne sauraient donc etre que des modes. Or si le mode est la meme chose que l'accident, Dieu n'a pas reellement de mode; car l'accident n'est pas necessaire; il est accessoire, additionnel, adventice; il est donc contradictoire avec la nature de Dieu. Si cette nature comportait des accidents, elle admettrait la composition. Pour parler d'une maniere plus generale, tout ce qui depend de la categorie de la qualite est incompatible avec l'essence divine. Une substance identique et simple au sens rigoureux n'a point de qualites; car elle serait la substance, plus la qualite; elle ne serait donc plus simple. Aussi dit-on qu'en Dieu etre grand n'est pas distinct de la grandeur. Il est la grandeur meme, comme il est la bonte, parce que tout en lui est essentiel[374]. [Note 374: Cf. Aug., _De Trin._ V, x.--Epist, liv ou cliii.--S. Bern. _Serm._ lxxx.--Clem. Alex. _Paedagog._, I, viii.--Damasc., _De Fid._, 1, xii et xiii.] Qu'est-ce donc que les attributs divins dont parlent toutes les theodicees? Qu'est-ce, dans la theologie chretienne, que les proprietes qui caracterisent ou constituent les personnes? D'abord ce ne sont pas des accidents; car ce qui distingue l'accident, c'est la contingence, c'est d'etre sujet au changement, c'est de pouvoir etre autre. Or, en Dieu les attributs sont immutables comme lui-meme; ils participent de son eternite; ils sont comme l'essence. Il en est de meme des proprietes soit absolues, soit personnelles; la generation est eternelle dans le Fils, comme en Dieu la justice ou toute autre perfection. Quelle difference y a-t-il donc entre les proprietes absolues et les proprietes des personnes? C'est toujours et sous une nouvelle forme la question: comment l'essence est-elle commune aux personnes et en est-elle distincte? Si l'essence est commune aux trois personnes ou hypostases, les hypostases ou personnes sont quelque chose de plus particulier que l'essence ou substance. Ainsi le rapport de l'essence a la personne est celui du commun au non-commun ou du general au particulier, c'est-a-dire le rapport du genre ou de l'espece au singulier ou a l'individu; et la consideration de ce rapport amene, pour ainsi dire, de force dans la theologie la question du realisme et du nominalisme. Saint Jean de Damas n'hesite point: Dieu est dans le genre supreme de la substance incorporelle dont il est une des premieres especes, et la Divinite est ainsi l'espece dans laquelle sont les trois personnes[375]. Et cette opinion, loin d'etre isolee, se retrouve, avec plus ou moins de developpement, dans quelques-uns des meilleurs philosophes du christianisme. D'abord c'est une idee presque universelle, que l'essence est quelque chose de plus general que l'hypostase, et il le faut bien, l'hypostase etant constituee par le propre, qui, de sa nature et par son nom meme, est moins commun que la substance. Tout au moins est-il vrai que telle est notre conception, et que nous ne pouvons nommer l'essence ou Dieu, et la personne du Fils ou du Pere, sans distinguer intellectuellement l'une de l'autre, par cette difference-la[376]. [Note 375: [Grec: Periektikon auton edos e uperousios kai akataleptos theotes] (Damasc. _Instit. element. ad Dogm._ c. vii.)] [Note 376: Petau, _Ouv. cit._, t. I, t. II, c. v et t. II, t. IV, c. i et vii.] Quelques Peres ont pousse cette opinion au point de soutenir que la substance en general etant toujours ce qui est commun aux individus, l'individu n'etait qu'une collection de proprietes, et que par exemple la substance _homme_ etait commune a Pierre et a Paul, de sorte que Pierre et Paul etaient consubstantiels. Ainsi l'on n'aurait pas du dire qu'ils _sont deux hommes_, mais qu'ils _sont homme, sunt homo_, comme on a dit que les trois personnes divines _sont Dieu_ et non pas _trois Dieux_[377]. Ce realisme, car jusqu'ici cette opinion n'est que du realisme, aurait pour effet de constituer les personnes par des accidents, et de faire entrer indument dans la Divinite la distinction proscrite de la substance et de l'accident; autrement, l'unite de Dieu ne serait plus qu'une unite collective, une simple communaute; les trois personnes seraient Dieu, comme trois statues d'or sont de l'or. [Note 377: Nyss., _Ad Ablab._,--_De Commun. Not._.--Cf. Cyrill., _In Johan._, ix.--_De Trin._, Dialog. i.--Damasc., _De Fid._, III, viii et xiv.--_De Duab. Volum._, V, 7.] Ce qui parait avoir inspire cette doctrine, c'est l'entrainement de la controverse contre les ariens; on a voulu sauver la consubstantialite a tout prix, et l'on a soutenu presque exclusivement l'unite reelle et substantielle d'une essence commune. Mais d'abord une communaute n'est pas une unite veritable et rigoureuse, une parfaite simplicite; et si l'unite divine n'etait que celle du genre ou de l'espece, elle rendrait a chacune des personnes une individuelle unite, trop comparable a celle des personnes humaines pour admettre la parfaite identite, l'identite reelle et numerique de nature ou d'essence. Ceux-la meme qui veulent faire de Dieu un genre on une espece, voient dans l'unite d'une nature on essence commune une pure abstraction, oeuvre de la pensee[378]. Est-ce donc a cela qu'ils veulent reduire l'essence de Dieu? [Note 378: Damasc., _De Fid_., 1, viii.] Comment donc eviter que soit l'unite, soit la distinction devienne nominale? Il n'y a qu'un moyen, c'est d'ecarter definitivement la categorie de qualite. Ainsi la substance est une et reelle; chaque personne en est distincte par la propriete qui la constitue. Cette propriete n'est pas accidentelle, puisqu'elle est constitutive; elle n'est pas une forme ou qualite, car alors elle serait une addition a l'essence, et Dieu serait compose; elle ne se dit pas _secundum substantiam_, mais elle n'est pas pour cela _secundum accidens_. Il y a entre la substance et l'accident un intermediaire, c'est la relation. Ou les proprietes de Dieu sont dites _ad se_, et alors elles sont les proprietes essentielles et absolues, qui ne sont separables de l'essence, que dans le langage humain; ou bien elles sont dites _ad alterum_, comme la paternite, la generation, la procession, et elles sont relatives. Tandis que l'accident est variable, la relation ici ne l'est pas; comment le serait-elle entre deux termes eternels? Les relations des personnes, etant des relations, ne sont pas absolues, mais elles sont le mode de subsister de l'essence[379]. Elles ne sont donc pas hors de l'essence, elles ne la doublent pas. Elles peuvent sans doute etre concues comme des accidents; c'est une suite de la faiblesse de notre esprit, qui ne saurait atteindre la realite de l'etre divin; mais elles sont constitutives de l'essence, elles sont donc _substantiale quippiam_[380]. L'unite absorberait les personnes, si la relation ne s'y opposait; la relation engendrerait la pluralite, si l'unite n'y resistait[381]. [Note 379: [Grec: Ouki ousias deloitika, alla tes pros allela scheseois, kai tou tes huparxeois tropou.] _Id., ibid._ I x.] [Note 380: Petau, t. IV, c. x, p. 395-397, t. II.] [Note 381: Aug., _De Trin._, V, v, xi, et xiii.--VI, ii, iii, v.--VII, ii.--Saint Anselme dit: "Trinitatis et relationis consequentiae se contemperant ut nec pluralitas quae sequitur relationem, transeat ad ea in quibus praedictae sonat simplicitas unitatis; nec unitas cohibeat pluralitatem ubi eadem relatio significatur. Quatenus nec unitas amitiat aliquando suam consequentiam, ubi non obviat aliquae relationis oppositio; nec relatio perdat quod suum est, nisi ubi obsistit unitas inseparabilis." (_De Proc. Spir. S._, c. ii, p. 50. Cf. Nyss., _Cont. Eunom._, II.)] C'est par la relation differente, ensemble avec l'essence identique, que l'hypostase est constituee. Ainsi l'hypostase, ou personne, ne designe l'essence qu'indirectement (_in obliquo_), mais directement (_recte_) elle exprime la relation. Dans les choses creees, aucune propriete personnelle ne consiste dans la relation; la relation entre les creatures est accidentelle; en Dieu, au contraire, dans les personnes increees, la relation est constitutive, et il s'ensuit que la personne divine est relative et non absolue. Les noms de Pere, de Fils, de Saint-Esprit ne designent pas des natures en elles-memes, mais des personnes l'une par rapport a l'autre[382]. Ainsi le Dieu des chretiens n'est plus le Dieu solitaire des juifs, mais ils n'est pas non plus la multiplicite de dieux des Gentils. De ces deux erreurs il reste, dit saint Jean Damascene, tout ce qu'il y a d'utile dans le judaisme, l'unite de la nature divine, et dans l'hellenisme, la distinction des personnes[383]. C'est la quelque chose d'enigmatique, comme le dit saint Basile[384]; mais precisement cette condition mysterieuse est comme la prerogative imparticipable d'une nature unique, d'une essence increee, de l'etre parfait. [Note 382: Aug., _In Johan_., Tract, xxxix.--Epist. lxvi aut CLXX.--Le P. Petau dit: "Pater non est persona, nisi comparatus ad Filium." T. II, l. IV, c. ix, p. 414.] [Note 383: _De Fid_., I, vii.--Cf. Petau. _ibid_., XIII, p. 422.] [Note 384: Basil., _Ep_. XLIII.] On voit que le choix est entre deux manieres d'interpreter dialectiquement le dogme et d'expliquer, ou plutot de representer l'impenetrable alliance d'une essence unique avec des personnes distinctes. La premiere est celle qui a en general fait une grande fortune dans l'Eglise grecque. Elle assimile en principe l'essence divine a un universel, et les personnes a des individus. Pour eviter ou pour attenuer les consequences de cette assimilation, elle l'affaiblit ensuite, soit en la donnant comme une maniere necessaire de concevoir les choses, et en laissant a l'esprit humain la faculte de distribuer a son choix la realite entre l'universel et l'individu; soit en faisant remarquer que l'assimilation n'est pas rigoureuse, que l'espece ou le genre incree n'est pas compose de personnes, mais reside dans les personnes, que celles-ci ne sont pas separees les unes des autres comme les individus, mais sont les unes dans les autres, du moins en essence, et qu'ainsi aucune diversite, quant au temps de la naissance, n'est assignable entre elles, aucune difference en acte n'est entre elles possible, si ce n'est celle de la relation[385]. D'ou il resulte que le rapport de l'individu incree au genre incree est une communaute tout autre que le rapport similaire entre les creatures, et que cette communaute sans pareille n'altere pas l'unite de substance. [Note 385: _De fid_., I, VIII et seq. C'est meme, suivant saint Jean de Damas, ce qui fait que l'espece ou genre est dans la Divinite une essence simple, une veritable substance, tandis que l'unite d'essence des individus crees n'est qu'une communaute, une ressemblance. Celle-ci en Dieu se prend comme reelle, [Grec: to koinon kai en theoreitai pragmati], et dans les autres choses elle n'est que pensee, [Grec: thsoireitai logos chai epinoia]; et reciproquement, tandis que les individus crees sont percus reellement differents, les differences des personnes divines ne sont que distinguees par l'intelligence, [Grec: epinoia to digraemenon.]] L'autre interpretation repousse la precedente pour plusieurs raisons. D'abord, c'est que la distinction des universaux et des individus n'etant qu'une maniere de comprendre les choses, est de droit inapplicable a Dieu, c'est-a-dire a l'incomprehensible; puis la diversite des personnes dans une essence dont l'unite serait collective accroitrait et composerait cette essence, dont elle rendrait la quantite proportionnelle au nombre des personnes. Trois statues d'or font plus d'or qu'une seule des statues, tandis que le nom de Dieu, donne a chacune des trois personnes de la Trinite, ne cree pas plus trois dieux que trois fois le nom de soleil ne cree trois soleils[386]. L'unite de Dieu est, a proprement parler, la singularite[387]. De toutes les distinctions dialectiques il n'en faut donc garder qu'une, la relation: il est universellement admis que les proprietes sont des relations; les personnes n'existent donc que par les relations, et combinees avec l'identite de l'essence, ces relations la caracterisent sans cependant la decomposer, et y introduisent une inexprimable difference, seule compatible avec la parfaite unite[388]. [Note 386: Aug., _De Trin_., VII, vi.--Boeth., _Quom. Trin. est un._, p. 959.] [Note 387: [Grec: Ouk eipos omoioteta, alla tautoteta], dit Damascene, qui n'est pas toujours d'accord avec lui-meme. _De Fid_., 1, viii. "Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus per hoc, quia cum est Deus in Deo, non est nisi unus Deus, servant in deitate, ad similitudinem unis hominis, singularitatem." (S. Anselm., _De Proc. Sp_. S., in fin.)] [Note 388: Basil., _Ep_. XLIII.] Au reste, ces deux interpretations ont deux caracteres communs; l'un dangereux, c'est qu'elles tendent l'une et l'autre a faire regarder les proprietes divines, et particulierement la distinction des personnes, comme quelque chose d'intellectuel, et plutot comme une condition de notre esprit que comme une expression vraie et adequate de la realite[389]. Le second, plus rassurant, c'est que toutes deux finissent par conclure a une specialite incomparable, a un mystere surnaturel dans la nature de l'etre divin, qui se trouve place en dehors des donnees communes de la science et du langage. [Note 389: Gregoire le Thaumaturge a ose dire que le Pere et le Fils etaient deux par la pensee, un par l'hypostase, [Grec: epinoia men einai duo, upostasei oe in]. Le P. Petau, qui cite ces mots apres saint Basile, ne les excuse qu'en disant qu'il faut ici par hypostase entendre substance, et qu'etre deux par la pensee signifie n'etre pas deux essentiellement (t. II, t. I, c, iv, p. 22).] Or, maintenant dans quel sens s'est declare Abelard? Il nous semble qu'il s'est plutot eloigne de l'interpretation des dialecticiens grecs; il penche evidemment pour celle qui s'appuie davantage sur la nature mysterieuse de Dieu, et qui interdit le plus severement a la science de la confondre avec les natures finies. Sa doctrine trinitairienne, quoi qu'on en puisse penser d'ailleurs, donne bien peu d'acces a l'application de la theorie du genre et de l'espece; elle ne se rencontre presque sur aucun point avec la doctrine de saint Jean de Damas, et parait bien plus pres de celle de saint Anselme, laquelle devait un jour devenir celle de saint Thomas d'Aquin. Dans la diversite de noms Abelard apercoit d'abord une difference de generation ou plutot d'origine: le Pere n'est point engendre et le Fils est engendre; de cette difference resulte pour chaque personne une relation distinctive comme la paternite, la filiation. Qu'est-ce donc que les proprietes des personnes? Leurs relations sont-elles les seules proprietes? Oui, selon le principe pose par Boece: "La relation multiplie la Trinite[390]." Ces proprietes ont l'avantage de ne pas designer seulement un simple attribut, mais la personne meme; c'est ce qui, en langage d'ecole, s'exprime ainsi: "La relation constitue l'hypostase." La relation est donc la meme chose que la propriete; la propriete distingue la personne, et pour nous elle la definit; elle est la personne. Du Pere retranchez la paternite, reste Dieu, ou l'essence qui n'est aucune personne en particulier[391]. [Note 390: "Relatio multiplicat trinitatem... Facta est trinitatis numerositas in eo quod est praedicatio relationis." (Boeth., _De Trin. ad Symac_., p. 961.)] [Note 391: Thom. Aquin. _Summ_., I, qu. XL., art. 2 et 3.] Abelard n'a pas raisonne avec cette rigueur. Il a bien reconnu que les personnes ne peuvent etre distinguees que par des proprietes. Puis, ouvrant les livres, il a vu qu'on assignait a chaque personne de certains caracteres. Or, ces caracteres ne peuvent etre que communs ou propres. S'ils sont distinctifs, ils sont propres ou personnels. Quels sont-ils? aux termes de l'Ecriture, engendrer, etre engendre, proceder; suivant des auteurs tres-reveres, puissance, sagesse, bonte. Les premiers sont des actes qui donnent lieu a des relations; mais de telles relations peuvent bien etre les signes ou les effets des proprietes qui caracterisent un etre; elles ne sont pas ces proprietes intrinseques qui le definissent. Si donc il existait entre les relations indiquees par l'Ecriture et les proprietes assignees par les Peres, un secret rapport, une intime correspondance, celles-ci pourraient etre les veritables proprietes personnelles; et voila comme avec un peu d'adresse inductive la distinction de la puissance, de la sagesse et de la bonte devient la base ou l'equivalent de la distinction du Pere, du Fils et du Saint-Esprit. L'erreur logique, c'est de n'avoir pas apercu que les proprietes ne peuvent etre autres que des relations, et d'avoir confondu la categorie de la relation avec la categorie de la qualite, ou identifie trois proprietes absolues avec trois proprietes relatives, en faisant equation entre non-generation (ou paternite), generation (ou filiation), procession (ou spiration), et puissance, sagesse, bonte. Mais l'emploi de la categorie de qualite ou l'attribution speciale aux diverses personnes de ces diverses proprietes n'est point de l'invention d'Abelard; l'Eglise l'admet, si elle ne la consacre, et ses plus sages ecrivains la repetent tous les jours[392]. Cependant, des qu'on fait des proprietes personnelles quelque chose d'autre et de plus que des relations, et qu'on essaie ainsi de penetrer en elle-meme la personnalite intime du Pere, du Fils et du Saint-Esprit, on poursuit une propriete essentielle, c'est-a-dire qu'on touche a l'essence, et il n'y a pas d'autre essence que l'essence divine dans sa simplicite. Toutefois on ne s'arrete pas, et l'on prend pour proprietes personnelles des attributs essentiels. La puissance, la sagesse, la bonte sont en effet des attributs de l'essence divine. Des theologiens, pour excuser l'usage de les rapporter chacun a une personne en particulier, disent que c'est pour mieux faire connaitre la Trinite, en montrant comment se manifestent specialement les personnes, qui la constituent. Ces attributs essentiels de la Divinite sont, ajoutent-ils, _appropries_ ainsi aux personnes, mais ne leur sont pas _propres_; s'ils leur etaient propres, chaque personne deviendrait une veritable forme dont la substance divine serait la matiere, c'est-a-dire que celle-ci ne serait pas Dieu sans ces formes, ou qu'avec ces formes elle serait plus que Dieu: ce qui est une heresie manifeste[393]. [Note 392: C'est encore comme une certaine realisation de la puissance, de l'intelligence et de l'amour, realisation successive, non par ordre de temps, mais de principe, c'est comme une sorte de _processus_ a trois degres dans l'essence divine, qu'un ecrivain tres-recommandable, M. l'abbe Maret, a presente le dogme de la Trinite. Il est aussi formel a cet egard qu'il est permis de l'etre. (Voyez l'interessant ouvrage intitule _Theodicee chretienne_, lecon XIIIe, Paris, 1844.)] [Note 393: S. Thom. _Summ._, 1, qu. xxxix, n. 7.] Cette decouverte subtile entre la propriete et l'appropriation, Abelard ne l'avait pas faite, ou quoi-qu'il ait en quelque pensee de ce genre[394], il ne s'y est pas montre assez fidele, et il est tombe dans l'erreur de transformer des attributs essentiels et absolus en proprietes personnelles et relatives; seulement, dans sa prudence, il a rappele que ces mots de proprietes, de difference, etc., ne devaient plus, quand il s'agit de Dieu, etre pris dans un sens rigoureux et technique. C'etait indirectement confesser l'abus et le peril de l'application de la dialectique au dogme. [Note 394: Voy. ci-dessus, c. ii, p. 193 et suivantes.] La theologie scolastique orthodoxe ne s'est pas montree beaucoup plus sage. Que penser de la subtilite qui permet l'appropriation et rejette la propriete? Les proprietes, a-t-on dit, sont les relations; mais les relations s'appellent aussi _les notions_, ou signes reconnaissables des personnes. Sous ce dernier nom, elles ne sont que de pures idees, des moyens de concevoir on plutot de raisonner; mais ontologiquement, en elles-memes, les relations ou proprietes sont-elles davantage? Elles sont reelles, dit saint Thomas, elles ne sont pas purement rationnelles. Alors que sont-elles reellement? la relation est la personne meme; la paternite ne differe pas en realite du Pere, car la distinction de la matiere et de la forme n'etant point admise dans l'etre divin, l'abstrait n'y differe pas du concret. Or, qu'est-ce que la personne du Pere en realite ou substantiellement? L'essence divine en tant que Pere. Ces mots _en tant que Pere_ sont-ils l'expression d'un accident du sujet? L'unite divine, cette seule et veritable unite, n'admet pas plus la composition du sujet et de l'accident que celle de la matiere et de la forme. Tout ce qui est attribue en predicat a Dieu n'est attribut qu'en apparence, hypothetiquement, par une loi de notre intelligence; au vrai, tout ce qui lui est attribue lui est essentiel; tout en lui est essence. Ainsi, de meme que les relations sont les proprietes, et les proprietes, les personnes, la personne n'est pas dans la realite autre chose que l'essence. _In Deo non aliud persona quam essentia secundum rem_[395]. [Note 395: S. Thom. _Summ._, ibid., a. 1, et qu. XI., a. 1.] Ainsi la scolastique est obligee, des qu'elle se lance dans l'analyse logique du dogme, d'ecarter peu a peu toutes les distinctions scientifiques, en les presentant comme des suppositions de notre intelligence, comme des moyens de raisonnement, comme des formes subjectives, c'est-a-dire que les relations, les proprietes, les personnes arrivent a n'etre plus qu'ideales, et la Trinite objective s'evanouit. Je crains fort que saint Thomas n'ait expose les plus purs principes du sabellianisme philosophique. Voila bien cette fois la theologie devenue nominaliste. Son exemple me ramene donc, comme celui d'Abelard, a cette conclusion: il n'y a point de science de la Trinite. Mais puisque l'Eglise a donne l'exemple d'en essayer une, l'imitation respectueuse de l'Eglise peut conduire a l'erreur, non a l'heresie; nous croyons que l'erreur est inevitable, mais elle n'est point criminelle, c'est-a-dire heretique, lorsqu'elle est presentee avec reserve, lorsqu'on a soin d'avertir, comme le fait Abelard, que rien ne doit etre pris au pied de la lettre, parce que ni la logique ni le langage ne s'appliquent exactement a la Trinite. Que devient alors le nominalisme, le realisme ou tout autre systeme sur les rapports de l'intelligence humaine et de l'ontologie? Nous sommes engages dans une question en dehors de tous les systemes, en dehors de toutes les terminologies. Il n'est donc plus de doctrine speciale dont les consequences puissent etre tournees contre le dogme; car toute doctrine a ete recusee, des qu'il s'agit du dogme, et le mystere a ete mis en dehors de la philosophie. Faute de cet avertissement prealable, aucune discussion ne serait innocente ni possible sur le dogme de la Trinite. En vous tenant strictement au langage de la science, essayez de comprendre sans heresie les celebres paroles de Bossuet sur la Trinite dans _le Discours sur l'histoire universelle_[396]; ou elles ne doivent pas etre entendues en rigueur, ou elles contiennent la negation des personnes de la Trinite. Une comparaison psychologique y assimile celles-ci a des phenomenes intellectuels, a nos facultes, qui n'introduisent aucune difference dans l'unite de la personne humaine. Bossuet est donc sabellien dans les termes. Logiquement, adresse a la doctrine et au langage, le reproche est irrefragable; adresse a la personne, ce serait une calomnie. Abelard nous parait avoir ete calomnie ainsi. [Note 396: IIe partie, c. XIX. Cf. son sermon sur le mystere de la tres-sainte Trinite, et ci-dessus, p, 315.] Maintenant est-il prudent et convenable de se plaire a ces expositions metaphysiques du mystere, lesquelles ne sont innocentes qu'a la condition de passer pour des metaphores philosophiques? Est-il consequent de traduire le probleme de la nature de Dieu dans la langue de la science, en professant que cette langue ne s'y adapte pas regulierement? Que dirait-on de celui qui donnerait la theorie mathematique d'une question a laquelle il aurait declare que les mathematiques sont inapplicables? Cette inconsequence est celle d'Abelard, mais de bien d'autres avec lui. Il a pour donnees une seule substance et trois personnes dans un meme etre, et il entreprend de les discuter pour les etablir philosophiquement. Defense a lui de vous dire, pour expliquer quelle est la difference des personnes, que c'est une difference substantielle; il faut bien alors que ce soit une difference modale. La faute n'est pas de dire cela, mais de pretendre savoir sur quelle difference repose la distinction des personnes. Une fois accorde qu'il s'agit d'une difference de propriete, ce n'est pas sa faute si vous vous dites a vous-meme: une propriete n'est pas une chose reelle et subsistante par elle-meme; donc la personne n'est pas subsistante, elle n'est qu'un mode de la substance. C'est vous qui etes nominaliste, et non pas lui, c'est vous qui devenez, par son influence et contre son gre, sabellianiste a son ecole. Quelle ressource lui reste-t-il? Celle de vous mettre en defiance contre cette conclusion du general au particulier et du cree a l'incree. Il ne peut pas vous dire que les proprietes sont substantielles, mais il se garde de vous dire qu'elles ne sont pas reelles; il le penserait, il l'aurait dit anterieurement, quand il s'agissait des choses de la creation, qu'il s'interdirait de qualifier de meme ce qui est au-dessus de la creation. Il vous dira au contraire que la Trinite est, qu'elle est reelle, qu'elle est non _in vocabulis_, mais _in re_. Le nominalisme consiste _a classer in vocabulis_ ce que le realisme constitue _in re_[397]. Que vous dirait donc de plus un realiste? Pour lui, comme pour toute intelligence humaine, il le faut, la nature divine doit deroger a toutes les conditions des autres natures. Si sa doctrine metaphysique lui donnait les moyens de concilier la coexistence de trois personnes dans une meme substance, il detruirait le mystere, il ferait descendre le ciel sur la terre, il humaniserait la Divinite. C'est pour lui une loi, comme pour le nominaliste, que la raison, sur sa pente naturelle, doive, quand elle specule sur la Trinite, etre emportee a des consequences enormes; c'est l'enormite de ces consequences, toujours presente, toujours menacante, qui fait que la Trinite est un mystere, c'est-a-dire un dogme et non un probleme, un article de foi et non une question philosophique. [Note 397: _Theol. Chr_., t. IV, p. 1280.] Ce dernier point si important, Abelard le neglige, et comme lui tous ceux qui, avant ou apres lui, ont essaye une demonstration philosophique de la Trinite. Aucune des demonstrations que l'Eglise autorise ou tolere n'echappe peut-etre completement aux critiques que l'orthodoxie peut diriger contre la sienne. La theorie de saint Thomas, si prudente et si reguliere, presente encore, ainsi qu'on l'a pu voir, ce melange de science et de dogme, de dialectique et de mysticite, qui tour a tour excite et paralyse le raisonnement, et ajoute a la difficulte des mysteres celle de la contradiction des termes. Le plus sage nous semblerait donc de recevoir religieusement de la tradition evangelique le dogme de la Trinite, et d'en considerer la theorie canonique comme une regle ecrite, destinee a prevenir toute tentative d'interpretation et a en tenir la place dans le langage chretien, sans introduire dans l'esprit une idee de plus. Mais cette sagesse n'etait celle de personne au temps ou la theologie se formait, et l'on ne peut s'etonner qu'elle ait manque au curieux Abelard. Mais si, dans l'interet de la foi, il a eu tort d'appliquer, meme avec mesure, la dialectique a l'exposition du dogme de la Trinite, reconnaissons au nom de la philosophie que cette application etait la seule forme que de son temps put prendre a sa naissance la theodicee rationnelle, et il fallait bien, ici je parle en homme du XIXe siecle, que la raison preparat son emancipation. Orthodoxe ou heretique, chretienne ou profane, la theologie d'Abelard est une philosophie en matiere de religion, une theodicee. Qu'en faut-il penser a ce titre et quelle en est la valeur scientifique? Ce serait un second examen qui se prolongerait sous cette nouvelle forme, et reprendrait une a une toutes les questions concernant la nature de Dieu, la creation, le gouvernement du monde. Il suffira de quelques observations. Les docteurs du moyen age ne sont pas entierement responsables des principes de leur philosophie religieuse. Ils ne l'ont ni inventee ni choisie, ils l'ont trouvee toute faite et recue de la tradition. Ce n'est que lorsqu'elle modifie la doctrine chretienne et dans la mesure ou elle l'a modifiee, qu'ils peuvent etre juges comme penseurs et figurer en personne dans les annales de la philosophie. On ne peut leur demander compte que de ce qu'ils ajoutent ou retranchent aux croyances communes de l'Eglise; celles-ci constituent une doctrine, une ecole, qui n'est a vrai dire celle de personne, et qui n'est pas autre chose que le christianisme. Abelard chretien n'a plus d'individualite, par consequent plus d'importance. Ce qu'il pense ou dit a ce titre a moins de valeur que le plus simple, le plus modeste catechisme. N'examinons donc pas, a propos de tel ou tel dogme qu'il adopte et reproduit, quelles sont les origines on les consequences de ce dogme, et si telle ou telle theorie catholique porte des traces de platonisme ou ramene, par l'ecole d'Alexandrie, aux philosophies orientales. La theologie d'Abelard dans son essence est celle du monde contemporain. Les exceptions sont rares dans l'Eglise; on compte peu de docteurs qui, en conservant les formes chretiennes, aient innove au fond et introduit, a la faveur de l'orthodoxie dans les termes, une philosophie etrangere a la tradition. Dans les premiers siecles et parmi les Peres il se rencontre bien de ces hardis penseurs dont l'Eglise n'a pas toujours soupconne la hardiesse, et qu'elle a de confiance admis ou laisses au nombre de ses docteurs, quelquefois ranges au nombre de ses saints. Plus tard, la tradition mieux fixee, la puissance ecclesiastique mieux etablie, l'instruction et l'originalite philosophique en decadence, rendent la theologie de plus en plus uniforme et convertissent les ecrivains en de simples metteurs en oeuvre qui exposent et disposent, prouvent et defendent, mais qui n'inventent plus. Seulement, par quelques details, par le choix de certains arguments, par l'emploi de certaines citations, par l'attachement a certaines autorites, enfin par leur methode d'exposition, ils se donnent un caractere et manifestent une tendance. Facies non omnibus una, Non diversa tamen. Ils sont chretiens, mais dogmatiques, demonstratifs ou mystiques; et ils poussent la science religieuse dans telle ou telle voie qui la conduit, soit au quietisme intellectuel, qui n'enseigne ni ne discute, soit au rationalisme chretien, si goute de nos peres, soit a l'absolutisme de principe de l'autorite, exclusivement admis par une ecole de ce temps-ci. Rarement ces differences importantes ont ete, du VIIe au XVe siecle, poussees au point d'insinuer dans la foi des doctrines inconnues, et les heresies meme n'ont presque jamais produit de veritables nouveautes philosophiques. Dans toute cette longue periode, il se produit peu d'hommes qui, tels que Scot Erigene, se soient fait un christianisme personnel, et qui, ressuscitant quelque philosophie payenne, l'aient couverte de la robe du levite pour qu'on ne la reconnut pas. Ils ne sont pas plus communs ceux qui, comme saint Anselme, sans sortir du giron de l'Eglise, se sont mis a rechercher les fondements philosophiques des idees religieuses, et a demontrer rationnellement comment l'homme croit en Dieu. Il ne faut meme pas tenir toujours grand compte aux ecrivains de telle ou telle opinion inusitee, de telles ou telles consequences singulieres, qu'on peut apercevoir ou demeler dans leurs systemes; ils n'ont pas toujours eu volonte ni conscience de penser ce qu'ils ont dit. Dans ces temps d'erudition, ou les livres etaient rares et les idees plus encore que les livres, on dependait beaucoup de l'auteur qu'on avait lu, on citait sans discernement, on copiait sans choix, et l'on empruntait aveuglement a des ouvrages contradictoires, a des sectes opposees, des opinions peu conciliables, dont on meconnaissait la portee, et que recommandait egalement leur antiquite commune. Le hasard, plus que le mouvement regulier des esprits, decernait successivement l'autorite a des ecrivains differents, et tandis que la vogue du pseudo-Denys, qu'on croyait Denys l'Areopagite, portait au mysticisme, l'engouement pour le consul Boece ramenait au genre didactique et produisait la philosophie de l'ecole. Ce serait denaturer les faits que de vouloir assigner une valeur philosophique a toutes les opinions, que de les representer toutes comme les phases naturelles, comme les developpements logiques de l'esprit humain. Pour etre vraie, l'histoire meme des systemes ne doit pas toujours etre systematique. Le moyen age est rempli de choses fortuites, de singularites steriles, de tentatives insignifiantes, et les theologiens abondent en hardiesses qui ne menent a rien, en assertions graves qui ne concluent pas, en erreurs qui n'egarent point. La foi domine l'ensemble et neutralise souvent ce qui n'est pas elle. Comme un corps sain et vigoureux, elle s'assimile quelquefois jusqu'a des poisons et n'en est pas plus alteree qu'affaiblie. Gardons-nous donc d'aller relever dans Abelard tous les passages qui, logiquement analyses, conduiraient a des consequences auxquelles il n'a jamais pense; toutes les expressions qui, par voie de citation, lui sont venues de quelque doctrine qu'il n'a jamais connue, toutes les opinions episodiques qu'il repete sur la foi d'un auteur, sans s'etre jamais apercu qu'elles fussent d'origine suspecte ou de nature incompatible avec la foi. Platonicien quand il cite le Timee, peripateticien quand il cite Boece, alexandrin par endroits, plus souvent disciple de l'Eglise latine, il n'entend pas etre autre chose qu'un philosophe catholique, et les combinaisons d'idees heterogenes qu'on peut ca et la signaler dans ses ecrits ressemblent souvent a des centons plutot qu'a un eclectisme. Il cite pour se montrer instruit, il commente pour paraitre ingenieux, il concilie pour rester logique; mais la plupart du temps son travail porte moins sur les doctrines que sur les textes, et il entend expliquer et non completer l'antiquite. Nous aimons a generaliser; nous excellons aujourd'hui a retrouver la filiation des idees et a voir, comme on dit, tout dans tout. Rien ne serait plus trompeur que de supposer a toutes les epoques, que d'attribuer retroactivement au temps passe la clairvoyance et l'universalite qui appartiennent au notre. Une fois dit qu'Abelard est un theologien catholique et rationaliste, sa place est suffisamment marquee, son caractere suffisamment determine; on sait dans quelle ecole chretienne il doit etre classe, et nous croyons a cet egard nous etre assez explique. Nous n'ajouterons que deux observations. 1º Les Allemands ne se renferment guere dans la reserve que l'on conseille ici. Un historien de la philosophie, Rixner, declare qu'il y a dans la doctrine d'Abelard un fond de spinozisme, et il donne en preuve un tableau synoptique dresse par Fessler d'extraits divers d'Abelard et de Spinoza[398]. On se rappelle que deja Caramuel accusait Abelard d'avoir retrouve dans les ruines de l'antiquite la philosophie d'Empedocle, en soutenant que tout etait Dieu et que Dieu etait tout[399], et en remettant au jour un pantheisme qui, pour cette epoque, n'avait ete signale qu'en principe dans les doctrines de Bernard de Chartres et plus explicitement dans celles d'Amaury de Bene, condamne et, suivant quelques-uns, brule comme heretique, mais place par certains historiens au nombre des disciples d'Abelard. [Note 398: _Handbuch der Geschichte der Philosophie_, t.1, ep. i, sec. 16, append. iii.] [Note 399: J. Caram. Lobkowitz, _Ration. et real. Philosophia, Metaph._, III, iii, p. 175.] L'accusation de pantheisme est une des plus faciles a lancer contre toute theologie. En traitant de Dieu, le langage humain, plus encore que la pensee humaine, manque rarement d'y donner pretexte. Toutefois le pantheisme s'accorde plus volontiers avec le realisme exagere, et le principe nominaliste, savoir l'individualisme absolu, parait _a priori_ inconciliable avec une doctrine qui noie tous les individus dans l'unite de la substance universelle. Abelard semblait donc plus qu'un autre a l'abri de l'accusation de pantheisme. Cependant les incoherences ne sont pas rares chez les philosophes, et de ce qu'une doctrine serait contradictoire il ne suivrait pas qu'elle fut invraisemblable. Au premier abord, il semble que Rixner et Fessler ont raison. Le dernier a detache de la seule _Theologie chretienne_ sept passages auxquels il oppose des passages correspondants et selon lui equivalents, qui sont les principes memes de l'Ethique de Spinoza. Mais quand l'analogie de doctrine serait dans ces citations cent fois plus evidente qu'elle ne nous semble, la demonstration ne serait pas concluante. Pour qu'il y ait pantheisme, il faut le dessein forme de ramener Dieu et le monde a l'unite et de nier la dualite qui resulte soit de la coeternite des deux principes, soit plutot de la creation substantielle; or, rien de semblable dans Abelard; jamais il n'y a songe, et j'ignore meme s'il savait bien qu'une telle doctrine eut existe. Il croyait en Dieu et en la creation; ses expressions sont positives dans ce sens. Dans le Dieu createur, dit-il, "Moise designe le Pere, c'est-a-dire la puissance divine, par laquelle tout a pu etre cree de rien (_Introd._, lib. 1, p. 987). Le nom de Tout-Puissant est donne par l'Ecriture au Pere, quoique les autres personnes divines soient toutes-puissantes, parce que le Pere etant inengendre existe par lui-meme et non par un autre... tandis que tout le reste ne peut etre que par lui (_Theol. Christ._, lib. I, p. 1165). Il est dit des elements que Dieu les crea et non qu'il les forma, parce que etre cree se dit de ce qui est produit du non-etre a l'etre" (_Hexam., p. 1366). Et d'ailleurs celui qui croit reellement en l'incarnation et en la redemption ne peut rien avoir de commun avec Spinoza. Le pantheisme et le peche impliquent, le pantheisme et la damnation impliquent, le pantheisme et la remuneration impliquent. A quelque faible degre qu'un homme soit chretien, il nie _ipso facto_ le pantheisme. Maintenant ne se peut-il pas faire qu'un theologien, contre son intention, a son insu, professe sur la nature de Dieu de telles idees que l'unite de substance en resulte logiquement? La doctrine chretienne elle-meme est-elle absolument exempte de formules et d'expressions qui se pretent a de telles consequences? On n'en peut absoudre, par exemple, le pere Malebranche, qui dans la sincerite de son coeur execrait le pantheisme, qui appelait Spinoza un miserable, son Dieu un monstre, son systeme une epouvantable et ridicule chimere, et qui a dit cependant: "Dieu n'est pas renferme dans son ouvrage, mais son ouvrage est en lui et subsiste dans sa substance.... C'est en lui que nous sommes[400]." Toutefois c'est la une accusation inductive qu'on ne devrait admettre qu'avec grande reserve. Telle est la nature de l'esprit humain et celle de la Divinite que l'un ne peut guere raisonner sur l'autre avec un peu de suite sans laisser echapper des propositions qui semblent receler le pantheisme. Prenons l'autorite la plus haute: "Je suis l'etre," dit le Seigneur dans l'Ecriture, "je ne change point" (Exod., III, 14. --Malach., III, 6). Supposons que ces passages soient isoles, que rien ne les commente, ne les explique, ne les modifie, et essayons, en les prenant dans un sens absolu, de les concilier avec la creation; aucune subtilite n'y reussira. "La vie est en Dieu," dit saint Jean, "nous demeurons en lui.... Il nous a donne de son esprit" (I, 4; IV, 13). "Nous vivons en Dieu," dit saint Paul aux Atheniens, "en lui nous nous mouvons et nous sommes" (Act., XVII, 28). Ces mots sont la devise et comme l'axiome fondamental du spinozisme, et qui pourtant oserait supposer que l'apotre ait doute de la personnalite humaine et de la separation substantielle entre le createur et la creature? [Note 400: VIIIe et IXe _Entretien sur la Metaphysique_.] On rencontrerait dans les Peres, dans les theologiens, dans les philosophes les plus religieux, que vous dirai-je? dans le catechisme, des propositions isolees qui presenteraient le meme sens et les memes dangers. Saint Clement n'a-t-il pas ecrit que Dieu est tout, et saint Augustin que tout est en Dieu, et que rien, pas meme l'ame humaine, n'est hors de lui? "Celui qui est est indivisible," dit Bossuet. "Dieu est tout, dit Fenelon.... Il est souverainement un, et souverainement tout.... Il est tellement tout etre, qu'il a tout l'etre de chacune de ses creatures.... O Dieu! il n'y a que vous." "Dieu est tout etre, dit Malebranche... toutes ses creatures ne sont que des participations imparfaites de l'Etre divin." "Dieu est infini en tout sens," dit Bergier, et les catechismes le repetent[401]. Prenez tous ces mots au sens litteral, et je vous defie d'en deduire la creation et l'homme. C'est qu'il y a, en matiere de theodicee, un vice peut-etre irremediable dans le langage humain et dont Spinoza abusait pour construire le mensonge de son systeme. [Note 401: S. Clem. Al. _Poedag._, t. I.