The Project Gutenberg EBook of Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie, by Guillaume Hyacinthe Bougeant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie Author: Guillaume Hyacinthe Bougeant Release Date: October 20, 2004 [EBook #13804] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE DU PRINCE FAN-FEDERIN *** Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. REMARKS: The format is Codepage 1252 For italics, I used : _..._ =================================================================== Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. =================================================================== Guillaume-Hyacinthe Bougeant VOYAGE DU PRINCE FAN-FEREDIN DANS LA ROMANCIE (1735) Table des matieres EPITRE A Madame C B. CHAPITRE 1 Voyage merveilleux du Prince Fan-Feredin dans la romancie. Depart du Prince Fan-Feredin pour la romancie. CHAPITRE 2 Entree du Prince Fan-Feredin dans la romancie. Description et histoire naturelle du pays. CHAPITRE 3 Suite du chapitre precedent. CHAPITRE 4 Des habitans de la romancie. CHAPITRE 5 Rencontre et reveil du Prince Zazaraph, grand paladin de la Dondindandie, avec le dictionnaire de la langue romancienne. CHAPITRE 6 De la haute et basse Romancie. CHAPITRE 7 De mille choses curieuses, et de la maladie des baillemens. CHAPITRE 8 Des bois d'amour. CHAPITRE 9 Des voitures et des voyages. CHAPITRE 10 Des trente-six formalites preliminaires qui doivent preceder les propositions de mariage. CHAPITRE 11 Des grandes epreuves; et ressemblance singuliere qui fera soupconner aux lecteurs le denouement de cette histoire. CHAPITRE 12 Des ouvriers, metiers et manufactures de la Romancie. CHAPITRE 13 Arrivee d'une grande flotte. Jugement des nouveaux debarques. CHAPITRE 14 Arrivee de la Princesse Anemone. Le Prince Fan-Feredin devient amoureux de la Princesse Rosebelle. CONCLUSION Catastrophe lamentable. Guillaume-Hyacinthe Bougeant EPITRE A Madame C B. Non, madame, je ne connois point de mechancete pareille a celle que vous m'avez faite. Il faut que le public en soit juge; je ne puis souffrir les romans, vous le scavez. Je vois que vous les aimez, et je vous en fais la guerre. Vous me demandez pourquoi: je vous dis mes raisons; et comme si vous etiez disposee a vous laisser persuader, finement vous m'engagez a les mettre par ecrit. Mais quoi! Faire une dissertation raisonnee, une controverse de casuiste ou de philosophe pedant? Non, dis-je en homme d'esprit; il faut donner a mes raisons un tour agreable, les envelopper sous quelque idee riante, sous quelque fiction qui amuse; et pour cela j'imagine le voyage merveilleux du Prince Fan-Feredin. Le voila fait: c'est un roman; et c'est moi qui l'ai fait. O ciel! C'est-a- dire, que vous avez trouve le moyen de me faire faire un roman, a moi l'ennemi declare des romans, et cela dans le tems que je vous reproche de les aimer. Avouez-le, madame: c'est-la ce qu'on appelle une trahison, une noirceur. Mais je serai venge. Vous n'aimez pas les loueanges; privilege bien singulier pour une femme. Vous abhorrez une epitre dedicatoire, vous me l'avez dit. Eh bien, vous aurez l'un et l'autre. Car je le declare ici a tout le public. C'est a vous, et a vous toute seule, c'est a Madame C B que je dedie cet ouvrage; et comme jamais dedicace ne va sans eloges, il ne tient qu'a moi de vous en accabler; c'est une belle occasion de satisfaire l'envie que j'en ai depuis long-tems. Non, je crois vous entendre me demander grace, et je n'ai pas le courage de vous refuser. Pour rendre ma vengeance complette, il suffiroit de vous nommer; mais je m'en garderai bien, parce que vous ne manqueriez pas de me rendre la pareille; et a dire le vrai, je ne vous hais pas assez pour acheter a mes propres depens le plaisir de me venger. Gardez-moi donc le secret, je vous prie, comme je vous le garderai; et je vous promets de plus que si ce petit ouvrage repond a mes intentions, en vous inspirant vous et a ceux qui le liront un juste degout de la lecture des romans, je vous pardonnerai de me l'avoir fait ecrire. J'ai l'honneur d'etre, madame, votre tres-humble et tres-obeissant serviteur. CHAPITRE 1 Voyage merveilleux du Prince Fan-Feredin dans la romancie. Depart du Prince Fan-Feredin pour la romancie. Je pourrois, suivant un usage assez recu, commencer cette histoire par le detail de ma naissance, et de tous les soins que la Reine Fan-Feredine ma mere prit de mon education; c'etoit la plus sage et la plus vertueuse princesse du monde; et sans vanite, j'ai quelquefois ouei dire, que par la sagesse de ses instructions elle avoit scu me rendre en moins de rien un des princes les plus accomplis que l'on eut encore vus. Je suis meme persuade que ce recit, orne de belles maximes sur l'education des jeunes princes, figureroit assez bien dans cet ouvrage; mais comme mon dessein est moins de parler de moi-meme, que de raconter les choses admirables que j'ai vues, j'ai cru devoir omettre ce detail, et toute autre circonstance inutile a mon sujet. La Reine Fan-Feredine aimoit assez peu les romans; mais ayant lu par hasard dans je ne scai quel ouvrage, compose par un auteur d'un caractere respectable, que rien