--S. Aug. _Solil._, l, IV; et _de Duab. anim._--Bossuet, _Elev. sur les Myst._, 1re sem., elev. IV.--Fenelon, _De l'exist. de Dieu_, IIe part., c. II, IIe preuve; c. v.--Bergier, _Dict. de Theol._, art. _Dieu_, II, 2 deg.--Voyez l'ouvrage intitule _Theorie de la raison impersonnelle_, par M. Bouillier, c. XVII.] Si l'on appliquait cette critique aux philosophes scolastiques, elle ressortirait bien plus evidente encore. Croyants fideles pour la plupart, ils ne s'inquietent guere des extremes consequences de leurs doctrines, et de meme qu'on les voit, sans premeditation ni scrupule, donner souvent des armes a l'idealisme ou au scepticisme qui les inquietent peu, on les voit quelquefois, dans leurs effusions pieuses sur l'immensite de l'Etre divin, aneantir innocemment sa personnalite et sa liberte mysterieuses, et avec elles la personnalite et la liberte si claires de l'homme. Les preuves se presenteraient en grand nombre. Bornons-nous a discuter quelques-unes de celles dont s'arme Fessler contre Abelard. La premiere est cette proposition que la divine substance est absolument indivisible (_omnino individua_), absolument sans forme (_omnino informis_), n'ayant besoin de rien d'autre qu'elle, se suffisant a elle-meme, ayant tout par elle-meme, ne tenant rien d'un autre qu'elle. Ce sont la, je crois, des propositions recues en theologie, en philosophie meme; une seule aurait besoin d'explication dans un autre livre que celui-ci, c'est celle qui porte que la Divinite est _informe_. Nous savons qu'elle signifie que la distinction de la matiere et de la forme est inapplicable a Dieu; et certes il n'y a rien la que de fort innocent. Informis Deus est formarum forma vigorque[402]. [Note 402: J. Saresb. _Enthetic_., p. 87.] A ces propositions, Fessler assimile celles par lesquelles Spinoza definit la substance. La substance est ce qui est en soi, ce qui se concoit par soi, ce dont le concept n'a besoin du concept d'aucune autre chose. D'ou resulte qu'il ne peut y avoir deux substances et que toute substance est necessairement infinie[403]. [Note 403: Rixner, _loc. cit_.--Abael. _Th. Chr_., p, 1264.--Spinoza, _Ethiq_., part. t, definit. 8, prop. 5, 8, 13.--Cf. Frerichs, Commentat. de Ab. Doct., p. 10.] J'avoue que le rapport logique m'echappe. Abelard parle de la substance divine, Spinoza de la substance en general. Quand ce que dit ce dernier serait vrai ou plausible, faudrait-il en charger Abelard, dont le but est precisement de specifier la substance divine, de determiner ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas, de la distinguer de toute autre substance? C'est la substance increee qu'il decrit; car il ajoute aussitot: "Les creatures, au contraire, quelque excellentes qu'elles soient, ont besoin de l'adjonction d'une autre chose qu'elles, et ce besoin atteste leur imperfection" (_Theol. Chr._, p. 1265). Qu'Abelard ait tort ou raison, qu'importe donc que Spinoza applique a la substance en general ce qu'Abelard dit privativement de la substance particuliere de Dieu? Ne savons-nous pas que l'artifice de Spinoza est de prendre a peu pres la definition cartesienne de la substance, et en montrant ou tentant de montrer que cette definition n'admet ni limite, ni distinction, ni multiplicite, d'en conclure qu'elle suppose une seule et meme substance pour toute substance, et par consequent une substance illimitee, en telle sorte que celle-ci soit la seule Divinite et que la Divinite soit la seule substance? Pour que la racine du spinozisme fut dans Abelard, il faudrait la montrer dans sa definition de la substance en general qui n'est point ici rapportee, et non dans celle de la substance divine en particulier; il faudrait prouver que Spinoza et lui definissent de meme la premiere, et non que Spinoza definit la seconde a peu pres comme Abelard definit la premiere. Dana son second extrait, Fessler remarque qu'Abelard a repete ce principe des theologiens: _Rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu meme_, et que voulant le developper, il ajoute que tout ce qui existe dans la nature est eternel, et alors c'est Dieu, ou est ne du principe supreme, qui est Dieu, rien n'etant par soi, hors ce par quoi tout existe. Or, Fessler a lu dans l'Ethique qu'aucune substance autre que Dieu ne peut etre donnee ou concue, que tout ce qui est est en Dieu, que l'essence des choses produites par Dieu n'enveloppe pas leur existence et que Dieu n'est pas seulement la cause efficiente de l'existence des choses, mais encore de leur essence[404]. De la resulte pour le critique l'analogie des doctrines. [Note 404: Rixn., _loc. cit._--Abael. _Th. Chr._, p. 1262.--_Ethiq._, part. I, prop. 14, 15, 24, 25.] Il me semble qu'il en resulte leur difference. D'abord, la citation d'Abelard est tronquee. Ce qui vient apres le principe _rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu_; n'est que la majeure destinee a prouver ce principe et non la preuve directe du principe. En effet, dit le philosophe, toute chose ou est eternelle, c'est-a-dire Dieu meme, ou a commence et vient de lui, _ab eo sumens exordium_. Or, si la sagesse, la puissance ou tout autre attribut de Dieu a commence, Dieu a pu etre sans la sagesse, sans la puissance, ce qui repugne; les attributs de Dieu sont donc eternels, c'est-a-dire qu'ils sont Dieu meme. (_Ibid._, p. 1263.) De bonne foi, comment voir dans ce raisonnement aucun tendance a identifier toute substance en Dieu, et a conclure que Dieu est la cause de l'essence des choses, de ce que rien et par consequent aucune essence ne peut etre concue sans Dieu[405]? Car cette derniere proposition est la preuve donnee par Spinoza. Qu'on dise, si l'on pense comme lui, que la division d'Abelard entre ce qui est eternel et ce qui a commence ayant Dieu pour principe, est futile et vaine, et que les choses particulieres, n'etant que les modes par lesquels les attributs de Dieu s'expriment d'une facon determinee, sont une dependance necessaire de ces attributs eux-memes coeternels et consubstantiels a Dieu; on en est le maitre, a la charge pourtant de rencontrer de redoutables contradicteurs. Mais parce qu'on n'admet pas une division, taxer de l'avoir niee celui qui l'a etablie, c'est une argumentation etrange, et nulle preuve meme apparente n'est donnee qu'Abelard ait confondu la cause universelle avec la substance universelle, ce qui est le pantheisme. [Note 405: _Ethiq._, part. I, prop, 15.] 2 deg. Passons a une seconde observation. Lorsqu'on a le malheur d'admettre le principe de l'unite de substance, c'est une consequence forcee que cette substance constamment identique a elle-meme, immutable pour toute cause externe, soumise a sa nature comme a sa loi, soit necessairement tout ce qu'elle est, fasse necessairement tout ce qu'elle fait; d'ou il suit que Dieu n'est pas une cause libre, mais une cause necessaire, et grace a l'unite de substance, toute liberte disparait du monde: conclusion inevitable des principes du spinozisme. Nous ne retrouvons pas ces principes dans Abelard; nous n'y devons pas retrouver les consequences. Cependant on ne saurait contester qu'il n'ait limite la liberte de Dieu par sa propre nature, et hasarde sur ce sujet difficile diverses propositions dont a toute force Spinoza offre quelques analogues. Mais elles ne sont pas dans Abelard au nom des memes principes; ce n'est pas l'axiome eleatique de l'Un et de l'Etre qui lui a inspire l'espece de fatalisme divin qu'on peut lui attribuer. Ce qu'on appelle la liberte de Dieu souffre en effet quelques difficultes independantes des principes du pantheisme. L'etre immutable peut-il faire autrement qu'il ne fait? L'etre infiniment juste peut-il rien faire d'autre que ce qui est infiniment juste? L'etre parfait ne fait-il pas toujours le mieux a faire? Et par consequent, si Dieu existe, ne suit-il pas de sa toute-puissance, de son immutabilite, de toutes ses perfections, que tout ce qui se fait ne se faisant que parce qu'il l'a voulu, il ne pouvait vouloir autre chose que ce qui se fait, et que ce qui se fait est ce qui pouvait se faire de plus digne de lui, de plus conforme a sa sagesse, a sa justice, a sa bonte? La nature de Dieu etant la perfection, il ne saurait agir que conformement a sa nature ou a la perfection; et comme il est toujours egal a lui-meme, son oeuvre est digne de lui. Ce raisonnement a evidemment touche Abelard, et sans rapporter les cinq passages que Fessler donne en preuve, nous avons assez longuement analyse la theodicee de notre auteur pour qu'on s'en rappelle a cet egard les remarquables conclusions; mais loin de proceder du spinozisme, elles decoulent assez naturellement de la notion orthodoxe que toute religion donne de la Divinite. Il est certain qu'Abelard reconnait ces deux principes:---Dieu ne faisant que ce qu'il doit faire, il faut qu'il fasse ce qu'il fait.--Tout ce que Dieu fait est aussi bien que possible, _omnia a Deo tam bona fiunt quantum fieri possunt_. Mais ce n'est point cette fois a Spinoza qu'il faut comparer Abelard, c'est a Malebranche et a Leibnitz. Sa doctrine n'est pas le pantheisme, mais l'optimisme. C'est Malebranche qui a dit: "Dieu peut ne point agir, mais s'il agit, il ne se peut qu'il ne se regle sur lui-meme, sur la loi qu'il trouve dans sa propre substance.... Dieu veut faire son ouvrage le plus parfait qui se puisse.... mais aussi Dieu veut que sa conduite aussi bien que son ouvrage porte le caractere de ses attributs.... Dieu lui-meme est la sagesse; la raison souveraine lui est coeternelle et consubstantielle, il l'aime necessairement, et quoiqu'il soit oblige de la suivre, il demeure independant[406]." [Note 406: Malebranche, IXe entret., n deg. 8, 10 et 13. Voyez aussi, X, _Eclaircissement sur les idees_.] C'est Leibnitz qui a dit: "La supreme sagesse jointe a une bonte qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur.... Il y aurait quelque chose a corriger dans les actions de Dieu, s'il y avait moyen de mieux faire.... S'il n'y avait pas le meilleur, _optimum_, parmi tous les mondes possibles, Dieu n'en aurait produit aucun[407]." [Note 407: Leibnitz, _Essais de Theodicee_, part. I, n deg. 8.] Telle est cette doctrine si belle, qu'elle est admiree de ceux qui la combattent. L'exemple d'Abelard qui lui-meme ne l'avait pas inventee, mais qui l'a remarquablement exposee, nous prouve qu'elle n'est pas entierement nouvelle; et nouvelles ne sont pas non plus les objections qu'elle encourt. On s'est etonne avec raison que saint Bernard ne l'ait pas comprise dans ses vehementes censures. Mais le concile l'avait condamnee, car Abelard a l'air de la retracter dans son Apologie[408]. Il parait en effet aussi difficile de la concilier chretiennement avec la liberte et la toute-puissance de Dieu, que d'accorder la doctrine opposee avec sa perfection, sa justice et sa bonte. L'Eglise n'a point resolu par un ensemble de decisions canoniques ces questions redoutables. Mais elle est loin d'avoir autorise les solutions d'Abelard. Nous voyons que deux contemporains de celui-ci s'elevent contre sa doctrine, "doctrine," dit l'un d'eux, Hugues de Saint-Victor, "que des esprits enfles d'une vaine science s'efforcent aujourd'hui d'accrediter;" et l'autre, qui fut peut-etre son disciple et qui a fait aussi ses Livres des Sentences, Robert Pulleyn, sait tres-bien demander comment Dieu etant immutable, les efforts des saints peuvent servir a les sauver, comment, s'il n'a pu faire autrement qu'il n'a fait, notre reconnaissance lui est due[409]. Ces difficultes et de plus grandes encore pourraient etre developpees, si nous traitions le fond de la question, mais ce n'est pas moins que celle de la Providence et du libre arbitre, de la justice divine et de l'existence du mal, c'est-a-dire le plus formidable probleme et de la religion et de la philosophie. Il nous suffit d'avoir rappele comment Abelard le considere et le croit resoudre. L'analyse ulterieure de ses ouvrages nous fera connaitre plus profondement encore sa solution. Seulement, quelle qu'elle soit, elle est digne des plus nobles esprits, et elle ne depare paa les doctrines du philosophe infortune qui, sous les coups d'une destinee cruelle, proclamait encore en l'adorant la perfection de Dieu reflechie dans son oeuvre, et qui, les yeux en pleurs, au souvenir de saint Bernard, au souvenir peut-etre d'Heloise, disait encore: "Tout est bien." [Note 408: Petav. _Dogm. Theol._, t. I, t. VI, c. vi, p. 340.--_Ab. Op._, Apolog., p. 331.] [Note 409: Hugon. S. Vict. _Op._, t. III. _Summ. Sent._ tract. i, p. 430.--_Hist. Litter._, t. XII, p. 1 et 31.--Rob. Pull. _Sentent._, pars i, c. xv.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 767.--Rixner, _ouvr. cite_, t. II, app. iii, B.] CHAPITRE VI. SUITE DE LA THEODICEE.--_Commentarii super S. Pauli epistolam ad Romanos._ La Trinite est l'idee la plus haute que le christianisme ait mise dans le monde. Les questions ordinaires de la theodicee ne touchent generalement les attributs divins que dans leurs rapports avec la creation, et surtout avec l'humanite. Mais la Trinite est, pour ainsi parler, une question plus desinteressee, ou l'esprit semble aspirer a connaitre la Divinite pour elle-meme; ce n'est qu'a _posteriori_ que des reflexions ulterieures ou les enseignements de l'Eglise nous revelent comment des distinctions, d'abord toutes speculatives entre les personnes divines, peuvent se lier tant a l'action de Dieu sur le monde et sur l'homme qu'aux dogmes mystiques de l'incarnation et de la mission du Christ; et alors des questions metaphysiques l'esprit passe peu a peu aux questions morales. Avant d'etudier l'ouvrage qu'Abelard a consacre a celles-ci, ou son _Ethique_, recherchons comment il a traite et resolu les questions intermediaires. Nous avons vu ses deux grandes Theologies aboutir a une doctrine de la prescience et du libre arbitre. L'ordre des idees amene ici naturellement la question generale du salut par la redemption, antecedent necessaire de la morale, et cette question est etudiee dans un ouvrage important dont la lecture est peu attrayante, mais qui abonde en vues singulieres et en opinions caracteristiques, C'est un commentaire verset par verset et presque mot par mot de l'epitre aux Romains. Ici est la place de cet ecrit, car l'Introduction a la Theologie s'y trouve rappelee, et la theologie morale, ou l'Ethique, a laquelle il est fait plus d'un renvoi, y est annoncee[410]. [Note 410: _Magistri Petri Aboelardi Commentariorum super S. Pauli Epistolam ad Romanos, Libri V. Ab. Op._, p. 401-725. C'est aussi l'avis des auteurs de l'Histoire litteraire (t. XII, p. 117). Abelard reserve une question, celle de la difference entre le vice de l'ame et le peche, a son Ethique, et elle y est en effet traitee. (_Comm. in ep. ad Rom._, I. II, p. 560, et _Eth_., c. ii et iii, p. 628 et 629.) Il cite souvent sa Theologie comme un ouvrage anterieur, p. 513, 515, 516, etc., et les citations meme indiquent que cette Theologie est l'Introduction. Nous supposons que ce commentaire a ete compose apres l'Introduction, mais avant les cinq livres de la Theologie chretienne] L'ouvrage ne saurait etre methodique. Les questions y viennent comme les presente le texte de saint Paul; l'auteur entremele la philosophie, la theologie, la morale, l'interpretation du texte, et meme les remarques historiques. Nous elaguerons les details pour isoler quelques points essentiels, en le laissant presque toujours parler lui-meme. Comme toute composition de l'art de la parole, dit-il, l'Ecriture-Sainte veut instruire ou emouvoir. On peut diviser en trois l'Ancien Testament. Le Pentateuque enseigne d'abord les commandements du Seigneur. Les livres de propheties, d'histoires, et tout le reste, ont pour but d'exhorter a suivre ces commandements, mais les uns par des avertissements, les autres par des exemples. De meme dans le Nouveau Testament, "l'Evangile est la loi, il enseigne la forme de la veritable et parfaite justice." Les Epitres et l'Apocalypse excitent a l'obeissance a l'Evangile. Les Actes des apotres, ainsi que la narration evangelique, contiennent les recits sacres. Ainsi les Epitres sont plutot encore un conseil qu'un enseignement. "Dans une cite, il est des biens qui tendent a la conservation, d'autres a l'accroissement. Ainsi le remarque Jules a la fin du second livre de sa Rhetorique[411]. A la conservation appartiennent les choses necessaires, les champs, les bois. Les autres sont moins necessaires, mais plus belles, comme les edifices, les tresors, la puissance meme." Ainsi peut-etre, avec ce qu'enseignent les evangiles sur la foi, la charite et les sacrements (sujet de l'Introduction a la theologie), le salut etait assure; meme, sans y ajouter ce qu'ont etabli les apotres, ni les canons, ni les decrets, ni les regles monastiques, ni les ecrits des saints. Mais Dieu a voulu toutes ces choses pour orner, "pour agrandir l'Eglise, qui est comme sa cite, et pour garantir plus surement encore le salut de ses citoyens." [Note 411: Ce Jules est probablement Julius Severianus, qui vivait un peu avant Sidoine Apollinaire, ou meme sous Adrien. Il avait compose un ouvrage intitule: _Syntomata sive praecepta artis rhetoricae. (Antiqui Rhetorea latini a Fr. Pithaei bibliotheca olim editi_, A. Capperonier, un vol. in-4º, p. 320 Voy. aussi Fabricius, _Bibl. lat._, t. III, p. 759.)] L'epitre aux Romains a pour objet de "rappeler les Romains, anciens gentils, ou juifs convertis, qui, dans une orgueilleuse contention, se disputaient le premier rang, a la veritable humilite et a la concorde fraternelle." Ce qu'elle fait de deux manieres, en amplifiant les dons de la grace divine, en attenuant les merites de nos oeuvres; et cette epitre a ete placee la premiere, parce qu'elle est dirigee contre le premier des vices, l'orgueil[412]. [Note 412: Prolog., p. 491-498.] L'existence de ce Commentaire et celle de beaucoup d'autres qui furent composes dans ces temps-la, prouve qu'au moyen age l'Ecriture etait loin d'etre negligee comme on l'a dit quelquefois, et que les auteurs n'etaient pas tellement infatues des autorites de seconde main, qu'ils n'eprouvassent le besoin de se retremper sans cesse aux sources pures de la parole divine. Abelard en particulier a toujours paru attacher le plus haut prix a la lecture des saints livres. Dans une longue et curieuse lettre ou il donne a l'abbesse du Paraclet des instructions pour son couvent, il veut que les religieuses s'adonnent a cette etude. "L'Ecriture-Sainte est le miroir de l'ame. Celui qui vit en la lisant, qui profite en la comprenant, s'habitue a connaitre la beaute de ses moeurs ou a en decouvrir la difformite, et s'attache ainsi a accroitre l'une comme a ecarter l'autre.... Mais celui qui contemple l'Ecriture sans la comprendre, la tient comme un aveugle devant ses yeux; c'est un miroir ou il ne peut se reconnaitre. Il ne cherche pas dans l'Ecriture cette instruction pour laquelle uniquement elle est faite, et comme un ane attache a une lyre, il reste ainsi oisif devant le livre. Il est a jeun, il a devant lui le pain, et il ne se nourrit pas. Cette parole de Dieu, que son intelligence ne s'assimile point, que l'enseignement ne porte point a sa bouche, est pour lui un aliment inutile; il ne s'en sert pas.... Il prie ou il chante en esprit, celui qui ne fait que former des mots par le souffle de ses levres, et n'y ajoute pas l'intelligence mentale.... L'oraison meme est alors sans fruit.... il faut que celui qui prie soit penetre et enflamme par l'intelligence des paroles qu'il adresse a Dieu.... C'est par une suggestion de l'ennemi des hommes que dans nos monasteres on ne fait aucune etude pour l'intelligence des Ecritures; on n'y apprend qu'a chanter et a former des mots articules, non a les comprendre, comme s'il etait plus utile de faire beler les brebis que de les faire paitre[413]." [Note 413: _Ab. Op._, ep. viii, Petr. ad Helois., p. 188-191.--Voy. aussi l'epitre aux filles du Paraclet pour les exhorter a l'etude des lettres. (_Ibid._, ep. Vii, p. 251.)] Suivant l'epitre aux Romains, si les juifs ont recu l'ancienne loi, les oeuvres de cette loi sont insuffisantes pour le salut; si cette loi a manque aux Gentils, une autre etait gravee dans leurs coeurs, qu'ils devaient connaitre et qu'ils auraient pu suivre. Tous ont eu leur revelation, et a tous Jesus-Christ a ete necessaire. Ce theme conduit a faire ressortir l'eclat de la lumiere naturelle, comme a montrer ce qu'il peut y avoir d'etroit et d'impuissant dans les formalites d'un culte exterieur, pratique sans intelligence et sans vertu. C'est la le cote philosophique de cette epitre, comme du genie de saint Paul. Par la il est l'apotre des Gentils, c'est-a-dire au fond l'apotre de la raison humaine et le promoteur d'une certaine liberte religieuse. Le cote purement chretien, c'est le tableau des egarements de la raison humaine, infidele a sa revelation primitive, et de la degradation morale ou est tombe le monde paien, ses philosophes en tete; c'est le developpement des causes qui rendent necessaire de se donner a Dieu et a la verite, sans ecouter l'irreflexion presomptueuse de ceux qui croient trouver dans les pratiques prescrites aux Hebreux l'infaillible moyen de se sauver a peu de frais. Ainsi s'elevent sur les ruines d'un double orgueil, au-dessus de toutes les oeuvres humaines, essentiellement imparfaites et corrompues, le dogme sauveur de la redemption et la vertu tutelaire de la foi. C'est bien la de la religion raisonnee; l'epitre aux Romains est un des plus beaux monuments du veritable rationalisme chretien. L'accusation dirigee contre les Gentils, par exemple, est essentiellement une apologie de la raison humaine. Ils se croyaient, dit Abelard, moins reprehensibles, ou meme tout a fait excusables, de n'avoir pas servi Dieu, qu'ils ne pouvaient connaitre, faute d'une loi ecrite. Mais le Seigneur, sans que rien fut ecrit, leur etait connu precedemment par la loi naturelle; il les avait mis sur la voie d'une notion de lui-meme, et par la raison qu'il leur avait donnee, et par ses oeuvres visibles. Ils avaient donc pu savoir et penser la verite. "On trouve dans les ouvrages des philosophes qui etaient les _maitres des nations_, beaucoup de temoignages evidents en faveur de la Trinite, que les SS. Peres ont soigneusement recueillis pour recommander notre foi contre les attaques des Gentils. Et nous aussi, nous avons rapporte la plupart de ces temoignages dans notre petit ouvrage de theologie[414]." En effet, la creation avait manifeste ce qu'il y a d'invisible en Dieu, c'est-a-dire l'unite et la Trinite; car par la qualite d'un ouvrage on peut juger de l'habilete d'un ouvrier. Or, l'habilete de Dieu, c'est-a-dire les dons ou les attributs que suppose son ouvrage, c'est, d'une part, l'unite de sa nature, attestee par l'harmonie universelle, et, de l'autre, la puissance, la sagesse et la bonte, "qui sont les trois choses dans lesquelles je crois que consiste toute la distinction trinitaire." Remarquez que saint Paul dit: "Ce qui se connait de Dieu est revele en eux; Dieu le leur a revele (I, 19)." Le _revele_, c'est la raison; le _connu_, c'est ce que manifestent les oeuvres visibles, ce que leur a manifeste la creation; c'est, selon le texte, ce qu'il y a d'invisible en Dieu, _invisibilia ipsius_, savoir, sa puissance eternelle et sa divinite, _sempiterna ejus virtus et divinitas_[415]. [Note 414: _Comment. in ep. ad Rom._, p. 513.--Rom. i, 19 et 20. Le petit ouvrage, _Opusculum_, c'est l'_Introduction a la theologie_.] [Note 415: _Comm._, p. 514-516. Ni le texte de saint Paul, ni meme le developpement auquel se livre Abelard, ne fait ressortir du spectacle du monde la connaissance du Saint-Esprit. Rien donc n'indique que saint Paul ait pense que la Trinite fut revelee aux paiens. Le verset parait signifier seulement que la creation du monde a du manifester a la connaissance ce qu'il y a d'invisible en Dieu, sa puissance eternelle et sa divinite, c'est-a-dire qu'il y a une puissance eternelle et que la puissance eternelle, c'est Dieu. On a vu ailleurs que certains docteur, par divinite, [Grec: theiotes], entendaient le Saint-Esprit. (C. iv, p. 312.)] Insensibles a cette revelation universelle, les Gentils n'ont point glorifie Dieu, et Dieu les a livres a leurs passions. "Ce n'est pas cependant de tous les philosophes soumis a la seule loi naturelle que doit s'entendre cette malice et cet aveuglement, la plupart ayant ete dignes d'etre recus de Dieu, tant par leur foi que par leurs moeurs, comme le gentil Job[416], et quelques-uns peut-etre des philosophes qui menerent la vie la plus pure avant la venue du Seigneur." C'est pour eux, selon saint Jerome, qu'a ete dite cette parole, que _Dieu moissonne ou il n'a pas seme_. Cependant saint Paul ne fait pas d'exception, il prononce une condamnation generale contre tous ceux qui ont trop presume de leur sagesse. Pour apaiser l'orgueil des Romains gentils, il lui suffisait de montrer que les philosophes avaient eu connaissance de Dieu, et que ces maitres memes de la foi, _magistros fidei_, avaient gravement failli, au point de tomber dans l'idolatrie. [Note 416: Job etait gentil, c'est-a-dire d'une nation autre que le peuple de Dieu. On croit qu'il etait Idumien. (S. Aug., _De Cir. Dei_, XVIII, xlvii.)] Ces idees sont hardies, et Abelard semble devancer les raisonnements du XVIIIe siecle sur le salut de Socrate et de Marc-Aurele. Au reste, il a regne longtemps sur ce point dans l'Eglise une assez grande liberte de penser, et peut-etre les temps modernes se sont-ils montres plus rigides que les premiers siecles. Ne citons pas les Peres, Clement d'Alexandrie, saint Justin, saint Augustin lui-meme; mais au temps d'Abelard, Richard de Saint-Victor, qui enseignait dans une ecole opposee, pensait que la raison naturelle pouvait s'elever jusqu'a la Trinite; on a vu ailleurs qu'un autre de ses contemporains, l'archeveque Hugues, donnait la meme portee au verset qu'il discute ici, et Albert-le-Grand, qui le discute a son tour, resout par l'affirmative la question que saint Thomas decide en sens contraire: La Trinite peut-elle etre connue par la raison naturelle[417]? [Note 417: Rich. a S. Vict., _De triu._, t. 1, c. iv.--Hugon. _Dialog._, t. 1; _Thes. Anecd._, t. V, p. 801.--Albert. _Summ._, tract. III, qu. xiii.--S. Thom. _Summ._, pars i, qu. xxxii, a. t.] C'est donc un principe a la fois chretien et philosophique qu'une revelation identique dans sa source et dans son objet, mais diverse en etendue, en clarte, en puissance, a, pour ainsi dire, embrasse l'humanite entiere, et que, devant cette loi universelle, l'humanite est universellement, bien qu'inegalement responsable des violations qu'elle en a commises. Je doute que ce principe, meme dans les termes ou le pose Abelard, eut ete de tout temps accepte par l'Eglise; mais il a reparu a diverses epoques dans son enseignement, et on peut remarquer qu'apres avoir ete au dernier siecle, sous la forme philosophique de religion naturelle, dirige comme une arme offensive contre le christianisme, il est maintenant employe souvent comme une arme defensive par les recents apologistes du christianisme. C'est au fond la doctrine de l'_Essai sur l'Indifference_, et l'on sait que ce livre a fait ecole. Mais on ne saurait meconnaitre que le meme principe puisse etre tourne en des sens bien divers, et donner naissance a des consequences opposees. Abelard est sur la voie de ceux qui en ont fait sortir l'incredulite; il est loin de le savoir pourtant, et ne pretend que fortifier la foi par un double caractere d'universalite et de perpetuite. Il croit avoir donne une base plus large a la doctrine du salut. C'est en effet cette doctrine qu'il expose ici, en la poursuivant dans une foule de questions qu'elle souleve, et qu'il traite ou qu'il ajourne a d'autres ouvrages[418]. Son idee fondamentale, c'est que chacun est juge selon la verite, loi identique de tous, et selon sa participation a la connaissance de cette divine verite. Les oeuvres ne sont que des preuves de l'intention, et l'intention seule est innocente ou coupable. Devant Dieu elle est reputee pour le fait. L'issue du jugement est inconnue en ce monde. Ce jugement se prononce pour chacun a la mort, il se prononcera pour tous a la fin du monde. Cependant ceux qui ont ete trouves purs avant le dernier jugement, ceux dont la vie est parfaite, acquittes avant ce jour supreme, seront assis aupres du Christ; ils partageront sa gloire; juges comme lui, tranquilles sur eux-memes, ils jugeront les autres. Mais c'est a la condition d'avoir observe, non par des oeuvres purement exterieures, mais de coeur et de volonte, soit la loi naturelle, soit la loi ecrite. Il est vrai que, depuis l'Evangile, en ce temps d'amour plus que de crainte, la justification gratuite est promise, c'est-a-dire que la justice ne vient pas de nos merites, mais de la grace de Dieu. Par le Christ _propitiateur_, Dieu offre la redemption a ceux qui croiront en lui. [Note 418: _Comment._, p. 516-521. Trois questions difficiles sont indiquees, qui toutes sont relatives a la possibilite du peche et de la punition, de la responsabilite, de la grace, mais dont les solutions sont renvoyees a la Theologie. Elles ne s'y trouvent pas expressement.] Ici s'eleve la plus grande question. Qu'est-ce que cette redemption par le Christ, ou comment son sang peut-il nous justifier, nous qui semblerions plus punissables, apres avoir commis le crime du serviteur infidele, le crime de la mort du Seigneur innocent? "Et d'abord par quelle necessite Dieu s'est-il fait homme pour nous racheter en mourant suivant la chair, ou de qui nous a-t-il rachetes, comme d'un maitre qui nous tint captifs par justice ou par puissance? De quelle justice, de quelle puissance nous a-t-il affranchis? Qui a-t-il preche pour le decider a nous relacher? On dit qu'il nous a rachetes de la puissance du diable. Par la transgression du premier homme, qui s'etait volontairement soumis a son obeissance, le diable aurait eu comme un certain droit de le tenir en sa possession et en sa puissance, et il l'y tiendrait encore si le liberateur n'etait venu. Mais puisque le Seigneur a delivre les seuls elus, quand le diable les a-t-il possedes? Jamais, ni dans le siecle du Messie, ni dans le siecle futur, ni aujourd'hui. Ce pauvre qui reposait dans le sein d'Abraham, est-ce que le diable le torturait comme le riche damne, et quand meme il l'aurait tourmente moins, avait-il domination sur Abraham lui-meme et le reste des elus?... Ce droit de possession sur l'homme, le diable ne pouvait l'avoir que si par hasard il avait recu l'homme pour le tourmenter. Dieu l'ayant permis, ou meme le lui ayant livre. D'ou viendrait d'ailleurs le droit? Si le serviteur ou l'esclave d'un maitre seduisait un de ses compagnons, l'entrainait a la desobeissance, le seducteur ne serait-il pas plus coupable aux yeux du maitre que le seduit, et par quelle injustice la premier acquerrait-il privilege et domination sur le second? Il serait plus juste que ce fut celui-ci qui eut sur l'autre un droit de vengeance. D'ailleurs le diable n'a pu donner a l'homme cette immortalite qu'il lui a promise pour le seduire, comment donc aurait-il le droit de le retenir? Il ne l'aurait pu faire que par la permission de Dieu, qui lui aurait livre l'homme comme a son geolier ou a son bourreau. "L'homme n'avait peche que contre le Seigneur; or, si le Seigneur voulait lui remettre le peche, comme il l'a fait pour la vierge Marie, comme avant sa passion le Christ l'a fait pour beaucoup d'autres, pour Marie Magdeleine, pour le paralytique; ne pouvait-il dire a l'executeur de sa justice (_tortori suo_): Je ne veux pas que tu le punisses plus longtemps. Dieu cessant de permettre le supplice, aucun droit ne restait a l'executeur; s'il s'etait plaint, s'il avait murmure, il eut ete convenable que le Seigneur lui repondit: _Est-ce que ton oeil est mauvais parce que je suis bon?_ (Math., xx, 15.) Le Seigneur n'a pas fait injure au diable, lorsque de la masse pecheresse il a pris une chair pure et s'est fait un homme exempt de tout peche; cette conception sans peche, cet homme ne l'a pas obtenue par ses merites, mais par la grace du Seigneur, qui s'est revetu de son humanite. Est-ce que la meme grace, si elle avait voulu remettre aux autres hommes leur peche, n'aurait pu les liberer ainsi de leur peine?... Quelle necessite donc, ou quelle raison, ou quel besoin, lorsque d'un seul regard (_sola visione sua_) la misericorde divine aurait pu delivrer l'homme des mains du diable, quelle cause, dis-je, a voulu que, pour nous racheter, le fils de Dieu fait chair souffrit tant de privations et d'opprobres, le fouet, le crachat, enfin la cruelle et ignominieuse mort de la croix, au point d'endurer le supplice patibulaire avec des mechants? Comment aussi l'apotre dit-il que nous sommes justifies ou reconcilies avec Dieu par la mort de son Fils, quand Dieu aurait du se courroucer d'autant plus contre l'homme que les hommes avaient ete plus coupables de crucifier son fils que de violer dans le paradis son premier commandement en goutant un seul fruit?... Que si ce peche d'Adam fut assez grand pour ne pouvoir etre expie que par la mort du Christ, quelle expiation aura l'homicide commis contre le Christ et tant et de si grands attentats consommes contre lui et contre les siens? Est-ce que la mort d'un fils innocent a tellement plu a Dieu qu'elle l'ait reconcilie avec nous, qui avons commis le peche, cause de la mort de ce fils innocent?... Donc, a moins que ce peche, le plus grand de tous, ne fut commis, il n'en pouvait pardonner un autre beaucoup moindre; il fallait la multiplication du mal pour qu'un si grand bien nous fut fait. En quoi, par la mort du fils de Dieu, sommes-nous devenus plus justes que nous ne l'etions auparavant, pour etre des lors liberes du chatiment? A qui le prix du sang a-t-il ete donne pour qu'il y eut redemption, si ce n'est a celui au pouvoir duquel nous etions, c'est-a-dire a ce Dieu meme qui, ainsi qu'il vient d'etre dit, nous avait livres a son bourreau? Car ce ne sont pas les bourreaux, mais les seigneurs et maitres des captifs qui composent ou acceptent la composition[419]. Comment enfin a-t-il, pour un certain prix, relache ses captifs, si lui-meme, auparavant n'avait exige et fixe ce meme prix auquel il les relachait? Or, combien parait cruel et injuste que l'on reclame pour prix le sang de l'innocent, ou que l'on se plaise en facon quelconque au meurtre de l'innocent; et plus encore, que le Seigneur ait pu avoir la mort de son fils pour si agreable, que par elle il ait ete reconcilie avec le monde entier! [Note 419: "Componunt aut suscipiunt." (p. 552.) On connait l'usage du temps. Suivant une coutume d'origine germaine, pour un crime ou pour un delit, on pouvait se racheter moyennent un prix paye a celui qui en avait souffert, et peu a peu il avait ete egalement etabli qu'un prix serait paye a celui qui pouvait exercer une sorte de vindicte publique, c'est-a-dire au seigneur, enfin aux matins des captifs, _domini captivorum_. C'etaient ceux au pouvoir desquels passaient les delinquants.] "La solution de cette question, qui _n'est pas mediocre_, parait etre que nous sommes justifies dans le sang de Jesus-Christ et reconcilies avec Dieu, en ce que par cette grace singuliere qu'il nous a manifestement faite en nous donnant son fils, qui a pris notre nature et qui a persiste jusqu'a la mort a nous instruire sous cette forme par sa parole et son exemple, il nous a plus etroitement attaches a lui du lien de l'amour, et qu'enflammee par un tel bienfait de la grace divine, la vraie charite ne doit redouter pour lui aucune souffrance.... Apres la passion, l'homme est devenu plus juste, c'est-a-dire plus aimant Dieu. Notre redempt c'est l'amour supreme du Christ pour nous, qui par sa passion non-seulement nous a delivres de la servitude du peche, mais encore nous a acquis la liberte des fils de Dieu, afin que desormais nous accomplissions tout par amour plus que par crainte de celui qui nous a fait une grace si grande, qu'une plus grande, a son propre temoignage, ne saurait etre inventee." (Jean, xv, 43[420]). [Note 420: _Comm_, p. 549-553.---Rom. iii, 2l et suiv. Abelard dit ici qu'il expose _succinctement le mode_ de la redemption, et il renvoie a sa Theologie: on y trouve, il est vrai, la meme doctrine, mais plus _succinctement_ encore exprimee. (_Theol. Christ._, t. IV, p. 1307-1308.)] Nous touchons ici a une theorie de la redemption, de toutes les pensees d'Abelard la plus temeraire. Avant d'y insister, parcourons diverses questions accessoires, graves pourtant, qu'il y rattache. I. C'est le Fils qui a ete incarne, mais l'a-t-il ete seul? Tout dans l'Evangile semble montrer le Fils separe un moment, par sa mission, du Pere qui la lui donne; et cependant c'est un article de foi que dans la Trinite la substance est unique et les oeuvres communes. Abelard a deja dit que dans l'incarnation la substance divine s'est en une seule personne uni la substance humaine; il a dit que tout ce que fait le Pere, le Fils et le Saint-Esprit le font, et reciproquement[421]. Cependant il ne pretend pas que le Pere et le Saint-Esprit se soient faits chair, aient eprouve l'incarnation ou la passion, ce qui serait l'erreur de Praxeas, de Sabellius et des patripassiens, mais il dit que dans l'incarnation et le Pere et le Saint-Esprit ont opere, la puissance et la bonte divine ne pouvant etre exclues de la Divinite. Lorsqu'un homme s'habille ou s'arme, beaucoup y cooperent qui ne sont ni habilles ni armes. C'est a l'ame, comme motrice du corps, que sont rapportees toutes nos actions, et cependant tous les mots qui les expriment ne peuvent etre attribues a l'ame en predicats. On ne peut dire que l'ame mange ou se promene. C'est par cette subtilite qu'Abelard evite une heresie contre laquelle il a proteste hautement[422]. [Note 421: _Introd._, p. 989 et 1127, et _Theol. Chr._, t. IV, p. 1309-1311.] [Note 422: Cf. _Ad Helois. Apol., Op._, p. 309, et ci-dessus, c. II, p. 193. Il dit ici (_Comment._, t. III, p. 633) qu'il traite la question dans son _Anthropologie_. Ce mot singulier que l'editeur des oeuvres remarque, puisqu'il en corrige en marge l'orthographe, semble indiquer un ouvrage d'Abelard tout a fait inconnu. L'Anthropologie etait, je crois, en ce temps la, la science du Dieu fait homme ou la solution de la question _Cur Deus homo_? Peut-etre ce mot n'indique-t-il qu'une partie speciale de l'une des Theologies.] II. Une seconde question qui depend de la redemption, cette premiere des graces de Dieu, serait celle de la grace en general et du merite des hommes. Et d'abord en quoi reside le merite? Dans la volonte seule ou dans la volonte et l'oeuvre? Mais tout cela est du ressort de l'ethique, et doit se trouver dans l'ouvrage qui porte ce titre[423]. [Note 423: _Comment._, p. 559-560.--Voy. l'_Ethique_ et ci-apres, c. VII, p. 464.] III. Heureux celui a qui Dieu n'a point impute de peche, dit l'apotre (iv, 8 et 9). Puis il s'interrompt et se demande si ce bonheur n'est que pour les circoncis; l'exemple d'Abraham repond. Sa foi lui fut imputee a justice avant qu'il eut recu la circoncision; mais il avait la foi, et de la nait une question: Que faut-il penser du sort des enfants qui mouraient sous l'ancienne loi avant le huitieme jour, celui ou la circoncision etait permise? C'est la meme question qui s'eleverait au sujet des enfants qui mourraient avant qu'on ne put les baptiser, parce que l'eau manquerait. "La sentence de damnation en ce cas parait cruelle... mais nous en ce remettant a la Providence de tout ce qu'elle dispose, a la providence de celui qui seul sait pourquoi il a elu celui-ci, reprouve celui-la, nous tenons pour immuable l'autorite de l'Ecriture qu'il nous a donnee[424]." [Note 424: _Comm._, p. 560-564.