n'est plus propre que cette lecture pour former le coeur et l'esprit des jeunes personnes, elle se crut obligee en conscience de me faire lire le plus que je pourrois de romans, pour m'inspirer de bonne heure l'amour de la vertu et de l'honneur, l'horreur du vice, la fuite des passions, et le gout du vrai, du grand, du solide, et de tout ce qu'il y a de plus estimable. En effet, comme je suis ne, dit-on, avec d'assez heureuses dispositions, je ressentis bien-tot les fruits d'une si loueable education. Agite de mille mouvemens inconnus, le coeur plein de beaux sentimens, et l'esprit rempli de grandes idees, je commencai a me degouter de tout ce qui m'environnoit. Quelle difference, disois-je, de ce que je vois et de tout ce que j'entends, avec ce que je lis dans les romans! Je vois ici tout le monde s'occuper d'objets d'interet, de fortune, d'etablissement, ou de plaisirs frivoles. Nulle avanture singuliere: nulle entreprise heroique. Un amant, si on l'en croyoit, iroit d'abord au denouement, sans s'embarrasser d'aucun preliminaire. Quel procede! Pourquoi faut-il que je sois ne dans un climat ou les beaux sentimens sont si peu connus? Mais pourquoi, ajoutois-je, me condamner moi-meme a passer tristement mes jours dans un pays ou l'on ne scait point estimer les vertus heroiques? J'y regne, il est vrai, mais quelle satisfaction pour un grand coeur de regner sur des sujets presque barbares? Abandonnons-les a leur grossierete, et allons chercher quelque glorieux etablissement dans ce pays merveilleux des romans, ou le peuple meme n'est compose que de heros. Telles furent les pensees qui me vinrent a l'esprit, et je ne tardai pas a les mettre en execution. Apres m'etre muni secretement de tout ce que je crus necessaire pour mon voyage, je partis pendant une belle nuit au clair de la lune, pour tenter, en parcourant le monde, la decouverte que je meditois. Je traversai beaucoup de plaines, je passai beaucoup de montagnes; je rencontrai dans mon chemin des chateaux et des villes sans nombre; mais ne trouvant par-tout que des pays semblables a ceux que je connoissois deja, et des peuples qui n'avoient rien de singulier, je commencai enfin a m'ennuyer de la longueur de mes recherches. J'avois beau m'informer et demander des nouvelles du pays des romans; les uns me repondoient qu'ils ne le connoissoient pas meme de nom: les autres me disoient qu'a la verite ils en avoient entendu parler, mais qu'ils ignoroient dans quel lieu du monde il etoit situe. La seule chose qui soutenoit mon courage dans la longueur et la difficulte de l'entreprise, c'est la reflexion que je faisois, qu'apres tout il falloit bien que la romancie fut quelque part, et que ce ne pouvoit pas etre une chimere. Car enfin, disois-je, si ce pays n'existoit pas reellement, il faudroit donc traiter de visions ridicules et de fables pueriles tout ce qu'on lit dans les romans. Quelle apparence! Eh! Que faudroit-il donc penser de tant de personnes si raisonnables d'ailleurs qui ont tant de gout pour ces lectures, et de tant de gens d'esprit qui employent leurs talens a composer de pareils ouvrages? Cependant malgre ces reflexions, j'avoue que je fus quelquefois sur le point de me repentir de mon entreprise, et qu'il s'en fallut peu que je ne prisse la resolution de retourner sur mes pas. Mais non, me dis-je, encore une fois a moi-meme: apres en avoir tant fait, il seroit honteux de reculer. Que scais-je si je ne touche pas au terme tant desire? J'y touchois en effet sans le scavoir, et voici comment la chose arriva par un accident bizare, qui par-tout ailleurs m'auroit coute la vie. Apres avoir monte pendant plusieurs heures les grandes montagnes de la Troximanie, j'arrivai enfin avec beaucoup de peine jusqu'a leur cime, conduisant mon cheval par la bride. La, je sentis tout-a-coup que la terre me manquoit sous les pieds; en effet mon cheval roula d'un cote de la montagne, et je culbutai de l'autre, sans scavoir ce que je devins depuis ce moment jusqu'a celui ou je me trouvai au fond d'un affreux precipice, environne de toutes parts de rochers effroyables. Il est visible que quelque bon genie me soutint dans ma chute pour m'empecher d'y perir; et je m'en serois appercu des-lors si j'avois eu toutes les connoissances que j'ai acquises depuis. Mais la pensee ne m'en vint point, et j'attribuai a un heureux hasard ce qui etoit l'effet d'une protection particuliere de quelque fee, de quelque genie favorable, ou de quelqu'une de ces petites divinites qui voltigent dans le pays des romans en plus grand nombre que les papillons ne volent au printems dans nos campagnes. On n'aura cependant pas de peine a comprendre que dans la situation ou je me trouvai, apres avoir leve les yeux au ciel pour contempler la hauteur enorme d'ou j'etois tombe, et avoir envisage toute l'horreur des lieux qui m'environnoient, je dus m'abandonner aux plus tristes reflexions. "pauvre Fan-Feredin, que vas-tu devenir dans cette horrible solitude... par ou sortiras-tu de ces antres profonds... tu vas perir..." O que je dis de choses touchantes, et que je me plaignis eloquemment du destin, de la fortune, de mon etoile, et de tout ce qui me vint a l'esprit! Mais on va voir combien j'avois tort de me plaindre; et par le droit que j'ai acquis dans le pays des romans de faire des reflexions morales, je voudrois que les hommes apprissent une bonne fois par mon exemple, a respecter les decrets supremes qui reglent leur sort, et a ne se jamais plaindre des evenemens qui leur semblent les plus contraires a leurs desirs. Cependant la nuit qui approchoit, redoubloit mon inquietude, et je me hatai de profiter du peu de jour et de forces qui me restoient pour sortir, s'il etoit possible, de l'abime ou j'etois. En vain aurois-je essaye de gagner les hauteurs: elles etoient trop escarpees. Il ne me restoit qu'a chercher dans les fonds une issue pour me conduire a quelque endroit habite, ou du moins habitable. Nul vestige de sentier ne s'offrit a ma vue. Sans doute j'etois le premier homme qui fut descendu dans ce precipice. Je fus ainsi reduit a me faire une route a moi-meme, et en effet je fis si bien, en grimpant et sautant de rocher en rocher, tantot m'accrochant aux brossailles, tantot me laissant couler sur le dos ou sur le ventre, qu'apres avoir fait quelque chemin de cette maniere, j'arrivai a un endroit plus decouvert et plus spatieux. Le premier objet qui me frappa la vue, fut une espece de cimetiere, un charnier, ou un tas d'ossemens d'une espece singuliere. C'etoient des cornes de toutes les figures, de grands ongles crochus, des peaux seches de dragons ailes, et de longs becs d'oiseaux de toute espece. Je me rappellai aussi-tot ce que j'avois lu dans les romans, des griffons, des centaures, des hippogriffes, des dragons volans, des harpies, des satyres, et d'autres animaux semblables, et je commencai a me flatter que je n'etois pas loin du pays que je cherchois. Ce qui me confirma dans cette idee, c'est qu'un moment apres je vis sortir de l'ouverture d'un antre un centaure, qui venant droit a l'endroit que j'observois, y jetta une grande carcasse d'hippogriffe qu'il avoit apportee sur son dos, apres quoi il se retira, et s'enfonca dans l'antre d'ou il etoit sorti. Quoique je connusse parfaitement les centaures, par les lectures que j'avois faites, et que d'ailleurs je ne manque point de courage, j'avoue que cette premiere vue me causa quelque emotion; je me cachai meme derriere un rocher pour observer le centaure jusqu'a ce qu'il se fut retire; mais alors reprenant mes esprits, et m'armant de resolution: qu'ai-je a craindre, dis-je en moi-meme, de ce centaure? J'ai lu dans tous les romans que les centaures sont les meilleures gens du monde. Loin d'etre ennemis des hommes, ils sont toujours disposes a leur rendre service, et a leur apprendre mille secrets curieux, temoin le centaure Chiron. Peut-etre celui-ci me portera-t-il au pays des romans; du moins il ne refusera pas de me tirer de ces horribles lieux. Je marchai aussi-tot vers l'antre, et m'arretant a l'entree, je l'appellai a haute voix en ces termes: "charitable centaure, si votre coeur peut etre touche par la pitie, soyez sensible au malheur d'un prince qui implore votre generosite. C'est le Prince Fan-Feredin qui vous appelle". Mais j'eus beau appeller et elever ma voix, personne ne parut. Plein d'inquietude et d'une frayeur secrete, j'entrai dans la caverne, et je vis que c'etoit un chemin souterrain qui s'enfoncoit beaucoup sous la montagne. Quel parti prendre? Je n'en trouvai pas d'autre que de suivre le centaure, jugeant qu'il n'etoit pas possible que je ne le rencontrasse, ou que je ne me fisse bien-tot entendre a lui. Mais avouerai-je ici ma foiblesse, ou ne l'avouerai- je pas? Faut-il parler ou me taire? Voila une de ces situations difficiles, ou j'ai souvent vu dans les romans les heros qui racontent leurs avantures, et dont on ne connoit bien l'embarras que lorsqu'on l'eprouve soi-meme. Apres tout, comme j'ai remarque que tout bien considere, ces messieurs prennent toujours le parti d'avouer de bonne grace, j'avoue donc aussi qu'a peine j'eus fait cent pas dans ce profond souterrain, en suivant toujours le rocher qui servoit de mur, que saisi d'horreur de me voir dans un lieu si affreux sans scavoir par quelle issue j'en pourrois sortir, je me laissai tomber de foiblesse, et presque sans connoissance. Il m'en resta cependant assez pour me souvenir que dans une situation a peu pres semblable, le celebre Cleveland avoit eu l'esprit de s'endormir; et trouvant l'expedient assez bon, je ne balancai pas a l'imiter. Mais apres un tel aveu, il est bien juste que je me dedommage par quelque trait qui fasse honneur a mon courage. Je me relevai donc bien-tot apres, et considerant qu'il falloit me resoudre a perir dans ces profondes tenebres des entrailles de la terre, ou trouver le moyen d'en sortir, je resolus de continuer ma route jusqu'ou elle me pourroit conduire. Qu'on se represente un homme marchant sans lumiere dans un boyau etroit de la terre a deux lieues peut-etre de profondeur, oblige souvent de ramper, de se replier, de se glisser comme un serpent dans des passages serres, sans pouvoir avancer qu'en tatant de la main, et qu'en sondant du pied le terrain. Telle etoit ma situation, et on aura sans doute de la peine a en imaginer une plus affreuse. Le