--Rom. iv, 8.] IV. Toutes ces questions en supposent resolue une bien plus grande. "Maintenant il nous faut en venir a cette vieille querelle du genre humain[425], a cette question infinie (_interminatam quoestionem_), savoir, celle du peche originel, qui retombe, ainsi que le rappelle l'apotre, de notre premier pere sur sa posterite, et il faut, comme nous pourrons, travailler a la resoudre. [Note 425: P. 591-601. Il s'est deja servi de cette expression, _veterem humani generis querelam_; mais pour designer la question de l'immutabilite de la Providence et de la liberte, _Introd._, t. III, p. 1184.] "Il est demande d'abord: Qu'est-ce qu'on appelle le peche originel avec lequel chaque homme est procree? Puis, par quelle justice le fils innocent est-il, pour le peche du pere, traduit devant le plus misericordieux des juges, ce qui ne serait pas approuve devant des juges du siecle; et comment le peche que nous croyons deja remis a celui qui l'a commis, ou deja efface dans les autres par le bapteme, est-il puni dans les enfants qui n'ont pu consentir encore au peche? Comment ceux qui ne sont pas dans les liens de leur propre peche sont-ils damnes par le peche d'autrui, et comment l'iniquite du premier pere les entraine-t-elle plus surement a la damnation que de plus graves iniquites de leurs plus proches parents? Combien, en effet, il est cruel et contraire a la bonte de Dieu, qui aime mieux sauver les ames que les perdre, de condamner pour le peche du pere le fils que pour le sien propre sa justice ne sauverait pas[426]!" [Note 426: _Comment._, t. II, p. 401.] Par le peche originel il faut entendre la peine du peche, car le peche en lui-meme, celui de la volonte, n'est point imputable a qui ne peut encore user du libre arbitre, ni faire aucun emploi de sa raison. Par la definition des philosophes, le libre arbitre n'est que cette faculte de l'esprit de deliberer et de determiner ce qu'il veut faire. Celui qui ne delibere pas actuellement, s'il est d'ailleurs apte a deliberer, ne manque pas du libre arbitre. Mais cette faculte, nul ne niera qu'elle ne manque aux petits enfants, ainsi qu'aux furieux et aux idiots; aussi ne sont-ils pas meme soumis aux lois humaines. La justice, en effet, consiste a rendre a chacun ce qui lui revient, ni plus ni moins qu'il n'a merite. Donner plus de bien ou infliger moins de mal qu'il n'en a ete merite, c'est grace plutot que justice. Or, maintenant, "qu'elle est grande, la cruaute que Dieu parait montrer a l'egard des petits enfants, auxquels, sans trouver qu'ils aient rien merite, il inflige la peine la plus grave, celle du feu infernal!" Saint Augustin ne permet pas d'en douter[427]. Cela ne semblerait-il pas, chez les hommes, de la derniere injustice? C'est qu'il est interdit aux hommes de venger leur propre injure, mais Dieu a dit: "A moi la vengeance.... c'est moi qui ferai justice." (XII, 19; Deut. XXXII, 35.) Dieu, en effet, ne fait pas injustice a sa creature, de quelque facon qu'il la traite, ou bien les animaux, crees pour travailler dans l'obeissance des hommes, pourraient se plaindre et murmurer contre le createur. Mais l'Evangile leur repondrait: "Est-ce qu'il ne m'est pas permis de faire ce que je veux?" (Math., XX, 15.) Et l'apotre dirait: "Homme, qui es-tu, pour repondre a Dieu? Le vase se plaint-il au potier?" (IX, 20.) [Note 427: Cette opinion, quoique tres-accreditee dans l'Eglise, n'est pas article de foi. On penche aujourd'hui vers une interpretation plus douce. La foi oblige seulement a croire que les enfants morts sans bapteme sont prives du royaume des cieux. Au reste le passage donne comme de saint Augustin est extrait d'un ouvrage qui ne lui est plus attribue, mais a l'eveque Fulgence. (_De Fide ad Petrum_, t. VI, append.) Il s'exprime autrement et plus moderement ailleurs. Ep. 28, _ad Heron.--Cont. Jul._, V, XI.] "D'ailleurs, on ne saurait appeler mal rien de ce qui s'accomplit suivant la volonte de Dieu. Car nous ne pouvons discerner le bien du mal que par la conformite avec cette volonte meme." Aussi est-il des choses qui semblent tres-mal, que nul ne s'ingere de condamner, parce que le Seigneur les a ordonnees, comme la spoliation des Egyptiens par les Hebreux. "Sans un ordre semblable, ceux qui tuerent leurs plus chers parents pour avoir eu commerce avec des femmes madianites, passeraient pour des homicides plutot que pour des vengeurs[428]. La distinction du bien et du mal reside tellement dans le decret de la volonte divine, que notre cri de tous les jours est: _Que votre volonte soit faite!_ C'est lui dire: que tout soit ordonne pour le mieux; en sorte que le mal ou le bien depend, suivant les temps, de ce qu'il ordonne ou de ce qu'il defend.... Les sacrements de l'ancienne loi, jadis en grande veneration, sont maintenant abominables." [Note 428: De leurs plus chers parents saintement homicides. (Racine)] "Mais il ne suffirait pas d'absoudre Dieu de toute injustice dans la damnation des petits enfants, il faut aussi faire une part a sa bonte." Or, d'abord, nous savons que la peine qui leur est reservee est la plus douce de toutes. Ils _souffriront les tenebres_, dit saint Augustin, ce qui signifie qu'ils ne verront pas Dieu. Puis, n'est-il pas permis de penser que la mort avant le bapteme n'emporte que ceux dont Dieu a prevu la mechancete future? Cette severite envers des creatures qui n'ont rien fait, n'est-ce pas un salutaire exemple pour les pecheurs, et ne peut-il pas y avoir des raisons de famille, _familiares causae_, qui rendent cet exemple necessaire a leurs parents? N'est-ce pas pour ceux-ci une grande excitation a la continence, que la pensee que "leur concupiscence envoie incessamment tant d'ames en enfer?" Le peche originel en lui-meme est la dette de damnation dont nous sommes tenus pour la faute de nos premiers parents. Nous avons tous peche en Adam, au sens du moins ou l'on dit qu'un tyran vit dans ses enfants. "Donc, direz-vous, il faut damner ceux qui n'ont point peche, grande iniquite; punir ceux qui ne l'ont pas merite, grande atrocite. Oui, pour des hommes, et non pour Dieu; sans cela comment ne pas accuser Dieu pour avoir enveloppe les petits enfants dans la peine du deluge ou dans l'incendie de Sodome? Comment a-t-il permis l'affliction et le meurtre du bienheureux Job et des saints martyrs? Et comment enfin a-t-il livre a la mort son fils unique? Vous repondez par une dispensation tres-avantageuse de sa grace. Bien et finement dit! Les hommes aussi, par quelque dispensation d'une salutaire prudence, peuvent egalement affliger les innocents comme des coupables, et ne point pecher. Ainsi par exemple, a cause de la mechancete d'un tyran, de bons princes ravagent et pillent ses terres et sont entraines a faire du mal a de bons et fideles sujets, lies a leurs maitres par la possession et non par l'intention, le tout afin de pourvoir a l'utilite du plus grand nombre par le dommage du petit. Il peut aussi arriver que de faux temoins que nous ne pouvons confondre, imputent un crime a un homme que nous savons innocent, et ces temoignages, si toutes les formalites ont ete remplies, nous forcent a frapper un innocent, afin, chose assez singuliere, qu'en obeissant aux lois, nous punissions justement celui qui n'est pas justement puni, ce qui est commettre justement une injustice, apres deliberation competente sur l'affaire, et pour ne pas nuire au grand nombre en epargnant un seul homme. De meme, la damnation des petits enfants peut avoir plusieurs motifs des plus salutaires dans la dispensation divine, sans compter les causes que nous avons assignees.... Dieu est egalement irrite contre eux, ils ont ete concus dans le peche de la concupiscence charnelle, ou sont tombes les peres eux-memes par la premiere transgression; une absolution speciale est necessaire a chacun d'eux, et la plus facile assurement a ete instituee dans le bapteme, sacrement ou la foi d'autrui et la confession des parrains intercedent pour le peche d'autrui dans lequel les enfants sont engages. Celui qui est ne dans le peche et qui ne peut encore satisfaire par lui-meme est purifie par le sacrement de la grace divine. Mais on doit trouver tout simple que ce qui est remis aux parents soit exige des enfants, puisque la generation de la concupiscence charnelle transmet le peche et merite la colere.... Il pourrait aussi arriver dans la vie qu'un pauvre qui aurait donne sa personne et ses enfants a un seigneur vint ensuite a gagner, par quelque acte de vertu ou a quelque prix, sa liberte et non celle de ses fils. Dieu a voulu que la nature nous offrit quelque chose d'analogue: de la semence de l'olivier, comme de l'olivier sauvage, il nait un olivier sauvage, ainsi que de la chair du juste, comme de celle du pecheur, il nait un pecheur; du froment purge sans la paille, il nait un froment non purge avec la paille; ainsi de parents purifies du peche par le sacrement aucun enfant ne nait exempt de peche.... "Voila pour le moment ce qu'il nous suffit de dire touchant le peche originel, moins a titre d'assertion que de simple opinion[429]." [Note 429: _Ibid._, p. 601. Il n'y a pas d'erreur grave dans ce que dit ici notre auteur du peche originel, quoiqu'une partie de ces idees ne soit point consacree par l'Eglise.] V. Du peche originel il faut passer au peche actuel. Saint Paul fait entendre plus d'une fois que la loi ancienne a favorise le peche, c'est-a-dire apparemment a multiplie les occasions de le commettre. Mais comment la loi pouvait-elle etre dite sainte et le commandement juste et bon, puisque meme en les observant on ne pouvait etre sauve? C'est qu'a un peuple indocile et grossier ne pouvaient etre donnes des commandements de perfection; il fallut d'abord lui apprendre a obeir. Quand nous domptons des betes de somme, nous ne commencons point par les charger de lourds fardeaux. Toutefois, on doit croire que ceux qui observaient les commandements par amour plus que par crainte, recevaient par une revelation speciale ce qui pouvait leur manquer en perfection. En effet, l'inspiration a rendu evangeliques plusieurs hommes spirituels de l'ancien peuple, et ils ont preche ou pratique le commandement de la loi nouvelle, savoir, l'amour des ennemis. Car c'est un commandement nouveau, _novum mandatum_, que celui-ci: Aimez vos ennemis comme je vous ai aimes. Ainsi que l'amour divin, notre amour doit etre desinteresse. "Celui qui rechercherait son propre bien serait un mercenaire, quand meme il ne tendrait qu'aux choses spirituelles. Le nom de charite ne devrait pas etre prononce, si nous aimions Dieu a cause de nous, c'est-a-dire pour notre utilite et pour cette felicite que nous esperons dans son royaume, plutot que pour lui-meme; nous placerions en nous, non dans le Christ, notre fin intentionnelle. Ceux qui sont dans de tels sentiments sont des amis de la fortune; l'avarice les soumet plus que la grace." C'est contre eux qu'il est dit: "Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle recompense aurez-vous?" (Math., v, 46.) Aucune, car vous en aimeriez d'autres davantage s'ils vous etaient plus utiles, vous cesseriez d'aimer celui en qui vous cesseriez d'esperer. Dieu ne doit pas etre moins aime de l'homme qu'il punit, car il ne peut punir que justement. On dira qu'ici ce qui est utile, c'est Dieu meme; il est lui-meme la recompense; c'est donc toujours lui qu'on aime. Notre amour serait pur et sincere, en effet, si nous pensions moins a ce qu'il donne qu'a ce qu'il vaut. "Telle est l'affection veritable d'un pere pour son fils, d'une chaste epouse pour son epoux, de tous ceux qui aiment plus ceux qui leur sont inutiles que ceux qui leur seraient d'une utilite plus grande. Si leur amour les expose a quelques maux, il n'en est pas diminue. La cause de cet amour subsiste tout entiere dans ceux qu'ils aiment.... C'est ce que dit si bien, pour consoler Julie Cornelie sa femme, Pompee vaincu et fugitif: _Ce que tu pleures, tu l'as aime_[430]." [Note 430: Citation de Lucain (_Phars._, t. Vlll) que nous avons vu Abelard opposer aux pleurs d'Heloise. Voyez t. I, p. 155, ou cette citation est mal indiquee.] "Souvent meme les hommes d'un coeur liberal poursuivent l'honnete plus que l'utile; ils voient quelques-uns de leurs semblables de qui ils n'esperent aucun avantage, et ils leur portent une affection plus grande qu'a leurs propres esclaves, de qui ils recoivent des services journaliers. Que n'avons-nous pour le Seigneur cette affection sincere qui nous le ferait plutot aimer parce qu'il est bon que parce qu'il nous est utile!" Si la crainte u Seigneur est le commencement de la sagesse, la charite en est la consommation[431]. [Note 431: _Comment._, p. 620-624. Ailleurs Abelard lit comme saint Augustin _pietas_ au lieu de _timor domini_. (c. iii, p. 264.)] Voila encore une opinion particuliere a notre theologien. Si cet ascetisme de la charite n'est point condamnable, il est dangereux. Le concile de Sens ne l'a pas blame, mais un docteur dont le principal ouvrage semble parfois n'etre qu'une refutation implicite des sentiments d'Abelard, Hugues de Saint-Victor, une des lumieres de cette celebre ecole si orthodoxe et si scientifique, a combattu avec soin la doctrine de l'amour de Dieu pour Dieu meme, et s'est joue de ce platonisme d'un nouveau genre qui peut affaiblir la piete meritante et le zele pratique pour les oeuvres et le salut[432]. Mais ce que le docte chanoine ni les biographes benedictins qui le vantent n'ont, ce me semble, apercu, c'est que la doctrine d'Abelard, tout sur la revelation anterieure au christianisme que sur l'oeuvre de la redemption, l'entrainait a exagerer le role de l'amour dans la pratique des vertus chretiennes. Quand on pense que le Christ, en se soumettant aux tortures de sa mission terrestre, s'est surtout propose d'attendrir l'humanite afin de la sauver, et quand on ecarte les idees de redevance et d'acquittement, de crime et d'expiation, on est oblige de substituer l'amour au devoir, ou plutot de fondre tout le devoir dans l'amour. Nous retrouverons ce principe en etudiant la morale[433]. [Note 432: _De Sacramentis fidel Christ._, t. II, part xiii, c. vii; Hugon. S. Vict. _Op._, t. III, p. 608.--_Hist. litt._, t. XII, p. 40.] [Note 433: Voyez le chapitre suivant.] VI. Mais, dit-il en continuant son Commentaire, la concupiscence lutte contra la charite. _Je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas_. (vii, 49.) Serait-ce que le peche est involontaire? Nullement. _Je ne veux pas le mal_ est pour _je ne voudrais pas le mal._ Je ne voudrais pas ceder a la concupiscence, mais j'y cede volontairement et meme avec amour. Tout peche est volontaire, ce qui doit s'entendre de l'acte du peche, non de la concupiscence qui porte a le commettre. L'acte est volontaire, c'est-a-dire qu'il n'est pas necessaire, en ce qu'il resulte d'une volonte prealable. Si en jetant une pierre vous tuez un homme par hasard, l'acte resulte de la volonte de jeter une pierre, et non de la volonte de tuer un homme; ce n'est donc pas le peche d'homicide volontaire. Celui qui, force de se defendre, tue un homme qui l'attaque, commet l'homicide sans l'avoir voulu. "S'il seduit la femme d'un autre, c'est la volupte qui lui plait, non l'adultere, non l'accusation qui peut s'ensuivre, et qui, bien loin de lui plaire, est un tourment pour la conscience, car il aimerait bien mieux que la femme ne fut point mariee. Ainsi ce qui plait et ce qui deplait, et en ce sens ce qu'on veut et ce qu'on ne veut pas, peuvent se trouver dans le meme acte." Il arrive donc a l'homme de consentir a la loi par la raison et d'y resister par la concupiscence; l'esprit et la chair se combattent. Faire le bien, c'est joindre a la bonne volonte le fait. J'ai cette volonte naturellement, car par moi-meme j'ai la raison, j'ai ete cree raisonnable; mais par moi-meme je n'ai pas la puissance de faire le bien, si quelque grace ne m'est donnee. La loi me plait, c'est-a-dire plait a ma raison, a l'_homme interieur_, a cette image spirituelle et invisible de Dieu qui est l'homme de l'ame; mais _je sens une autre loi dans mes membres_, j'y reconnais le foyer du peche de la chair, les aiguillons de la concupiscence, a laquelle j'obeis dans ma faiblesse ainsi qu'a une loi; cette loi regne dans le corps, instrument des passions[434]. [Note 434: Comment., p. 621-628.--Rom. VII, 23, 23; I Tim. II, 4.--Voyez sur le meme sujet l'Ethique au chap. suivant.] VII. Quand Dieu a revetu l'humanite, a-t-il revetu le libre arbitre, ou plutot cet homme qui etait en Jesus-Christ uni a la Divinite, avait-il une volonte libre, c'est-a-dire la faculte de pecher? Une fois uni, et en tant qu'uni a la Divinite, sans contredit, il ne pouvait pecher, comme le predestine, en tant qu'il est predestine, ne peut etre damne. Mais si l'on disait d'une maniere absolue qu'il ne pouvait pecher, le doute serait possible, car alors ou serait le merite d'eviter le peche? Prive du libre arbitre, le Christ aurait evite le peche par necessite plus que par volonte. Cependant c'etait un homme compose de chair et d'ame, qui aurait pu, comme tout autre homme, subsister par lui-meme, autrement il aurait eu l'accident sans la substance, et il serait au-dessous de l'humanite; existant par lui-meme, pourquoi n'aurait-il pas pu pecher? C'est donc le cas de bien distinguer une proposition absolue d'une proposition determinee par de certaines conditions. En proposition absolue, on ne saurait dire que celui qui est predestine ne peut aucunement etre damne; mais si la proposition est determinee, si l'on parle du predestine comme predestine, sa damnation est impossible. _Celui qui est ampute_ peut avoir deux pieds, puisque tout homme est bipede, mais l'_ampute_ ne peut avoir deux pieds. L'homme qui a ete uni a Dieu pouvait donc pecher, mais apres qu'il a ete uni, et tant qu'il a ete uni, cela etait impossible: le Christ, Dieu et homme a la fois, ne pouvait absolument pecher[435]. [Note 435: _Comment_., p. 538-539. Cf. Boeth., _De Duab. Nat._, p. 950.] La conclusion est orthodoxe, bien que precedee de distinctions qui ne le sont pas. L'Eglise professe l'impeccabilite de l'homme dans le Christ, cependant elle admet que Dieu s'etant fait homme a necessairement pris le libre arbitre avec l'humanite. Ces deux croyances sont difficiles a concilier; on les concilie en disant que bien que la volonte de l'Homme-Dieu fut determinee au bien, il etait libre en ce qu'il pouvait choisir tel ou tel bien. Dans le systeme d'Abelard, l'impeccabilite du Christ serait une impeccabilite purement morale, c'est-a-dire que Jesus-Christ serait homme, mais parfait comme homme; il aurait eu la faculte de pecher, sans le peche originel, sans aucun peche actuel, quelque chose comme Adam avant sa chute. Il semble que cette opinion serait plus conforme a la pensee fondamentale de l'incarnation, mais elle n'est pas admise. Le respect pour la Divinite a conduit l'Eglise a penser que l'humanite qui lui avait ete unie etait absolument incapable de pecher, en ce sens qu'elle manquait du libre arbitre en tant que faculte de faire le mal. Mais l'erreur d'Abelard est legere et n'est pas celle de Nestorius, qui, dans Jesus-Christ, distinguait deux personnes, ni celle d'Eutyches, qui absorbait l'humanite du Christ dans sa divinite. Suivant la theologie, il y a en Jesus-Christ, ou dans l'Homme-Dieu, une seule personne, deux natures et deux volontes[436]. [Note 436: Cf. S. Thom. _Summ._, pars III, qu. XV et XVIII.--Bergier, aux mots _humanite, incarnation, nature_.] VIII. Comment dans l'homme le libre arbitre est-il compatible avec la predestination, ou, en termes plus generaux, avec la Providence divine? La Providence est universelle et infaillible; si donc un homme est adultere, elle a prevu qu'il le serait, il ne peut donc pas ne pas l'etre. S'il ne peut pas l'eviter, il n'est pas condamnable pour une action inevitable, et tous les maux doivent etre renvoyes a la Providence comme a leur cause premiere. Mais il faut encore distinguer ici la proposition simple de la modale. Celui qui doit etre adultere l'est necessairement, en tant que Dieu l'a prevu; mais on ne peut dire d'une maniere absolue qu'il soit necessairement adultere. Abelard renvoie cette question a sa Theologie[437]. [Note 437: _Comm._, p. 641. On a vu que la question n'est entierement resolue ni dans le livre III de l'_Introduction_, ni dans le Ve de la _Theologie_. Mais nous ne les avons pas tout entiers. Voyez aussi le chapitre suivant.] Cependant il reste que rien n'arrive que Dieu ne l'ait non-seulement prevu, mais permis. Une question se presente aussitot. Ce que Dieu permet, il le veut, comment donc veut-il le mal que l'homme fait et le mal qui arrive a l'homme? Cette terrible question, Abelard ne l'approfondit pas. Mais il l'annonce, il pose les difficultes, et ne les leve guere que par un acte de foi. Il faut croire, dit-il, que Dieu a tout bien ordonne, meme le mal. Dieu a fait un bon usage de la malice de Judas, de la malice du diable. Dans l'action de Judas, le Pere, le Fils et Judas ont coopere; et c'est parce que le Seigneur a ete livre, que le monde a ete rachete. "Dans l'ordre des choses, la disposition divine ne permet pas que rien se fasse d'une maniere inutile ou superflue." On peut donc dire qu'il est bon que le mal existe; c'est ce qu'ont senti meme les philosophes paiens, et Platon dit dans le Timee que rien ne se fait, sans une cause legitime, sans une raison prealable. Seulement ces causes, ces raisons sont au-dessus de nos recherches[438]. [Note 438: Allusion a ce passage du Timee: "Tout ce qui nait doit de toute necessite naitre d'une cause; car rien ne peut sans cause prendre naissance." (trad. de M. Martin, t. I, p. 83.) Mais Platon semble ici parler de causes productrice; et Abelard s'exprime comme s'il s'agissait de raison suffisante. Voyez aussi _Ab. Op., Comment._, p. 541, 543, 652, 683.--_Introd._, p. 987, 1052, 1112, 1114, 1117, 1118.--_Theol. Chr._, p. 1398, 1399.] L'iniquite n'en doit pas moins etre imputee a ses auteurs. Sans doute si elle ne pouvait etre evitee sans la grace, et si la grace a ete refusee, on comprend difficilement comment elle entraine punition. On dit bien que, si Dieu n'a pas donne la grace, il l'a offerte, et que c'est l'homme qui l'a refusee. Mais ce don lui-meme ne peut etre accepte sans une grace divine. Supposez qu'un malade fut trop faible pour prendre un medicament, que diriez-vous d'un medecin qui se vanterait de lui avoir offert le medicament, s'il ne l'avait pas aide a le prendre? C'est qu'il n'est pas vrai, a la lettre, que pour chaque bonne oeuvre une nouvelle grace soit necessaire; mais souvent, tandis que Dieu distribue sa grace egalement, tous n'en profitent pas egalement, et ceux memes qui en ont recu davantage ne sont pas ceux qui en profitent le mieux. Qu'un homme puissant etale ses richesses devant des pauvres et les promette en recompense a celui qui executera le mieux ses ordres, l'un sera plein d'ardeur, l'autre indolent et mou, et ce n'est pas le plus fort qui sera le plus actif. L'offre est egale, le riche n'a rien fait de plus pour l'un que pour l'autre, toute la difference vient de ceux memes a qui il s'adresse. Ainsi Dieu offre a tous le royaume des cieux. Pour nous exciter a le desirer, il n'a pas d'autre grace a nous faire que de nous instruire, et il l'offre ainsi aux reprouves memes, puisque la verite leur est revelee comme aux elus. Mais les hommes different de courage et d'ardeur. "La grace de Dieu est celle qui previent tout elu pour qu'il commence a bien vouloir, et qui suit le debut de la bonne volonte pour que la volonte meme persevere; et il n'est pas necessaire qu'a chacune des oeuvres nouvelles qui se succedent, Dieu accorde une autre grace que la foi meme, laquelle nous persuade que nos actions peuvent nous gagner une si grande recompense. Car les negociants du siecle qui endurent tant de fatigues dans la seule esperance concue des l'origine d'une recompense terrestre, bravent tout, et, en diversifiant leurs operations, ne changent point d'esperance, et cedent a une seule et meme impulsion[439]." [Note 439: _Comm._, p. 654.] Ainsi, d'un cote, le mal vient de celui qui le commet, c'est-a-dire de sa volonte, et non pas de Dieu, car alors la volonte ne serait pas libre. Et de l'autre cote, Dieu ne doit rien a sa creature, ou du moins sa justice est impenetrable, et tout ce qu'il fait est necessairement bien. Il suit que le peche est tout dans l'intention. "Le Seigneur, qui sonde les reins et les coeurs, pese tout, en regardant moins a ce qu'on fait qu'a l'esprit dans lequel on le fait." C'est pourquoi, quand l'ignorance est invincible, il parait que le peche doit etre beaucoup excuse[440]. Il suit egalement que l'amour pur est l'abrege de toute la morale, ou, pour parler theologiquement, que la somme de tous nos merites est dans l'amour de Dieu et du prochain. Resterait a savoir si, sous ce nom de prochain, il faut comprendre ceux qui sont en enfer, ceux qui ne sont pas predestines a la vie; si nous devons les aimer, si les saints les aiment. Il semble qu'on ne devrait pas les aimer, puisque ce serait embrasser les membres du diable. Ce n'est point la un amour raisonnable, pas plus raisonnable qu'il ne l'est de prier pour tous. Nous le faisons cependant, quoique nous sachions qu'il y a tres-peu d'elus et que notre bonne volonte et notre priere n'auront aucun effet. C'est que la charite ne connait pas de mesure, et elle nous fait passer les bornes, en nous inspirant de vouloir ce qui ne serait ni bon ni juste, comme le salut universel, et de ne pas vouloir des choses dont l'accomplissement est un bien, comme l'immolation des saints et l'affliction de tous ceux qui cooperent avec eux dans le bien. Mais c'est encore une discussion renvoyee a l'Ethique[441]. [Note 440: Cf. _Sic et Non_, in prol., p. 12 et 13.--_Ab. Op., Problem. Heloiss. Cum Ab. solut._, p. 406.] [Note 441: _Comm._ p. 630, 690, 692.--_Introd._, p. 1120, 1121. Nous ne voyons pas que cette discussion soit en effet dans le _Scito te ipsum_.] L'examen de toutes ces opinions epuiserait et au dela le temps qui nous reste. Observons seulement que parmi les plus hasardees il n'en est peut-etre aucune qui ne se justifie jusqu'a un certain point par les premisses que posaient concurremment et meme un peu contradictoirement dans l'esprit d'Abelard, la philosophie et la foi. La liberte de l'un et la rigueur de l'autre se disputaient sa raison, et il semblait, dans son vain et opiniatre desir de les concilier, se plaire a lutter avec l'insoluble. On doit remarquer combien les questions qu'il se fait sont hardies; il eleve tranquillement, et je crois sans arriere-pensee, quelques-unes de ces objections de sens commun dont s'est armee l'incredulite moderne, et qui, si l'on exige une solution demonstrative, peuvent ebranler toute croyance. Ces objections, il va tres-loin, quand il les pose; puis, il les laisse sans reponse, ou, s'il repond, c'est en rentrant dans les bornes d'ou il est sorti par la question meme. Il releve les barrieres qu'il vient d'abattre en les franchissant, et ne voit pas combien il est inutile de les relever derriere celui qui les a depassees. Ses questions en particulier sur la justice de Dieu, sont d'une consequence illimitee, d'une difficulte que je crois insurmontable; et comme il semble ne rien admettre d'insoluble, comme on dirait a l'entendre qu'il doit y avoir reponse a tout, il autorise a comparer les solutions aux problemes, a remarquer la disproportion des unes aux autres, a concevoir les doutes memes qu'il ne parait pas ressentir et qu'il a voulu dissiper. Tel est, au point de vue de la theologie, le vrai danger de ses doctrines; telle en est l'heterodoxie involontaire, et voila pourquoi, bien qu'il ait entendu vivre et mourir chretien, la philosophie le revendique et la religion ne le reclame pas. Une seule idee fixera ici notre attention. C'est celle qui fonde sa theorie de la redemption; la theodicee d'Abelard nous apparaitra sous un jour nouveau, et nous verrons comment une hypothese speculative sur la Trinite peut alterer le dogme du salut et renouveler la morale religieuse elle-meme. "Je me rappelle, dit Geoffroi d'Auxerre[442], avoir eu un maitre qui retranchait tout le prix de la redemption.... Le Christ, en effet, dans sa passion, a propose trois choses aux yeux des hommes, l'exemple de la vertu, l'excitation a l'amour (_amoris incentivum_), le sacrement de la redemption. Si l'on elimine le dernier, comme le voulait le maitre Pierre, tout le reste ne pourra servir de rien; car ainsi qu'il est dit: "Vous devorerez la tete de l'agneau avec ses pieds" (Exod. XII, 9), le maitre Pierre, en supprimant la tete, devorait tout aussitot les pieds et les entrailles." [Note 442: Ces paroles sont extraites, suivant la _Bibliotheque de Citeaux_ (t, IV. p. 261), d'un sermon sur la Resurrection de J.-C. par Geoffroi, quatrieme abbe de Clairvaux, et elles ont probablement servi a lui faire attribuer la dissertation de l'abbe anonyme contre Abelard (_id._, p. 239). Elles se retrouvent sous le meme nom dans une chronique du Recueil des Historiens francais (Alberic., _Chronic._, t. XIII, p. 700).] La doctrine de la redemption, en effet, telle que la professe le commun des fideles, repose sur cette idee, qu'avant la venue du Christ, l'homme, engage dans les liens du peche, etait separe du salut par un obstacle invincible, non-seulement par ses propres fautes, mais par une corruption radicale et permanente de sa nature, et que ne pouvaient detruire ses efforts les plus heroiques, ses sacrifices les plus meritoires, la fidelite la plus scrupuleuse soit aux prescriptions de la loi naturelle, soit aux commandements de la loi juive. Or, ce quelque chose d'humainement inexpiable, la vie et la mort du Fils de Dieu l'ont expie. Cette rancon de l'homme insolvable, le Fils de Dieu l'a payee. Il a ainsi libere, rachete, _redime_ l'homme; voila la _redemption_. Elle n'a pas donne le salut, elle en a fait cesser l'impossibilite. L'homme etait esclave, maintenant il est libre, mais libre seulement; il n'est pas sauve, il a les moyens de se sauver. Donc, celui qui nait, et qui n'a rien fait ni pu rien faire pour se sauver ou se perdre, l'enfant au berceau, pourvu cependant que par un signe visible le bienfait de la redemption lui soit applique, est sauve; car, n'ayant d'autre souillure que la tache originelle, il est de la justice ou au moins de la bonte de Dieu de le sauver, des qu'elle est effacee et qu'il n'a pu en contracter une nouvelle. Apres la naissance, apres le bapteme, le salut est possible, mais comme il a ete rendu possible par l'expiation seule de Jesus-Christ, le bienfait n'en peut etre accorde qu'a ceux qui reconnaissent qu'ils le doivent, non a eux-memes, mais a Jesus-Christ, non a leurs merites, mais a ses merites, et qui observent, non-seulement les preceptes de la loi naturelle ou les regles de la loi juive restees en vigueur, mais les devoirs nouveaux qui resultent pour l'homme de la venue du Messie, c'est-a-dire les commandements que Dieu nous a faits en prenant la vie et la parole au milieu de nous. Mais cette etrange et mysterieuse impossibilite du salut avant l'incarnation, quelle en etait la cause? ou, en d'autres termes, de quoi la redemption nous a-t-elle rachetes? Cette question est d'un interet plus pressant encore que celles qui touchent la Trinite. La Trinite est un sujet si difficile, elle est tellement inconcevable et inexprimable, que, pourvu qu'on adhere fortement a la lettre et a l'esprit du Symbole, une pensee trop subtile, une locution inexacte ou exageree, peut paraitre sans consequence. Mais la matiere de la redemption, quoique obscure, semble plus accessible; et toute erreur qui la concerne, interesse le sort de l'humanite et les rapports de Dieu a l'homme. Nous concevons donc l'attention severe que montre ici saint Bernard. Il a raison de dire, quand il y arrive: "Laissons les bagatelles et venons a des choses plus serieuses, _Noenias... praetereo, venio ad graviora_[443]." [Note 443: _Ab. Op._, p. 284-288.] "Abordant le mystere de notre redemption, continue-t-il, scrutateur temeraire de la majeste divine, il dit des le debut de sa discussion qu'il y a une opinion de tous les docteurs ecclesiastiques sur ce sujet; il l'expose, la dedaigne et se vante d'en avoir une meilleure, ne craignant pas, contre le precepte du sage, de transgresser les limites antiques que nos peres ont posees[444]. (J'omets ici un resume de la doctrine d'Abelard.) Qu'y a-t-il dans ses paroles de plus intolerable, le blaspheme ou l'arrogance? Qu'y a-t-il de plus damnable, la temerite ou l'impiete? Est-ce qu'il ne serait pas plus juste de briser avec des batons la bouche qui parle ainsi que de la refuter avec des raisons? Ne provoque-t-il pas contre lui-meme les mains de tous, celui qui leve les mains contre tous? Tous, dit-il, pensent ainsi, mais moi, non. Et qui donc, toi? Qu'apportes-tu de meilleur? Que trouves-tu de plus subtil? De quel secret ton orgueil aurait-il recu la revelation, secret qui aurait ete inconnu aux saints, qui aurait echappe aux sages? Cet homme apparemment va nous apporter les eaux derobees et les pains caches. Dis pourtant, dis ce qu'il te semble, a toi et a nul autre: est-ce que le Fils de Dieu n'a pas revetu l'humanite pour delivrer l'homme? Personne absolument ne pense le contraire, toi excepte; c'est a toi de repondre de ce que tu en penses, car tu n'as recu ta lecon ni du sage, ni du prophete, ni de l'apotre, ni enfin du Seigneur lui-meme. Le maitre des Gentils a recu du Seigneur ce qu'il nous a transmis. Le maitre de tous avoue que sa doctrine n'est pas a lui, car, dit-il, je ne parle pas d'apres moi-meme; mais toi, tu nous donnes du tien et ce que tu n'as recu de personne. Celui qui ment donne du sien: que ce qui vient de toi reste a toi. Moi j'ecoute les prophetes et les apotres, j'obeis a l'Evangile, mais non a l'Evangile selon Pierre; toi, tu nous etablis un nouvel Evangile: l'Eglise n'admet pas un cinquieme evangeliste. Qu'est-ce que la loi, les prophetes, les apotres, les hommes apostoliques nous prechent, si ce n'est ce que tu es seul a nier, savoir, Dieu fait homme pour delivrer l'homme? Et si un ange du ciel venait nous precher un autre Evangile, qu'il soit anatheme. Le Seigneur a dit: Je te sauverai et te delivrerai, ne crains pas. (Sophon., III, 46.) Tu demandes de quelle puissance; tu ne voudrais pas que ce fut de celle du diable, ni moi, je l'avoue, mais ce n'est ni ta volonte ni la mienne qui peuvent l'empocher.... Ceux-la le savent et le disent qui ont ete rachetes par le Seigneur, ceux qu'il a rachetes de la main de l'ennemi; tu ne le nierais pas, si tu n'etais toi-meme sous la main de l'ennemi; tu ne peux rendre grace avec les rachetes, toi qui n'es pas rachete. Celui qui les a rachetes les a reunis de toutes les contrees; l'ennemi etait unique, les contrees nombreuses. Quel est ce redempteur si puissant, qui commande non a une seule contree, mais a toutes? Quel autre, je pense, que celui dont un autre prophete a dit qu'il absorbe les fleuves et ne s'etonne pas? Les fleuves, c'est le genre humain. (Job, XL, 48.) Mais au lieu des prophetes, citons les apotres: "Afin que Dieu," dit saint Paul, "leur donne la penitence pour connaitre la verite, de sorte qu'ils s'echappent des lacs du diable, qui les tient captifs a sa discretion[445]...." Ce n'est pas de la puissance en elle-meme, mais de la volonte que se peut dire la justice ou l'injustice; donc le diable avait un certain droit sur l'homme, acquis non legitimement, criminellement usurpe, et cependant justement permis. Ainsi l'homme etait tenu justement captif, de telle sorte pourtant que la justice n'etait ni dans l'homme ni dans le diable, mais en Dieu. Justement asservi, l'homme a ete misericordieusement delivre.... Que pouvait faire de lui-meme pour recouvrer la justice une fois perdue l'homme esclave du peche, aux fers du diable? Il a ete attribue une justice qui venait d'un autre a celui qui n'en avait point a lui, et la voici: le prince du monde est venu, et il n'a rien trouve dans le Sauveur[446], et comme il n'en a pas moins mis la main sur l'innocent, il a rendu ceux qu'il tenait tres-justement, quand celui qui ne doit rien a la mort, en acceptant une mort injuste, eut sauve celui qui etait justement soumis a la dette de la mort et a la domination du diable. Par quelle justice tout cela aurait-il ete exige d'un second homme? Un homme a du, un homme a paye; car si un seul est mort pour tous, tous sont morts en un seul, afin que la satisfaction d'un seul fut imputee a tous, de meme qu'un seul avait porte le peche de tous.... Le Christ est la tete et le corps; la tete a satisfait pour les membres, le Christ pour les entrailles.... Si l'on me dit: Ton pere t'a engage, je repondrai: Mais mon frere m'a rachete. Pourquoi la justice ne viendrait-elle pas d'un autre, quand d'un autre est venu le crime?... Que la justice, me dit-on, soit a celui de qui elle vient, qu'est-ce pour toi?--Mais que la faute aussi soit a celui de qui elle vient, qu'est-ce pour moi?... Comme tous sont morts dans Adam, tous seront vivifies dans le Christ.... Si j'appartiens a l'un par la chair, j'appartiens a l'autre par la foi.... Suivant cet homme de perdition, le Seigneur n'aurait tant fait et tant souffert que pour donner a l'homme la lecon et l'exemple de la vie et de la mort et pour poser en mourant la borne de la charite; ainsi il aurait enseigne la justice et ne l'aurait pas donnee! Il aurait montre la charite et ne l'aurait pas inspiree!" [Note 444: Je ne vois point qu'Abelard dise que les docteurs soient unanimes touchant la domination du diable sur l'homme avant la passion. Il se sert meme d'une expression qui ne releve pas beaucoup l'importance de l'opinion qu'il combat: "Et quod dicitur, etc." "Et quant a ce qu'on dit que nous avons ete rachetes de la puissance du diable, etc." S'il a dit en effet on commencant que c'est l'avis de tous les docteurs depuis les apotres, "omnes doctores nostri post apostolos conveniunt," ce debut de la discussion doit se trouver dans quelque autre ouvrage. Ici, en effet, saint Bernard dit qu'il examine ce qu'il a lu dans un certain "Livre de sentences de lui (in libro quodam sententiarum ipsius) et dans une exposition de l'Epitre aux Romains." Dans l'Epitome que nous penchons a regarder comme l'ouvrage appelle "Livre des Sentences." Il y a seulement: "Quidam dicunt quod a potestate diaboli redemti sumus." (c. XXIII, p. 63.) Peut-etre les expressions cites par saint Bernard se trouvaient-elles dans la portion de l'Introduction qui se rapporte a ce chapitre de l'Epitome et que le temps nous a ravie. L'Introduction a ete quelquefois designee par ce titre commun au moyen age de "Liber Sententiarum." (_Hist. Litt._, t. XII, p. 137.)] [Note 445: II Tim, ii, 25 et 26. Saint Bernard ajoute ici d'autres citations tres-fortes.--Cf. Jean, xii, 31; xix, 11.--Luc, xi, 15 et 21; xxii, 53.--Coloss. I, 13.] [Note 446: Allusion aux paroles de Pilate et a toutes ses oeuvres qui dans tout ce passage sont attribuees au demon dont il etait _un membre_, c'est-a-dire un instrument. Luc, xxiii. 4.