souvenir de cette avanture me fait encore tant d'horreur, que j'en abrege le recit. Mais ce que je ne puis m'empecher de dire, c'est que je n'ai jamais mieux reconnu qu'alors la verite de ce que j'ai vu dans tous les romans, qu'on n'est jamais plus pres d'obtenir le bien qu'on desire, qu'au moment que l'on en paroit le plus eloigne: car voici ce qui m'arriva. Apres avoir marche long-tems de la facon que je viens de raconter, je crus que je commencois a appercevoir quelque foible lumiere. J'eus peine d'abord a me le persuader, et je l'attribuai a un effet de mon imagination inquiete et troublee. Cependant j'appercus bien-tot que cette lumiere augmentoit sensiblement, et je n'en pus plus douter, lorsque je vis que je commencois a distinguer les objets. o quelle joye je ressentis dans ce moment! Tout mon corps en tressaillit, et je ne connois point de termes capables de l'exprimer. Je ne comprends pas encore comment ce passage subit d'une extreme tristesse a un si grand exces de joye, ne me causa pas une revolution dangereuse. Quoiqu'il en soit, voyant que le jour augmentoit toujours, et jugeant que la sortie que je cherchois ne devoit pas etre eloignee, je doublai le pas, ou plutot je courus avec empressement pour y arriver. Je la trouvai en effet, et je vis... le dirai-je? Ouei, je vis les choses les plus etonnantes, les plus admirables, les plus charmantes qu'on puisse voir. Je vis en un mot le pays des romans. C'est ce que je vais raconter dans le chapitre suivant. CHAPITRE 2 Entree du Prince Fan-Feredin dans la romancie. Description et histoire naturelle du pays. La plupart des voyageurs aiment a vanter la beaute des pays qu'ils ont parcourus, et comme la simple verite ne leur fourniroit pas assez de merveilleux, ils sont obliges d'avoir recours a la fiction. Pour moi loin de vouloir exaggerer, je voudrois aucontraire pouvoir dissimuler une partie des merveilles que j'ai vues, dans la crainte ou je suis qu'on ne se defie de la sincerite de ma relation. Mais faisant reflexion qu'il n'est pas permis de supprimer la verite pour eviter le soupcon de mensonge, je prends genereusement le parti qui convient a tout historien sincere, qui est de raconter les faits dans la plus exacte verite, sans aucun interet de parti, sans exaggeration, et sans deguisement. Je prevois que les esprits forts s'obstineront dans leur incredulite; mais leur incredulite meme leur tiendra lieu de punition, tandis que les esprits raisonnables auront la satisfaction d'apprendre mille choses curieuses qu'ils ignoroient. Je reprends donc la suite de mon recit. A peine fus-je arrive a la sortie du chemin souterrain, que jettant les yeux sur la vaste campagne qui s'offroit a mes regards, je fus frappe d'un etonnement que je ne puis mieux comparer qu'a l'admiration ou seroit un aveugle ne qui ouvriroit les yeux pour la premiere fois: cette comparaison est d'autant plus juste, que tous les objets me parurent nouveaux, et tels que je n'avois rien vu de semblable. C'etoient a la verite des bois, des rivieres, des fontaines; je distinguois des prairies, des collines, des vergers; mais toutes ces choses sont si differentes de tout ce que dans ce pays-ci nous appellons du meme nom, qu'on peut dire avec verite que nous n'en avons que le nom et l'ombre. La premiere reflexion qui me vint a l'esprit, fut de songer qu'il y avoit sous la terre beaucoup de pays que nous ne connoissions pas, ce qui me parut une observation importante pour la geographie et la physique; mais il est vrai qu'entraine par la curiosite et l'admiration des objets qui s'offroient a mes yeux, je ne m'arretai pas long tems a ces reflexions philosophiques. J'entrai dans la campagne sans trop scavoir ou je tournerois mes pas, me sentant egalement attire de tous cotes par des beautes nouvelles, et pouvant a peine me donner le loisir d'en considerer aucune en particulier. Je me determinai enfin a suivre une charmante riviere qui serpentoit dans la plaine. Cette riviere etoit bordee d'un gazon le plus beau, le plus riant, le plus tendre qu'on puisse imaginer, et ce gazon etoit embelli de mille fleurs de differente espece. Elle arrosoit une prairie d'une beaute admirable, dont l'herbe et les fleurs parfumoient l'air d'une odeur exquise, et si en serpentant elle sembloit quelquefois retourner sur ses pas, c'est sans doute parce qu'elle avoit un regret sensible de quitter un si beau lieu. La prairie etoit ornee dans toute son etendue de bosquets delicieux, places dans de justes distances pour plaire aux yeux, et comme si la nature aimoit aussi quelquefois a imiter l'art, comme l'art se plait toujours a imiter la nature, j'appercus dans quelques endroits des especes de desseins reguliers formes de gazon, de fleurs et d'arbrisseaux qui faisoient des parterres charmans; mais la riviere elle-meme sembloit epuiser toute mon admiration. L'eau en etoit plus claire et plus transparente que le crystal. Pour peu qu'on voulut preter l'oreille, on entendoit ses ondes gemir tendrement, et ses eaux murmurer doucement; et ce doux murmure se joignant au chant melodieux des cygnes, qui sont la fort communs, faisoit une musique extremement touchante. Au lieu de