--Jean, xviii, 38.] Ici saint Bernard accuse celui qu'il appelle _un docteur incomparable_, d'avoir rendu si ouvert et si uni le grand et imposant mystere, qu'il est accessible a tous, a l'impur, a l'incirconcis; tout est facile; le saint a ete donne aux chiens, les perles aux pourceaux. Mais il n'en peut etre ainsi; il y a eu manifestation dans la chair, justification par l'esprit; l'homme animal ne peut penetrer si aisement ce qui appartient a l'esprit de Dieu. Les dons du Seigneur sont caches, l'Evangile est voile. (II Cor., iv, 3.) On demande comment, puisque le Christ n'a delivre que les elus, il se pouvait que, soit dans le siecle, soit dans l'avenir, ils fussent plus qu'aujourd'hui au pouvoir du demon. C'est parce qu'il les possedait _captifs a sa volonte_, dit l'apotre, qu'un liberateur a ete necessaire. Le pauvre qui reposait dans le sein d'Abraham, Abraham lui-meme et les autres elus, le demon ne les tourmentait pas; mais il les aurait possedes, s'ils n'avaient du etre delivres par la foi. "Le sang de Jesus-Christ, meme avant sa mort, tombait en rosee sur Lazare, et l'empechait de sentir les flammes." Si l'on objecte que Dieu pouvait tout aneantir d'une parole, sans qu'il fut besoin de l'incarnation ni de la passion, il faut repondre que cette necessite vint de nous qui etions assis dans les tenebres. "C'etait un besoin de nous, de Dieu, des anges; de nous, pour que le joug de notre captivite nous fut enleve; de Dieu, pour que le dessein de sa volonte fut rempli; des anges, pour que leur nombre fut complete.... Qui nie que le Tout-Puissant eut sous la main bien d'autres moyens de liberation? Pourquoi, dis-tu, faire par le sang ce qu'il pouvait faire par la parole? Interrogez-le lui-meme. Il m'est permis de savoir que cela est ainsi, non pourquoi cela est ainsi.... Mais tout cela lui parait folie; il ne peut retenir ses rires; entendez-vous ses eclats?" Il ne comprend pas comment le crime plus grand de la mort de Jesus a pu calmer le courroux excite par la faute moins grave de notre premier pere; comme si, dans un seul et meme fait, l'iniquite des coupables n'avait pu deplaire, pendant que la piete de la victime plaisait a Dieu! Ce n'est pas la mort qui a plu a Dieu, mais le devouement de celui qui a voulu mourir. Cette mort, precieuse expiation du peche, ne pouvait s'accomplir sans un peche. Ainsi, Dieu, usant bien, sans s'y plaire, de la malice humaine, a condamne la mort par la mort, et le peche par le peche. Que signifie, en effet, cette lecon de charite qu'on pretend que Dieu nous a donnes? "Que sert qu'il nous ait instruits (_instituit_), s'il ne nous a pas regeneres (_restituit_)? Notre instruction n'est-elle pas vaine, sans une prealable destruction, celle du corps du peche qui est en nous?... Si le Christ ne nous a servis qu'en nous montrant les vertus, il ne reste plus qu'a dire: Adam ne nous a nui qu'en nous montrant le peche." Mais, a moins de donner dans l'heresie de Pelage, nous "professons que le peche d'Adam nous a ete transmis, non par instruction, mais par generation, et avec le peche, la mort. Il faut donc que nous confessions que le Christ nous a restitue la justice, non par instruction, mais par regeneration, et avec la justice, la vie." Accordons que la venue du Christ puisse servir a ceux qui savent regler leur vie sur la sienne et repondre par leur amour au sien. De quoi servira-t-elle aux petits enfants? "Comment s'eleveront-ils a l'amour de Dieu, ceux qui ne savent pas encore aimer leurs meres?" Faut-il dire qu'ils n'ont pas besoin de regeneration, la generation d'Adam ne leur ayant fait aucun mal? Celui qui pense ainsi s'egare avec Pelage. En definitive, de quelque facon qu'on l'interprete, la doctrine en question est hostile _au sacrement du salut de l'homme_, elle aneantit le mystere. Elle place le salut, non dans la vertu de la croix, non dans le prix du sang; mais dans les progres de notre conversion. Elle est condamnee par ces mots memes: "A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre Seigneur Jesus-Christ (Galat., vi, 14)!" Retrancher de la redemption le sacrement, le mystere, la miraculeuse efficace, pour n'en laisser subsister que l'exemple d'humilite et de charite, c'est "peindre sur le vide[447]." [Note 447: _Ab. Op._, p. 288-295.] Il y a plus d'eloquence peut-etre que de methode dans cette refutation, essayons d'etre plus precis. L'Eglise catholique croit et professe qu'Adam, par son peche, a non-seulement encouru la colere de Dieu, la mort, la captivite sous l'empire du demon, mais qu'il a degrade la nature humaine et transmis les effets de ce peche et ce peche meme a tous ses descendants, en sorte que ce peche est devenu propre et personnel a tous; c'est la le peche originel[448]. Les effets et la peine du peche originel sont: 1 deg. la privation de la grace sanctifiante et du droit au bonheur eternel; 2 deg. le dereglement de la concupiscence, ou l'inclination au mal; 3 deg. l'assujettissement aux souffrances et a la mort. [Note 448: _Concil. Trident._, sess. v, can. 2, 3 et 6.] Toutes ces blessures, dont Adam etait exempt au moment de son peche, et que nous avons recues avec lui et en lui, comme ce n'est pas notre propre peche qui nous les a faites, il est naturel et consequent que ce ne soit pas notre propre merite qui puisse les guerir. Puisqu'en Adam et par Adam ce n'est pas sa personnalite seule, mais la nature humaine qui a ete degradee, puisqu'il nous l'a des lors transmise, non plus telle qu'il l'avait recue, mais telle qu'il l'avait faite, la logique veut que cette nature reste telle, independamment de nos efforts et de notre volonte, et qu'elle demeure indefiniment en etat de peche originel, si un secours exterieur et surhumain, si une revolution extraordinaire et miraculeuse ne vient la changer et la restaurer. Si l'on demande pourquoi cela etait ainsi, on pose une question en dehors de la foi et au-dessus de la raison. La volonte de Dieu doit etre acceptee comme une raison, dit saint Anselme, car elle est toujours raisonnable[449]. [Note 449: _Cur Deus homo_? t. I, c. vi, vii, viii.] Il fallait donc un secours et une revolution; or, la premiere degradation ayant ete consommee par un homme unique, comparable a nul autre, c'etait une raisonnable analogie qu'elle fut effacee par un homme egalement unique, extraordinaire, investi d'une puissance miraculeuse ou superieure au pouvoir de l'homme, et qui fut a lui seul capable de sauver toute la race qu'a lui seul Adam avait perdue. C'est ainsi que par la doctrine du peche originel on arrive a la necessite d'un mediateur; ce mediateur a existe; il devait etre homme, il a ete homme; il devait etre unique, extraordinaire, miraculeusement puissant, il a ete tout cela, et a un degre infini. Il a ete plus qu'Adam, au-dessus d'Adam, de toute la distance qui separe la divinite de l'humanite, il a ete Dieu. Ce mediateur, homme et Dieu, le fils de l'homme et le fils de Dieu, c'est Jesus-Christ. Le mediateur a donc repare les pertes de la nature humaine. L'homme avait en quelque sorte passe sous la puissance du mal; l'homme naissait pecheur, non, pas seulement, entendons-nous bien, capable de pecher, il l'est encore, mais pecheur, c'est-a-dire dans l'etat de peche. Or, si l'on dit que l'homme etait dans les liens du peche, on dira que la venue du mediateur a ete la remission des peches; si l'homme avait merite la colere ou offense Dieu, le mediateur a ete le reconciliateur ou la victime de propitiation; si l'homme etait souille, le mediateur est l'agneau sans tache qui efface les peches du monde; si l'homme etait mort, mort par le peche, le mediateur est la vie; si l'homme etait esclave du peche, le mediateur l'a delivre; si l'homme etait vendu au peche, le mediateur l'a rachete. Et en effet tout cela a ete dit, et Jesus-Christ est le mediateur, le reparateur, la vie, la victime, l'agneau, le liberateur, le redempteur[450]. [Note 450: Ephes. ii, 3.--Johan. viii, 34.--Rom. vii, 14.--II Tim, ii, 20.--Rom. iii, 25.--Johan. I ep. ii, 2.--Rom. vi, 18.--II Cor. v, 15.--I Tim. ii, 6.--Tit. ii, 14.--Galat. iii. 13.--I Cor. vi, 20.--1 Petr. i, 18, 19.--Hebr. ix, 11.--Apocal. v, 9.--Ephes. i, 7.] Maintenant! si a ses mots: le mal, le peche, la mort, on veut substituer cette personnification du mal, de la mort et du peche, que la theologie produit ou retire a volonte, et appeler tout cela le diable ou le demon, on est libre de le faire, d'abord parce que la croyance chretienne permet de rapporter au demon, comme a sa cause, tout ce mal qui ailleurs est presente d'une maniere plus abstraite, comme la corruption de la chair on le dereglement de la concupiscence; en second lieu, parce que le peche d'Adam, source funeste du peche originel, est formellement presente comme une victoire du tentateur; enfin parce que les termes memes de l'Ecriture se pretent litteralement a cette traduction. On y voit _l'homme tenu captif a la volonte du diable_; Jesus-Christ dit qu'il est venu pour _le vaincre_, qu'il meurt pour _chasser le prince du monde_. Saint Paul dit que Jesus-Christ a _desarme les principautes et les puissances; que par sa mort il a detruit celui qui etait le prince de la mort, c'est-a-dire le diable_[451]. Si donc il plait de dire que l'homme, en etant esclave du mal et vendu au peche, etait sous l'empire du demon, il n'y a rien la que de chretien, c'est le langage regulier de la foi. [Note 451: II Tim. ii, 20.--Luc. xi, 21.--Johan. xii, 31.--Coloss. ii, 15.--Hebr. ii, 14.] Telle elle etait au temps d'Abelard comme au notre, quoique les objections qu'il eleve eussent ete plus d'une fois produites[452]. Les pelagiens ont des premiers pris la redemption dans un sens metaphorique, et soutenu que Jesus-Christ ne nous a rachetes du mal, c'est-a-dire sauves de la damnation, que par ses lecons, son exemple, ses bienfaits et sa misericorde; mais aussi ils niaient le peche originel, du moins en niaient-ils la propagation dans tous les hommes, et c'etait une consequence naturelle de ne plus attribuer a la redemption qu'une vertu morale. Mais comme Abelard croit au peche originel, il est plus reserve et moins consequent que Pelage. Lui qui reconnait le mal, d'ou vient qu'il affaiblit le remede? En effet, tout en opposant les notions de commune justice au peche originel, il l'admet et meme le justifie, si c'est le justifier que de citer dans l'Ancien et le Nouveau Testament d'autres exemples d'une contradiction apparente entre la conduite divine et la justice humaine, et que de declarer d'une maniere absolue que le createur ne doit rien a sa creature, et qu'apres tout les notions du bien et du mal resultent pour nous de sa volonte. Remarquez la situation contradictoire de ce demi-rationalisme. Quel est le premier argument? C'est que si le peche originel parait injuste, il y a bien d'autres injustices dans la Bible; il en faudrait inferer que les recits de la Bible doivent etre enveloppes dans les memes doutes, mais ces recits, concus en termes directs, sont couverts par l'autorite inattaquable de la lettre. Tous ces doutes, au contraire, le second argument devrait les faire tomber. S'il ne faut pas, en effet, appliquer a la question du peche originel les notions de commune justice, pourquoi reclamer contre ce qui semble inique ou cruel dans l'asservissement de l'homme au diable a raison d'une faute dont le diable est l'auteur primitif, dans l'empire du seducteur sur le seduit, dans le courroux celeste desarme par le sang innocent, dans le crime d'Adam lave par un nouvel et plus grand crime? Ces objections et d'autres semblables supposent que la justice, la bonte, la raison humaine sont competentes pour juger ce qui est juste, bon, raisonnable en Dieu. Il y a donc contradiction frappante a se placer dans cette hypothese pour attaquer la redemption, et a en sortir pour defendre le peche originel. [Note 452: S. Thom. _Summ_., pars iii, qu. xlviii et l, Voyez aussi P. Lombard (_Sentent_., t. III, dist, xix). Mais celui-ci incline visiblement vers la theorie de la redemption suivant Abelard.] On ne peut nier le peche originel sans cesser en quelque sorte d'etre chretien. Abelard reconnait le peche originel. Mais il apercoit dans saint Paul cette doctrine qui creuse un abime entre le regne de la crainte et celui de l'amour, entre l'ancienne et la nouvelle loi, et qui semble donner a la foi en Jesus-Christ, a l'amour de l'homme pour le Dieu qui l'a tant aime, la plus grande part dans le salut. Par la les conditions du salut deviennent toutes spirituelles et morales; elles rentrent dans le coeur de l'homme, et depouillent presque tout caractere d'un miracle exterieur et en quelque sorte materiel. Cette maniere de concevoir le principal rapport de l'homme avec Dieu est assurement plus philosophique. Abelard s'en empare, et faisant de ce qui est une des idees composantes du christianisme, une idee principale, d'une idee principale une idee exclusive, il l'agrandit, il l'exagere, et comme en elle-meme elle est conforme a la lettre ainsi qu'a l'esprit de la religion, il l'erige sans scrupule en systeme et s'applaudit d'avoir donne une theorie rationnelle du christianisme, en ramenant la redemption a une grande et divine manifestation de la loi morale sur la terre. En effet, Dieu est puissance, sagesse, bonte. Telle est la Trinite. Ce n'est pas seulement l'Ecriture qui nous l'apprend, c'est la raison. La Trinite est une tradition chretienne et philosophique. De la des devoirs pour le philosophe et pour le chretien, devoirs reveles a l'un sous la forme de la loi naturelle, a l'autre sous celle de la loi evangelique, qui n'est que la reforme de la premiere. Or, l'accomplissement de la loi est la condition du salut. Les philosophes ont donc pu se sauver, comme tous ceux qui ont eu la foi dans la Trinite, et qui ont accompli la loi pour obeir et pour plaire a Dieu, dans la mesure de leur science et de leurs lumieres. Ainsi, meme avant la venue du Christ, quelques-uns ont pu etre sauves. L'Ecriture le dit d'Abraham; la tradition et les Peres le disent d'autres encore. Cependant le peche originel subsistait. Par une dispensation insondable de la justice divine, l'homme etait tenu d'une dette de damnation contractee par le peche d'Adam. C'est-a-dire que l'etat de degradation, d'impuissance, d'ignorance, engendre par le peche originel, etait invincible en general aux forces de la raison et de la conscience humaine. Tout, dans l'homme, intelligence et amour, lumieres et vertus, tout etait faible, obscur: l'humanite etait condamnee. Un tel etat n'etait pas digne de la celeste bonte. Dieu fit misericorde au genre humain, et dans sa charite ineffable, il lui envoya son fils, pour le racheter de l'esclavage de la chair et du peche, pour le purifier, pour le delivrer, c'est-a-dire pour lui donner le secours indispensable et merveilleux sans lequel l'humanite ne serait jamais sortie de son etat d'abaissement, de corruption et de misere. L'homme ne peut rien pour son salut sans la grace, c'est-a-dire sans l'inspiration, c'est-a-dire sans le secours divin, en un mot, si Dieu ne l'aide a croire et a aimer. L'incarnation du Fils de Dieu a ete la plus grande grace que Dieu ait faite a l'homme. Elle a eu pour objet principal de l'instruire, et de l'instruire par la voix divine elle-meme. Ainsi, Dieu a passe sur la terre pour lui enseigner une loi plus parfaite d'une maniere plus precise et plus puissante. Il lui a enseigne surtout le precepte de l'amour, et, chose admirable, il l'a fait en lui donnant de l'amour le plus pathetique exemple, en le lui inspirant par le plus saisissant des bienfaits. Voila comme la redemption a donne a l'homme des lumieres, des idees, des forces nouvelles. Voila comme elle a vaincu le mal, lave le peche originel, affranchi l'esprit. Voila la revolution miraculeuse qu'elle a operee, par des signes visibles sans doute, par des manifestations materielles, mais dans le coeur de l'homme. C'est le plus grand, le plus irresistible don de la grace que Dieu ait fait aux hommes, et par la, renouvelant le principe meme du devoir, de la vertu, de la religion, il a inaugure au ciel et sur la terre le regne de la charite. Tel est le christianisme d'Abelard. On peut voir qu'en conservant les faits positifs qui sont comme le materiel de la religion, il en simplifie en quelque sorte le miracle invisible; il replace, autant qu'il le peut, dans l'ordre moral les phenomenes constitutifs de la revolution chretienne, et lui donne un caractere plus exclusivement spirituel que celui qui lui est assigne par la tradition de l'Eglise. Tout cela est une consequence de sa doctrine de la Trinite. La nature de Dieu, telle qu'il l'a concue, conduit necessairement a ses idees sur le salut. Sa Trinite est eminemment une Trinite morale, dont l'action s'exerce principalement sur l'intelligence humaine soit par cette revelation sensible qui parle, dans la creation, soit par cette revelation interieure qui semble sortir du sein de la raison meme. La connaissance de Dieu engendre l'amour comme la lumiere amene la chaleur avec elle, et les grandes oeuvres de la Providence ne peuvent avoir pour objet que d'accroitre et la connaissance et l'amour. De la le judaisme, la philosophie, le christianisme. Ce systeme est beau, et pour qu'il fut plus consequent, il faudrait en faire disparaitre ce qui reste de mysterieux dans le peche originel. Au fond, le peche originel pour Abelard est plutot un etat d'ignorance et d'impuissance qu'une corruption effective, qu'une modification substantielle de l'humanite; pour lui, le peche originel, s'il osait eclaircir sa pensee, ne serait qu'un etat moral qu'ameliorent, egalement par un effet moral, la predication et le martyre du Christ. Bien souvent sans doute, meme chez les chretiens les plus orthodoxes, une semblable croyance revient a leur insu et prevaut sur la croyance au miraculeux; mais ce systeme n'explique pas comment un etat moral de toute une race a pu etre le resultat d'une transgression unique, d'une faute particuliere d'un seul homme, et comment l'imputabilite de cette faute a ete transmise par generation aux descendants de cet homme. Abelard a fait ce que fait tout philosophe chretien qui ne veut cesser ni d'etre philosophe ni d'etre chretien. Il y a dans le christianisme deux sortes de miracles, ou de faits de l'ordre surnaturel. Les premiers sont ces miracles materiels qui frappent surtout les imaginations et contre lesquels s'eleve facilement l'incredulite vulgaire: la peche miraculeuse, l'eau changee en vin, la pierre en pain, Lazare ressuscite, la vue rendue aux aveugles, enfin et surtout la resurrection de Notre-Seigneur. Cependant il y a des choses plus hautes et plus embarrassantes dans le christianisme, il y a des miracles invisibles, un merveilleux de l'ordre moral dont la raison doit s'inquieter davantage. Tel est le peche originel; telles la damnation, la redemption, la grace; toutes ces choses, entendues au sens orthodoxe, ne sont pas des noms metaphoriques donnes a de purs phenomenes moraux. Ce sont des realites indefinissables, je le sais, mais positives, effectives, si ce n'est substantielles et materielles; ce sont au moins des faits subsistants, et non de simples manieres de considerer et de representer la nature humaine dans ses rapports avec l'eternelle verite et l'eternelle justice. Or, c'est vers ce dernier point de vue que tout esprit philosophique doit necessairement etre entraine. C'est meme la pente actuelle de l'intelligence humaine, et quand le chretien se laisse aller, c'est ainsi, c'est sous forme d'abstractions, qu'il se figure et traduit tous les phenomenes du monde dogmatique. Tout esprit philosophique, d'ailleurs bienveillant et religieux, tend vers une sorte de naturalisme evangelique, vers une interpretation toute rationnelle des faits reveles, meme avec une foi absolue dans ces faits. Il lui en coute beaucoup moins d'admettre les miracles proprement dits, c'est-a-dire les derogations aux lois ordinaires de la nature physique, s'il peut faire disparaitre les miracles purement intelligibles, c'est-a-dire les derogations aux donnees de la nature morale; les premiers ne seront plus a ses yeux que des moyens dont s'est servie la Providence, daignant condescendre aux faiblesses de l'imagination de l'homme, pour eclairer sa raison, epurer sa conscience, toucher son coeur. C'est dans toute la force de l'expression, _la raison qui s'est faite chair_, [Grec: o logos sarx egeneto]. Abelard suit cette tendance, il est sur cette pente; qu'il continue de la suivre, qu'il descende encore, et il sera Socin, il sera Locke, Rousseau, Kant, Strauss; mais il parle et il ecrit au XIIe siecle. CHAPITRE VII. DE LA MORALE D'ABELARD.--_Ethica seu Scito te ipsum_. Les questions agitees dans le Commentaire sur saint Paul sont comme une transition de la theodicee a la morale. Quelques-unes sont deja de la morale. Nous trouvons la morale meme dans un ouvrage d'Abelard, qui n'est pas le moins celebre; c'est l'_Ethique_, ou _le Connais-toi toi-meme_[453]. [Note 453: Voyez le _Thesaurus anectdotorum novissimus_, de Bernard Pez, benedictin et bibliothecaire de l'abbaye de Moelk (1721). L'ouvrage intitule _Petri Abelardi Ethica seu liber dictus: Scito te ispum_, se trouve dans le t. III, part. II, p. 626. Il n'a ete imprime que cette fois.] Les moeurs, dit-il, sont les vices ou les vertus de l'ame qui nous rendent enclins aux bonnes ou aux mauvaises actions. Les defauts ou vices sont contraires aux vertus, comme la lachete a la fermete, l'injustice a la justice. L'ame a des defauts et de bonnes qualites qui n'ont nul rapport aux moeurs, comme la lenteur ou la promptitude d'esprit, le manque de memoire ou la memoire; mais les defauts appeles vices sont ceux qui portent la volonte a quelque chose qu'il ne convient pas de faire. Ni le vice, ni l'action mauvaise n'est le peche. On est colere, sans etre en colere; et une inclination vicieuse n'est qu'une raison de plus de se combattre soi-meme; car la victoire du vice sur notre ame est plus honteuse que celle des hommes, qui ne peuvent vaincre que notre corps. Par le vice, nous sommes ainsi inclines a consentir a ce qui ne convient pas; c'est ce consentement qui est le peche, etant un mepris de Dieu, une offense a Dieu. Mepriser Dieu, c'est ne pas faire ou ne pas omettre, a cause de lui, ce que nous croyons qu'on doit faire on omettre a cause de lui. En definissant le peche negativement, en disant _omettre_ ou _ne pas faire_, on montre que la substance du peche n'existe pas. "Car elle est dans le nom plutot que dans l'etre; c'est comme si, pour definir les tenebres, nous disions l'absence de lumiere, la ou la lumiere a eu l'etre[454]." [Note 454: _Ethic_., c. t. II, III, p. 627-630. C'est la doctrine recue, que le mal n'est qu'une privation. "Mali nulla natura est, dit saint Augustin, amissio boni mali nomen accepit." _De Civ. Del_, XI, IX.] N'objectez pas que le peche, etant dans la mauvaise volonte, est quelque chose de positif, _est dans l'etre_ comme elle. D'abord nous pechons quelquefois sans mauvaise volonte. Un maitre cruel me poursuit une epee nue a la main; apres avoir fui longtemps, et contraint par l'extreme peril, je le tue pour n'etre pas tue. La mauvaise volonte du meurtre n'existait pas; il n'y avait que la volonte de sauver ma vie. Cependant j'ai peche en consentant a ce meurtre meme par contrainte; car la Verite dit: "Tous ceux qui prendront l'epee, periront par l'epee" (Math., XXVI, 52); mais qu'on n'appelle point ce consentement une volonte. "Ce que l'on veut dans une grande douleur de l'ame, est passion plutot que volonte." Mais dans les cas ou il n'y a nulle sorte de contrainte, le peche n'est-il pas la volonte mauvaise? Un homme voit une femme et forme un desir coupable. N'est-ce pas la le peche? Si la volonte est refrenee par la vertu, sans toutefois etre eteinte, si elle resiste, si elle est vaincue sans perir, il ne reste qu'a recueillir le prix de la victoire. "Dieu en recompensant juge le coeur plus que l'action." Or, le coeur consent ou resiste, il prefere ou sacrifie la volonte de Dieu a la sienne propre. Le peche n'est donc pas dans la mauvaise volonte; le peche, c'est d'y ceder. Ce n'est pas le desir, c'est le consentement au desir. Celui-la est deja criminel devant Dieu qui a fait tous ses efforts pour commettre et qui a commis autant qu'il etait en lui. Il est aussi criminel que s'il avait ete surpris a l'oeuvre. Mais si nous pechons quelquefois malgre nous, si la volonte n'est pas le peche, peut-on dire que tout peche soit volontaire? Distinguons. Si le peche est le mepris de Dieu, peut-on dire que nous voulons mepriser Dieu, et nous rendre dignes de damnation? Vouloir faire ce qui doit etre puni, n'est pas vouloir etre puni[455]. [Note 455: "La peine qui est juste deplait, l'action qui est injuste plait. Souvent aussi il arriva que, lorsque seduit par la figure d'une femme que nous savons mariee, nous voudrions la posseder, nous ne voudrions pourtant nullement commettre l'adultere, puisque nous voudrions qu'elle fut libre. Beaucoup d'autres, au contraire, mettent leur gloire a convoiter les femmes des hommes puissants, a cause meme de leurs maris, et plus que si elles etaient libres; ceux-la aiment mieux l'adultere que la fornication, c'est-a-dire faillir plus que moins. Il en est qui se sentent tout a fait malheureux d'etre entraines a consentir a la concupiscence ou a la mauvaise volonte, forces qu'ils sont par l'infirmite de la chair a vouloir ce qu'ils ne voudraient pas. Comment donc ce consentement que nous ne voulons pas accorder, sera-t-il dit volontaire?... A moins que nous n'entendions par volonte l'exclusion de necessaire; aucun peche en effet n'est inevitable. Ou bien nous appellerons volontaire tout ce qui procede de quelque volonte. Celui qui tue un homme pour eviter la mort n'a pas la volonte de tuer, mais il a quelque volonte d'eviter la mort." (_Eth_., c. III, p. 635.)] "Quelques-uns ne sont pas mediocrement emus de nous entendre dire que la consommation du peche n'ajoute rien au crime, a la damnation devant Dieu. Suivant eux, l'acte du peche est accompagne d'un certain plaisir qui augmente le peche.... Mais il faudrait prouver que le plaisir charnel est le peche et qu'il ne peut etre goute sans peche." Or c'est ce qu'on ne saurait soutenir, ou bien il faudrait condamner le mariage, les repas; Dieu lui-meme ne serait pas irreprochable, lui qui a cree les aliments et les corps, d'avoir attache aux aliments une saveur qui nous causerait un plaisir force, un peche necessaire. "Evidemment aucun plaisir naturel de la chair ne doit etre impute a peche, et ce ne peut etre une faute de jouir de ce qui est infailliblement accompagne d'un sentiment de plaisir[456]." L'ancienne loi a defendu des actes que la nouvelle a permis. Le plaisir attache a ces actes n'a point cesse avec la prohibition; ce n'etait donc pas le plaisir qui en faisait des peches. Il est vrai que David dit qu'il a ete concu dans les iniquites: mais il ne s'agit la que de l'iniquite du peche originel qui se transmet par la generation, ou plutot de la peine de ce peche que nos premiers parents ont leguee a leur posterite. [Note 456: Ici Abelard examine la situation d'un religieux expose immediatement a des tentations qu'on peut deviner, et decide que les impressions involontaires des sens ne peuvent etre imputables, recherche et decision qui montrent que les scandales reproches a la casuistique ne sont pas nouveaux, et sont peut-etre en partie inevitables.] Ainsi le consentement est vraiment le peche, savoir le consentement a la volonte du mal, ou meme le consentement au mal, sans mauvaise concupiscence. Quant a l'action, elle est si peu le peche que si la violence ou l'ignorance l'ont fait commettre, elie n'est plus imputable. "Ainsi la femme victime de la violence est innocente; ainsi celui qui a cru par quelque erreur passer la nuit avec son epouse est innocent. Desirer la femme d'autrui ou la posseder, ce n'est pas le peche, le peche est plutot de consentir a ce desir ou a cette action." Quand Moise ecrit ce commandement _Non concupisces_ (Deut., v, 21), il est clair que ce n'est pas la concupiscence simple, qu'il entend prohiber, puisque d'une part nous ne pouvons l'eviter, et que de l'autre nous ne pechons point par elle; c'est donc l'assentiment a la concupiscence. "Evidemment, des oeuvres qu'il convient ou qu'il ne convient aucunement de faire, sont egalement faites par les bons et par les mechants; ce qui les separe, c'est l'intention." Dans le meme acte par lequel notre Seigneur a ete livre, nous voyons cooperer Dieu le Pere, notre Seigneur Jesus-Christ et le traitre Judas. Dieu a livre son Fils, Jesus s'est livre lui-meme, Judas a livre son maitre: c'est un meme fait. En quoi l'action differe-t-elle? dans l'intention. Le diable ne fait rien que par la permission de Dieu; mais quand il punit un mechant, il le fait par malice, et Dieu qui se sert de lui, veut dans sa justice la punition. "Qui parmi les elus peut pour les oeuvres etre egale aux hypocrites? qui sait autant endurer, autant accomplir, par amour de Dieu, que ceux-la par desir de la louange humaine?" Dieu a defendu de publier quelques-uns de ses miracles pour donner l'exemple de l'humilite, et ceux a qui il le defendait n'en etaient que plus empresses a les publier pour lui rendre hommage (Marc, vii, 36), ils transgressaient un commandement. Avaient-ils tort, lui, de le leur donner, eux, de l'enfreindre? L'intention justifie donc les contraires. En resume, il faut distinguer: 1 deg. le vice de l'ame qui porte au peche; 2 deg. le peche en lui-meme qui est le consentement au mal ou le mepris de Dieu; 3 deg. puis la volonte du mal; 4 deg. enfin, l'accomplissement du mal. Comme vouloir n'est pas la meme chose qu'accomplir sa volonte, pecher n'est pas la meme chose que consommer le peche. L'un designe le consentement de l'ame en quoi nous pechons, l'autre, l'operation effective qui realise ce a quoi nous avons consenti. On dit que le peche ou la tentation a lieu par trois modes, la suggestion, le plaisir et le consentement. La premiere est par exemple la persuasion du diable qui seduisit Eve, en la trompant; le plaisir vint, quand elle trouva l'arbre et le fruit si beau qu'elle sentit le desir s'allumer; elle aurait du le reprimer, elle consentit, et ce fut le peche. La suggestion, au lieu de venir d'un mauvais conseiller, peut venir de la chair, mais alors elle n'est pas autre chose que le plaisir ou plutot la tentation du plaisir. La tentation en general est toute inclination de l'ame a faire une chose qui ne convient pas, soit par volonte, soit par consentement. La _tentation humaine_ dont parle saint Paul, est celle qui est inseparable ou a peine separable de l'infirmite humaine, par exemple le desir d'une nourriture agreable, tout desir enfin dont je ne puis etre exempt qu'avec la fin de ma vie. Le precepte est de n'y pas ceder pour le mal. Par quelle vertu le pourrons-nous? "Par le Dieu fidele qui ne souffre pas que nous soyons tentes au dela de notre puissance. Confions-nous dans sa misericorde plus qu'en nos propres forces, et puisqu'il est _fidele_, ayons _foi_ en lui[457]." [Note 457: _Eth._, c. iii, p. 635-644.--1 Cor., x, 13.] Mais il n'y a pas seulement les suggestions des hommes, il y a celles des demons. Ceux-ci connaissent la nature des choses, tant par la subtilite de leur esprit que par leur longue experience. Ils connaissent les vertus naturelles qui peuvent aisement pousser la faiblesse humaine a la luxure, ou a d'autres emportements. En Egypte, il leur fut permis d'operer, par la main des magiciens, beaucoup de choses merveilleuses contre Moise. Ils employaient les forces de la nature, ils ne creaient rien. Celui qui, ainsi que l'enseigne Virgile, parviendrait en battant la chair d'un taureau, a produire des abeilles, "ne serait pas un createur d'abeilles, mais un preparateur de la nature." Les demons excitent nos diverses passions en usant avec art contre notre ignorance des secrets qu'ils possedent. "Il y a en effet, soit dans les herbes, soit dans les semences, soit dans la nature et des arbres et des pierres, de nombreuses forces propres a exciter ou a calmer nos ames, et qui dans les mains de ceux qui les connaissent peuvent facilement produire cet effet[458]." [Note 458: _Eth._, c. iv, p. 644. Passage condamne par saint Bernard et le Concile de Sens.] D'autres s'emeuvent egalement de nous entendre dire que l'oeuvre du peche n'est pas le peche, ou du moins n'aggrave pas le peche, au point d'exiger une plus forte peine. Mais une grande peine de satisfaction est souvent prononcee la ou il n'y a pas de faute, et nous devons quelquefois punir les innocents. "Voila une pauvre femme qui a un enfant a la mamelle, et elle n'a pas assez de vetements pour le couvrir dans son berceau, et se couvrir elle-meme suffisamment. Emue de compassion pour ce petit enfant, elle le met pres d'elle pour le rechauffer de ses propres haillons, et enfin dans sa faiblesse, vaincue par la force de la nature, elle etouffe malgre elle cet etre qu'elle aime d'un extreme amour. _Aie la charite_, dit Augustin, _et fais ce que tu voudras_. Cependant lorsqu'au jour de la satisfaction cette femme vient devant l'eveque, une peine grave est prononcee contre elle, non pour la faute qu'elle a commise, mais pour qu'a l'avenir les autres femmes mettent plus de precaution dans leurs soins maternels." De meme un juge peut etre force par de faux temoins qu'il ne peut recuser, a condamner legalement un homme dont l'innocence lui est connue[459]. Puis donc qu'une peine peut etre raisonnablement infligee, sans aucune faute prealable, pourquoi l'oeuvre qui a suivi la faute, n'aggraverait-elle pas la peine devant les hommes en cette vie, et non devant Dieu dans la vie future? Les hommes ne jugent point ce qui est cache, mais ce qui est manifeste. Ils ne pesent pas l'imputation de la faute, mais l'effet de l'oeuvre. Dieu seul juge veritablement le crime dans l'intention meme. [Note 459: Voyez ci-dessus, c. vi, p. 420.] Quoique les peches viennent de l'ame et non de la chair, il y en a de spirituels et de charnels, c'est-a-dire que les uns viennent des vices de l'ame et les autres de l'infirmite de la chair, et quoique la concupiscence dans les deux cas soit dans l'ame comme la volonte, on distingue la concupiscence de la chair et celle de l'esprit. Dieu seul en est juge, tandis que nous cherchons a punir moins ce qui nuit a l'ame du pecheur que ce qui nuit aux autres. Notre justice tend surtout a prevenir les dommages publics; nous veillons surtout a l'exemple, et nos punitions se mesurent sur le danger de l'action pour l'interet commun. Ainsi nous punissons plus gravement l'incendie des maisons que la fornication, quoique celle-ci soit beaucoup plus grave devant Dieu. Lors donc que nous disons qu'une intention est bonne et qu'une oeuvre est bonne, il n'y a vraiment qu'une bonte, celle de l'intention. Si nous disons qu'un homme bon est le fils d'un homme bon, nous ne parlons pas de deux bontes; ainsi l'oeuvre bonne n'est bonne que de la bonte de l'intention, _dont elle est fille_. Il ne faut donc pas dire que la bonte de l'oeuvre ajoute a la recompense meritee par la bonte de l'intention; la reunion des deux choses peut valoir mieux que l'une des deux prise separement, comme le bois et le fer unis valent plus que le bois seul, mais c'est indifferent pour la remuneration. Ce n'est par l'oeuvre qui merite la remuneration, c'est nous-memes, et quant a nous, l'oeuvre, ne dependant pas absolument de notre pouvoir, ne saurait ajouter a notre merite. Deux hommes ont forme le projet de fonder des maisons pour les pauvres, l'un accomplit son voeu, l'autre en est empeche, parce que l'argent qu'il y destinait lui est violemment enleve; leur merite a tous deux est-il different devant Dieu? Si dans cette vie on tient compte de l'oeuvre effective dans la retribution des recompenses et des peines, c'est pour l'exemple. Si l'intention augmentee de l'oeuvre etait meilleure que l'une sans l'autre, on pourrait en inferer que Dieu et l'homme unis dans une seule personne etaient quelque chose de meilleur que la divinite ou l'humanite du Christ; car on sait que l'humanite dans le Christ etait bonne; dans un homme egalement, la substance corporelle peut etre aussi bonne que l'incorporelle, sans que la bonte du corps contribue a la dignite ou au merite de l'ame. Or, qui oserait mettre au-dessus de Dieu ce tout qui est appele Christ et qui est ensemble Dieu et homme? Aucune multitude, quelle qu'elle soit, n'est preferable au souverain bien. "Quoique pour faire une chose certaines choses paraissent tellement necessaires que Dieu ne puisse la faire sans elles, et qu'elles soient comme des conditions (_adminicula_) ou causes primordiales, rien cependant, quelle que soit la grandeur des choses, ne peut etre dit meilleur que Dieu. Quoique d'un grand nombre de bonnes choses il resulte une bonte multiple, elle n'en est pas plus grande; car si la science etait repandue dans un plus grand nombre, ou si le nombre des sciences augmentait, la science de chacun ne croitrait pas de maniere a etre plus grande qu'auparavant. Ainsi Dieu est bon en soi et cree d'innombrables choses qui n'ont l'etre et la bonte que par lui; la bonte est par lui dans plus de choses, le nombre des choses bonnes en est plus grand, et pourtant aucune bonte ne peut etre preferee ou egalee a la sienne. La bonte est dans l'homme et la bonte est en Dieu, et comme les substances ou natures dans lesquelles est la bonte sont diverses, la bonte de nulle chose ne peut etre preferee ou egalee a la bonte divine; on ne peut donc dire que rien soit meilleur, qu'aucun bien soit plus grand que Dieu, ou meme egal a Dieu[460]." [Note 460: _Eth._, c. vii, ix, p. 646-651.] Lorsqu'on parle de bonne intention et de bonne oeuvre, la bonte de celle-ci procede de la bonte de celle-la, le nombre des _bontes_ ou des bonnes choses n'est pas augmente; donc nulle necessite d'augmenter la recompense. Un homme fait la meme chose en des temps divers, et suivant son intention qui change, la meme chose est bonne ou mauvaise et semble changer. C'est ainsi que cette meme proposition: _Socrate est assis_, change du vrai au faux, suivant que Socrate s'asseoit ou se leve[461]. [Note 461: Voyez plus haut, t. II, c. iii, t. 1, p. 381.] Quelques-uns croient qu'il y a bonne intention toutes les fois qu'on croit bien faire et plaire a Dieu, mais l'intention peut etre erronee, le zele peut tromper; il faut que l'oeil du coeur soit clairvoyant. "Autrement, les infideles aussi auraient tout comme nous leurs bonnes oeuvres, puisque eux aussi ne croient pas moins que nous etre sauves par leurs oeuvres et plaire a Dieu[462]." [Note 462: _Eth._, c. x, xi, xii, p. 651-653.] De la nait une objection. Si le peche est le mepris de Dieu, atteste par le consentement a ce qu'il defend, comment les persecuteurs des martyrs, ceux meme du Christ, ont-ils peche, eux qui ignoraient Dieu et ses commandements? Comment l'ignorance ou meme l'infidelite incompatible avec le salut est-elle un peche? L'apotre a dit: "Si notre coeur ne nous condamne point, nous avons confiance en Dieu." (I Jean, iii, 21.) Or, le coeur des Gentils et des idolatres ne les condamne point, quand ils manquent a la loi chretienne. Cependant Jesus-Christ priait pour ses bourreaux, et Etienne demandait a Dieu de ne point _compter ce peche_ a ceux qui le lapidaient. Abelard repond qu'Etienne ne demandait que la remise de toute peine corporelle et terrestre. Souvent Dieu envoie aux mechants des afflictions, soit pour faire eclater sa justice, soit pour effrayer ceux qui les voudraient imiter; c'est, a cela que pensait le premier des martyrs. "Quant aux paroles du Seigneur: _Pere, pardonnez-leur_ (Luc, xxiii, 34), elles signifient: ne vengez pas ce qu'ils font contre moi, meme par une peine corporelle, ce qui aurait pu avoir raisonnablement lieu, meme sans faute prealable de leur part, afin que les autres hommes voyant cela reconnussent au chatiment qu'en agissant ainsi, les Juifs n'avaient pas bien fait. En outre, il convenait que le Seigneur, par l'exemple de cette priere, nous exhortat a la vertu de la patience et a l'imitation du supreme amour, afin que son propre exemple nous montrat en action ce qu'il nous avait enseigne en precepte, savoir, qu'il faut prier pour ses ennemis. En disant _pardonnez-leur_, il n'a donc point regarde a quelques fautes prealables, a quelques mepris de Dieu, mais a la raison qu'il aurait pu y avoir de leur infliger une peine motivee, meme sans une faute preexistante.... Ainsi que les petits enfants sont sauves sans merite, il n'est pas absurde que quelques-uns supportent des peines corporelles qu'ils n'ont point meritees, comme les petits enfants morts sans le bapteme, comme tant d'innocents frappes d'affliction. Qu'y aurait-il d'etonnant que ceux qui crucifiaient le Seigneur eussent, pour cette action injuste, quoique l'ignorance les excuse de la faute, encouru quelque peine temporelle?" Pas plus que l'ignorance, l'infidelite qui ferme aux adultes raisonnables l'entree du ciel, ne peut etre appelee mepris de Dieu. Il suffit pour la damnation de ne pas croire a l'Evangile, d'ignorer le Christ, de ne point recevoir le sacrement de l'Eglise, et cela moins par malice que par ignorance. _Celui qui ne croit pas est deja juge_. (Jean, iii, 18.) _Celui qui ne connait pas ne sera pas connu_. (l Cor., xiv, 38.) Il n'y a pas, dit Aristote[463], reciprocite dans les relatifs, si la relation n'a ete bien etablie; il faut qu'il n'y ait pas erreur dans l'attribution. Si, par exemple, on a presente comme une relation _l'aile d'un oiseau_, il n'y a pas reciprocite, on ne peut dire l'oiseau d'une aile. Si donc nous appelons peche tout acte vicieux ou contraire au salut, l'infidelite et l'ignorance deviennent des peches, meme sans mepris de Dieu. C'est que l'attribution est mal faite. Il faut appeler peche ce qui, en aucun cas, ne peut avoir lieu sans une faute. "Or, ignorer Dieu, n'y pas croire, les oeuvres memes qui ne sont pas bonnes, tout cela peut avoir lieu sans aucune faute. Si, par exemple, la predication n'est pas venue jusqu'a vous, quelle faute vous imputer pour n'avoir pas cru dans le Christ ou dans l'Evangile? L'apotre n'a-t-il pas dit: _Comment croiront-ils en lui, s'ils n'en ont point entendu parler? Et comment en entendront-ils parler, si personne ne le leur preche?_ (Rom., x, 14.) Corneille ne croyait pas dans le Christ avant d'avoir ete instruit par Pierre, et quoique pour avoir precedemment connu et aime Dieu par la loi naturelle, il ait merite que sa priere fut ecoutee et que Dieu acceptat ses aumones, si cependant il lui fut arrive de quitter la lumiere avant de croire dans le Christ, nous n'oserions nullement lui garantir la vie eternelle, quelque bonnes que parussent ses oeuvres, et nous le compterions plutot parmi les infideles que parmi les fideles, de quelque zele pour le salut qu'il fut anime. Beaucoup de jugements de Dieu sont un abime....." Il reprouva celui qui s'offrait en disant: _Maitre, je vous suivrai en quelque lieu que vous alliez_. (Math., iv, 19.) Enfin, gourmandant l'obstination de certaines villes, il dit: "_Malheur a toi, Corozaim; malheur a toi, Bethsaide! car si dans Tyr et dans Sidon avaient eu lieu les miracles accomplis au milieu de vous, des longtemps deja elles auraient fait penitence dans le cilice et la cendre_[464]. Le voici donc qui a offert et sa predication et ses miracles aux villes dont il prevoyait l'incredulite, et ces villes des Gentils qu'il savait toutes pretes pour la foi, il ne les a pas jugees dignes de sa presence. Si pour avoir ete prives de sa parole, quelques hommes tout disposes a croire ont peri dans ces villes, qui pourra dire que c'est leur faute? Et pourtant cette infidelite dans laquelle ils sont morts, nous tenons qu'elle suffit pour leur damnation, quoique la cause de l'aveuglement auquel le Seigneur les a abandonnes ne nous apparaisse guere." [Note 463: _Categ./i>. vii.