sable on voyoit briller au fond de la riviere des nacres de perle, et mille pierres precieuses; et on distinguoit sans peine dans le sein de l'onde un nombre infini de poissons dores, argentes, azures, pourpre, qui pour rendre le spectacle plus aimable, se plaisoient a faire ensemble mille agreables jeux. C'est pourtant dommage, dis-je tout bas, qu'on ne puisse point passer d'un bord a l'autre pour joueir egalement des deux cotes de la riviere. Le croira-t-on? Sans doute; car j'ai bien d'autres merveilles a raconter. a peine donc eus-je prononce tout bas ces paroles, que j'appercus a mes pieds un petit batteau fort propre. Je connoissois trop par mes lectures l'usage de ces batteaux, pour hesiter d'y entrer. J'y descendis en effet, et dans le moment je fus porte a l'autre bord de la riviere. Que les incredules osent apres cela faire valoir de mauvaises subtilites contre des faits si averes. Voici dequoi achever de les confondre, c'est que considerant un certain endroit de la riviere, et trouvant qu'il eut ete a propos d'y faire un pont, je fus tout etonne d'en voir un tout fait dans le moment meme; de sorte qu'on n'a jamais rien vu de si commode. Cependant je continuai ma route, et je puis dire, sans exageration, qu'a chaque pas je rencontrai de nouveaux sujets d'admiration. J'appercus entr'autres un endroit dans la prairie qui me parut un peu plus cultive. J'eus la curiosite d'en approcher, et je trouvai une fontaine. L'eau m'en parut si pure et si belle, que ne doutant pas qu'elle ne fut excellente, j'en voulus gouter; mais que ne sentis-je pas dans le moment au dedans de moi-meme! Quelle ardeur, quels transports, quels mouvemens inconnus, quels feux! Ces feux avoient a la verite quelque chose de doux, et il me semble que j'y trouvois du plaisir; mais ils etoient en meme-tems si vifs et si inquiets, que ne me possedant plus moi-meme, et tombant alternativement de la plus vive agitation dans une profonde reverie, je marchois au travers de la prairie sans scavoir precisement ou j'allois. Je rencontrai ainsi une seconde fontaine, et je ne scais quel mouvement me porta a boire aussi de son eau. Mais a peine en eus-je avale quelques gouttes, que je me trouvai tout change. Il me sembla que mon coeur etoit enveloppe d'une vapeur noire, et que mon esprit se couvroit d'un nuage sombre. Je sentis des transports furieux, et des mouvemens confus de haine et d'aversion pour tous les objets qui se presentoient. Ce changement m'ouvrit les yeux. Je me rappellai ce que j'avois lu des fontaines de l'amour et de la haine, et je ne doutai plus que ce ne fussent celles dont je venois de boire. Alors me souvenant que j'avois aussi lu que le lac d'indifference ne devoit pas etre eloigne des deux fontaines, je me hatai de le chercher, et l'ayant rencontre (car dans ce pays-la on rencontre toujours tout ce qu'on cherche) j'en bus seulement quelques gouttes dans le creux de ma main, et dans l'instant rendu a moi-meme, je sentis un calme doux et tranquille succeder au trouble qui m'avoit agite. Je ne dis rien des plantes singulieres que j'observai. On scait assez que le pays en est tout couvert. Ce n'est que dans la romancie qu'on trouve la fameuse herbe moly, et le celebre lotos. Les plantes memes que nous connoissons, et qui croissent aussi dans ce pays-la, y ont une vertu si admirable qu'on ne peut pas dire que ce soient les memes plantes; et je ne puis a cette occasion m'empecher d'admirer la simplicite de l'infortune chevalier de la Manche, qui crut pouvoir avec les herbes de son pays composer un baume semblable a celui de Fierabras. Car il est vrai que nous avons des plantes de meme nom; mais il s'en faut beaucoup qu'elles ayent la meme vertu; c'est par cette raison que les philtres amoureux, les breuvages enchantes, les charmes, et tous les sorts que nos magiciens entreprennent de composer avec des herbes magiques ne reussissent point, parce que nous n'avons que des plantes sans force et sans vertu; et je m'imagine que c'est encore ce qui fait que nous ne voyons plus de ces baguettes merveilleuses, de ces bagues surprenantes, de ces talismans, de ces poudres, et mille autres curiosites pareilles, qui operent tant d'effets prodigieux, parce que nous n'avons pas dans ce pays-ci la veritable matiere dont elles doivent etre composees. Mais ce que je ne dois pas oublier, c'est la bonte admirable du climat. Je n'avois jamais compris dans la lecture des romans comment les princes et les princesses, les heros et leurs heroines, leurs domestiques memes et toute leur suite passoient toute leur vie, sans jamais parler de boire ni de manger. Car enfin, disois-je, on a beau etre amoureux, passionne, avide de gloire, et heros depuis les pieds jusqu'a la tete: encore faut-il quelquefois subvenir a un besoin aussi pressant que celui de la faim. Mais il est vrai que j'ai bien change d'idee, depuis que j'ai respire l'air de la romancie. C'est premierement l'air le plus pur, le plus serein, le plus sain et le plus invariable qu'on puisse respirer. Aussi n'a-t-on jamais ouei dire qu'aucun heros ait ete incommode de la pluye, du vent, de la neige, ou qu'il ait ete enrhume du serein de la nuit, lorsqu'au clair de la lune il se plaint de ses amoureux tourmens. Mais cet air a sur-tout une propriete singuliere, c'est de tenir lieu de nourriture a tous ceux qui le respirent, en sorte qu'on peut dans ce pays-la entreprendre le plus long voyage a travers les deserts les plus inhabites, sans se mettre en peine de faire aucune provision pour soi ni pour ses chevaux memes. Voici encore une chose qui me frappa extremement. Nos rochers dans tous ces pays-ci sont d'une durete et d'une insensibilite si grande, qu'on leur diroit pendant une annee entiere les choses du monde les plus touchantes, qu'ils ne les ecouteroient seulement pas. Mais ils sont bien differens dans la romancie. J'en rencontrai dans mon chemin un amas assez considerable, et comme ma curiosite me portoit a tout observer, je m'en approchai pour les considerer de plus pres. Je voulus meme en tater quelques-uns de la main; mais quel fut mon etonnement de les trouver si tendres, qu'ils cedoient a l'effort de ma main comme du gazon ou de la laine. J'avoue que ce phenomene me parut si etrange, que j'en jettai un cri d'etonnement, et je ne l'aurois jamais compris si on ne me l'avoit explique depuis. C'est qu'il etoit venu la veille un amant des plus malheureux et des plus eloquens du pays conter a ces rochers ses tourmens; et son recit etoit si touchant, ses accens douloureux si pitoyables, que les rochers n'avoient pu y resister malgre toute leur durete naturelle. Les uns s'etoient fendus de haut en bas, les autres s'etoient laisses fondre comme de la cire, et les plus durs s'etoient attendris et amollis au point que je viens de dire. Si les rochers de la romancie sont si sensibles, il est aise de juger quelle doit etre en ce pays-la la complaisance des echos pour ceux qui ont a leur parler. Il n'y a rien de si aimable ni de si docile. Ils repetent tout ce que l'ont veut. Si vous chantez, ils chantent; si vous vous plaignez, ils se plaignent avec vous. Ils n'attendent pas meme pour repondre que vous ayez acheve de parler, et plutot que de laisser un pauvre amoureux parler seul, ils s'entretiendront avec lui une journee entiere. C'est une des grandes ressources qu'on ait dans ce pays-la, quand on n'a personne a qui l'on puisse confier ses peines secretes. Il n'y a qu'a aller trouver un echo, sur-tout si c'est un echo femelle, et en voila pour aussi long-tems qu'on veut. CHAPITRE 3 Suite du chapitre precedent. Les arbres de la romancie sont en general a peu pres faits comme les notres; mais il y a pourtant sur cela des remarques importantes a faire. Car outre que leur feueillage est toujours d'un beau verd, leur ombrage delicieux, leurs fruits beaucoup meilleurs que les notres, c'est dans la romancie seule qu'on trouve de ces arbres si precieux et si rares, dont les uns portent des rameaux d'or, et les autres des pommes d'or. Mais il est vrai que s'il est rare de les rencontrer, il est encore plus difficile d'en approcher et d'en cueillir les fruits, parce qu'ils sont tous gardes par des dragons ou des geants terribles, dont la vue seule porte la frayeur dans les ames les plus intrepides. En vain se flateroit-on de pouvoir tromper leur vigilance; ils ont toujours les yeux ouverts, et ne connoissent pas les douceurs du sommeil. D'un autre cote entreprendre de les forcer, c'est s'exposer a une mort certaine; de sorte qu'il faut renoncer a l'espoir de cueillir jamais des fruits si precieux, a moins qu'on ne soit favorise de quelque protection particuliere: alors il n'y a rien de si aise. Une petite herbe qu'on porte sur soi, un miroir qu'on montre au dragon ou au geant, une baguette dont on les touche, un brevage qu'on leur presente, le moindre petit charme les assoupit; apres quoi il est facile de leur couper la tete, et de se mettre ainsi en possession de tous les tresors dont ils sont les gardiens. Je dois pourtant avertir que ce que j'en dis ici n'est que sur le rapport d'autrui; car comme ces arbres sont fort rares, je n'en ai point trouve sur ma route, et je n'ai eu d'ailleurs aucun interet d'en aller chercher. Mais une chose que j'ai vue, et qu'on doit regarder comme certaine, c'est le gout que les arbres ont dans ce pays-la pour la musique. Voici un fait qui m'est arrive, et qui me causa dans le tems beaucoup de surprise. Un jour que je m'etois abandonne au sommeil dans un charmant bocage de jeunes maronniers, je fus fort etonne a mon reveil de me trouver expose aux ardeurs du soleil, et entierement a decouvert, sans que je pusse imaginer ce qu'etoient devenus les arbres qui m'avoient prete leur ombre il n'y avoit qu'un moment. Mais en regardant de tous cotes, je les appercus deja un peu loin qui marchoient comme en cadence vers une petite plaine, ou un excellent joueur de luth les attiroit a lui, par le son harmonieux de son instrument. Quelques rochers s'etoient mis de leur compagnie avec tout ce qu'il y avoit de lions, de tigres et d'ours dans ce canton. C'est un des spectacles qui m'ayent fait le plus de plaisir dans tout le cours de mon voyage. Pour ce qui est de ce que j'avois entendu raconter a un historien celebre, que les arbres avoient entr'eux une langue fort intelligible pour s'entretenir ensemble, lorsqu'un