--Boeth., _In Praedicam._, II, p. 160.] [Note 464: Math. xi, 21. Cet exemple est cite par Fenelon dans une question analogue. (_Refut. du systeme du P. Malebranche, c. v.)] "Assurement, si l'on veut appeler leur aveuglement un peche sans faute, on le peut, paraissant absurde qu'ils soient damnes sans peche. Nous pourtant, nous ne placons proprement le peche que dans la faute de negligence; car elle ne peut se rencontrer en aucun homme, quel que soit son age, sans qu'il merite la damnation. Je ne vois pas, au contraire, comment imputer a faute l'infidelite des petits enfants ou de ceux a qui l'Evangile n'a point ete annonce, non plus que tout ce qui resulte d'une ignorance invincible ou d'une impossibilite de prevoir un fait; autant incriminer celui qui, dans une foret, frappe un homme d'une fleche qu'il croyait lancer contre un oiseau." Ainsi, quand on emploie ces mots: pecher par ignorance ou pecher en pensee, on prend le peche dans un sens large; c'est l'action qu'il ne convient pas de faire. Dans le peche d'ignorance, point de faute; pecher en pensee ou par la volonte, en parole ou en action, c'est faire ou dire ce qu'on ne doit pas, quand meme cela nous arriverait a notre insu ou malgre nous. "Ainsi, ceux memes qui persecutaient le Christ ou les siens, qu'ils croyaient devoir etre persecutes, sont dits avoir peche en action (_in operatione_); ils auraient cependant peche par une faute plus grave, s'ils les avaient epargnes contre leur conscience[465]." [Note 465: _Eth_., c. xiii et xiv, p. 653-659. Il n'est pas necessaire de remarquer que cette assertion doit etre condamnee par l'Eglise. Bayle, et apres lui, les auteurs de l'_Histoire litteraire_, pensent reconnaitre ici une doctrine de relachement, reprochee plus tard aux jesuites. On les a vivement attaques pour une these soutenue en 1686, dans leur college de Dijon, et qui etablissait une distinction entre le peche philosophique ou moral et le peche theologique. Suivant cette distinction, tandis que l'un est le peche mortel ou la transgression libre de la loi divine, l'autre ne serait qu'un acte humain non conforme a la nature raisonnable et a la droite raison. Quoique grave, il ne serait pas, dans celui qui ignore Dieu, ou qui ne pense pas actuellement a lui, une offense envers Dieu, digne de la peine eternelle. Arnauld a ecrit cinq _Denonciations_ etendues contre cette doctrine qu'il presente comme tres-ancienne dans la Societe. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt_., t. XII, p. 128.--_Oeuvres de messire Ant. Arnauld_, t. XXXI, ed. de 1780.) L'editeur de l'_Ethique_, B. Pez, pense qu'Abelard peut bien avoir voulu dire seulement que l'inadvertance et l'ignorance invincible excusent le peche formel, comme on l'enseigne dans les ecoles. (_Dissert. isagog_., t. III, p. xx.)] On demande si tout peche est interdit, c'est-a-dire si l'impossible nous est prescrit; car la vie ne peut se passer sans peches au moins veniels. Qui peut, par exemple, se preserver de toute parole oiseuse? (Tit. iii, 9.) Et cependant un joug doux, un fardeau leger nous a ete promis. Mais cette difficulte n'en est une que si l'on entend largement par peche tout ce qu'il ne convient pas de faire. Si, au contraire, la peche n'est que le mepris de Dieu, cette vie peut reellement se passer sans peche, _quoique avec la plus grande difficulte_, et il est vrai que tout peche est interdit. Parmi les peches, les uns sont veniels (graciables) ou legers, les autres damnables ou graves. Parmi ceux-ci, on nomme criminels ceux qui rendraient leurs auteurs infames ou accusables de crime s'ils venaient a etre connus. Les peches sont veniels, lorsque nous consentons au mal par oubli; on peut savoir et ne pas penser qu'on ne devrait pas consentir. On ne se souvient pas toujours de ce qu'on sait. Nos connaissances subsistent jusque dans notre sommeil. L'homme qui s'endort ne devient pas stupide pour redevenir un sage en s'eveillant; les peches veniels sont donc des peches d'oubli. Quelques-uns ont pretendu qu'il etait mieux de s'abstenir des peches veniels que des criminels, parce que c'est plus difficile, et qu'il y faut plus d'attention; mais Ciceron a dit: _Ce qui est laborieux n'est pas pour cela glorieux_. Il est plus penible d'obeir a la crainte qu'a l'amour; est-il donc plus meritoire de porter le joug de la loi ancienne que de vivre dans la liberte de l'Evangile? Il est plus difficile de se defendre d'une puce que d'un ennemi et d'eviter une petite pierre qu'une grande; mais ce qu'il est plus difficile d'eviter fait moins de mal. L'amour se defend surtout de ce qui peut le plus offenser Dieu. Si l'on pretend repousser cette distinction, en adoptant le principe de quelques philosophes que tous les peches sont egaux, soit; mais alors il faut s'abstenir de tous egalement, et non pas des veniels plus que des criminels[466]. [Note 466: Allusion a une maxime fort connue des stoiciens.--_Eth._, c. xv et xvi, p. 659-663.] Apres avoir ainsi decouvert la plaie de l'ame, il est temps de montrer le remede. C'est la reconciliation qui s'opere par la penitence, la confession, la satisfaction. La penitence est la douleur de l'ame pour avoir failli: elle provient tantot de l'amour de Dieu, et alors elle est fructueuse, tantot de quelque dommage eprouve, et alors elle est sans fruit. Telle est la penitence des damnes, "de tous ceux qui au moment de quitter la vie, se repentent de leurs crimes et poussent les gemissements de la componction, non par amour du Dieu qu'ils ont offense, non par haine du peche qu'ils ont commis, mais par peur de la peine dans laquelle ils apprehendent d'etre precipites.... Combien nous en voyons tous les jours gemir profondement au moment de la mort, s'accuser vivement d'usures, de rapines, d'oppression des pauvres, ou des injustices qu'ils ont commises, et pour tout reparer consulter un pretre! Alors si, comme il le faut, on leur donne le conseil de vendre tout ce qu'ils possedent, et de restituer aux autres ce qu'ils ont pris..., vous les entendez soudain confesser par leur reponse combien leur penitence est vaine. De quoi donc, disent-ils, vivrait ma maison? que laisserais-je a mes fils, a ma femme? Comment pourraient-ils se soutenir?... O miserable, o le plus miserable des miserables! le plus insense des insenses! tu ne t'occupes pas de ce qui te restera a toi, mais de ce que tu auras amasse pour les autres! Par quelle presomption peux-tu ainsi offenser Dieu, au moment d'etre emporte devant son formidable tribunal, et cela, pour te rendre les tiens plus favorables, en les enrichissant de la depouille des pauvres? Qui ne rirait de toi, a t'entendre esperer que les autres te seront plus utiles que toi-meme? Tu te confies dans les aumones des tiens, croyant les avoir pour successeurs; tu les constitues heritiers de ton iniquite, en leur laissant le bien d'autrui acquis par la rapine.... Dans ta piete malheureuse envers les tiens, cruel envers toi-meme et envers Dieu, qu'attends-tu du juge equitable devant lequel tu cours malgre toi, et qui demande compte, non-seulement des vols, mais d'une parole inutile?" Apres un tableau anime et satirique des mecomptes qui attendent les calculs d'un mourant, et de l'ingratitude d'une epouse, et de l'oubli des heritiers, Abelard ajoute un reproche qui monte plus haut. "Et comme, dit-il, l'avarice du pretre n'est pas moindre que celle du peuple, d'apres cette parole: _Erit sicut sacerdotes sic populus_ (Osee, iv, 9), bien des mourants sont abuses par la cupidite des pretres qui leur promettent une vaine securite, s'ils offrent ce qu'ils ont pour les sacrifices, et achetent des messes qu'ils n'auraient jamais _gratis_; marchandise pour laquelle il est certain qu'il existe chez eux un tarif fixe d'avance, pour une messe, un denier, pour un service annuel, quarante. Ils ne conseillent pas aux mourants de restituer le fruit de leurs rapines, mais de l'offrir en sacrifice, contre cette parole: _Offrir en sacrifice la substance du pauvre, c'est immoler pour victime le fils sous les yeux du pere_." (Eccl., xxxiv, 24.) La penitence fructueuse est celle qui nait du regret d'avoir "offense Dieu qui est bon plus encore qu'il n'est juste." Il n'est pas comme les princes de la terre qui ne savent pas differer leur vengeance; mais plus la sienne a ete retardee, plus elle est terrible. Nous craignons d'offenser les hommes, nous fuyons leurs regards pour faire le mal; ne savons-nous pas que Dieu est partout present? "L'affection de la chair nous entraine a faire ou a supporter tant de choses, et si peu l'affection spirituelle! Que ne savons-nous, pour ce Dieu a qui nous devons tout, faire et supporter autant que pour une epouse, des enfants ou quelque courtisane!" Ceux qui sont salutairement touches de la bonte, de la patiente longanimite de Dieu, ressentent la componction moins par la crainte des peines que par l'amour de Dieu. Avec cette contrition du coeur qui est la penitence fructueuse, le peche disparait. Le gemissement sincere de la charite ou de l'amour nous reconcilie avec Dieu. Si, a l'article de la mort, quelque necessite empeche un homme de venir a confession et d'accomplir la satisfaction, quittant la vie dans ce gemissement du coeur, il n'encourt pas la gehenne eternelle. Obtenir le pardon du peche, c'est etre tel que l'ame cesse de meriter, pour le peche anterieur, l'eternel chatiment; car lorsque Dieu pardonne le peche aux penitents, il ne remet pas toute la peine, mais seulement la peine eternelle. Ceux qui, prevenus par la mort, n'ont pu accomplir la satisfaction de la penitence en cette vie, sont reserves aux peines purgatoires et non damnatoires. Cette definition de la penitence repond a ceux qui ont demande si l'on pouvait se repentir d'un peche et ne pas se repentir d'un autre. La penitence qui vient de l'amour de Dieu ne peut exister pour celui qui persiste dans un seul mepris de Dieu. Mais dire que Dieu pardonne un peche, n'est-ce pas dire que Dieu ne prononce pas la condamnation, et qu'il a par consequent decrete de ne la point prononcer? "Dieu ne regle ni ne dispose rien recemment; de toute eternite, ce qu'il doit faire est arrete dans sa predestination et prefixe dans sa providence, tant le pardon d'un peche quelconque, que tout ce qui se fait. Il nous parait donc mieux d'entendre par ces mots: Dieu pardonne le peche, qu'il rend un pecheur digne d'indulgence en lui inspirant le gemissement de la penitence, c'est-a-dire qu'il le rend tel que la damnation cesse de lui etre due, et ne lui sera jamais due, s'il persevere[467]." [Note 467: _Eth._, c. xix et xx, p. 667-671.] Il y a toutefois un peche irremissible, c'est le _blaspheme_ ou la _simple parole contre le Saint-Esprit_ (Luc, xii, 10; Math, xii, 31). Quelques-uns disent que ce peche est le desespoir de pardon, l'acte de celui qui, trouble parla grandeur de ses fautes, se defie radicalement de la bonte de Dieu. Quant au peche contre le Fils, c'est l'acte de celui qui attaque l'excellence de l'humanite du Christ, et qui, par exemple, nie qu'elle ait ete concue sans peche, ou que Dieu l'ait prise a cause de l'infirmite visible de la chair. Ce peche est remissible, parce qu'il s'agit de ces croyances auxquelles ne pouvait conduire la raison humaine, mais qui avaient besoin d'une revelation divine. Blasphemer l'Esprit, au contraire, c'est calomnier les oeuvres d'une grace manifeste, c'est en quelque sorte attribuer au diable ce que fait la bonte dans sa misericorde; c'est dire l'Esprit mechant, ou que Dieu est le diable. "Ce peche ne merite aucune indulgence; nous ne disons pas cependant que ceux qui l'ont commis ne pourraient etre sauves, s'ils avaient la penitence, mais nous disons, seulement qu'ils n'obtiendront pas la penitence[468]." [Note 468: Cette opinion sur le peche contre le Saint-Esprit est celle de saint Jean Chrysostome, suivie par saint Isidore de Peluse et beaucoup d'autres. Elle se rapproche de celle de saint Athanase. Les docteurs catholiques se partagent en general entre cette opinion et celle de saint Augustin, qui veut que le peche contre le Saint-Esprit soit l'impenitence finale. Saint Hilaire croyait que le peche contre le Saint-Esprit consistait a nier la divinite du Fils, ce qui parait peu probable, ce peche etant precisement oppose par, l'Evangile au peche ou au blaspheme contre le Fils. L'Eglise n'a rien decide concernant la nature du peche contre le Saint-Esprit. Quoique deux evangelistes disent qu'il ne _sera pas remis_, l'Eglise en general n'entend pas a la rigueur cette irremissibilite; il n'y a donc ni erreur, ni temerite, ni relachement dans ce que dit Abelard du peche irremissible. (Bible de Vence, t. XIX, p. 325.--Voyez aussi ci-dessus ch. iv, p. 342.)] On demandera peut-etre si ceux qui se retirent de cette vie avec le gemissement du coeur, continueront de gemir et d'etre tristes de leurs peches dans la vie celeste. Sans aucun doute, comme les peches deplaisent a Dieu et aux anges, independamment de la douleur qu'ils causent, les notres continueront de noua deplaire. "Quant a la question de savoir si dans cette vie-la nous voudrions avoir fait ou non des choses qui, nous le savons, ont ete bien ordonnees de Dieu, et ont coopere a notre bien, d'apres ce mot de saint Paul: "Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu (Rom. viii, 28); c'est une autre question que nous avons, selon nos forces, resolue dans le troisieme livre de notre Theologie[469]." [Note 469: _Eth._, c. xxi, xxii, xxiii, p. 671-673.--Le IIIe livre de la Theologie, c'est-a-dire de l'Introduction, ne contient pas l'examen direct de cette question; mais il n'est pas termine, et d'ailleurs il y est explique comment tout, le mal meme, est ordonne pour le mieux. (C. ii, p. 228.)] La seconde condition de la reconciliation est la confession. On dit que les Grecs se confessent a Dieu; mais quelle est la valeur d'une confession a Dieu qui sait tout? "Confessez-vous les uns aux autres (Jac. v, 16)." D'abord, c'est un acte d'humilite qui fait deja une grande partie de la satisfaction; puis, les pretres a qui l'on se confesse ont le droit d'enjoindre les satisfactions de la penitence. Le penitent se rassure en pensant qu'il obeit a ses superieurs et qu'il suit leur volonte et non la sienne. Mais il faut se confesser sincerement et ne rien taire par honte de l'aveu. Je sais bien que Pierre, apres sa faute, s'est tu et qu'il a pleure; pourquoi ne l'a-t-il pas confessee? Peut-etre a-t-il craint de causer quelque dommage, quelque deshonneur a cette Eglise dont il devait etre un jour constitue le prince; alors ce ne serait plus orgueil, mais prudence; car la connaissance de sa triple chute aurait pu conduire ses freres a repousser son autorite et a desapprouver le dessein de Dieu qui, pour les affermir, choisissait celui qui avait failli le premier. C'est ainsi qu'on peut retarder une confession ou meme l'omettre absolument sans peche, lorsqu'on croit qu'elle sera plus nuisible qu'utile. D'ailleurs Pierre a pu differer sa confession, quand la foi de l'Eglise etait encore tendre et faible, et plus tard il a pu confesser sa faute, pour qu'elle restat ecrite dans l'Evangile. Mais on ne peut alleguer qu'etant au-dessus de tous, Pierre n'avait pas de superieur a qui confier son ame; rien n'empeche les prelats de s'adresser, pour la confession, a des subordonnes, afin que la satisfaction leur soit rendue plus facile par ce surcroit d'humilite. "Comme il y a beaucoup de medecins malhabiles auxquels il est dangereux ou inutile de confier les malades; parmi les prelats de l'Eglise, il s'en trouve beaucoup qui ne sont ni religieux ni judicieux, et qui, de plus, sont legers a decouvrir les peches de ceux qu'ils confessent. A ceux-la il est non-seulement inutile, mais perilleux de se confesser, car ils ne sont pas attentifs a prier et ne meritent pas d'etre ecoutes dans leurs prieres. Ignorant les dispositions canoniques et n'ayant pas de regle dans la fixation des satisfactions, ils promettent souvent une vaine securite et trompent les pecheurs par une esperance frivole, _aveugles, conducteurs d'aveugles_." (Math., xv, 14.) En revelant les peches, ils scandalisent l'Eglise, indignent les penitents, les detournent de la confession, les exposent meme a des perils. Aussi ceux que ces inconvenients ont decides a eviter leurs prelats et a chercher des confesseurs plus convenables, doivent-ils etre approuves. S'ils pouvant obtenir le consentement des prelats eux-memes, tout n'en va que mieux; mais si l'orgueil leur refuse ce consentement, que le malade, inquiet de son salut, continue de chercher le meilleur medecin et se soumette au meilleur conseil. "Car personne, apres s'etre apercu qu'il lui a ete donne un guide aveugle, ne doit le suivre dans le fosse." Ce n'est pas qu'on doive mepriser les lecons de ceux qui prechent bien, quoiqu'ils vivent mal, mais de ceux-la seulement qui ne savent ni guider ni instruire. Il ne faut pas d'ailleurs desesperer du salut de ceux qui s'abandonnent a la decision de leurs aveugles prelats, l'erreur des uns ne doit point damner les autres. "Il est quelques pretres qui trompent leurs ouailles, moins par erreur que par cupidite, et qui remettent ou allegent les peines de la satisfaction prescrite, moyennant l'offre de quelques ecus.... Le Seigneur dit par la bouche du prophete: _Mes pretres n'ont pas dit: Ou est le Seigneur_? (Jerem., ii, 6.) Ceux-ci semblent dire: Ou est l'ecu? Et non-seulement des pretres, mais je connais des princes des pretres, des eveques si impudemment consumes de cette cupidite-la, que lorsqu'aux dedicaces d'eglises, aux benedictions de cimetieres, aux consecrations d'autels, a quelques solennites enfin, ils ont de grandes reunions de peuple dont ils attendent des oblations considerables, ils se montrent faciles a la relaxation des penitences; ils accordent a tout le monde tantot le tiers, tantot le quart de la penitence, sous quelque pretexte de charite, mais reellement par une extreme cupidite.... Ils professent qu'ils en ont le droit, que le Seigneur le leur a delegue et que le ciel est depose dans leurs mains. En verite, ce sont de grands impies de ne point absoudre tous leurs subordonnes de tous peches et de permettre qu'il y en ait un seul de damne.... Desire qui voudra, mais non pas moi, cette puissance dont on peut faire profiter les autres plus que soi-meme, et qui permet de sauver l'ame d'autrui plutot que la sienne propre, tandis que tout homme sage a le sentiment contraire[470]." [Note 470: _Eth._., c. xxiv, xxv, p. 674-681.] Il y a beaucoup d'eveques sans religion ni discernement, ils ont cependant la puissance episcopale. Quelle est a leur egard la portee du pouvoir delegue aux apotres de lier et de delier? (Jean, xx, 23.) S'ils veulent sans discernement, sans mesure, aggraver ou attenuer la peine du peche, leur pouvoir va-t-il jusque-la que Dieu regle les peines sur leur jugement? Si la colere ou la haine ont dicte la sentence d'un eveque, Dieu la confirmera-t-il?---La delegation annoncee par saint Jean ne semble pas adressee a tous les eveques en general, mais seulement a la personne des apotres; c'est comme pour ces paroles toutes personnelles: "_Vous etes la lumiere du monde, vous etes le sel de la terre_. (Math., v, 13, 14.) Elles ne s'appliquent pas a tous; cette prudence et cette saintete que le Seigneur avait donnees aux apotres, il ne les a pas accordees egalement a tous leurs successeurs." En prononcant les paroles evangeliques, Jesus-Christ parlait devant Judas, il n'entendait donc parler que des seuls apotres elus; peut-etre faut-il en dire autant de la delegation du pouvoir de lier et de delier. Saint Jerome, Origene, paraissent en juger ainsi. Comment, en effet, des eveques qui s'ecartent de la justice de Dieu, pourraient-ils plier Dieu a leur propre iniquite et le rendre semblable a eux-memes? Saint Augustin, eveque lui-meme, a dit ces paroles: "Vous liez sur la terre, songez a lier justement, car la justice rompra les liens injustes." Saint Gregoire fait le meme aveu. Les memes idees s'appliquent a ceux qu'une sentence a prives de la communion; aussi lit-on dans les decrets du concile d'Afrique: "Que l'eveque ne prive temerairement personne de la communion et tant que l'eveque refuse la communion, a son excommunie, que les autres eveques ne l'accordent pas a ce meme eveque, afin que l'eveque prenne plus garde de prononcer ce qu'il ne peut justifier par d'autres temoignages que le sien[471]." [Note 471: _Eth._, c. xxvi, p. 681-688.---Cet article est porte sous le n deg. cxxxiii au Code des canons de l'Eglise d'Afrique. C'est un des decrets du septieme Concile de Carthage. (_Act. Concil._, t.1.)] Apres cette citation singuliere, on lit _Explicit_, le mot qui annonce la fin de tous les livres du moyen age. Je doute que l'ouvrage soit complet. Apres la penitence et la confession, l'auteur devait traiter encore de la satisfaction. C'est la satisfaction qui couronne la penitence et constate la vertu de la confession. Elle a en elle-meme quelque chose de mystique et ne peut etre entendue comme une simple expiation morale. C'est ainsi cependant que peut-etre Abelard l'aurait presentee. Son spiritualisme s'accommode peu des mysteres. De graves accusations se sont elevees contre la morale d'Abelard. "Lisez le livre qu'ils appellent _Scito te ipsum_, ecrit saint Bernard aux eveques et aux cardinaux, et voyez quelle moisson y foisonne d'erreurs et de sacrileges; et ce qu'il pense...du pouvoir de lier et de delier, du peche originel, de la concupiscence, du peche de plaisir, du peche d'infirmite, du peche d'ignorance, de l'oeuvre du peche, de la volonte de pecher[472]!" Et parmi les quatorze condamnations prononcees par le concile de Sens, il y en a bien six qui frappent des maximes extraites en effet du _Scito te ipsum_. Sans les discuter, considerons dans son caractere general la morale d'Abelard. [Note 472: _Ab. Op._, Ep. ix, p. 271.] Le principe auquel il s'est attache et qui n'est point faux en lui-meme, c'est que la moralite de l'action est dans l'intention, ou comme il dit, que _le peche consiste dans la mauvaise volonte; et, en effet, les hommes de bonne volonte_ sont les honnetes gens de la religion. Ce principe sainement compris parait irreprochable. Cependant on peut remarquer que tous les moralistes, religieux ou autres, qui l'adoptent d'une maniere absolue, tendent vers un certain relachement. J'essaierai de montrer comment s'introduit naturellement ce principe, tant dans la morale philosophique que dans la morale religieuse, et comment aussi, dans l'une et dans l'autre, il peut mener, malgre tout ce qu'il a de vrai, a des maximes dangereuses ou du moins hasardees. Les actions des hommes sont leurs volontes rendues visibles, ou realisees en dehors d'eux-memes. Ces actions sont bonnes ou mauvaises; elles le paraissent, surtout par leurs effets, par les circonstances qui les accompagnent. El quand, par ces effets, par ces circonstances, la loi morale est violee, l'action est jugee mauvaise _ipso facto_. C'est ainsi, en general, que prononce l'opinion, la loi, le juge, tout ce qui ne peut guere apercevoir et atteindre que l'exterieur de l'action. Cependant, un examen plus attentif nous apprend bientot que ce n'est point la toujours un signe fidele de la moralite; celle-ci est souvent pire ou meilleure qu'elle ne semble. Les apparences de l'action ne prouvent pas avec une infaillible certitude ce que l'agent a voulu, et c'est la le mal opere dans l'action. Le mal que nul n'a voulu est un malheur, le bien que nul n'a voulu est un bonheur; il n'y a ni bien ni mal moral sans volonte; sur ce point nulle restriction. C'est inexactement que nous appellerions injuste, inhumaine, odieuse, une action a laquelle la volonte n'aurait point de part. Le jugement prononce d'apres les apparences de l'action peut donc se trouver trop severe; mais il peut aussi se trouver trop indulgent. La volonte mauvaise peut avoir echoue dans l'accomplissement du mal; le succes ne l'ayant point divulguee, elle reste inconnue, mais n'en est pas moins reelle. Celui qui a voulu le mal et qui l'a tente, mais qui n'a pas reussi, a ete impuissant; il n'est pas innocent. Il suit que l'oeuvre, si par la on veut entendre l'acte realise en dehors de l'agent volontaire, n'est pas le signe certain de la bonne ou mauvaise volonte. La bonne ou mauvaise volonte ne peut etre jugee sur ses effets; et consequemment, le bien ou le mal moral n'est ni dans les effets, ni dans l'oeuvre. Le bien et le mal moral sont donc dans la volonte. C'est la une proposition parfaitement vraie; l'homme n'est bon ou mechant que par la volonte; il n'y a que les actions volontaires qui soient bonnes ou mauvaises. Il s'ensuit plusieurs consequences pratiques. 1 deg. L'effet de la volonte est indifferent au bien ou au mal agir. Ce n'est qu'un signe, une presomption a l'appui de la bonne ou mauvaise volonte; mais en soi l'oeuvre exterieure n'est ni bonne ni mauvaise, puisque sa moralite depend de la volonte de celui qui l'a faite. 2 deg. Il faut que la volonte soit pleine et entiere, pour que la bonte ou la mechancete de l'action soit pleine et entiere. Selon que la volonte est plus ou moins libre, l'action est bonne ou mauvaise a un plus ou moins haut degre. Tout ce qui annule, contraint, entrave ou seulement gene la volonte dans le sens du bien ou dans le sens du mal, supprime, augmente ou diminue la bonte ou la mechancete de l'action. 3 deg. La volonte n'est pas pleine et entiere, quand elle est sans discernement. La volonte sans discernement n'est qu'une force aveugle. La moralite des actions est donc en proportion du discernement. L'enfant au berceau, l'idiot, l'aliene, ne font ni bien ni mal, et leurs actions ne sont pas imputables. 4 deg. Ainsi la contrainte absolue, l'ignorance invincible detruisent le merite ou le demerite de l'agent. Dans ces termes, les consequences de la maxime que le bien et mal ne resident que dans les actions volontaires, sont evidentes, inattaquables. Elles sont la regle de toute equite, de toute loi juste, de tout juge honnete et eclaire. Mais si l'on approfondit l'idee contenue dans cette maxime, voici ce qu'on peut y decouvrir. La moralite est dans l'agent, elle n'est pas dans l'acte; les actes ne sont ni bons ni mauvais par eux-memes, puisque c'est la volonte seule qui est bonne ou mauvaise. Or, qu'est-ce qu'une volonte bonne ou mauvaise? Ce n'est pas la volonte des actes bons ou mauvais, puisqu'on vient de voir que les actes ne sont ni l'un ni l'autre. C'est l'agent volontaire qui est bon ou mauvais. Le bien ou le mal est donc quelque chose d'invisible, d'incorporel, d'interne. En effet, pour que l'action soit imputable, il faut qu'elle soit volontaire. On peut d'autant plus exactement la dire volontaire, qu'elle est l'oeuvre d'une volonte plus libre et plus eclairee. La liberte et le discernement sont necessaires, puisque la contrainte absolue ou l'ignorance invincible enlevent la responsabilite morale. Or, la liberte peut etre atteinte de bien des manieres. Supprimee par l'age ou la maladie, elle emporte avec elle le merite ou le demerite. Diminuee par une cause quelconque, elle doit diminuer en proportion le merite ou le demerite. Mille circonstances genent, limitent, ou modifient la volonte; l'exemple, la tentation, le temperament, l'habitude sont autant de restrictions ou d'obstacles a la liberte absolue de la volonte. Les passions, quelle qu'en soit d'ailleurs la cause, les passions ne laissent pas a la liberte sa plenitude. Ainsi toutes ces causes agissent comme aggravantes ou attenuantes sur le demerite ou le merite; et l'on est peu a peu conduit a cette consequence, les passions sont une excuse. Or, maintenant accroissez leur empire, supposez-le irresistible; vous pourriez arriver a la destruction du bien et du mal moral. C'est ce qu'on appelle, dans les ecoles de philosophie, la morale sentimentale. Ce n'est pas tout. Le discernement a ete pose comme une condition de la moralite; c'est-a-dire qu'il faut, pour qu'une volonte soit bonne ou mauvaise, que l'agent volontaire la sache bonne ou mauvaise. Or comment le saura-t-il, puisque les actions ne sont pas bonnes ou mauvaises en elles-memes, puisqu'il ne s'agit que d'un phenomene interne dont lui seul est juge et temoin? Sa volonte n'etant mauvaise que s'il la sait mauvaise, elle ne l'est que s'il la trouve telle. La question se transforme: tel homme qui agit de telle ou telle facon, et qui a voulu son action, trouvait-il qu'elle etait bonne, ou qu'elle etait mauvaise? qu'il eut tort ou raison, peu importe; ce qui importe, c'est ce qu'il pense. Or, ce qu'il pense est determine par son education, par ses opinions, par sa vie, par sa nature. S'il croit ou trouve bonne une action, sa volonte n'est pas mauvaise de la vouloir; et ainsi le bien et le mal deviennent completement subjectifs. La volonte se croyant bonne ou se croyant mauvaise, c'est ce qu'on appelle souvent l'intention. Le bien ou le mal est dans l'intention, c'est ce qu'on erige souvent en principe absolu de toute la morale. Or, comme l'intention en ce sens depend d'une foule de circonstances externes, independantes au moins de la volonte, comme celle-ci est soumise, je ne dis plus a des contraintes actuellement et passagerement exercees sur elle, mais a une foule de circonstances anterieures, permanentes, fatales comme les circonstances de notre nature et de notre destinee, il suit qu'avec la doctrine de l'intention ou de la subjectivite absolue de la moralite de nos actes, la regle de ces actes ou la morale meme s'evanouit. Assurement, il est possible, facile meme de repondre a cette deduction, et d'y demeler le vrai du faux. C'est en morale la meme erreur qui sert de titre et de base au scepticisme en metaphysique; et cette erreur, je sais comment elle se refute. Mais il n'en est pas moins vrai que toute morale qui place en premiere ligne, sans restriction, sans explication, non pas l'existence absolue et l'invariabilite de la loi, mais la responsabilite intentionnelle de l'agent, est sur la voie d'une doctrine relachee et dangereuse, et n'en est preservee que par cette puissance du sens commun qui resiste presque toujours en nous aux consequences extremes d'un principe absolu. Voila pour la morale philosophique; quant a la morale religieuse, on en pourrait dire a peu pres autant. D'abord il suffirait de rappeler a quels exces la doctrine de l'intention a conduit des casuistes celebres; et _les Provinciales_ subsistent comme un immortel acte d'accusation. Mais en these generale, montrons quelle forme le meme principe peut prendre en theologie rationnelle. Tout peche est volontaire; c'est-a-dire qu'il n'y a peche que la ou il y a volonte du mal. Pour qu'il y ait volonte du mal, il ne suffit pas qu'il y ait eu volition de l'acte qui a produit le mal; il faut qu'il y ait eu volition, plus connaissance du mal produit par cet acte. C'est ce qu'Abelard appelle avec raison _le consentement au mal_. Ainsi les oeuvres, en tant qu'oeuvres exterieures, ne sont ni bonnes ni mauvaises par elles memes, puisque elles ne sont pas le gage certain d'une volonte bonne ou mauvaise. Et cette volonte qui les produit, n'est pas elle-meme bonne ou mauvaise a raison des oeuvres qu'elle produit, puisque ces oeuvres ne sont pas en elles-memes le bien ou le mal. La preuve, c'est que, suivant les temps, Dieu a prescrit des oeuvres contraires. Celles-la, je parle de celles qui sont dans la loi ecrite, ont donc ete bonnes, indifferentes, mauvaises, suivant qu'elles ont ete prescrites, permises, defendues. En elles-memes, elles sont indifferentes; elles ne sont mauvaises ou bonnes qu'en tant qu'interdites ou autorisees. En quoi donc la volonte qui les fait est-elle bonne ou mauvaise, innocente ou pecheresse? Comment, en y consentant, consent-elle au bien ou au mal, puisque ces oeuvres ne sont ni le bien ni le mal? en ce qu'elle neglige ou observe un commandement. Le mal, c'est donc la desobeissance. Mais cependant il y a des oeuvres toujours defendues, des oeuvres toujours approuvees. Il y a des mots tels que ceux-ci, bien, mal, juste, injuste. Dieu est le bien, Dieu est la justice meme; cependant je vois qu'il a commande dans l'Ancien Testament des actes contraires aux notions du bien et du juste. Il prononce contre les enfants, contre les infideles qui n'ont pu etre eclaires, des peines terribles. Le mal est non-seulement tolere par la Providence, mais il entre dans ses vues. Elle s'en sert, elle en profite, elle semble y concourir. Le mal n'est-il donc pas le mal, le bien n'est-il pas le bien? Le saint et la damnation ne paraissent pas attaches uniquement au bien ou au mal qu'on a fait. Le salut et la damnation nous atteignent irresistiblement, fatalement pour ainsi dire, en ce sens que nous ne sommes pas toujours libres d'echapper aux causes de l'une, de realiser les conditions de l'autre. Car par exemple il ne depend pas de l'homme de naitre chretien, ou, ne chretien, de vivre assez pour etre baptise. Qu'en conclure? Faut-il donc dire que toutes les actions morales sont au rang de ces oeuvres dont nous parlions tout a l'heure et qui sont indifferentes en elles-memes? au moins est-il certain qu'il ne faut nullement se fier en leur merite; ce n'est point par elles que l'on gagne le ciel. Que voyons-nous partout dans la religion? c'est que l'action n'est bonne pour le salut, c'est qu'elle n'a de merite, que lorsqu'elle est faite dans une bonne volonte. Cette bonne volonte consiste a vouloir a cause de Dieu. Or pour vouloir une action a cause de Dieu, il faut savoir et croire que cette action lui plait. Vous le voyez, le bien en morale religieuse, c'est-a-dire le bien en tant que contribuant au salut, ou le merite, a pour principale condition, la foi. Ainsi les oeuvres purement exterieures sont indifferentes, elles n'ont qu'un merite, celui de l'obeissance, et l'obeissance suppose la volonte de plaire a Dieu, et l'une et l'autre supposent la connaissance et la foi; il en est de meme des oeuvres morales, elles ne peuvent rien pour le salut, si elles ne sont accompagnees ou plutot determinees par la connaissance et la foi. La foi qui obeit, la foi qui veut plaire, c'est la foi qui aime. Ainsi, la substance meme du bien, ce qui fait la volonte bonne ou mauvaise, ce qui fait la bonne ou mauvaise action, au sens chretien, c'est l'amour, c'est la charite. Admirable solution, noble erreur qui sera toujours comme un merveilleux et dernier recours ouvert a quiconque aura entrepris de faire passer par l'epreuve du raisonnement les divers principes engages dans la theorie chretienne du salut. Je suis loin de blamer Abelard. Quiconque raisonne comme lui et croit autant que lui, quiconque s'avance a ce point dans la voie de l'examen et ne va pas plus loin, tombera dans un scepticisme deplorable, dans une cruelle incertitude sur la regle des devoirs, s'il ne se rejette ainsi dans les bras de la foi et n'eleve, sur les ruines amoncelees par la lutte du dogme et de la raison, l'etendard consolateur de la charite. Il y avait quelque chose de bien expressif, quelque chose de touchant et de philosophique en meme temps dans cette inspiration d'Abelard malheureux et diffame, qui dedie l'institut qu'il fonde au Consolateur, au Paraclet, au dieu, non de la puissance et de la sagesse, mais de l'amour et de la charite. Il rendait ainsi hommage au seul dogme qui lui fut reste, apres l'ebranlement de presque tous les autres, et qui suffisait a lui seul pour relever ou raffermir tout ce que l'examen et le doute avaient fait crouler ou chanceler autour de lui. Mais ce qui absout Abelard, justifie-t-il pleinement sa doctrine, et n'a-t-elle pas des consequences dont l'orthodoxie doit s'alarmer? Je le crois. 1 deg. Si l'on regarde l'amour comme la vraie et unique source de la moralite religieuse, ou meme seulement comme la condition principale du salut, en fait reposer l'edifice sur une base mobile. Il entre dans l'amour beaucoup d'involontaire; ne l'eprouve pas qui veut. Il y a dans ce qu'on appelle de ce nom quelque chose de purement sentimental, et partant de purement subjectif, et nous retrouvons le meme vice, le meme danger apercu deja dans le principe de la morale sentimentale. La raison peut etre convaincue qu'il faut faire tout ce que Dieu commande pour gagner le ciel, et posseder sur la volonte assez d'empire pour la determiner a observer tous ses commandements, sans que le principe d'action soit la charite. La crainte, la puissance de la conviction, la beaute severe du dogme chretien, la lassitude ou le mepris des systemes incredules, le desir austere de conformer sa vie aux prescriptions de la morale la plus sainte, mille motifs peuvent jouer dans l'ame d'un chretien un role superieur a l'amour de Dieu proprement dit; et la doctrine d'Abelard, en affaiblissant un peu ce qu'il y a de substantiellement bon, d'absolument vrai dans la regle chretienne des devoirs, rend incertaine et flottante la morale meme que sa foi proclame et qu'il voudrait epurer et raffermir. Allons plus loin; le principe de la foi, de l'obeissance, de l'amour, suppose la connaissance, et le peche d'ignorance cesse en quelque sorte d'etre un peche, ou plutot il reste un peche, en ce sens qu'il est un acte qui entraine la damnation; mais il cesse d'etre une faute, etant exempt de la volonte du mal, du consentement au mal, puisqu'il s'agissait d'un mal inconnu; bien plus, il a pu etre accompagne d'un desir de plaire a Dieu, a Dieu tel au moins qu'on le connaissait, et par les moyens qu'on lui croyait agreables. Alors il faut hardiment declarer que l'acte qui encourt la damnation, peut n'etre pas une faute; il faut aller jusqu'a dire qu'un acte moins damnable aurait pu etre plus mauvais encore; il faut en venir a confesser audacieusement que les Juifs qui ont crucifie Jesus-Christ, sont excuses de la faute par l'ignorance, qu'ils auraient pu etre corporellement punis pour l'exemple, sans etre pour cela convaincus d'une faute, et qu'enfin le crime eut ete bien plus grand d'epargner Jesus-Christ contre leur propre conscience. 2 deg. De ce mepris pour les oeuvres, de cette reduction successive de tous les elements de la moralite a un seul, que l'on n'est pas meme absolument maitre de se donner a un degre convenable, il resulte que non-seulement les effets de l'action, l'oeuvre exterieure, mais les passions, les tentations, les desirs, sont amnisties et presentes comme indifferents a peu pres de la meme maniere que les oeuvres; de la un nuage jete sur de grandes verites religieuses. C'est un article de foi que la nature humaine est devenue mauvaise en elle-meme, que le mal a penetre sa substance au point que le corps, la chair, la concupiscence sont sans cesse maudits et anathematises comme etant le peche en puissance, si ce n'est en acte. Cette croyance d'abord est liee a celle du peche originel, et si le peche n'est que le consentement au mal, c'est-a-dire la mauvaise volonte envers Dieu, il se trouve que le peche originel est un peche sans consentement, sans volonte, c'est-a-dire un peche sans peche. Je sais bien qu'Abelard cite l'objection en disant que le peche originel est une expression qui signifie _la peine_ du peche originel; mais cette interpretation, quoiqu'elle se trouve dans saint Augustin, n'est pas approuvee par l'Eglise, et elle detruit ou diminue ce qu'il y a de mysterieux dans l'existence essentielle de ce peche au sein de notre nature actuellement corrompue, et le reduit en quelque sorte a une condamnation qui subsiste sur nous, sans avoir en nous ni cause ni effet, c'est-a-dire a une decheance de situation, a une impossibilite, exterieure a nous et qui ne nous est pas propre, de nous sauver tant que l'arret n'est pas rapporte. Or, c'est la certainement une erreur grave; elle consiste a prendre figurativement la transmission du peche par la generation, et a concevoir seulement qu'a cause du peche d'Adam Dieu a condamne la race d'Adam, sans qu'il en soit resulte de changement dans sa nature, mais seulement dans sa condition, a peu pres comme autrefois pour les enfants non rehabilites d'un condamne degrade de noblesse; ils n'en etaient ni meilleurs ni pires, mais ils etaient frappes de certaines incapacites qui n'etaient pas de leur fait. En second lieu, independamment du peche originel, et meme apres qu'il a ete lave dans les eaux du bapteme, la religion n'admet point que l'homme soit pur. En vain l'Evangile l'a eclaire et guide, en vain la grace de Dieu toujours presente le soutient et le sollicite; il subsiste en lui un vice permanent, un instinct de mal, un mauvais desir, la concupiscence enfin, qui est loin d'etre innocente par elle-meme. Sans aucun doute, celui qui y cede est le vrai pecheur, et celui qui resiste se justifie; mais sa justification meme prouve qu'il avait le mal dans son propre sein, et la religion admet et condamne le peche par desir et le peche par pensee. L'homme est _la chair du peche_, comme dit saint Paul, et il n'entend point parler seulement du peche originel efface par le bapteme; _la chair convoite contre l'esprit_. "C'est la son fond," dit Bossuet, "depuis la corruption de notre nature."