vent doux et leger agitoit l'extremite de leurs branches, j'ai eu beau m'y rendre attentif dans les diverses forets que j'ai vues; il faut ou que cette observation m'ait echappe, ou plutot que le fait ne soit pas vrai, d'autant plus que cet historien n'est pas toujours exact dans ses recits. Il n'en est pas ainsi de ceux qui ont assure que les arbres servoient de demeure a des divinites champetres; car c'est un fait avere, dont j'ai ete souvent temoin. Rien meme n'est plus commun sur le soir, lorsque la lune commence a eclairer les ombres de la nuit, que de voir sur tout les chenes s'entrouvrir, pour laisser sortir de leur sein les dryades qui y passent la journee, et se rouvrir le matin a la pointe du jour, pour les recevoir apres qu'elles ont danse dans les champs avec les nayades. Comme il est aise de distinguer les arbres habites de ceux qui ne le sont pas, ils sont extremement respectes, et nul mortel n'a la hardiesse d'y toucher. Si quelque temeraire osoit y porter la coignee, on en verroit aussi-tot le sang couler en abondance; mais son impiete seroit bien-tot punie. Les faunes ont aussi leurs arbres comme les dryades, et il y a des marques pour les distinguer. Mais cela ne laisse pas de donner quelquefois occasion a des jeux fort plaisants. Au retour du bal un jeune faune va s'emparer de l'arbre d'une dryade. La dryade arrive et frape a son arbre pour le faire ouvrir. Qui va la? La place est prise. Il faut composer. La dryade s'en defend, s'echappe, et court se saisir a son tour du logement d'une autre dryade. Celle-ci survient et fait du bruit, pendant lequel le faune sortant doucement, vient par derriere pour la surprendre. Mais elle s'en appercoit et s'enfuit. Le faune court apres; pendant qu'il court, la premiere dryade regagne son arbre. Celle qui est poursuivie en gagne un autre si elle peut; mais enfin il y a toujours une derniere arrivee qui paye pour les autres, et le jeu finit ainsi. C'est a ce petit divertissement que nous sommes redevables du jeu qu'on appelle aux quatre coins. Au reste, ce n'est que pour quelques momens qu'il peut etre permis a ces divinites de se deloger ainsi. Car elles sont toutes obligees par les loix de leur condition naturelle, de vivre et de mourir avec leurs arbres, sans pouvoir s'en separer autrement que par la mort. Il ne faut pourtant pas croire qu'elles meurent reellement; leur mort ne consiste qu'a passer sous quelque autre forme, lorsque l'arbre perit enfin de vieillesse, ou par quelque accident. On distingue ainsi les vieilles divinites des plus jeunes, et on reconnoit meme a la disposition de l'arbre celles de la divinite qui l'habite, c'est-a- dire, si elle est heureuse ou non. On me fit remarquer entr'autres un tremble, qui etoit habite par un faune des plus sages et des plus vertueux de son espece. Il avoit meme, disoit-on, des qualites assez aimables; mais apres avoir long-tems vecu dans l'indifference, il avoit eu le malheur d'aimer, et pendant plusieurs annees il n'avoit ressenti que les tourmens de l'amour, sans en eprouver jamais les plaisirs. Le chagrin et le desespoir avoient enfin surmonte son courage et sa raison. Il languissoit sans esperance de vivre long- tems, ou plutot si quelque chose pouvoit encore lui plaire, c'etoit l'espoir de mourir bientot, et on s'en appercevoit a la paleur de ses feueilles, a la secheresse de ses branches et de sa cime, qui commencoit deja a se depoueiller de verdure. En continuant de marcher, je rencontrai quelques ruisseaux de lait et de miel. Ils sont assez communs dans ce pays-la; et comme j'en avois souvent entendu parler, je n'en fus pas beaucoup etonne; mais j'ignorois quelle pouvoit etre la source de ces ruisseaux charmans, et j'eus le plaisir de la voir de mes yeux. C'est que dans la romancie les vaches et les chevres sont si abondantes en lait, qu'elles en rendent continuellement d'elles-memes, sans qu'on se donne la peine de les traire; de sorte que des qu'il y en a seulement une douzaine ensemble, elles forment en moins de rien un ruisseau de lait assez considerable. Les ruisseaux de miel sont formes a-peu-pres de la meme maniere. Les abeilles s'attachent a un arbre pour y faire leur miel, et elles en font une si prodigieuse quantite, que les goutes qui en tombent sans cesse, forment un ruisseau. Cela me donna occasion de considerer de plus pres les troupeaux qui paissoient dans la prairie. Je puis assurer qu'ils en valoient bien la peine, et on le croira aisement, puisque je vis en effet dans ce pays-la tous les animaux qu'on ne voit pas ici. Les troupeaux etoient separes selon leurs especes differentes en differens parcs. Je considerai d'abord un haras de chevaux, et j'en remarquai de trois sortes. La premiere etoit de chevaux assez semblables aux notres, mais d'une beaute incomparable. Ils etoient tous si vifs et si ardens, que leur haleine paroissoit enflammee, et ce qui m'etonna le plus, c'est qu'ils sont d'une agilite si surprenante, qu'ils courent sur un champ couvert d'epis, sans en rompre un seul. Aussi ne sont-ils pas engendres selon les loix ordinaires de la nature. Ils n'ont d'autre pere que le zephyre, et pour en perpetuer la race, il ne faut