--"_Le bien n'habite pas en moi, c'est-a-dire dans ma chair..... Je trouve en moi une loi qui me fait apercevoir que le mal m'est attache..... Tout ce qui est dans la monde est concupiscence de la chair et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie._"--"Voila," dit encore Bossuet, "une image veritable de la chute de l'homme; nous en sentons le dernier effet dans ce corps qui nous accable et dans les plaisirs des sens qui nous captivent. Nous nous trouvons au-dessous de tout cela et vraiment esclaves de la nature corporelle, nous qui etions nes pour la commander. Telle est donc l'extremite de notre chute[473]." Ainsi les effets corrupteurs du peche originel survivent a la damnation inevitable qui en etait la suite et qui est abolie par le bapteme. [Note 473: Rom., vii, 8.--Gal. v, 17.--Bossuet, _Traite de la Concupiscence_, c. vi.--Rom. vii, 18, 21.--1 Jean, ii, 16.--Bossuet, _ibid._, c. xv.] Et quand il serait vrai que l'ascetisme de la morale religieuse passat les bornes et allat jusqu'a s'attaquer a d'invincibles conditions de la nature humaine, il serait vrai egalement que toute morale qui ne condamne absolument que le consentement aux mauvais desirs, deroge a la morale orthodoxe. Le premier inconvenient, et le plus grave, c'est qu'elle peut conduire aux egarements de la casuistique, a l'erreur du molinisme. Ce n'est pas tout. Comme la resistance au mauvais desir n'a guere d'autre principe, dans Abelard, que l'amour de Dieu, comme dans l'amour reside ainsi la vraie vertu chretienne, et que d'ailleurs concupiscence, desir, plaisir, tentation, oeuvre, tout est absous; par une consequence assez plausible, on peut pretendre que l'amour en lui-meme et a lui seul est l'unique devoir, l'unique merite, l'unique salut. Abelard dit, en effet qu'il faut le purifier de toute crainte de la damnation, de tout calcul d'interet meme spirituel, que la piete pour cause de salut est mercenaire, et nous voila bien pres des chimeres du quietisme. Cela suffit pour montrer comment la morale d'Abelard devait inquieter l'Eglise, et comment, suivie dans ses consequences, elle aurait pu conduire a des exces qui, du reste, etaient bien loin de la pensee de son auteur. Conclurons-nous cependant a la condamnation absolue de la morale contenue, dans l'_Ethique_? non, cette morale est incomplete, elle ne s'appuie pas sur un examen assez profond de la nature humaine; enfin elle est incoherente, parce qu'elle est a la fois rationnelle et mystique; mais elle renferme plus d'un principe vrai que la raison devait revendiquer contre l'absolutisme de la morale dogmatique. Aucun ouvrage d'Abelard ne nous parait au fond plus que son Ethique empreint de l'esprit du rationalisme. Sous des formes de langage qui rappellent sa profession et semblent ne s'adresser qu'au sacerdoce, ne convenir qu'a la casuistique, il cache en effet des idees originales, des nouveautes de sens commun dont peut-etre il n'apercevait pas toute la portee, et qui, par leurs consequences, touchent a un haut degre la philosophie et la theologie. Ces consequence s'etendent de la theorie a la pratique et finissent par interesser la dispensation des sacrements et la conduite du clerge. Sous tous ces rapports, Abelard s'exprime avec une singuliere hardiesse. Distinguons quelques points fondamentaux: en philosophie, le libre arbitre et la Providence; en theologie, la predestination et la grace; en pratique, le sacrement de penitence, le pouvoir des clefs, les indulgences. 1. Nous avons de bonne heure rencontre les idees d'Abelard sur le libre arbitre; c'est au sujet de la proposition affirmative qu'il s'en est explique une premiere fois[474]. Depuis qu'Aristote, oblige, dans l'_Hermeneia_, de distinguer la proposition individuelle de l'universelle, et dans celle-la celle qui touche le present ou le passe de celle qui concerne le futur, a reconnu que dans cette derniere l'affirmation ou la negation n'etait pas necessairement vraie ou fausse, parce que dans un avenir indetermine les deux cas de l'alternative etaient possibles; cette question, appelee par les anciens la question des possibles, par les scolastiques la question des futurs contingents, a toujours trouve sa place dons la logique, et c'est la qu'elle a ete par anticipation traitee en dehors de la psychologie et de la morale. "_Obscura quaestio est_" disait Ciceron, "_quam_ [Grec: peri dunaton] _philosophi appellant; totaque est logicae_[475]." Cependant Aristote avait resolu la question en respectant le libre arbitre, que par la il consacrait de nouveau. Les stoiciens, fort subtils a leur ordinaire sur cet article, avaient tout confondu, promettant de tout concilier, et Chrysippe, en pretendant sauver la liberte humaine, n'avait reussi qu'a river les anneaux de la chaine eternelle du destin[476]. Ciceron, qui veut pourtant ramener la question a la morale, prend parti pour le fatalisme et nie le libre arbitre; car autrement, dit-il, que deviendrait la fortune[477]? Boece a developpe contre les stoiciens la doctrine aristotelique dans ce qu'elle a de favorable au libre arbitre, et lorsque Abelard traite la question en dialectique, il suit Boece. Il tenait Boece pour chretien, meme pour theologien, et plus tard, retrouvant la question dans la theodicee, dans la morale, il se sert des principes etablis en dialectique, il les maintient, il demeure fidele a lui-meme. D'ailleurs saint Augustin, qui, ainsi que tous les theologiens, defend l'existence du libre arbitre au moins en principe, a combattu le stoicisme dans la personne de Ciceron[478]. Toute morale suppose le libre arbitre, la morale chretienne aussi bien que la morale philosophique, encore que certains dogmes semblent parfois porter dommage a la liberte. Voici donc sur la question les antecedents qu'Abelard reconnait, Aristote, Boece, saint Augustin[479]; on doit ajouter saint Anselme, qui, en ceci comme en beaucoup d'autres choses, parle d'apres lui-meme, sans s'ecarter de la tradition, et reussit a se creer une orthodoxie individuelle[480]. [Note 474: t. 11, c. iv, t. 1, p. 400 et suiv.--Cf. _Dialectica_, p. 237 et seq.] [Note 475: Arist., _De Interp._, c. ix, xii et xiii.--Cic., _De Fato_, I.] [Note 476: A. Gell., VI, ii.--Cic., _ibid._, IV.] [Note 477: Cic., _ibid_., et _De Divinat._, t. II, 7.] [Note 478: _De Civ. Dei_, V, ix.] [Note 479: Arist., _loc. cit._--Boet., _De Interp._, sec. ed. p. 860.--_De Consol. phil._, I. V, p. 3, 4, 5 et 6.--Aug., _loc. cit._ et _De Don. Persev._--_De Duab. anim. in Hanich._, xi et xii.--_De Praedest. sanct._ Passim.--_Contr. Faust._, XXII, lxxviii.--Cf. l'ouvrage de M. Bersot, _Doctrine de saint Augustin sur la liberte et la Providence_, Paris, 1843.] [Note 480: S. Ans. Op., _Cur Deus homo_, I. I, c. xi, p. 70.--_De lib. Arb._, p. 117. _De Concord. praesc. et praed._, p. 123.] Abelard s'est donc fait une idee saine du libre arbitre. "C'est," dit-il, "la deliberation ou la _dijudication_ de l'esprit par laquelle il se propose de faire ou de ne pas faire une chose; cette _dijudication_ est libre[481]." Puisqu'elle est libre, c'est-a-dire puisqu'en toute circonstance l'homme peut faire le pour ou le contre, ce qu'il fait peut se trouver bon ou mauvais. Le libre arbitre entraine donc la puissance de faire bien ou mal. [Note 481: _Introd._, I. III, p. 1131.--_Comm. in Rom._, I. I, p. 538.--Voy. ci-dessus, c. ii, p. 240, c. vi, p. 425 et 427.] La liberte est attaquee ou amoindrie par diverses sortes d'objections. D'abord, elle est niee au nom de la nature humaine qu'on represente comme maitrisee par ses faiblesses, ses passions, les mobiles qui la poussent, les circonstances qui la dominent. En ce sens, la liberte serait opposee a la contrainte. Abelard n'a point a s'occuper beaucoup de cet ordre d'objections qui dans la theologie chretienne prennent une autre forme. On conteste en second lieu la liberte au nom de l'ordre general qu'elle troublerait, et dans lequel l'enchainement des causes et des effets doit etre constitue de sorte que celui qui connaitrait toutes les unes, pourrait infailliblement prevoir tous les autres. Or celui-la existe, c'est Dieu. La connaissance qu'il a par avance de tout ce qui doit arriver s'appelle la prescience. Cette prescience est universelle, elle est infaillible. Tout ce qui doit arriver arrive donc necessairement comme Dieu l'a prevu. Entre Dieu et la creation, il n'y a point de place pour la liberte. Nous avons vu Abelard aux prises avec cette objection; il la repousse par les arguments usites. Ce sont a peu pres ceux qu'avait developpes saint Anselme[482]. Les determinations libres de l'homme sont prevues aussi bien que leurs effets; elles sont prevues comme libres. Que Dieu sache ce que l'homme choisira apres deliberation, cela n'empeche point que l'homme ne delibere; et l'on ne voit pas pourquoi une action serait moins libre en elle-meme, parce qu'elle est connue de celui qui la prevoit et ne l'empeche pas. La question qui se poserait ici n'est point: comment l'homme peut-il etre libre, sous l'oeil de la prescience universelle? mais plutot: comment l'etre qui peut tout et qui fait tout, a-t-il cree l'homme libre? question fort differente, et qui regarde la toute-puissance divine et l'existence du mal, question qui subsiste tout entiere en presence de la liberte humaine. Celle-ci, consideree comme nous venons de la considerer, est opposee a la necessite, et Abelard en ce sens ne l'a ni meconnue ni affaiblie. [Note 482: "Deus praescit esse libere futurum quod aliundo non est ex necessitate futurum."--_De Conc. praesc. cum lib. arb._, qu. I, c. I.] Mais en theologie, ces deux ordres d'objections prennent une forme et une gravite nouvelles. La religion est en general severe pour la nature humaine. Elle l'humilie sous le poids de ses faiblesses; elle l'accuse d'une corruption profonde; elle lui raconte sa decheance et toutes ses miseres. Elle en conclut que le libre arbitre dans l'homme est dechu comme tout le reste, ou qu'il est domine ou corrompu; de sorte qu'il lui faut un supplement pour le retablir, ou un remede pour le guerir. Ces deux doctrines sont alternativement ou confusement prechees, mais elles conduisent a la meme consequence, la necessite d'un reparateur qui par des moyens surnaturels rende a l'homme sa liberte ou la redresse. Les metaphores diverses qu'emploie le langage de l'Eglise, permettent ces deux interpretations qui l'une et l'autre tendent a affaiblir le principe de la liberte humaine. En general, il y a toujours de l'incertitude sur le sens de ce mot de libre arbitre. On peut entendre par la le pouvoir de choisir, pouvoir qui n'est pas absolu, c'est-a-dire completement independant, que la raison et les passions sollicitent en sens divers, mais qui subsiste aussi longtemps que l'ame humaine conserve la plenitude de ses facultes. En tant que pouvoir, ce pouvoir est neutre; il est la faculte du bien comme du mal, du mal comme du bien. Mais en choisissant le mal, la raison de l'homme cede a l'empire de ses sens ou de ses passions; le mauvais choix a toujours les caracteres de l'entrainement et de la faiblesse, tandis que la vertu signale la puissance de la raison; aussi a-t-on pu dire, et a-t-on dit que l'homme etait libre dans le bien, esclave dans le mal; sa liberte a ete proportionnee a sa vertu; _nihil liberius recta voluntate_, dit saint Anselme[483]. En ce sens, la liberte humaine n'est plus quelque chose de neutre, un moyen, un pouvoir instrumental, elle se confond avec la volonte qui dispose d'elle, avec la raison qui dirige la volonte. [Note 483: _Dial. de lib. Arb._, c. IX, p. 121.] Il est rare que les theologiens ne prennent pas le mot liberte successivement dans ces deux acceptions. Ainsi a fait saint Augustin[484]. [Note 484: Petau, _Dog. Theol._, t. I, t. V, c. III, p. 319.] Si le libre arbitre est la faculte du bien, l'homme depuis le peche a perdu le libre arbitre. Du moins le libre arbitre a-t-il baisse, et il est devenu incapable de se relever par lui-meme et d'atteindre au bien. S'il est un pouvoir neutre, il subsiste depuis le peche comme auparavant, mais il est assujetti a un principe de corruption qui ne le detruit pas, mais qui le domine, et pour n'etre employe qu'au bien, il a besoin qu'une force superieure penetre dans la nature humaine et la releve. Dans les deux cas, la consequence pratique et religieuse est la meme, et la doctrine du peche originel subsiste tout entiere. Par le libre arbitre, Abelard a generalement entendu la faculte de se resoudre au mal comme au bien; et certes cette interpretation est permise. La difficulte est seulement d'expliquer alors comment les saints, comment le Dieu fait homme, et surtout comment Dieu lui-meme peut etre libre[485]. Mais, dans les creatures, la faculte de faire le mal cesse d'etre une imperfection, des qu'on cesse de le jamais vouloir; tels sont les saints. Le libre arbitre du Christ dans les choses morales n'a pu jamais exister qu'en puissance la ou l'impeccabilite etait en acte, et quant a Dieu, Abelard repond assez nettement que la liberte de Dieu se confond avec sa toute-puissance et que sa toute-puissance ne va pas jusqu'a impliquer la faculte de cesser d'etre le souverain bien. En Dieu, la liberte est donc improprement dite. Dieu ne peut faire que le meilleur. A la verite, il en resulte qu'il ne peut faire que ce qu'il fait et que tout ce qui est, n'etant que par lui, est le mieux possible. Cette doctrine s'appelle l'_optimisme_. Abelard a ose la soutenir. D'ou lui est-elle venue? Quand il l'expose, il rappelle Plotin. Serait-ce une de ces grandes idees des ecoles d'Alexandrie, qui par l'influence d'Origene ou des siens auraient penetre dans la christianisme, et s'y seraient perpetuees, vagues, libres, flottantes, suspectes, mais non condamnees, tolerees comme un passe-temps pour l'intelligence, avant d'etre defendues comme un danger pour la foi?[486] ou plutot n'est-ce pas un mot de Platon dans le Timee, qui, donnant l'eveil a la raison d'Abelard, lui aura prematurement inspire la pensee qui devait un jour illustrer Leibnitz[487]? [Note 485: Saint Bernard accorde que Dieu, comme toute creature bonne ou mauvaise, a le libre arbitre en ce sens qu'il n'est pas soumis a la necessite. (_De grat. et lib. arb._, opusc. IX.--Cf. Bersot, _Oeuvre cit._, part I, c. I, sect. III p. 24, et part. II, c. III, sect. IV, p. 200.)] [Note 486: Voy. ci-dessus, c. II, p. 227 et suiv.--Cf. Plotin, _Ennead._ V, t. V, c. XII.] [Note 487: Cf. Tim. XXIX et XXX, et trad. de M. Cousin, t. XII, p. 117, 118, etc.--Malebranche, _Medit. Chret._, VII, 17, 18, 19; et Fenelon lui-meme, quand il le refute, c. V et VI, lui qui se montre si jaloux de sauver la libre volonte de Dieu, est oblige de dire: "Ce qui est determine invinciblement par l'ordre immuable et necessaire, c'est-a-dire par l'essence meme de Dieu, ne peut jamais en aucun sens arriver autrement que comme l'ordre l'a regle."] Quoi qu'il en soit, on voit que les difficultes, puisees dans la faible nature de l'homme, contre la liberte, s'accroissent, en theologie, de l'existence du peche originel. Celles qui naissent de la prescience divine se compliquent, en theologie, du dogme de la predestination. Preoccupe de la corruption de la nature et des suites du peche, l'esprit est conduit a frapper le libre arbitre d'une telle impuissance que les vertus humaines perdent tout leur prix, et que les vertus de la grace, toutes d'origine celeste, peuvent seules sauver notre indignite. Elles seules, en d'autres termes, ont un merite aux regards de Dieu. Reste a savoir quelle est la part de la liberte humaine dans ces vertus. Si cette part est nulle, la liberte est comme si elle n'etait pas, et le salut ou la damnation deviennent pour l'homme de pures fatalites. Mais si le libre arbitre nous sert a nous approprier les merites de Jesus-Christ, nos resolutions ne sont pas sans quelque merite. Soit que le libre arbitre suffise, soit que seulement il contribue a la justification, il n'est donc point annule; nous ne l'avons point perdu. Cependant, en ce cas meme, il ne se tourne au bien que par la grace, et comme Dieu souffle sa grace ou il lui plait, sa justice ne cesse pas d'etre un redoutable mystere. Si tous, si beaucoup sont appeles, peu sont elus; et celui qui elit est celui qui appelle, et qui savait lesquels seraient elus au moment qu'il les appelait tous. La prescience divine, en tant qu'elle s'applique au salut des hommes, c'est la predestination[488]; et sous ce nom se pose et s'aggrave, en theologie, le probleme tout a l'heure indique sous la forme philosophique. [Note 488: S. Aug., _De Don. Persev._., XIV.] II. On sait que le dogme de la predestination peut etre entendu de telle maniere que toute vertu morale, tout merite humain, tout effort du libre arbitre se reduise a neant. Cet exces de doctrine s'appelle le _predestinatianisme_, et ceux qui y sont tombes ont toujours essaye de se donner pour chef saint Augustin[489]. Disciple de ce grand evoque, Abelard n'est pourtant pas _predestinatien_, c'est-a-dire que le dogme de la predestination qu'il admet[490] ne l'emporte pas dans son esprit sur l'idee necessaire et l'indestructible sentiment de la liberte humaine. Il ne reproduit son maitre saint Augustin que par le cote ou ce Pere confinait aux semi-pelagiens tout en les combattant[491]. On ne doit pas compter Abelard dans le parti du christianisme qui peut etre plausiblement ou specieusement accuse de fatalisme, qui incline enfin dans le sens de la predestination plus que dans le sens de la liberte. Il serait curieux de chercher pourquoi toutes les sectes, y compris la stoicienne, qui n'ont pas ete franches sur la question de la liberte, et qui, par la, semblaient affaiblir la condition essentielle de toute morale, ont tendu cependant au rigorisme, tandis que l'opinion contraire a quelquefois verse dans le relachement[492]; et nous avons vu que l'exemple d'Abelard ne dement pas cette observation. Il pose donc le libre arbitre; il l'affranchit de cette contrainte inconnue, mais reelle ou l'on voudrait que le tint l'existence meme de la Providence. Tout cela est vrai et juste, mais nous ne voyons pas qu'il presente, nulle part le libre arbitre comme dechu, corrompu, incline au mal, ainsi que le veulent beaucoup d'ecrivains religieux. Il n'a pas tort; le mal qu'ils disent du libre arbitre, vient, ou d'une erreur essentielle, ou d'un langage inexact. Si le libre arbitre est mechant, il n'est pas le libre arbitre; et si l'on veut dire seulement que ses determinations dependent plus ou moins de nos faiblesses et de nos passions, ce n'est pas a lui qu'il faut s'en prendre, c'est a l'infirmite de notre nature, a celle de notre raison, comme principe de nos resolutions. Le libre arbitre en lui-meme subsiste dans la creature la plus fragile, la plus entrainee, la plus passionnee; ce n'est pas lui qui est mauvais, la liberte n'est pas le peche. L'homme ne pourrait pecher sans etre libre; mais il pourrait etre libre sans pecher. La liberte est une condition du peche, et n'en est pas la source[493]. [Note 489: Cf. Sur la doctrine de saint Augustin, Petau, t. I. t. IX, c. VI et suiv.--Ritter, _Hist. de la Phil Chret._, t. II, t. VI, c. V, et surtout la These de M. Bersot] [Note 490: _Comment. to Ep. ad Rom._, t. I, p. 523,538; t. II, p 554 et seq.; t. III, p. 641, 649, 652.] [Note 491: Petau, _Id. ibid._, p. 635] [Note 492: Voici, je crois, les noms des principales sectes rangees suivant une echelle ascendante de rigidite dans la question de la grace et de la liberte; Sociniens, pelagiens, semi-pelagiens, molinistes, congruistes, thomistes, augustiniens, jansenistes, calvinistes. Parmi les reformes, le calvinisme et meme le lutheranisme pur sont pour l'opinion la plus severe. On distingue pourtant deux partis: dans le sens du relachement, armeniens, universalistes, etc.; dan celui de la rigidite, gomaristes, predestinatiens, Predestinateurs, particularistes, etc.] [Note 493: Cette doctrine, qui neutralise la liberte entre le bien et le mal, est loin d'etre heterodoxe. Elle est conforme aux definitions de la liberte donnees par saint Jean Damascene (_Instit. element. ad dogm._, c. X), par saint Jerome (_In Jovinian._, II), par saint Augustin lui-meme, quoiqu'il paraisse varier sur ce point (_Homil._ XII.--_De duab. Anim. In Manich._, c. XII), par saint Bernard enfin (_De grat. et lib. arb._, c. II). Saint Anselme semble y acceder, lorsqu'il dit que, prise en general, la liberte est contraire a la necessite, qu'entre deux opposes elle est indifferente au choix; mais il fait une distinction: comme il faut que la definition du libre arbitre convienne a Dieu ainsi qu'a l'homme, il ne veut pas que la faculte de pecher soit supposee par cette definition; il dit donc que la liberte dans un sens plus restreint, c'est le libre arbitre, et entendant alors par ce mot la volonte affranchie de ce qui la subjugue, il definit le libre arbitre "potestas servandi rectitudinem voluntatis propter ipsam rectitudinem." (_De lib. Arb._, c. I et III.--Cf. _De Consord. praedest. cum lib. arb._, qu. II, p. 127) Si l'on veut admettre cette distinction et s'y tenir, on le peut, et toute equivoque disparaitra.] De la, comme on l'a vu, plusieurs difficultes. Et d'abord, la predestination[494]. La predestination, au sens special du mot, est la disposition divine en vertu de laquelle certains hommes sont de toute eternite destines au salut eternel. La predestination est toujours une grace; mais elle n'est absolument gratuite que si l'on pense qu'aucune prevision du merite de ceux a qui elle s'applique n'entre dans le decret qui les a choisis; elle n'est qu'une grace si Dieu, en les elisant, a prevu leurs merites, c'est-a-dire a tenu compte du bon emploi qu'ils feraient des graces qu'il accorde a tous. Dans le premier cas, Dieu, par sa grace, les justifie, parce qu'il les a elus; dans le second, il ne les elit que parce qu'il sait qu'ils seront justifiee par sa grace. Aucune de ces deux opinions n'est interdite; la premiere, la plus severe, celle de saint Augustin, n'est point un article de foi; et pour elle, des le IXe siecle, s'etait declare le moine Gothescale, alors que l'archeveque Hinemar le fit condamner au fouet. Pierre Lombard, Hughes de Saint-Victor, saint Thomas, sont plutot du cote de Gothescale; mais les Romains, et notamment les jesuites, ont tenu pour la doctrine d'Hinemar, quoique en general une opinion plus rigide et plus voisine de l'augustinianisme, celle des thomistes, ait prevalu dans le clerge francais, opinion approuvee aussi par Rome et qui s'honore de la preference de Bossuet[495]. Suivant cette opinion, Dieu prevoit bien que ceux qu'il predestine obtiendront le salut par leur foi ou par leurs oeuvres, mats en ce sens que, par un decret infaillible, par une volonte absolue et efficace, et non dans la prevoyance et a la condition de leurs merites, il a decide qu'ils auraient le royaume des cieux. Le nombre des predestines est fixe et immuable; les protestants ont ete jusqu'a soutenir qu'il n'y avait pas d'autres elus que les predestines, auquel cas il ne serait plus vrai qu'il y a beaucoup d'appeles; etre appele signifierait seulement ignorer si l'on est ou non predestine. Mais telle n'est pas la doctrine catholique. Non-seulement en dehors des predestines elle admet des elus, c'est-a-dire des appeles qui seront elus, grace au bon usage qu'ils feront des dons de Dieu; mais meme elle est allee jusqu'a distinguer la predestination a la gloire et la predestination a la grace. La premiere est la predestination proprement dite ou absolue; la seconde est, en Dieu, la volonte absolue d'accorder a telles de ses creatures les dons et les graces necessaires pour arriver au salut, soit qu'il prevoie qu'elles y parviendront en effet, soit qu'il sache qu'elles n'y parviendront pas; et de plus, je ne crois pas qu'il fut heretique de soutenir que, sans la predestination a la grace, on puisse encore etre sauve, c'est-a-dire obtenir de Dieu les dons et les graces auxquels on n'etait pas predestine; ou, ce qui reviendrait au meme, que tous les chretiens, et dans une certaine mesure tous les hommes, soient predestines a la grace; mais c'est sur ces points-la qu'on dispute. Ce qui est hors de dispute dans le catholicisme, c'est qu'il y a deux ordres d'elus, les uns obliges, les autres facultatifs. Cette predestination, dogme singulier, inexplicable, et qui vient ajouter une difficulte nouvelle aux difficultes deja si grandes des questions qui touchent a la justice de Dieu, a la prescience, a la liberte humaine, ce dogme dont les Peres grecs semblent avoir tenu si peu de compte et que jusqu'au temps de saint Augustin on n'avait pas su voir dans les passages de saint Paul, qui en sont les principaux titres[496], ce dogme si important pour nos esperances et qui l'est si peu pour la conduite de la vie, qui, theoriquement, a engendre d'interminables controverses, qui, pratiquement, peut enerver le principe de la responsabilite morale, ce dogme etrange, Abelard ne l'a ni combattu ni affaibli. Quoique parfois il semble prendre la predestination dans un sens general et la confondre avec la prescience[497], il l'admet cependant au sens special[498], et reconnait qu'il y a des hommes que Dieu veut sauver par election et en vertu d'un decret particulier et anterieur[499]. Comment cette croyance est-elle conciliable avec l'idee de merite et de demerite, meme restreinte a la foi et a la charite? C'est une autre question sur laquelle il hasarde quelques conjectures[500], mais dont les theologiens n'ont pas droit de se faire une arme contre lui, car cette question est une difficulte contre le dogme lui-meme. [Note 494: Cf. Saint Thomas, _Summ._, pars I, qu. XXIII.--P, Lomb., _Sent._, t. I, dist. XL et XLI.--Le P. Petau, _Dogm. Theol._, t. I, l. IX et X.--Bergier, _Dict. de Theol._, au mot _Predestination_.] [Note 495: Petau, _loc. cit._, t. X, c. I, et suiv--Bossuet, _Traite du lib. urb._, c. VIII--Bersot, _Ouvr. cit._, part. II, c. III, sect. I.] [Note 496: Rom. VIII, 29 et 30.--Ephes. I, 4, 5 et 11.] [Note 497: _Ab. Op._, p. 641] [Note 498: _Ibid._, p. 623] [Note 499: _Ibid._, p. 538, 554, 649.] [Note 500: Voyez ce qu'il dit de Jeremie, de saint Jean-Baptiste et de Lazare, p. 221] Une contradiction parait inevitable, quand on traite de la predestination; c'est d'affirmer d'abord que Dieu est la justice meme, et qu'il ne faut pas juger de sa justice d'apres nos idees; en d'autres termes, que la justice parfaite doit etre contraire a la notre, parce qu'elle lui est superieure[501], puis, cela dit, c'est d'entreprendre d'expliquer, selon la justice humaine, toutes les dispositions de Dieu que l'on y peut ramener. Cette contradiction est dans Abelard; mais quel theologien s'en est preserve? [Note 501: Voyez contre cette idee Leibnitz (_Theodic., Disc. prelim._, sec. 4).] III. La predestination suppose la grace. On ne dispute guere dans le sein du catholicisme que sur le point de savoir si dans les desseins de Dieu, la predestination est anterieure a la prevision des merites engendres par la grace, et partant absolument independante de ces memes merites, ou bien si elle est posterieure a la resolution divine d'accorder a celui qui en est l'objet toute la grace necessaire au salut. C'est rechercher si la predestination est a nos yeux absolument arbitraire ou en quelque maniere conditionnelle (ce qui reporterait la question sur la grace meme, dont on pourrait demander alors si elle est ou n'est pas arbitraire); mais dans tous les cas, predestines, elus, simples appeles, chretiens et infideles; tous ont besoin de la grace, et tous ont, a des degres differents, la grace de Dieu: c'est encore la une doctrine catholique. La grace est-elle incompatible avec la liberte? non, en general. On peut admettre, toujours d'une maniere generale, que l'homme est si faible, si mobile, meme si corrompu, qu'a lui seul et sans la grace il ne saurait meriter et obtenir le salut; on peut aller plus loin et admettre encore que, fit-il tout ce qu'il faut pour l'obtenir, il ne le meriterait pas sans la grace. Cela ne compromet pas encore le libre arbitre. Ce n'est point par defaut ni par exces de libre arbitre que, dans l'un ou l'autre cas, l'homme aurait besoin de la grace. Dans le premier cas, elle l'aiderait a faire bon usage du libre arbitre; dans le second, elle rendrait fructueux le bon usage qu'il aurait fait du libre arbitre. Rien de tout cela n'exclut ni n'infirme l'existence du libre arbitre. Abelard en juge ainsi, et va jusqu'a pretendre que l'existence du libre arbitre a pour objet de manifester l'effet de la grace; c'est dire qu'il tient la grace pour puissante, necessaire, universelle. Il la juge puissante; car elle nous met en disposition et en voie de gagner le salut. Il la juge necessaire, puisque sans elle nous ne pourrions croire, aimer, agir, comme il le faut pour le salut. Il la juge universelle, des qu'il estime que Dieu offre a tous ce qui est necessaire pour croire en lui, l'aimer, et desirer le royaume des cieux[502]. [Note 502: _Ab. Op., Introd._, t. III, p. 1118; et _Comment._, t. IV, p. 654] Sur tous ces points, et si l'on ne penetre pas en de plus subtiles distinctions, il est orthodoxe. Ce n'est pas une garantie d'orthodoxie que de dire que le libre arbitre ne se suffit pas a lui-meme pour le bien; car le contraire ne peut entrer dans l'esprit de celui qui suit la valeur des termes. Sans doute, le libre arbitre suffit comme instrument; mais il a besoin d'un regulateur qui n'est pas lui-meme, et c'est ce regulateur qui le determine au bien ou au mal; le libre arbitre n'est que la faculte de determination; c'est le pouvoir executif du regulateur. "La raison," dit saint Bernard, "a ete donnee a la liberte pour l'instruire et non la detruire[503]." C'est a tort que le concile de Sens condamne Abelard sur cet article. [Note 503: _De grat. et lib. arbit._, opusc. IX, c. II.] Je ne crois pas qu'il y ait dans ses ouvrages rien de directement et d'expressement contraire a ces paroles de Bossuet: "C'est par son libre arbitre que l'ame croit, qu'elle espere, qu'elle aime, qu'elle consent a la grace, qu'elle la demande; ainsi, comme ce bien qu'elle fait lui est propre en quelque facon, elle se l'approprie, et se l'attribue sans songer que tous les bons mouvements du libre arbitre sont prepares, diriges, excites, conserves par une operation propre et speciale de Dieu qui nous fait faire, de la maniere qu'il sait, tout le bien que nous faisons, et nous donne le bon usage de notre propre liberte, qu'il a faite et dont il opere encore le bon exercice; en sorte qu'il n'y a rien de ce qui depend le plus de nous qu'il ne faille demander a Dieu et lui en rendre grace[504]." [Note 504: _Traite de ta Concupiscence_, c. XXIII.] Mais voici le point delicat. Si la grace est necessaire, soit pour amener le bon emploi du libre arbitre, soit pour lui donner du prix, quel merite reste-t-il a l'homme? la grace est au moins la condition ou plutot la source du merite; tel est le fond de la doctrine de l'Eglise. Les vertus humaines, dans lesquelles la grace n'entre ou n'entrerait pour rien, s'il en est de telles, n'ont absolument aucun merite. Dans le systeme de l'Eglise, ce que nous avons appele le regulateur ne se suffit pas a lui-meme pour le bien, ou tres-certainement au moins pour le merite. Abelard, en termes generaux, ne s'ecarte pas de ce systeme; mais d'abord, il laisse percer quelquefois une distinction, une separation entre le bien et te merite, entre la faute et le demerite. Le merite, le demerite, c'est ce qui, chretiennement parlant, obtient la recompense ou le salut, encourt la peine ou la damnation. Le bien n'est pas toujours juge digne de recompense, ni la faute digne de chatiment. Il y a une difference entre le merite au sens theologique et le bien au sens purement moral, comme entre le demerite et la faute sous les memes distinctions. Cette observation, que parait faire Abelard, mais dont il ne tire pas toutes les consequences, interesse gravement l'application des notions humaines de justice a la theodicee[505], et par la elle est comme un premier pas dans la voie du rationalisme. [Note 505: Petau, t. X, c. XVIII, t. 1, p. 759.] En second lieu, qu'est-ce que la grace? un secours surnaturel. Est-ce donc la bonte generale et eternelle de Dieu, son action paternelle sur le monde, cette merveille perpetuelle que la raison reconnait et adore aussi bien que la foi? L'entendre ainsi, ce serait abuser des termes. Sans doute il est assez difficile de trouver dans les Peres des premiers temps une autre idee que cette idee philosophique et familiere. Le mot de grace, chez les Grecs du moins, reste un assez long temps sans recevoir habituellement le sens special que l'Eglise lui assigne dans les epitres de saint Paul. Mais tous les catechismes nous apprennent aujourd'hui qu'il faut l'entendre dans un sens litteral et miraculeux. La grace est une action interne, indefinissable de sa nature, mais reelle et directe, du createur sur la creature, action qui l'aide, la dispose, la pousse, la determine au bien avec plus ou moins de puissance. Dans le langage et dans la doctrine d'Abelard, la grace risque fort d'etre quelque chose de plus general et de plus abstrait. Sur la meme ligne que les dons de la grace proprement dite, il semble ranger toutes les dispositions de l'eternelle sagesse, qu'on peut appeler a juste titre des graces de Dieu, au sens de bienfaits, toutes ces harmonies de l'ordonnance universelle, toutes ces revelations qui reportent de la constitution du monde et de celle de la raison, en un mot tout ce qui temoigne au philosophe comme au chretien la bonte infinie. Le don de la loi ancienne, celui de la loi nouvelle, l'incarnation, la predication, la mort du Christ, sont a bien plus forte raison pour Abelard des graces de Dieu et les plus grandes qui se puissent imaginer. Toutes ces choses sont de la grace; c'est-a-dire des actes efficaces et puissants par lesquels Dieu eclaire notre esprit, touche notre coeur, nous donne la connaissance, nous inspire l'amour, et nous rend ainsi capables, ce que nous n'aurions pas ete autrement, de croire, d'aimer, d'agir comme il faut pour lui plaire et pour nous sauver. C'est en general a ces graces, aux graces de Dieu ainsi entendues, qu'Abelard attribue l'influence et les effets qu'on reserve d'ordinaire a la grace proprement dite. Il ne nie pas celle-ci, mais je ne me rappelle point de passages ou il la designe specialement, ni meme de propositions qui en supposent necessairement l'existence; souvent, au contraire, il semble la confondre et la noyer dans cette multitude de temoignages divers de la bonte de Dieu. Je ne dis pas qu'il se soit a ce point rendu compte de sa doctrine, ni que toutes ses expressions reviennent absolument a cela, quoique je sois porte a le soupconner; mais je dis que c'est la le sens general et dominant de ses idees sur la grace divine. Ainsi, dans les paroles de Bossuet qu'on vient de lire, nous voyons _les mouvements du libre arbitre comme prevenus par me operation propre et speciale_. Cette grace _propre et speciale_, cette grace qui previent, ne ressort pas clairement des expressions d'Abelard[506]. Les theologiens distinguent les graces dans l'ordre naturel de celles qui concernent le salut; les premieres sont les bontes generales de la Providence, les secondes sont un don surnaturel. Il s'agit particulierement des dernieres dans les controverses sur la grace. Or, parmi celles-ci, on distingue encore les graces exterieures, c'est-a-dire tous les secours exterieure qui peuvent nous porter au bien; telles sont, par exemple, la loi de Dieu, la predication de l'Evangile; puis on admet les graces interieures, ou plutot la grace interieure, celle qui touche interieurement le coeur de l'homme. C'est a celle-la que pense saint Paul, quand il parle de la grace qu'il tient de Dieu[507]. C'est sur cette grace interieure et surnaturelle que roulent les grandes discussions theologiques; c'est elle qui est dite habituelle, actuelle, adjacente, operante, suffisante, efficace, prevenante, subsequente, etc. Or, les pelagiens ont ete accuses de ne reconnaitre d'abord que les graces de l'ordre naturel; puis, dans l'ordre surnaturel, que les graces exterieures. Abelard ne se distingue peut-etre pas assez nettement des pelagiens[508]; il parait souvent confondre les graces exterieures et les graces interieures, ou, selon la distinction de saint Thomas d'Aquin, la grace gratuite, _gratis data_, et la grace qui produit la gratitude, _gratum faciens_. L'une est celle qui nous met en rapport avec Dieu, et qui s'adresse a l'humanite tout entiere par les propheties et les miracles; l'autre plus intime, plus individuelle, plus elective, surpasse la premiere en excellence, en noblesse, en dignite, _excellentior, nobilior, dignior_; elle seule rend le libre arbitre capable du bien, la volonte capable de merite; elle a Dieu seul pour principe et pour cause, et ne laisse a l'humanite que l'honneur d'aider a son action. C'est cette distinction fondamentale qui etablit une difference substantielle entre la morale philosophique et la morale chretienne, quant aux moyens de rendre la vertu agreable a Dieu; et lorsqu'on meconnait et qu'on efface cette distinction, on fait pour la morale ce que le rationaliste fait pour le dogme; on cede tout a la vertu humaine comme lui a l'humaine raison. C'est une faible ressource que de se rejeter alors sur l'importance de l'amour, car la grace est surtout necessaire a la charite; precisement parce que la charite ne peut etre le fruit ni de la reflexion, ni de l'instinct, ni de la crainte, et parce qu'elle est une vertu du coeur plus que de la conscience, elle est eminemment l'inspiration de la grace[509]. [Note 506: Il admet cependant, quoique en termes vagues, une grace prealable comme necessaire pour profiter des dons de Dieu. Voyez ci-dessus, c. VI, p. 480. Mais on n'est pas sur qu'il n'entende point parler de cette grace bienveillante du createur qui precede tous ses dons actuels.] [Note 507: Galat. I, 16--Rom. XV, 18.--I Cor. III, 8, et ailleurs. "Ce n'est pas moi qui agit, mais la grace de Dieu, qui est avec moi." I Cor. XV, 10.] [Note 508: Il prend le mot de grace dans un sens tellement general qu'il attribue l'existence du mal qui arrive a la grace de Dieu, appelant ainsi les combinaisons de sa sagesse et de sa bonte. (_Introd_., t. III, p. 1118.)] [Note 509: S. Thom., _Summ_., prim. sec., qu. CIX, a. 1 et 11.] C'est aux theologiens de voir si Abelard est dans la regle, mais c'est aux philosophes de reconnaitre combien sa doctrine se rapproche davantage des notions rationnelles, ou plutot des notions du sens commun sur les rapports de la volonte divine avec la volonte humaine et de la justice eternelle avec la vertu. IV. La connaissance de la nature du libre arbitre conduit naturellement a ces idees qui, nous l'avons vu, jouent un si grand role dans la morale d'Abelard. Tout le bien et tout le mal gisent dans la volonte. Tout peche est volontaire en ce que la condition du peche est la volonte du mal; cette volonte n'est pas celle de l'acte exterieur qui realise effectivement le peche, mais du mal moral accompli en nous par cet acte exterieur. L'acte exterieur ou l'oeuvre est chose indifferente, il en est de meme de la volonte de l'oeuvre. La volonte mauvaise est donc le consentement au mal qui est, ou serait, ou peut etre dans l'oeuvre; le consentement etant un acte volontaire, et le peche n'etant que dans la volonte, il n'y a point de peche dans ce qui n'est point volontaire: le desir, la tentation, la concupiscence, le plaisir, tout cela est involontaire, il n'y a point de peche dans tout cela. Nous avons vu les inconvenients possibles de ces idees; ils disparaitraient cependant devant une bonne reponse a cette question: Qu'est-ce que le mal? Abelard le sent confusement, il entrevoit que la est le point difficile; on l'apercoit, lorsqu'il dit qu'il veut n'appeler peche que ce qui ne peut en aucun cas (_nusquam_) avoir lieu sans faute[510]. Mais que faire? S'il avoue l'existence d'un bien invariable, ce n'est qu'en passant; il n'ose dire ce que c'est, ou du moins lui attribuer une existence absolue, non qu'il ne dise que le souverain bien est Dieu, et il a raison, mais il n'a pas concu en Dieu ni dans le souverain bien la substance absolue du bien, manifestee comme loi invariable au coeur de l'homme. Il trouverait trop de difficulte a la faire concorder, cette doctrine, soit avec certaines prescriptions de la loi religieuse, soit avec certaines dispensations rapportees par la theologie a la Divinite, soit avec la distribution telle qu'il nous l'enseigne des peines et des recompenses; il la jette donc de cote, et il dit ou fait entendre que, le bien ou le mal dependant de la volonte de Dieu, le bien meritant ou la vertu, le mal demeritant ou le peche, c'est l'obeissance ou la desobeissance. Le principe moral, c'est donc l'amour de Dieu. [Note 510: _Eth._, c. XIV, p. 657, et ci-dessus, p. 464.] Toute autre solution etait impossible, ou du moins n'etait possible que s'il eut fait un pas de plus dans la voie du rationalisme et cherche le bien en lui-meme, sauf a le realiser ensuite dans la substance de la Divinite. Cette doctrine, la vraie doctrine philosophique, non pas absolument inconnue d'Abelard, car Platon avait transpire jusqu'a lui, mais qui depassait trop la hardiesse de sa pensee et les forces de sa methode pour qu'il put la pleinement concevoir, lui aurait paru d'ailleurs plus difficile encore a concilier avec les croyances communes de l'Eglise. V. Enfin, un point qui semble accessoire, quoique j'y voie encore une consequence du principe general de la morale d'Abelard, c'est sa critique du sacerdoce dans la direction des ames. Si la volonte est seule coupable, si les oeuvres sont indifferentes, s'il faut chercher dans l'ame du pecheur la source du bien et du mal, du merite ou du demerite, il suit que les oeuvres satisfactoires n'ont pas de vertu par elles-memes; toute leur vertu est dans le sentiment avec lequel on les accomplit. Il faut alors de la part des pretres qui dirigent les consciences beaucoup de piete et de penetration; il importe qu'ils n'attribuent pas aux signes exterieurs, meme aux formalites sacramentelles, une importance et une puissance independantes de la partie morale de la confession. Que les penitents se gardent donc de mettre toute leur securite dans la fidelite exterieure a certaines observances; les mourants ne sauraient se contenter d'une confession sans reparation; les vivants, ainsi que les mourants, ne doivent pas porter une confiance illimitee a des confesseurs aveugles ou superficiels, ils doivent chercher des juges serieux, sinceres, clairvoyants; car le pouvoir de lier et de delier n'est pas comme les pouvoirs de ce monde, dont les decisions ont leur effet pourvu qu'elles soient en forme. Le pretre, l'eveque meme qui neglige les points essentiels de la penitence et de la confession, ou la componction, l'humilite, la priere, ne prononce qu'une parole vaine quand il absout, quand il condamne, meme quand il excommunie. L'erreur on la legerete en ces matieres representent bientot les formalites comme si exclusivement necessaires, et l'autorite sacerdotale comme si absolue, qu'on s'imagine qu'un sacrifice quelconque fonde un droit a la remission des peches, et qu'une absolution donnee n'importe a quel prix est ratifiee dans le ciel. De la la vente des messes et des indulgences. Abelard, dont nous venons de retracer le raisonnement, est, comme on l'a vu, severe sur ce point, et sa severite ne peut qu'etre approuvee; elle n'est peut-etre pas ce qui lui a le moins aliene l'Eglise. Quelques-uns des abus qu'il attaque etaient deja bien etablis, bien generaux, et partant bien puissants; d'ailleurs c'est le caractere du clerge de ne pas souffrir qu'on blame ce qu'il desapprouve dans son propre sein. Abelard s'anime toujours quand il aborde les vices ou les prejuges des pretres de son temps, et sa severite se passionne tout a coup. Ses ouvrages abondent en traits d'une satire amere contre les moines ou meme contre le clerge seculier; on sent qu'il se venge[511]. Cette fois il s'attaque jusqu'aux eveques, c'etait provoquer a coup sur une condamnation. [Note 511: Aux exemples que nous avons rapportes ou pourrait ajouter D'autres preuves tres-vives, et les prendre jusque dans ses sermons; comme dans le sermon xxviii, preche en l'honneur de sainte Suzanne devant les religieuses du Paraclet. Il y declame fortement contre les desordres des ecclesiastiques, dont il compare la conduite a celle des deux vieillards, car la chaste Suzanne est la sainte qu'il preconise, et il s'ecrie: "Audistis et vos, tam presbyteri quam clerici, judicium vestrum, qui circa sponsas Dei aliqua de causa convenantes, vel eis familiaritate qualibet adhaerentes, tanto a Deo longius receditis, quanto eis turpiter amplius propinquntis.... Cum apud ipsas missarum solemnia celebratis, vel ad infirmas ventre cogimini, saepo, ut audio, earum ori hostias porrigitis manibus illis quibus..." Je ne veux pas exprimer meme en latin le reproche que la rude franchise du predicateur proferait en chaire. (_Ab. Op._, p. 935.)] Elle ne lui manqua point. Cependant nous sommes de l'avis des auteurs de l'_Histoire litteraire_; il n'etait pas condamnable pour avoir dit que le pouvoir de lier et de delier n'avait ete donne qu'aux apotres et non a leurs successeurs. Sa pensee, bien que l'expression prete a l'equivoque, est que les apotres seuls ont eu le pouvoir reellement et absolument efficace, c'est-a-dire la certitude de l'exercer avec un effet infaillible. Quant a ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, comme attribution sacerdotale, il ne le conteste pas, il en critique l'usage. "En suivant le fil de son raisonnement, disent les benedictins, on voit qu'il ne parle que du pouvoir de discernement et non de celui de juridiction[512]." [Note 512: _Hist. litter._, t. XII, p. 128.] Mais ce qu'on pouvait observer, c'est qu'ici encore la tendance generale de sa doctrine se manifeste. Il semble disputer au pouvoir ecclesiastique toute action mysterieuse qui remonterait de la terre au ciel, et reduire sa prerogative a une presomption de discernement, a une autorite morale de science, d'experience et de piete, garantie temporellement par le caractere exterieur du sacerdoce. Dans tous ses chapitres sur la penitence et la confession, il est parle d'humilite, de priere, d'amour de Dieu, de remords de lui deplaire, de _gemissement du coeur_; mais nulle part il n'est vraiment question de sacrement, c'est-a-dire d'une communication mysterieuse, invisible et actuelle de la saintete et de la justice, realisee et constituee par un signe visible. Il ne nie pas, mais il se tait. Partout ou s'avance Abelard, le merveilleux recule; encore une fois, c'est la le rationalisme. Son Ethique en est plus profondement empreinte que sa theologie dogmatique; nous n'hesitons pas a la regarder comme son ouvrage le plus original. CHAPITRE VIII. OPUSCULES DIVERS.--_Expositio in Hexameron.--Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum._ Rien n'est plus grand et plus obscur dans toute l'Ecriture sainte que le commencement de la Genese. Rien n'aurait plus besoin d'interpretation, si l'esprit humain pouvait elever ses conjectures a l'egal des difficultes de la creation. Cependant les philosophes chretiens n'ont pas recule devant cette tache audacieuse; et plusieurs, a l'exemple de saint Jerome, ont entrepris d'expliquer l'inexplicable; car l'oeuvre des six jours est moins penetrable qu'aucun probleme purement rationnel, si obscur qu'il puisse etre; le fait ici est encore plus mysterieux que l'idee, et il est peut-etre moins temeraire de se hasarder a dire comment de l'essence de Dieu devait naitre le monde que de raconter comment il est ne. Mais Heloise ne croyait pas qu'aucune question fut au-dessus d'Abelard. "Ma soeur Heloise, chere autrefois dans le siecle, plus chere aujourd'hui dans le Christ, tu me demandes et meme tu me supplies de t'expliquer ces choses[513], et avec d'autant plus de soin que l'intelligence en est plus difficile. C'est un travail spirituel pour toi et pour tes filles spirituelles. Et moi, je vous supplie a mon tour, puisque ce sont vos instances qui m'y engagent, obtenez-moi en priant Dieu la puissance d'y reussir. Je commencerai par la tete; que vos prieres me soutiennent dans l'etude de cet exorde de la Genese.... Si vous me voyez faiblir, attendez de moi cette excuse de l'apotre: "Je suis devenu insense, vous m'y avez contraint." (II Cor. XII, 11.) Sur l'ordre d'Heloise, et guide par saint Augustin, il entreprend donc une exposition de l'Hexameron, _Expositio in Hexameron_. Ce titre etait en quelque sorte consacre, et l'oeuvre des six jours avait ete l'objet de plus d'une recherche[514]. Abelard en promet une explication historique, morale et mystique. [Note 513: _P. Abaelardi Expositio in Hexameron.--Thes. nov. Anecd._, t. V, p. 1361. Il s'agit des trois parties les plus difficiles peut-etre de l'Ecriture, le commencement de la Genese, le Cantique des Cantiques et la prophetie d'Ezechiel. Il ne parait avoir traite que de la premiere partie; encore la dissertation n'est-elle pas terminee.] [Note 514: Il y a un Hexameron dans les oeuvres de saint Basile, de saint Ambroise et d'autres Peres.] L'ouvrage repond peu a ces promesses. C'est une glose qui suit le texte ligne a ligne, et l'explique tantot suivant la lettre, tantot suivant l'esprit, sans unite et par remarques detachees. Ainsi, dans ces mots: _Dieu crea... l'esprit du Seigneur etait porte sur les eaux.... Dieu dit...._ Abelard retrouve la premiere expression du dogme de la Trinite, le Pere, le Saint-Esprit, le Verbe. Plus loin, il compare quelques mots de la version latine aux mots correspondants en hebreu, et c'est grace a ces passages qu'il s'est donne facilement la reputation de savoir la langue hebraique. Je conjecture que presque toute sa science a cet egard etait puisee dans le Commentaire de saint Jerome. Ailleurs il s'attache a concilier le recit mosaique avec la theorie des quatre elements, et il exprime, ca et la, des vues de cosmogonie et de physique generale d'un tres mediocre interet. Ainsi, rencontrant l'_herbe verte_ dans le paradis, _herbam virentem_, le quatrieme jour, c'est-a-dire avant la creation du soleil, il recherche comment la vegetation pouvait preceder l'existence de cet astre bienfaisant, et suppose que la terre plus neuve, plus humide, avait plus de fertilite par elle-meme, ou, qu'apparemment, et ceci est plus plausible, avant que le monde fut acheve, tout etait soumis a l'action de la volonte immediate de Dieu et non a l'empire, des lois de la nature. Quand les astres sont crees, ces signes du ciel, _signa coeeli_, il observe avec, beaucoup de sens que s'ils sont les signes de quelques evenements, ce ne peut etre que des evenements naturels, comme le cours des saisons et les accidents meteorologiques. Il penche bien a penser avec Platon et saint Augustin que les astres sont animes; mais il ne prend plus ici, comme dans l'_Introduction a la theologie_, le Saint-Esprit pour l'ame ou le principe de l'ame du monde materiel. Et d'ailleurs il ne se refuse pas a croire tout simplement que le mouvement regulier et stable des planetes peut etre rapporte a la volonte de Dieu qui, dans les causes primordiales, tient lieu de la force de la nature. Cette idee est grande, et tot ou tard la science humaine y est ramenee. L'astronomie n'est au fond pour lui qu'une science naturelle; il n'admet pas qu'elle puisse servir a prevoir les futurs contingents, c'est-a-dire les faits qui peuvent arriver ou ne pus arriver, comme, par exemple, tous ceux qui dependent de notre libre arbitre. Les futurs naturels sont determines dans leurs causes, Ils peuvent se predire; la mort suivra le poison, la pluie suivra le tonnerre, et la secheresse ou l'humidite excessive amenera la sterilite. Plus d'un fait est connu de la nature, _cognitum naturae_, sans etre connu encore de nous. Ainsi le nombre des astres est pair ou impair; mais nous n'en savons rien. Le bruit est susceptible d'etre entendu, meme quand personne n'est la pour l'entendre, et le champ est cultivable, bien qu'il n'y ait personne pour le cultiver. "Mais l'astronomie etant une espece de la physique, c'est-a-dire de la philosophie naturelle, comment des philosophes pourraient-ils decouvrir par elle ce qui est inconnu a la nature meme?" Seulement, comme les medecins peuvent, de la constitution des corps, tirer beaucoup de pronostics relativement aux maladies, les habiles dans la science des astres peuvent y puiser sur le cours des saisons, bien des notions utiles a l'agriculture et a la medecine. Mais ceux qui, sur la foi de l'astronomie, promettent quelque certitude touchant les futurs contingents, professent une science non pas astronomique, mais diabolique. Pour la mettre a l'epreuve, interrogez-les sur une chose qu'il depende de vous de faire ou de ne pas faire, ils n'oseront repondre. S'ils ont quelque divination, elle leur vient du diable _qu'ils consultent[515]. [Note 515: "Diabolus quam consulunt." _Hexam_., p. 1384-1388.] Abelard rencontre en passant quelque chose qui interesse la creation des especes. C'est a ces mots: _Creavit_.... omnem amimam viventem atque motabilem (sic), quam produxerant aquaoe in species suas_. Cela signifie, dit notre commentateur, que Dieu crea toute ame, c'est-a-dire _tout anime_ en telles ou telles especes (_tales in species_); c'est comme s'il etait dit que Dieu a cree tout anime, quant a l'espece et non quant au nombre, toutes les especes et non tous les individus. Lorsqu'il est dit plus tard que Dieu se reposa, il faut entendre qu'il cessa de creer, non des individus, mais des especes, celles-ci etant desormais toutes preparees. Le commandement: _Croissez et multipliez_ ne s'adresse qu'aux individus. Le sixieme jour, Dieu dit: "_Producat terra animam viventem in genere suo jumenta_, etc. Il s'agit de la creation des animaux terrestres; _toute ame vivante en son genre_ equivaut a tout anime vivant dans son genre. Les animaux vivent en effet dans leur genre, bien qu'ils meurent comme individus. "Ils vivent dans leur genre, c'est-a-dire dans leur espece, ceux qui furent crees les premiers, quoiqu'ils ne vivent plus en soi. C'est ainsi qu'on dit d'un tyran mort qu'il vit dans ses enfants[516]." Ceci est-il du realisme ou du nominalisme? [Note 516: Cf. _Dialectica_, p. 224 et 251.] Quant a la creation de l'homme, une seule remarque. Dieu dit: Faisons l'homme, _faciamus hominem_; et aussitot Dieu crea l'homme, _creavit Deus hominem_. Ce pluriel _faciamus_, exprime que c'est la Trinite tout entiere qui aura dans l'homme son image. Dieu invite, convoque en quelque sorte par cette parole les trois personnes a la creation de l'etre qui reproduira au plus haut degre la puissance, la sagesse et l'amour; c'est-a-dire qui retracera le mieux les trois personnes divines. "Et Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles etaient tres-bonnes, _valde bonae_. Dieu ne jugea donc pas qu'il y eut rien a corriger en elles. Elles avaient recu toute la perfection qu'elles pouvaient recevoir; il n'etait pas convenable qu'elles en recussent davantage, suivant cette pensee de Platon que le monde ayant ete fait par un Dieu tout-puissant et sans envie, n'aurait pas pu etre fait meilleur[517]. C'est ce que Moise a considere quand il a dit que toutes les choses creees etaient bonnes, quoiqu'il n'ait ete accorde a personne, pas meme a lui, de rendre compte de toutes. Ce ne sont pas les choses chacune en soi, ce sont toutes les choses ensemble qui sont tres-bonnes. Saint Augustin l'a dit: Chaque chose est _bonne_ en soi, mais toutes les choses prises ensemble sont _tres-bonnes_. Car celles qui, considerees en elles-memes, paraissent ne valoir rien ou valoir peu, sont tres-necessaires dans l'ensemble general." S'il y a de mauvaises choses, il faut songer que l'orgueil des mauvais anges et le peche de l'homme les ont introduites dans le monde; mais ni les anges ni l'homme n'avaient ete crees mauvais. "Tous les ouvrages de Dieu sont bons et toute creature est bonne, n'ayant en elle ni mal ni peche par son origine de creation. Dieu accorde a chacune ce qui lui convient, en sorte que chacune est faite par lui, non-seulement bonne, mais excellente, c'est-a-dire tres-bonne, _valde bona_, et non-seulement par la premiere creation, mais encore tous les jours, lorsque, par l'effet des causes primordiales, elles naissent et se multiplient." La desobeissance premiere de l'homme a seule altere cet ensemble de la creation. Aussi le premier devoir est-il encore l'obeissance a Dieu. [Note 517: _Timee_, t. 1, p. 87 de la trad. de M. H. Martin.] Toutes ces observations appartiennent au commentaire historique[518]. Le moral et le mystique qui viennent ensuite sont tres-courts et assez insignifiants. De la l'auteur passe au second chapitre de la Genese, et nous n'avons son exposition que jusqu'au XVIIe verset. Il n'y a rien a remarquer dans cette partie de l'ouvrage, et ses recherches, soit sur la topographie du paradis et ses consequences geographiques, soit sur la question de savoir si l'arbre de vie etait un figuier ou une vigne[519], soit enfin sur la langue que Dieu parla a l'homme et le serpent a la femme, n'ont pas meme un merite de singularite. [Note 518: _Hexam._, p. 1365-1402.] [Note 519: Il est porte a croire que c'etait une vigne. (_Hexam._, p. 1409.---_In natal. Dom._, serm. ii, _Ab. Op._, p. 744.)] En tout, nous ne pouvons souscrire aux eloges que quelques auteurs ont donne a l'Hexameron[520]. Le commentaire que, quatre ou cinq siecles auparavant, Bede avait donne du commencement de la Genese nous parait superieur; celui de Scot Erigene s'eleve a une tout autre hauteur, et il etonne encore aujourd'hui par la profondeur et la hardiesse, tandis que nous ne pouvons rien apercevoir de fort ni d'ingenieux dans tout ce que suggere a notre interprete le merveilleux recit qu'il prend pour texte; ce commentaire ne nous parait avoir de prix que par les preuves qu'il fournit de l'instruction variee de l'auteur. Encore serait-il possible, je crois, de decouvrir les sources de cette instruction, et de trouver ca et la dans saint Augustin, saint Jerome et Boece, les principaux passages dont il a compose le pastiche de sa science. Mais cela meme serait curieux et donnerait lieu a d'interessantes recherches sur l'origine et l'etat des connaissances a cette epoque du moyen age. [Note 520: Entre autres les editeurs de l'ouvrage, Durand et Martene. (_Observ. praer_., p. 1361.)] Quant a celle ou l'ouvrage fut compose, elle est, d'apres le prologue, evidemment posterieure a l'installation d'Heloise au Paraclet. Je crois meme qu'elle l'est a la rupture d'Abelard avec le couvent de Saint-Gildas. L'ouvrage serait donc des dix dernieres annees de sa vie. Les benedictins, qui l'ont publie, pensent meme, qu'il fut ecrit a Cluni. Cette conjecture nous parait denuee de preuves et exempte d'objections. Ils se fondent sur ce qu'en parlant de l'ame du monde, Abelard ne la confond plus avec le Saint-Esprit; ils voient la qu'il etait converti et corrige, mais il pouvait avoir change d'avis sur ce point, avant que le concile de Sens eut pris soin de le condamner; nous voyons dans la Dialectique une retractation formelle de cette opinion; et ce n'est pas une preuve directe que la Dialectique ait ete composee a Cluni. Rien n'empeche cependant de lui donner cette date[521]. [Note 521: _Hexam. Obs. praev._, p. 1381 et 1385.--Voyez ci-dessus, t. 1, c. vi, p 405 et dans ce volume, c. ii, p. 197 et 223.] Nous ne dirons que peu de chose de quelques opuscules d'Abelard qui completent la serie de ses ouvrages publies sur la theologie. Il avait ecrit aux filles du Paraclet une epitre ou exhortation a l'etude des lettres[522]. Dans cette composition assez remarquable, il exalte ensemble et le prix de l'etude, et l'utilite des langues, et la necessite de l'instruction litteraire pour l'intelligence de la foi, et l'erudition rare de l'abbesse, et l'avantage qu'il y aurait a voir la science renaitre avec eclat chez les religieuses, lorsqu'elle a peri chez les moines. Nous avons deja cite un fragment de cette epitre qui merite d'etre lue. Elle excita la curiosite et l'emulation des religieuses et de leur superieure, qui, en leur nom, ecrivit au maitre pour lui soumettre les questions de leur ignorance. "Toi, qui es aime de beaucoup, mais le plus aime parmi nous... rappelle-toi ce que tu nous dois et ne tarde pas a t'acquitter. Nous, les servantes du Christ et tes filles spirituelles, tu nous a reunies dans ton propre oratoire, et enchainees au service divin; sans cesse tu nous exhortes a nous occuper de la parole divine et a faire des lectures sacrees. Tu nous as bien souvent recommande la science de l'Ecriture sainte comme etant le miroir de l'ame; l'ame, disais-tu, y voit sa beaute ou sa difformite, et tu ne permettais pas a une epouse du Christ de manquer de ce miroir-la, si elle avait a coeur de plaire a celui a qui elle s'etait vouee; et tu ajoutais que la lecture des Ecritures non comprise etait comme le miroir place devant les yeux d'un aveugle. Excitees par tes conseils, mes soeurs et moi, en cherchant a "t'obeir... nous avons ete troublees par une foule de questions, et la lecture nous devient plus difficile; plus nous ignorons, moins nous aimons...." Et elle soumet a son maitre quarante-deux questions qui ont ete recueillies avec les reponses sous ce titre: _Heloissae paraclitensis diaconissae problemata, cum mag. P. Abaelardi solutionibus_[523]. Ces problemes sont des difficultes suggerees par la lecture du Nouveau Testament; quelques-unes ne roulent que sur le texte ou sur quelques evenements du recit evangelique. Un petit nombre ont une importance doctrinale. [Note 522: _Ab. Op._, epist. vi, _De Studio litterarum_, p. 251.] [Note 523: _Ab. Op._, pars II, p. 384-451.] Parmi celles-ci, on en peut distinguer plusieurs. 1 deg. La question XIII, touchant le peche contre le Saint-Esprit.---Abelard pense que le peche remissible contre le Fils est celui qui consiste a lui contester sa divinite, non par malice, mais par une invincible ignorance; tandis que le peche irremissible contre le Saint-Esprit est celui de l'homme qui, sciemment et mechamment, retire a la bonte de Dieu, c'est-a-dire a l'Esprit-Saint, ce qu'il attribue a un malin esprit. C'est un peche plus grave que celui du diable meme. Car le diable, dans son orgueil, ne parait pas etre alle jusqu'a ce blaspheme, d'accuser Dieu de mechancete; un tel crime ne merite point de grace, tandis "qu'il convient a la piete comme a la raison que tout homme qui, par la loi naturelle, reconnaissant un Dieu createur et remunerateur, s'attache a lui d'un zele assez grand pour ne chercher jamais a l'offenser par ce consentement qui est proprement le peche, ne puisse etre juge digne de damnation. Ce qu'il est necessaire qu'il apprenne pour son salut lui est revele avant la fin de la vie ou par inspiration ou par quelque message qui lui est envoye, comme nous le lisons du centurion Corneille[524]." [Note 524: _Ab. Op._, pars II, p. 407. (Voyez aussi ci-dessus, c. VII, p. 471.)] 2 deg. La question XIV sur les sept beatitudes[525].---Abelard pense que la beatitude est promise a celui qui, par l'esprit, _spiritu_, est tout ce que dit le Sauveur, pauvre, doux, pacifique et le reste. Il n'admet donc pas que le _pauvre d'esprit_ soit par la meme un bienheureux. Rien au monde, je crois, ne l'eut determine a faire une vertu ni une grace divine de l'indigence intellectuelle. Ceux-la, selon lui, sont _pauperes spiritu_, qui se font pauvres par l'esprit, c'est-a-dire qui, dedaignant les voluptes corporelles, s'elevent par l'esprit au-dessus des richesses mondaines, et s'en depouillent spirituellement en les foulant aux pieds; et je doute que cette interpretation ne soit pas la meilleure. [Note 525: _Ibid._, p. 408.] 3 deg. Les questions XV, XVI, XVIII et XXV[526], toutes relatives a la difference de la loi ancienne a la loi nouvelle.---Dans ses reponses, Abelard developpe le theme connu que la nouvelle loi est une loi de perfection morale, qui regle l'interieur de l'homme, tandis que l'ancienne s'adressait surtout a l'homme, exterieur, et qui punit l'intention et non pas seulement l'acte materiel; d'ou il suit que le peche est dans le consentement de l'esprit, et que l'ame est absoute par la bonne volonte ou par l'ignorance invincible. [Note 526: _Ibid._, p. 416, 417, 424 et 427.] Nous retrouvons partout les doctrines religieuses et morales exposees dans les grands ouvrages d'Abelard. Ses autres ecrits theologiques sont trois expositions de l'Oraison dominicale, du Symbole des apotres et du Symbole d'Athanase; on lui attribue egalement, mais a tort suivant les auteurs de l'_Histoire litteraire_, un resume des diverses heresies et des textes auxquels elles sont contraires, _Adversus haereses liber_[527], ainsi qu'un catechisme incomplet qui, sous le nom d'_Elucidarium_, figure parmi les ouvrages apocryphes de saint Anselme[528]. Mais ce serait prolonger sans interet notre travail que de s'arreter a des ecrits detaches qui, lors meme qu'ils sont authentiques, ne temoignent guere que de l'ardente activite d'esprit de leur auteur. [Note 527: _Ab. Op._, p. 359, 368, 381, 452.--_Hist. litt._, t. XI, p. 137.] [Note 528: _Elucidarium sive Dialogus summam totius christianae theologiae coniplectens._ Il en existait dans les bibliotheques anglaises deux manuscrits, l'un en latin, l'autre en francais (ce dernier pourrait avoir un certain prix litteraire) sous le nom de saint Anselme; et l'ouvrage a ete imprime dans l'edition des oeuvres de ce saint donnee a Cologne en 1573. D. Gerberon a du l'inserer dans la sienne _inter spuria_ (p. 457 de l'ed. de 1721). Tritheme l'attribue a Honore d'Autun. Durand et Martene disent en avoir vu, dans un couvent du diocese de Tours, un exemplaire sous le titre d'_Abaelardi Elucidarium_ (_Thes._, t. V, p. 1361). C'est un catechisme fort incomplet, dont le style ne ressemble nullement a celui d'Abelard et ou ne se retrouve presque aucune de ses opinions caracteristiques. Le passage le plus remarquable est un tableau assez piquant des diverses professions de la societe et de leurs chances de salut eternel (c. XVIII, _De variis laicorum statibus_, p. 474). En voici quelques traits. "Milites? parvi boni.--Quam spem habeut mercatores? parvam.--Joculatores? nullam.--Variiartifices? pene omnes pereunt.--Publice poenitentes? Deum irridentes.---Fatui? inter pueros.--Agricolae? ex magna parte salvantur, quia simpliciter vivunt." Les auteurs de l'_Histoire litteraire_ adoptent sur l'origine de cet ouvrage l'opinion de Tritheme (t. IX, p. 443, et t. XII, p. 133 et 167).] Les sermons inspireraient plus d'interet[529], S'ils contiennent peu d'idees saillantes, ils sont du moins un assez curieux monument de l'art de la chaire au XIIe siecle; a ce titre, ils appartiennent a l'histoire de la litterature. Ils renferment aussi, bien qu'en tres-petit nombre, des traits de moeurs dignes d'etre recueillis, des allusions aux usages ou aux evenements du temps; mais on y chercherait vainement l'eloquence ou meme un art veritable. Un seul, le sermon en l'honneur de sainte Suzanne, nous parait offrir quelques traces de talent. L'heroine du sermon n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, une des saintes qui ont porte ce nom depuis l'Evangile, mais la Suzanne de l'Ancien Testament, la chaste Suzanne elle-meme, dont la fete se celebrait alors probablement au 26 janvier, et ce discours n'est qu'une paraphrase du recit biblique. On y remarque une assez belle peinture de la comparution de Suzanne devant ses juges et plus d'un mouvement bien senti contre l'indignite et la tyrannie des faux jugements. L'orateur y prend occasion du crime des vieillards pour denoncer avec une singuliere rudesse les scandales de certains membres du clerge[530]. Un panegyrique de saint Jean-Baptiste lui sert egalement de texte pour depeindre par de claires allusions et pour attaquer avec severite la vie des moines, leur sottise et leurs desordres, en opposant a ce tableau l'eloge des philosophes[531]. En general, Abelard porte dans ses sermons l'esprit de liberte et de remontrance qui l'accompagnait ailleurs, et quoique la plupart aient ete prononces au Paraclet, on est etonne des choses serieuses ou hardies qu'il entremele aux exhortations dogmatiques destinees a d'humbles religieuses. Mais il enseignait toujours, et tout auditeur etait un disciple. Heloise n'avait-elle pas commence ainsi? [Note 529: _Ab. Op._, p.729-968.] [Note 530: Serm. XXVIII de S. Suzanna, _Ab. Op._, p. 925, 930, 935. L'Eglise celebre aujourd'hui la fete de sainte Suzanne, vierge et martyre, le 11 aout; mais on ne sait pas generalement que Suzanne de Babylone a ete assimilee aux saintes de l'Evangile. Les Bollandistes ne parlent pas d'elle; mais on peut voir dans Baillet qu'elle est fetee le 26 janvier. (_Vie des Saints_, t. IV, part. II, p. 20.)] [Note 531: Serm. XXXI, p. 946, 953, 968.] Nous devons a l'erudition allemande une publication interessante qui nous arretera plus longtemps. M. Rheinwald, dont nous avons deja cite le recueil d'ecrits inedits sur l'histoire ecclesiastique, a decouvert dans la bibliotheque de Vienne et publie, avec l'assentiment de M. Neander, qui occupe en Allemagne une place si elevee dans la science theologique, un ouvrage d'Abelard dont l'existence etait vaguement connue. C'est un dialogue sur la verite de la religion chretienne entre un philosophe, un juif et un chretien[532]. L'editeur n'hesite pas a voir dans cet ouvrage une imitation des dialogues de Platon qu'il suppose qu'Abelard avait sans cesse entre les mains[533]. De bonnes raisons nous font douter du dernier point. Platon etait connu a peine des savants de Paris dans la premiere partie du XIIe siecle, et le texte en eut ete vainement mis sous les yeux d'Abelard, qui ne l'aurait pas entendu; mais il connaissait une version du Timee, peut-etre avait-il lu dans Boece deux dialogues sur l'Introduction de Porphyre traduite par Victorinus; peut-etre quelques-uns des ouvrages philosophiques de Ciceron ayant la meme forme etaient-ils tombes dans ses mains, et d'ailleurs cette forme avait ete des longtemps introduite dans la controverse chretienne. Des le IIe siecle, saint Justin, le premier des apologistes, avait ecrit son entretien sur la foi avec le juif Tryphon. On connait les dialogues theologiques d'Athanase, de Gregoire de Nazianze, de saint Augustin. Au Ve siecle, on citait les compositions du meme genre qu'Evagrius avait donnees sous le titre d'_Altercation du chretien Zacchee_. La litterature neo-latine avait suivi cet exemple; c'est un dialogue que le grand traite de Scot Erigene sur la division de la nature. Dans plus d'un ouvrage on a fait comparaitre et discuter la philosophie, le judaisme et le christianisme; les recueils sont remplis de ces conversations fictives ou l'on introduit un juif, un incredule ou un heretique qui vient soutenir assez gauchement sa these en presence d'un docteur aisement victorieux[534]. Les beaux traites de saint Anselme ont souvent la forme de dialogues, et Abelard parait avoir mis plus d'une fois dans ce cadre ses idees dogmatiques. On cite de lui[535] plusieurs dialogues philosophiques dont un seul est sous nos yeux, et la composition en est trop soignee pour que nous nous bornions a en averer l'existence. Voici le debut: [Note 532: P. Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum. _Anecd. ad Hist. eccles. pertin._, ed. F. H. Rheinwald, pars 1. Berol. 1831.] [Note 533: _Id. ibid._, prooem., p. x.] [Note 534: Le volume du _Thesaurus anecdotorum_ qui renferme l'_Hexameron_ contient cinq ou six exemples de ces dialogues theologiques: _Altercatio inter christianum et judaeum; Hugonis archiep. Rotom. Dialogorum libri VII; Disputatio Ecclesiae et Synagogae; Dialogus inter Cluniacensem et Cisterciensem; Disputatio inter catholicum et paternum haereticum_. Les oeuvres de saint Anselme, outre ses dialogues authentiques, en contiennent deux qui lui sont attribues sans preuve, et ou figure un juif parmi les interlocuteurs. (S. Ans., _Op._, p. 513 et 525.) On peut croire d'ailleurs que de telles discussions devaient souvent avoir lieu dans la realite, et on lit dans Gregoire de Tours le curieux recit d'une controverse entre lui et le juif Priscus, en presence du roi Chilperic. (_Recits des temps merovingiens_, par M. Aug. Thierry, t. II, 6e recit.)] [Note 535: _Hist. litt._, t. XII, p. 132.] "Je regardais dans la nuit[536], et voila que trois hommes, venant chacun par un sentier different, s'arreterent devant moi. Aussitot, comme dans une vision, je leur demande quelle est leur profession ou pourquoi ils viennent a moi. Nous sommes des hommes, disent-ils, attaches a diverses sectes religieuses, car nous faisons profession d'etre tous egalement adorateurs d'un seul Dieu, et cependant nous le servons avec une foi differente et par une vie qui n'est pas la meme. Un de nous, gentil, de ceux-la qu'on nomme philosophes, se contente de la loi naturelle; les deux autres ont des lois ecrites; l'un est appele juif, l'autre chretien. Depuis longtemps nous conferons et disputons ensemble, touchant nos diverses croyances, et nous sommes convenus de nous soumettre a ton jugement. [Note 536: "Aspiciebam in visu noctis." _Dialog._, p. 1.] "A ces mots, fortement etonne, je leur demande qui les a decides et reunis ainsi, et par quelle raison surtout ils m'ont choisi pour juge. Le philosophe se charge de me repondre: C'est par mes soins, dit-il, que ce dessein a ete arrete; car c'est le fort des philosophes que de chercher la verite par le raisonnement et de suivre en tout, non l'opinion des hommes, mais la direction de la raison. Attentif de coeur aux lecons de nos ecoles philosophique, une fois instruit tant des raisons que des autorites qu'on y donne, je me suis ensuite applique a la philosophie morale, qui est la fin de toutes les sciences; c'est pour elle seule, il me semble, qu'il faut gouter de tout le reste. Eclaire par elle suivant les forces de mon intelligence en ce qui concerne le souverain bien et le souverain mal, et les choses qui font l'homme heureux ou miserable, j'ai des lors examine a part moi les sectes diverses entre lesquelles le monde est aujourd'hui divise, et apres les avoir etudiees et comparees, j'ai resolu de suivre ce qui serait le plus conforme a la raison. Je me suis donc adresse a la doctrine des juifs et des chretiens, et discutant la foi, les lois et les arguments des uns et des autres, j'ai reconnu que les juifs etaient des sots, les chretiens des insenses; souffre que je parle ainsi, toi qu'on dit chretien. J'ai confere longtemps avec eux, et notre discussion n'etant point arrivee a son terme, nous avons resolu de deferer a ton arbitrage les raisons des deux parties. Nous savons, en effet, que ni les forces des raisons philosophiques ni les monuments des deux lois ecrites ne te sont inconnus.... Puis, comme s'il me vendait l'huile de la flatterie et qu'il l'epanchat sur ma tete, il ajouta: Plus la renommee vante la penetration de ton esprit et te dit eminent dans la science de tout ce qui est ecrit, plus assurement tu es habile a prononcer un jugement dans cette cause, soit pour le demandeur, soit pour le defendeur, et a faire cesser la resistance de chacun de nous. Combien est grande cette penetration de ton esprit, combien le tresor de ta memoire abonde en idees philosophiques ou sacrees; c'est ce que prouvent tes travaux continuels dans tes ecoles, ou l'on t'a vu briller dans les deux sciences plus que tous les maitres, plus que les tiens, plus que les ecrivains meme a qui nous devons la decouverte des sciences; et nous en trouvons encore l'assure temoignage dans cet admirable ouvrage de theologie que l'envie n'a pu supporter et qu'elle n'a su detruire, mais dont elle a augmente la gloire par la persecution[537]. [Note 537: "Gloriosius persequendo effecit." _Dialog._, p. 3.] Alors moi: Je n'ambitionne pas, dis-je, la faveur dont vous m'honorez, quand, ecartant les sages, vous choisissez pour juge celui qui ne l'est pas; car je suis semblable a vous. Accoutume aux contentions de ce monde, j'entendrai sans peine des choses qui sont de celles ou j'ai l'habitude de me plaire. Toi cependant, philosophe, qui, ne reconnaissant aucune loi ecrite, te soumets aux seules raisons, tu ne devras pas estimer bien haut l'avantage de paraitre l'emporter dans la lutte; car a ce combat tu apportes deux epees, une seule arme les autres contre toi. Toi, tu peux les attaquer tant par l'Ecriture que par le raisonnement; eux, au contraire, ils ne sauraient t'objecter la loi, puisque tu n'en suis aucune; ils peuvent d'autant moins contre toi par le raisonnement que, plus aguerri qu'ils ne sont, tu portes une armure philosophique plus complete. Cependant, puisque vous etes d'accord, votre resolution peut m'embarrasser, mais elle n'eprouvera pas de moi un refus; j'espere trop retirer quelque instruction de ce debat; car si, comme l'a dit un des notres, nulle doctrine n'est si fausse qu'il ne s'y mele quelque verite, je pense qu'aucune dispute n'est si frivole qu'elle ne renferme quelque enseignement." La discussion commence, et le philosophe interpelle ses deux adversaires. Son argumentation est connue; les siecles ne l'ont point changee. La loi naturelle, dit-il, a tout precede; elle est une loi purement morale; le reste est superflu. D'ou vient qu'on y ajoute ou qu'on lui prefere une loi ecrite? C'est qu'on s'obstine aux croyances de son enfance. Chose etrange! L'intelligence humaine avance avec l'age en toute chose; dans la foi seule, ou l'erreur est si dangereuse, elle ne fait nul progres. On se vante de penser ce que pense le vulgaire, de n'en pas savoir plus que les ignorants, de croire au plus haut degre ce que l'on comprend le moins; et cependant tel est l'orgueil humain que, condamnant tous ceux qui ont d'autres croyances, on les declare dechus de la misericorde divine. Le juif repond le premier, comme etant en possession de la loi la plus ancienne. Cette loi, si, comme les juifs le croient, Dieu l'a donnee, comment seraient-ils coupables de la suivre? Des generations nombreuses ont passe, depuis que le peuple saint a recu le saint Testament; elles en ont religieusement conserve et transmis le depot. Si l'on ne peut forcer les incredules a recevoir cette tradition, on les defie de la detruire. Et qu'y a-t-il de plus conforme a la bonte de Dieu que ce soin qu'il aurait pris de donner une regle a ses creatures? Si la Providence regit ce monde, ne doit-elle pas, comme les rois de la terre, promulguer ses lois; et si elle l'a fait, quelle loi est plus ancienne que la loi juive? Aussi, voyez le devouement qu'elle obtient et la fidelite qu'elle inspire. Ici se place une peinture vive et pathetique de la condition terrible que les juifs ont acceptee pour demeurer attaches a la loi divine. C'est un tableau vrai de la situation des juifs au moyen age, et certainement un des plus beaux morceaux qu'Abelard ait ecrits[538]. [Note 538: _Dialog._, p. 8-12.] Le philosophe rend justice au zele des Hebreux; mais la question est de savoir si ce zele est conforme a la raison. Point de secte qui ne pense obeir a Dieu, et cependant la secte juive se croit la seule qui soit dans le vrai. Or, avant que la loi fut donnee sur le Sinai, les saints patriarches, bornes a la loi naturelle, etaient agreables a Dieu; et tandis que la loi mosaique ne leur promet que des biens terrestres, ils ont perdu les biens terrestres en y demeurant fideles. La critique que le philosophe dirige contre cette loi est vive et developpee. Le juif repond par une apologie tres-etendue. Discutant en detail textes et arguments, il s'attache a prouver que si l'accomplissement de la loi efface les peches, elle detruit necessairement le seul obstacle a la beatitude. La replique du philosophe est une nouvelle censure des formalites oiseuses ou bizarres, prescrites par la loi des juifs, et sa conclusion est l'impossibilite de prouver que de telles additions a la loi naturelle soient legitimes et efficaces. Il cherche a les decrier par des raisons prises de l'ordre moral et de la distance qui separe les sentiments du coeur humain des prescriptions materielles d'une loi de chair. Puis les deux interlocuteurs se tournent vers le juge, qui, avant de prononcer, dit qu'il veut entendre le chretien. "Et maintenant, chretien, je t'interpelle," dit le philosophe, "une loi posterieure doit etre plus parfaite." Mais le chretien l'arrete, et lui demande pourquoi il somme de s'expliquer celui qu'il nommait tout a l'heure un insense. Et pourtant cette folie des chretiens a persuade les savants disciples de la philosophie antique! Voici, au reste, l'argument du chretien: Si deux lois ne peuvent etre conservees en meme temps, il faut maintenir la plus importante; de la, la condamnation de la loi juive. Le philosophe parait jusqu'a un certain point souscrire a cette proposition, et le chretien poursuit en defendant sa loi. Ce que vous appelez ethique ou loi morale, nous l'appelons loi divine, dit-il; et il demande une bonne definition de la loi morale. Le philosophe alors prend la parole, et il expose que la science de cette loi ou la philosophie n'est, en definitive, que la science du souverain bien. Or, la superstition seule pourrait contester a la raison d'etre l'unique guide dans cette precieuse science. Le christianisme rejette la foi qui n'est pas fondee sur la raison; et il est sans cesse force de discuter et de s'appuyer sur des textes ou des arguments a la maniere de la philosophie. Et le chretien s'empresse de reconnaitre qu'il n'est pas en effet de meilleure methode pour amener un philosophe a la foi catholique; et, de concert avec son adversaire, ils se livrent a la recherche du souverain bien. Ici, adoptant un procede assez analogue a celui de Socrate dans Platon, le chretien amene le philosophe par des questions dont la conclusion reste cachee, a conceder, pour arriver a definir le souverain bien, un certain nombre de propositions, et ils tombent ainsi tous deux d'accord que le souverain bien de l'homme ou la fin de l'honnete homme est la beatitude de la vie future a laquelle nous conduisent les vertus. Or, s'il est vrai que la loi juive n'ait jamais promis cette beatitude, ce reproche ne peut certes s'adresser a la loi de Jesus-Christ. La difference entre la philosophie et la foi, c'est que la premiere tend a une beatitude humaine, et l'autre a une beatitude divine. Une beatitude humaine varie suivant les hommes, et c'est du souverain bien absolu et non relatif a l'homme qu'il faut se preoccuper. Apres quelques contestations sur ce point, le philosophe, somme de definir les vertus qui donnent le souverain bien, developpe, suivant les idees de la sagesse antique, ce que c'est que la prudence, la justice, la force et la temperance. Puis, passant aux especes de ces quatre genres, il rattache a la justice le respect par lequel on rend soit a Dieu, soit aux hommes, l'hommage qui leur est du, la bienfaisance, qui vient au secours des souffrances humaines, la veracite, qui nous inspire la fidelite a nos promesses, enfin, la vengeance, _vindicatio_, ou la ferme disposition a vouloir que le mal commis porte sa peine. Un principe domine toutes les vertus de justice, c'est que le bien commun en est la regle, et non pas le bien individuel. Telle est la justice dans l'ame du stoicien, dans l'ame de Caton. La justice, au reste, repose sur deux sortes de droit, le droit naturel et le droit positif. La force se divise en magnanimite et en tolerance; la magnanimite est la disposition a tenter le difficile pour une cause raisonnable; la tolerance supporte les epreuves de la tentative et y persevere. La temperance se decompose en humilite, en frugalite, en douceur, en chastete, en sobriete. La prudence est necessaire a toutes ces vertus; elle les dirige et les eclaire[539]. Le chretien semble approuver toute cette analyse; puis, revenant a la recherche interrompue du souverain bien, il demande au philosophe ce qu'il pense du souverain mal. Comme il resulte de la reponse que le souverain mal consiste dans les tourments qui attendent dans le monde a venir l'homme qui les a merites, le chretien veut savoir comment, si ce chatiment est juste, il peut etre un mal; car ce qui est juste est bon, et ce qui est bon est un bien. Et le philosophe, remarquant qu'une peine peut etre bonne sans etre un bien, est pousse a cette contradiction qu'une chose bonne soit le souverain mal, opinion que le chretien acheve de ruiner, en observant que la faute, qui amene la peine est un plus grand mal encore que la peine, laquelle ne peut par consequent etre appelee le souverain mal. Quels sont donc le souverain mal et le souverain bien? La haine et l'amour de Dieu, ce qui nous rend meilleurs et ce qui nous rend pires, ce qui nous porte a lui plaire, ce qui nous pousse a lui deplaire. Seulement il s'agit de l'amour souverain, de la haine souveraine. Les degres s'en mesurent sur ceux de la _vision de Dieu_. Dieu est immuable, invariable; mais on le connait, on le comprend plus ou moins, et l'amour croit avec l'intelligence. [Note 539: _Dialog._, p 83.] Ici le philosophe, qui n'a pas oublie sa dialectique, demande brusquement si le supreme amour de Dieu etant un accident de l'homme, le souverain bien est accidentel ou substantiel. C'est la doctrine du siecle et de la terre, s'ecrie le chretien, qui se repait de ces distinctions. Elles importent peu a la vie celeste. Comment d'ailleurs decider la question, sans l'experience; et qui a l'experience de la vie celeste? Il est indifferent a la beatitude d'etre accident ou substance; puisqu'elle n'est pas en tous, elle n'est pas substance; puisqu'une fois qu'elle est, elle ne peut cesser d'etre, elle n'est pas accident. Qu'est-elle donc? Dieu, Dieu meme; Dieu est proprement le souverain bien, et participer a la vision, a la connaissance de Dieu, est veritablement la beatitude. Le philosophe ne conteste pas, mais il demande si la vision de Dieu est bornee localement, et comme il lui est repondu que partout ou sont les ames, elles peuvent trouver la beatitude dans la participation a la vision de Dieu: Pourquoi donc, dit-il, la beatitude est-elle releguee dans le ciel? c'est au ciel qu'est monte _votre Christ_, et l'Ecriture a plus d'un passage ou une place est donnee a Dieu. Le souverain bien est dans le ciel, le souverain mal est en enfer. Le chretien repond par la distinction du sens litteral et du sens figure; il faut donner aux expressions un sens parabolique; il faut dans le recit des faits chercher le sens mystique. Le philosophe revient une seconde fois au souverain bien, et demande ce que c'est que bien, ce que c'est que mal; il entraine ainsi le chretien dans le labyrinthe des definitions. Apres quelques reflexions sur la difficulte de definir, celui-ci recherche quelles sont les bonnes et les mauvaises choses, et il reproduit quelques-unes des idees que nous avons rencontrees dans le _Scito te ipsum_, ce qui le conduit a la question tant de fois abordee: Dieu a-t-il fait le mal, et comment le permet-il? Nous connaissons le sentiment d'Abelard sur cette question profonde, et ce sentiment n'a pas change. A cet endroit du Dialogue, il semble que nous touchions au point decisif. Mais par malheur le manuscrit est interrompu: nous n'avons ni la fin de la controverse, ni la sentence du juge. Cette perte est fort regrettable. Si le Dialogue contient peu de choses neuves, il est ecrit avec une liberte philosophique et une elegance litteraire qui lui donnent un veritable prix; la question est fondamentale; elle est traitee hardiment, et l'on aurait aime a voir Abelard prononcer a la fin un jugement net et motive entre le juif, le philosophe et le chretien. Il est probable que son arret etait une conciliation, en ce sens que l'identite pour le fond entre la loi naturelle et la loi de Dieu aurait ete declaree. On eut accorde au philosophe que, par la raison, la science et la vertu, il pouvait s'elever a cette purete d'ame et de vie qui plait a Dieu, et qui, etant le meilleur fruit de l'amour qu'on lui porte, prejuge et suppose en quelque sorte cet amour. Mais cette concession ne lui eut ete faite qu'a condition de reconnaitre que la loi de Dieu selon l'Evangile, plus parfaite, plus authentique, plus explicite, rendue plus sainte et plus aimable par le divin sacrifice du Christ, consacre la vraie philosophie, mais aussi l'acheve et la remplace, et que la sagesse des sages n'est plus en droit de se tenir separee de la foi des chretiens. Quant au juif, dans ce compromis, je ne sais trop quelle aurait ete sa part; je crains bien que ce ne fut lui qui payat les frais du proces. Tout au plus lui aurait-on accorde que la loi mosaique avait ete une traduction, meme un complement de la loi universelle, appropriee a un peuple, necessaire pour un temps, mais qu'elle devait se fondre et disparaitre dans le sein de la loi chretienne. C'est du moins la l'opinion que deja nous avons entendu soutenir par Abelard, et rien n'annonce dans tout cet ouvrage qu'il l'eut abandonnee[540]. [Note 540: Le Dialogue est suivi dans le manuscrit de deux courts fragments que M. Rheinwald a publies. L'un est une exhortation adressee par un maitre a son eleve qu'il appelle son fils cheri, et qu'il loue d'avoir remarque dans le Dialogue du maitre Pierre ce qui y est dit du souverain bien, et le trouvant insuffisant, d'avoir fait sur ce point de nouvelles recherches et redige quelque dissertation. L'autre fragment est une partie, ou de cette dissertation meme, ou plutot d'une note sur la meme question, que le maitre en finissant a promise a son eleve. Le tout semble un travail d'ecole. (_Dialog_., p. 125-180.)] Tous les principes d'Abelard sont respectes ou reproduits dans cet ouvrage. Rien donc, pour le fond des idees, n'empeche de le lui attribuer. La forme est nouvelle; le style differe de celui auquel il nous a habitues. Le ton est plus degage et l'expression plus vive et plus moderne. Mais dans le cadre imaginaire ou il place la controverse, il a pu prendre une liberte d'allure qu'il s'interdit, dans ses ecrits didactiques, et l'imitation assez visible des anciens a pu relever et rajeunir son talent. Il serait bien severe, parce qu'un ouvrage est mieux ecrit que les autres, de le contester a celui dont il porte le nom, et nous consentons a en croire M. Rheinwald, qui ne doute pas de l'authenticite de ce dialogue. Si elle pouvait, au reste, etre ebranlee, il faudrait au moins considerer cette composition comme une fiction litteraire dont l'auteur aurait entendu faire parler Abelard, comme Platon fait parler Socrate, comme Ciceron introduit Brutus ou Caton. Le monde dure, les siecles passent, l'esprit humain change de croyance, de methode ou de langage. Cependant, qui ne reconnait dans ce dialogue si longtemps ignore, qui ne croit lire sur ces parchemins si longtemps couverts de la poudre des ans, les idees memes et les paroles par ou commencerait encore aujourd'hui une controverse serieuse sur la verite de la religion? Nous ne sommes pas de ceux qui meconnaissent les revolutions de l'esprit humain. Il se renouvelle pour tout ce qui n'a qu'un temps; il change pour tout ce qui passe. Mettez-le en presence des questions eternelle, il ne change pas. CHAPITRE IX. REFLEXIONS GENERALES. J'ai raconte l'histoire d'un seul homme, et j'ai passe en revue ses ecrits. Si le vrai ne m'est point echappe, il doit etre facile a present de juger son caractere, son talent, son esprit, et avec tout cela son influence sur son temps et sur les temps qui ont suivi le sien. Peut-etre me serait-il permis de ne point exprimer des conclusions dont j'ai donne les elements, et qui se rencontrent ca et la indiquees dans cet ouvrage. Je ne saurais, sans d'odieuses redites, developper ici la pensee generale que doit laisser ce livre a ceux qui auront eu le courage de parcourir jusqu'au bout les arides sentiers de la philosophie et de la theologie scolastiques. On peut remarquer que personne n'a parle dedaigneusement ou meme froidement d'Abelard. Tout le monde sait quelle etait la severite de Condillac pour tout ce qui n'etait pas le XVIIIe siecle, et voici pourtant ce qu'il ecrit: "Une ame avide de gloire se hate de prendre son essor. Quelquefois elle se sent comme genee par la reflexion, et ne suivant plus que son instinct, elle s'elance, et ne voit que le terme ou elle est ambitieuse d'arriver. Elle peut causer et de grands maux et de grands biens, et elle differe en cela des ames communes qui ne sont pas seulement capables d'une grande folie. Telle etait l'ame d'Abelard. Tout ce qui pouvait nourrir une sensibilite vive avait des droits tyranniques sur elle. Elle ne put donc se refuser a la gloire, qui se montra sous le fantome de la dialectique; elle ne put pas non plus se refuser a l'amour, qui, s'offrant sous les traits d'Heloise, se fit un jeu de la dialectique meme; et vous prevoyez que l'une et l'autre lui furent funestes. Mais laissons ses amours[541]." [Note 541: _Histoire moderne_, I. VIII, c. v.] Peut-etre trouvera-t-on le nom d'Abelard plus grand que lui-meme; mais son influence, je le crois, n'a pas ete inferieure a sa renommee. Libre a tout esprit serieux de condamner ce melange de temerite et de timidite, d'orgueil et de faiblesse, de secheresse et d'ardeur, de passion et d'egoisme, qui s'apercoit au fond de cette ame. Nous tolerons tout jugement severe, pourvu qu'en le prononcant on se souvienne que la nature a tire plus d'une copie de ce modele, et que si les hommes d'une grande intelligence sont sujets parfois a toutes ces miseres, ils ne sont pas les seuls. Je ne consens a me montrer juste avec rigueur envers la superiorite, que si l'on n'en abuse point contre elle, et je ne voudrais rien oter a la gloire au profit de ce qui ne l'obtiendra jamais. Comme ecrivain, Abelard ne saurait non plus nous retenir longtemps. Il n'y avait pas d'ecrivains au moyen age, par l'excellente raison qu'il n'y avait pas de langue. Le francais n'etait pas ne, et le latin etait deja une langue morte qu'on employait par necessite, mais sans inspiration. Ce latin plus rude que simple, denue d'ornements, de grace et de clarte, ne semblait se preter en aucune facon a l'imagination dans le style. Il n'y a peut-etre pas dix expressions remarquables dans l'oeuvre volumineuse d'Abelard; la beaute de la forme y manque constamment a celle de la pensee; et sans la forme, la pensee a bien de la peine a etre belle. Ne demandez pas au XIIe siecle l'art savant ou plutot l'affectation industrieuse avec laquelle les langues anciennes furent exploitees vers la renaissance. Chose singuliere! on vantait, on lisait alors les grands ecrits de l'antiquite, et le gout ne se formait pas; on les admirait sans parvenir a les sentir. On y cherchait plutot des autorites que des modeles. Sans le style, que devient le talent? celui d'Abelard triomphe trop rarement des formes obscures, tourmentees ou pedantesques de la diction. Seulement de temps a autre, s'echappent quelques traits d'esprit et brille quelque antithese ingenieuse. Plus rarement, la parole s'echauffe, et l'emotion passe de l'ame dans les mots. De courts passages, en tres-petit nombre, de l'_Historia Calamitatum_, une exhortation pathetique a la resignation et a la piete adressee a celle qui meprisait l'une et desesperait de l'autre, une peinture animee des dangers que court la Justice en certains tribunaux de ce monde, et des miseres incroyables de la condition des juifs au XIIe siecle, quelques invectives passionnees contre les desordres du clerge, enfin une ou deux prieres empreintes de tendresse et de douleur, et ca et la quelques vers ou respire une certaine grace dans la tristesse, voila peut-etre tout ce qu'il serait possible d'offrir en preuves de ce qu'on appellerait aujourd'hui le talent d'Abelard. Presque constamment, il ecrit avec une prolixite toute didactique, avec une abondance de mots et des complications de tours qui laissent subsister la clarte, mais non la facilite du style. L'auteur concoit, divise, developpe ses idees dans un ordre exact, avec une surete de raisonnement qui ne se dement point. Il se comprend parfaitement, et sa pensee peut paraitre faible ou fausse, jamais incertaine et flottante. Il sait rigoureusement ce qu'il dit. Son style ressemble a une algebre sans elegance, comme parlent les geometres; mais c'est une algebre, et malgre la multiplicite un peu confuse des signes, il n'y a point de vague dans les notions. Sa maniere d'ecrire tient etroitement a sa maniere de penser, mais beaucoup moins a sa maniere de sentir. Il faut donc peu parler de son talent. Sous ce rapport, il est bien inferieur a saint Bernard. C'est l'homme d'autorite qui etait l'homme d'imagination. L'esprit est le grand cote d'Abelard. Subtil et penetrant, il excelle par l'exactitude, et il ne manque pas d'etendue ni d'abondance. Il est original au moins par le choix de ses idees; il est fecond en details, en remarques, en arguments, mais peu riche en grandes vues. Il prouve sa force par sa persistance dans une methode d'exposition deductive, ou brillent tour a tour les distinctions et les analogies. Encyclopedique pour le temps, critique de premier ordre, c'est un inventeur mediocre; et, puisque l'on applique metaphoriquement a l'esprit les dimensions de l'etendue, disons que le sien a la largeur sans la profondeur. Abelard etait singulierement propre a captiver et a remplir les intelligences qui venaient comme faire cortege a la sienne; ce qui parait longueur quand il ecrit, semblait richesse dans son improvisation. On concoit que son enseignement dut, comme un grand fleuve, tout couvrir, tout inonder, tout emporter autour de lui. Ainsi s'explique son influence. Ainsi il a pu imprimer un mouvement a l'esprit humain. Ce grand novateur a peu invente, mais beaucoup renouvele. Les idees qu'il s'approprie se completent dans ses mains, et se convertissent en doctrines liees, definies et saisissables. Une verite sans consequences en acquiert avec lui; ce qui etait vague devient precis, un apercu hasarde se change en proposition fondamentale, une distinction ingenieuse en classification methodique. Une forme scientifique en meme temps qu'elementaire vient envelopper, fortifier, et pour ainsi dire armer sa pensee. Tout ce qu'il pense se demontre, et jusqu'a ses reveries prennent les apparences d'un systeme. C'est ce tour d'esprit peut-etre qui aujourd'hui est, au bon comme au mauvais sens du mot, considere comme eminemment scolastique. Mais soit qu'il deplaise ou captive, soit qu'on le croie encore applicable ou definitivement sterile, on ne peut disconvenir que l'esprit scolastique n'ait ete une des transformations memorables de cette identite flexible, de cet indestructible Protee qu'on appelle l'esprit humain. Et comme cette forme domine dans Abelard, comme nul monument ne la montre portee au meme degre dans aucun autre avant lui, comme nulle renommee ne fut du XIe au XVe siecle superieure a la sienne, on est en droit de dire que l'esprit d'Abelard fut la source principale de l'esprit scolastique, en d'autres termes, qu'il eut ce rare honneur de donner une forme de cinq siecles a l'esprit humain. C'est la une certaine creation; par la Abelard est sur la ligne des inventeurs, au moins pour la puissance de fait et pour la duree de la puissance. Enfin on le peut compter dans le nombre bien petit de ces hommes dont on imagine que s'ils n'avaient point paru au monde, les destinees de l'esprit humain n'auraient pas ete les memes. Je lui donne cet eloge, et je le limite aussitot, en le motivant sur son influence plus que sur son genie, et dans l'influence, il y a souvent de la bonne fortune; celui qui l'obtient n'est pas toujours seul a la meriter. Abelard fonda plutot qu'il ne crea la philosophie de l'ecole francaise. Trouvant les idees toutes faites, il les reduisit en systeme, et leur donna une telle puissance de propagation, qu'il resulta de son passage dans l'enseignement, quelque chose de durable quant aux pensees, quelque chose d'imperissable quant a la methode. Si l'on voit dominer dans sa philosophie l'uniformite du procede, une tendance a tout resoudre logiquement, un besoin constant de se bien comprendre et d'etre bien compris, une resistance raisonnee aux generalites synthetiques, aux hypotheses posees en axiomes, aux solutions par intuition, si partout se montrent la crainte du vague, l'amour de l'ordre, de l'evidence, et grace a cette pretention de demonstration universelle, une doctrine souvent aride, un peu etroite, convaincante et insuffisante, qui saisit tout et n'epuise rien, simplifie souvent au risque d'attenuer, et s'empare de la raison sans s'egaler a la verite, ne peut-on pas dire que ces caracteres du genie et du systeme philosophiques d'Abelard rappellent ceux du genie national, et surtout dans la philosophie? Serons-nous expose a trouver beaucoup d'incredules en avancant que l'esprit francais s'est toujours souvenu d'avoir ete, dans sa laborieuse enfance, eleve sous l'austere discipline de la scolastique? Le role que par la scolastique Abelard a joue dans la theologie, attesterait a lui seul que tout dans cette philosophie n'etait pas formalite vaine, entrave methodique pour la raison. C'est dans la theologie peut-etre qu'il a le plus innove, non que ses opinions en elles-memes aient laisse beaucoup de traces; mais l'esprit qui les a dictees, le procede par lequel il les a etablies, les consequences auxquelles elles devaient mener, tout appartient a ce qu'on pourrait appeler le mouvement liberal de l'esprit humain. C'est la une gloire reelle encore que perilleuse; la raison doit beaucoup a _ces habiles gens_ que Leibnitz plaignait dans sa prudence et admirait dans son equite[542]. Abelard fit deux choses: il voulut rendre la theologie systematique, a l'exemple de la philosophie, en lui appliquant les formes de la dialectique, et par la il fut comme le Jean Damascene de son siecle. En meme temps et par cette revolution dans la forme, il servit l'esprit general du rationalisme. [Note 542: Voyez ci-dessus chap. I, p. 183.] Il ebranla profondement la tyrannie de l'autorite tout en l'invoquant sans cesse, et comme il mit aux prises par des citations habilement recueillies et les Peres et les docteurs entre eux, il conduisit forcement les esprits a reconnaitre l'arbitrage de la raison. C'est par ces motifs et dans cette mesure que le genie d'Abelard peut meriter, soit comme eloge, soit comme blame, le titre de genie _revolutionnaire_[543]. Ses doctrines le sont moins que sa methode; le mouvement de son esprit est plus hardi que ses conclusions. Mais cependant celles-ci sont en general dans le sens de la liberte de penser, et si nous les resumons encore une fois dans leur ensemble, on reconnaitra peut-etre, mieux que dans nos analyses speciales, combien sous les rapports de la religion et de la philosophie, elles concordent avec les idees modernes. [Note 543: Cousin, Ouvrages ined. d'Abelard, _Introd._, p. v.] Toute connaissance humaine est originaire des sens. La sensation donne naissance a l'idee ou conception. Dans la sensation, la sensibilite connait par l'intermediaire d'un organe. Dans la conception, l'intelligence connait la nature de la chose percue dans la sensation, ou representee par l'imagination. Mais l'intelligence n'a besoin ni de l'organe, ni meme de la realite sensible pour concevoir, car elle concoit ce qui n'est pas sensible, le general, l'abstrait, l'invisible, l'impossible. Son mode d'action est le jugement; comme regulatrice de son action et d'elle-meme, elle est la raison. Comme essence ou chose, elle est l'esprit. L'esprit est dans l'ame ou plutot il est l'ame en tant qu'intellective, rationnelle, pensante. L'ame est aussi vegetative, sensitive, _animatrice_; c'est-a-dire qu'elle est necessaire a la vie animale et a la vie organique. C'est elle qui souffre et qui jouit, qui veut et qui peche, comme c'est elle qui percoit et qui pense. Ce sont la en elle des fonctions plus encore que des parties. Il n'y a qu'une ame, substance simple, unite sans parties; elle est spirituelle. C'est surtout comme spirituelle qu'elle est intelligence pure, c'est-a-dire libre des sens et de l'imagination, et par la analogue ou semblable a l'esprit divin; car Dieu n'a ni sens ni imagination. Son intelligence atteint tout directement, et contient tout simultanement. Par la meditation, par la contemplation, l'esprit de l'homme s'eleve et s'assimile en quelque sorte a l'esprit de Dieu. Comme intelligence agissant sous la forme du jugement, l'ame discerne et decide. Elle decide de l'action, elle discerne le bien et le mal. Elle est la volonte inseparable de la raison. La volonte est le choix de la raison. Le libre arbitre est le jugement libre. L'homme ainsi fait a la _perceptibilite de la discipline_; il est capable de la science, toute science depend d'une science superieure, theoretique, qui la juge et qui remonte aux causes, qui est du ressort de la raison et non de l'experience; c'est la philosophie. La philosophie, comme directrice de la science, comme guidant sa marche et determinant ses formes, est un art, ou la dialectique; car la dialectique est l'art de la raison. La science des choses telles qu'elles sont, est la physique. La science de la nature des choses telle que nous la concevons, est la philosophie, qui se resout dans la dialectique; car en traitant des conditions et des regles de la raison, la dialectique traite de la substance, de la cause, de la matiere et de la forme, du sujet et du mode, du tout et des parties, du genre et des especes, c'est-a-dire qu'elle enseigne tout ce qui est abstrait et general dans les choses, et qui dans l'ordre reel est constitue en individus. Ce qui existe reellement, physiquement, ce qui constitue l'individu ou l'etre, c'est en general la matiere et la forme. Il n'y a point de substance qui ne soit essence, et toute essence ou etre est composee de matiere et de forme; sa matiere est ce dont elle est, sa forme est ce qui la fait ce qu'elle est. Ainsi la forme constitutive est essentielle. Elle est generique, lorsqu'elle transforme la categorie en genre; specifique, lorsqu'elle fait du genre une espece; individuelle, lorsqu'elle distingue un individu de l'espece. La forme est l'element createur, le moyen actuel de la creation de l'etre, ce qui le fait passer de la puissance a l'acte. Elle vient de Dieu. Mais les essences ne sont pas en elles-memes et par elles-memes generales et speciales. Elles ne sont pas des choses qui soient dans les choses, qui existent independamment des individus. A ce titre, comme generales ou speciales, elles ne sont que des universaux, c'est-a-dire des conceptions universelles, ou des noms significatifs de la conception de ce qu'il y a de plus ou moins universel dans les choses. Les abstractions ne sont pas des realites. La proposition, la division, la definition se calquent sur ces distinctions; elles les reproduisent dans le langage; et c'est ainsi que la logique ou dialectique donne, dans l'interpretation et l'analyse, ou dans la science des mots et de l'oraison, une science de la nature des choses. Un seul etre, Dieu, deroge par sa nature aux regles de cette science. Il est substance et il n'a pas de mode; car le mode est une division du sujet, et Dieu etant simple, il est indivisible. Il est forme, et il n'a pas de forme, car la forme aussi est un des composants de l'etre, et Dieu n'est pas compose; mais il est forme comme etant une essence determinee. Il est sujet et il n'a pas d'accident, car l'accident est relatif et changeant, et Dieu est absolu et immuable. Il est individu en ce sens qu'il est unique et singulier, et universel en ce sens qu'il est infini. Ces notions philosophiques sur Dieu constituent une croyance philosophique en Dieu. S'il existe une autre foi en Dieu, elle ne saurait etre contraire a celle-la; en d'autres termes, la religion ne saurait etre contraire a la philosophie; car la verite n'est pas contraire a la verite. Il y a une foi de la raison. Toute croyance aux choses invisibles sur des preuves invisibles est de la foi. Or, l'adhesion de la raison ou par la raison est dans ce cas, un argument n'etant pas une chose sensible. Elle est donc aussi une foi, la foi philosophique. Il faut comprendre ce qu'on croit, et assurement aussi ce qu'on enseigne et ce qu'on apprend. On croit parce qu'on est convaincu, et la conviction s'opere par l'intelligence. La philosophie a pu, en consequence, s'elever aux memes idees, aux memes verites que la religion. _Elle a connu Dieu_[544]. La raison, l'intelligence sont communes a la religion et a la philosophie. Si la raison et l'intelligence sont necessaires a la foi pour la produire, la legitimer et l'affermir; la ou elles existaient sans la foi, elles ont du produire par elles-memes au moins tout ce qu'elles ajoutent a la foi. En d'autres termes, Dieu s'est revele a toute intelligence. Ainsi les philosophes avant l'incarnation ont connu les verites fondamentales de la morale et de la religion. Ils ont compris les principes des mysteres, pressenti les mysteres eux-memes, pratique les vertus chretiennes. La foi n'est donc qu'une reformation de la loi naturelle, et il faut croire au salut de ceux qui avaient observe cette loi avec discernement et avec amour. La vie de Socrate est celle d'un martyr[545]. [Note 544: Rom. I, 19, 21.] [Note 545: Et le martyr Socrate....--VOLTAIRE.] Il suit qu'il faut employer la raison contre les infideles et les heretiques, et donner, quoique avec precaution, a la religion, les formes de la science; car d'abord le raisonnement vaut mieux que la force contre l'erreur. Puis, la verite n'est acceptable, dans les temps de discussion, qu'avec les formes rationnelles, et l'on ne peut convaincre, sur les points ou l'on est en dissidence, qu'a l'aide des points sur lesquels on s'accorde. Toutefois, comme l'esprit des creatures est inegal a la conception et a l'expression de l'incree, de meme, que les philosophes ont enveloppe leur pensee et cherche des equivalents et des images pour rendre, les verites religieuses, les verites chretiennes ne peuvent etre exposees qu'indirectement, et sous le voile des analogies. On ne doit tendre, quand on les exprime, qu'au plus vraisemblable; il faut renoncer a une propriete rigoureuse. La theologie rationnelle ne fait qu'approcher de la verite. Elle en donne une ombre. On a vu que toutes les fois qu'il s'agit de Dieu, les regles et les expressions de la science sont defectueuses par quelque endroit. Il y a dans l'Etre unique un mystere necessaire. Dieu est un; son unite ne peut se comparer avec nulle autre. Ce qu'il y a de plus simple au monde est encore corporel, c'est-a-dire compose, en comparaison de lui. Il ne peut donc y avoir en lui de diversite que par l'operation et non par l'essence; c'est ce qu'on peut appeler une diversite de proprietes. Les proprietes fondamentales de la Divinite sont la puissance, la sagesse, la bonte. Mais tous ces attributs sont coeternels a Dieu, egaux les uns aux autres, indivisibles dans leur action. Toute oeuvre divine est l'oeuvre de la puissance, de la sagesse et de la bonte. Dieu est le souverain bien, le bien supreme, la plenitude ou la perfection du bien. Il ne fait donc que le bien; il ne peut faire que le bien, parce que telle est sa nature. Mais il ne fait que le bien, parce qu'il ne veut que le bien, et il ne peut faire que le bien, parce qu'il ne peut vouloir que le bien. Sa puissance repond donc a sa volonte. Sa puissance en elle-meme est illimitee; mais sa volonte est l'instrument d'une intelligence parfaite et d'une bonte infinie. Il ne peut pas tout, mais il peut, par lui seul, tout ce qu'il veut. L'acte de sa toute-puissance est donc regle necessairement par sa volonte, par sa sagesse, par sa bonte. Il n'y a de superieur a sa puissance que lui-meme. Neanmoins il est libre. Car il ne veut le bien que parce que sa supreme intelligence connait que le bien est le bien. La liberte consiste a faire ce qui plait; mais parce que ce qui plait depend de notre nature, nous ne cessons pas d'etre libres en cela. Parce que la nature de Dieu est d'aimer le bien, Dieu ne cesse pas de le vouloir librement. Puisqu'il ne veut et ne fait que le bien, il fait tout bien, et tout ce qu'il fait est bien: tout est bien. Si tout est bien, le mal meme a un bon but; tout a une raison. Toutes ces verites accessibles a la raison n'ont jamais ete manifestees d'une maniere aussi complete, aussi saisissante, aussi pratique que par les faits miraculeux et dans les livres sacres du christianisme. Il est donc la vraie religion dans sa plenitude. Il est la revelation de Dieu et de tous ses attributs, par la mediation de Dieu meme. Par l'incarnation, par l'Evangile, l'exemple a ete donne et le temoignage a ete rendu; les verites sont devenues aussi claires que la lumiere, les vertus plus parfaites, plus necessaires, plus faciles. Car l'amour a ete excite par la grace. C'est en effet la plus grande grace de Dieu que la redemption, Elle a delivre l'homme de l'empire du mal, en eclairant son esprit, en touchant son coeur. D'une loi de crainte, la religion est ainsi devenue une loi d'amour. L'amour est donc le principe de la piete comme de la vertu. Dieu doit etre aime parce qu'il est le bien meme. L'amour est du a sa bonte. La volonte de lui plaire fait tout le merite de nos actions a ses yeux. Le peche n'est que le mepris de Dieu, il suit que le bien et le mal ne resident que dans l'intention. Pour bien faire, il faut avoir l'intention du bien; pour meriter le salut, il faut vouloir le bien, par amour pour Dieu meme. Le mal commis sans volonte ou sans connaissance qu'il est mal, cesse d'etre le mal. Le bien accompli sans amour est le bien, mais il est sans merite aux regards de Dieu. Dieu juge les coeurs et non les actions. Arretons-nous ici. Ces pensees ainsi generalisees n'ont pas assurement l'air des formules d'une sagesse gothique. Si elles ne sont toutes vraies, elles offrent toutes le caractere libre et philosophique d'une foi qui ne veut relever que de la raison. A les contempler dans leur lumineux ensemble, ne vous semble-t-il pas voir des lors blanchir a l'horizon les premiers feux de l'astre qui doit se lever sur les temps modernes? Lorsque nous regardons autour de nous, lorsque nous comparons nos moeurs, nos coutumes, nos lois, nos gouvernements, a ce que nous savons du passe, il nous semble que tout est nouveau, et que l'on n'a jamais pense ce que nous pensons. L'homme, a nous en croire, a change d'esprit, et la verite est une decouverte de ces derniers jours. Portons-nous au contraire une attention plus penetrante dans l'examen d'une epoque ancienne mais curieuse, dans l'etude d'un grand esprit d'un autre siecle? tout vieillit autour de nous, nous croyons nous reconnaitre dans nos peres, et toute difference semble s'aneantir entre le passe et le present. L'esprit humain n'a plus fait un seul pas, et la raison n'a rien trouve. Depuis l'origine des choses, le soleil s'est leve et couche sans cesse, mais c'est le meme soleil, et le monde est tour a tour assombri des memes nuages, eclaire des memes rayons. Ces jugements contradictoires et alternatifs sont trop naturels pour etre tout a fait trompeurs, et il faut qu'il y ait, avec le temps, dans le monde moral, plus et moins de changement qu'on ne le suppose. Non, les hommes du passe ne sont pas ce que nous sommes, mais ils sont ce que nous aurions ete. Le monde est uniforme et divers, et le temps developpe tout, s'il ne cree rien. L'histoire de l'humanite ne se pourrait comprendre, si l'humanite n'etait la meme, et n'aurait rien a nous apprendre, si l'humanite ne changeait pas. Mais il y a des temps ou l'on est plus frappe des differences que des ressemblances. Ainsi, dans le demi-siecle qui vient de s'ecouler, c'est aux premieres que l'attention semble surtout s'etre attachee. On n'a cesse de remarquer tout ce que le passe offrait de singulier, peut-etre dans l'espoir de faire autrement et mieux que lui. C'est le propre des epoques de grandes tentatives, soit en politique, soit en philosophie. Je ne serais pas etonne qu'apres avoir releve jusqu'a l'exageration les differences des epoques, nous ne fussions maintenant enclins a en apercevoir exclusivement les ressemblances. L'experience engendre l'impartialite, et les esprits qu'elle calme, et que, dit-on, elle desabuse, sont portes a conclure qu'en definitive tout se ressemble, et qu'il y a sur la terre moins a faire qu'on n'avait dit. On termine avec des souvenirs ce qu'on a commence avec des idees, et parce qu'on a rencontre dans l'homme quelque chose de refractaire qui ne se plie pas a tous les caprices des theories, on veut que tout soit vanite, idees, esperances, theories, et, par consequent, efforts et devouements. Tout est vanite, il y a longtemps que telle est la conclusion de la sagesse, qui ne trouve _rien de nouveau sous le soleil_. On dit que la politique s'applaudira de ce retour a la tradition; mais nous ne parlons que de philosophie. Dans l'histoire de l'esprit humain, toutes les fois qu'on creuse un peu profondement, on trouve, pour ainsi parler, un sol identique; c'est un terrain de premiere formation qui a porte toutes les revolutions superficielles. Il en doit etre ainsi. La philosophie recherche des verites qui ne sont d'aucune epoque, et elle les cherche dans l'esprit humain, le meme aujourd'hui qu'au moment supreme ou l'esprit infini le souffla sur la face de l'etre qu'il se donna pour spectateur et pour temoin. Cette double identite, la verite eternelle transpirant dans une intelligence dont l'essence ne varie pas, est le fond meme de la philosophie: c'est ce qui fait la valeur incomparable de cette science. Mais si la verite ne change point, il n'en est pas de meme de la connaissance de la verite. On en sait plus ou moins, et l'esprit humain, multiple en facultes comme en idees, se developpe, se dirige, s'enrichit diversement en des temps divers. Il est bon, il est necessaire de s'appuyer sur ce qui ne change pas, de savoir au moins qu'il y a de l'immutable; mais l'interet de l'etude, le charme de la science, c'est le mouvement; une science surhumaine seule resterait immobile. Le mot de science lui-meme suppose une distinction entre ce qui connait et ce qui est connu, et la conscience de notre nature intellectuelle fait foi d'un effort constant d'egaler la connaissance a l'inconnu. Ainsi de ce que l'eternel est dans l'objet de la science, il ne suit pas que la science soit uniforme, immobile, qu'elle ait la stabilite fondamentale de son objet. Elle cesserait aussitot de s'en distinguer, elle s'y joindrait dans une unite d'essence, et le systeme de l'identite universelle serait realise. C'est le monde reel, le monde de l'homme, que celui qui allie l'eternel et le mobile, que celui ou tout s'attire au lieu de se confondre, ou regne la relation et non l'identite, ou l'unite n'est qu'harmonie. Resignons-nous donc a croire les choses comme nous les voyons, ayons l'orgueil de nous fier aux apparences. Sachons la verite eternelle, croyons la science mobile. Concevons la stabilite des essences, de l'essence de l'esprit humain, par exemple, mais admettons qu'il a une histoire comme il le semble, c'est-a-dire que le temps existe pour lui. Les illusions necessaires ne dont pas des illusions, mais des lois de la nature des choses, et la pensee coincide avec ce qui est. S'il n'en etait pas ainsi, elle n'aurait ni mysteres, ni lacunes; si elle se trompait elle-meme, elle serait contente d'elle-meme. Il n'y aurait point de doute, s'il n'y avait qu'ignorance, et c'est parce qu'on sait de la verite, qu'on s'apercoit qu'on ne sait pas la verite tout entiere. C'est a la lueur de cette foi philosophique qu'il faut considerer l'histoire de la philosophie, et dans cette histoire, ses heros, ses triomphateurs, ses vaincus, ses martyrs. Tous ils sont de meme famille. La diversite des doctrines et des langages couvre un fonds d'idees communes. La variete des esprits se produit dans celle des points de vue et des methodes; mais ces esprits consacres a une meme science, tendent au meme but, et marchent a pas inegaux, sous des dehors differents, dans une seule et large voie. Arrivez jusqu'au coeur de leurs systemes, vous vous sentirez comme en pays de connaissance. Au fond de la science de toute epoque, vous retrouverez la science contemporaine, mais des esprits divers penetrent plus ou moins profondement dans des questions identiques; et de meme que dans les mathematiques il y a des questions qu'on peut egalement aborder et representer ou resoudre par des nombres, par des lignes, par des notations algebriques ou infinitesimales, les memes problemes philosophiques ne sont pas toujours poses, exprimes, traites dans un meme langage, et ces changements ne sont indifferents ni a la clarte, ni meme a la verite des solutions. Dans quel ordre ces changements se succedent-ils? suivant quelles lois se reglent la marche de la science et la transformation des methodes? c'est en cherchant cela qu'on porte de la philosophie dans l'histoire de la philosophie. L'ouvrage qu'on vient de lire doit servir quelque peu a qui voudra considerer l'origine d'une grande epoque de cette histoire dans un de ses principaux personnages. C'est au lecteur de faire, dans ce moment, dans ce point du XIIe siecle, la part du variable et de l'invariable, et de renouer le fil de la causalite entre ce qui precede et ce qui suit l'ecole d'Abelard. L'hellenisme et le christianisme sont les sources de la philosophie du moyen age, et l'on peut le dire de toute philosophie dans le monde moderne. Dans Abelard, l'un de ces elements se borne a quelques traditions isolees et vagues de platonisme et de neoplatonisme et a l'aristotelisme logique, transmis surtout par des commentaires. Le christianisme est surtout pour lui celui de saint Augustin. A ces elements, il applique un esprit decidement rationaliste, et de plus subtilement dialectique, et compose une doctrine ou domine toujours la foi en Dieu et en la raison. Qu'etait cette doctrine? on l'a vu peut-etre dans ce livre. Qu'en a tire l'esprit humain? Il me semble qu'on le voit tous les jours autour de nous. Nous sommes les enfants de l'ecole de Paris. FIN DU TOME SECOND ET DERNIER. TABLE. SUITE DU LIVRE III.--De la Philosophie d'Abelard. CHAPITRE VIII.--De la Metaphysique d'Abelard.--_De generibus et speciebus_. Question des universaux. CHAP. IX.--Suite du precedent. CHAP. X.--Suite du precedent.--_De intellectibus_.--_Glossulae super Porphyrium_.--Resume. LIVRE III.--De la Theologie d'Abelard. CHAPITRE Ier.--De la Theologie scolastique en general.--Caracteres de celle d'Abelard.--Le _Sic et Non_. CHAP. II.--De la Theodicee d'Abelard.--_Introduction ad Theologiam_. CHAP. III.--Suite de la Theodicee.--_Theologia christiana_. CHAP. IV.--Des principes de la Theologie d'Abelard.--Objections des contemporains. CHAP. V.--Des principes de la Theologie d'Abelard.--Examen philosophique. CHAP. VI.--Suite de la Theodicee.--_Commentarii super S. Pauli epistolam ad Romanos_. CHAP. VII.--De la Morale d'Abelard.--_Ethica seu Scito te ipsum_. CHAP. VIII.--Opuscules divers.--_Expositio in hexameron_.--_Dialogus inter Philosophum, Judaeum et Christianum_. CHAP. IX.--Reflexions generales. FIN DE LA TABLE End of the Project Gutenberg EBook of Abelard, Tome II., by Charles de Remusat *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME II. *** ***** This file should be named 13807.txt or 13807.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/0/13807/ Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team, from images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France). Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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