qu'exposer les cavalles lorsque ce vent souffle, et elles sont aussi-tot pleines. Il seroit sans doute bien a souhaiter que nous eussions dans ce pays-ci de pareils haras; mais on n'en a encore jamais vu que dans la Lybie. J'y remarquai sur tout une jument d'une beaute admirable. On l'appelloit la jument sonnante, parce qu'il lui pendoit aux crins de la tete et du col, une infinite de petites sonnettes d'or, qui au jugement des fins connoisseurs en harmonie, faisoient une fort belle musique. La seconde espece est des Pegases, c'est-a-dire, de ces chevaux ailes qui volent dans les airs aussi legerement que nos hirondelles. On scait qu'il n'en a paru qu'un seul dans notre hemisphere du tems de Bellerophon; mais ils sont fort communs dans la romancie. La troisieme espece est de ces belles licornes blanches, qui portent une longue corne au milieu du front. Elles sont fort estimees dans le pays quoiqu'elles n'y soient pas rares. Pres du parc aux chevaux j'en vis un de griffons et d'hippogriffes. Ces animaux sont terribles en apparence, et on ne peut considerer sans quelque frayeur leurs griffes effroyables, leur bec crochu, leurs grandes ailes, et leur queue de lion; mais ils sont en effet les plus dociles de tous les animaux, et fort aises a apprivoiser. Quand on en a une fois apprivoise quelqu'un, on en fait tout ce qu'on veut. Ils sont d'une commodite admirable pour atteler aux voitures, et faire beaucoup de chemin en peu de tems. Pour ce qui est des centaures, on voulut autrefois les faire parquer aussi comme les chevaux et les griffons, parce qu'ils tiennent en effet beaucoup du cheval; mais ils n'y voulurent jamais consentir, pretendant qu'ils ne tenoient pas moins de l'homme; et comme en effet il est assez difficile de decider si ce sont des hommes ou des chevaux, l'affaire est demeuree indecise; et cependant on leur a laisse la liberte de courir la campagne selon leur fantaisie, et de vivre a leur maniere. Le parc des hircocerfs et des chimeres me parut un des plus curieux a voir, et m'amusa fort long-tems. Tous ces monstres etoient resserres chacun dans une loge faite en forme de cage, qui laissoit voir toute leur taille et leur figure, ce qui faisoit une espece de menagerie fort divertissante d'une part, par l'assortiment bizarre de divers animaux unis ensemble, et terrible de l'autre par la figure monstrueuse et menacante de ces betes farouches. Aux deux cotes de cette menagerie on avoit pratique deux grands canaux, mais bien differens l'un de l'autre; car l'un etoit plein d'un feu clair et vif, qu'on avoit soin d'entretenir continuellement, c'etoit pour loger et nourrir un troupeau de salamandres. L'autre etoit rempli d'une belle eau claire et transparente. C'etoit la demeure de deux ou trois bandes de sirenes qu'on y avoit logees comme dans une maison de force, pour les punir des debauches effroyables, ou elles avoient engage par les charmes de leur voix enchanteresse, quantite de heros vertueux. Outre la retraite a laquelle elles etoient condamnees pour plusieurs annees, elles avoient defense de chanter, si ce n'etoit quelques morceaux de l'opera d'H parce qu'on jugeoit qu'il n'y avoit pas de danger d'en etre attendri; mais elles en trouvoient le chant si sauvage, qu'elles aimoient mieux se taire, de sorte qu'elles etoient en effet muettes comme des poissons. Outre ces deux canaux, il y avoit encore un puits fort profond, qui servoit de demeure a des basilics. Mais je me gardai bien de me presenter a l'ouverture du puits, pour ne pas m'exposer a etre tue par le regard meurtrier de ces monstres. Je passai de la a un quartier ou j'appercevois des moutons. Je n'ai jamais rien vu de si aimable. Mais j'ai sur tout un plaisir singulier a me rappeller le charmant tableau qui s'offrit a mes yeux. On scait comment sont faits parmi nous les bergers et les bergeres; rien de plus abject ni de plus degoutant; et n'en ayant jamais vu d'autres, je m'etois persuade que tout ce que je lisois de ceux d'autrefois, sur tout de ceux qui habitoient les bords du Lignon, n'etoit que jeu d'esprit et pure fiction. C'est moi qui me faisois illusion a moi-meme. Non, rien n'est si galant ni si aimable que les bergers de la romancie. Leur habillement est toujours extremement propre; simple, mais de bon gout: peu charge de parures, mais elegant et bien assorti a la taille et a la figure. Toutes leurs houlettes sont ornees de rubans, dont la couleur n'est jamais choisie au hazard; car elle doit marquer toujours les sentimens et les dispositions de leur coeur; et je n'en ai vu aucune qui ne fut en meme tems chargee de chiffres ingenieux et tout-a-fait galants. Si les bergeres ignorent l'usage du rouge, du blanc, des mouches et de tous les attraits empruntes, c'est que l'eclat et la vivacite naturelle de leur teint surpasse tout ce que l'art peut preter d'agremens. Toute la parure de leur tete consiste en quelques fleurs nouvelles, qui melees avec les boucles de leurs cheveux, font un effet plus charmant mille fois que ne feroient les perles et les diamans. Mais ce qui acheve de les rendre les plus aimables personnes du monde, ce sont ces graces touchantes et naturelles dont elles sont toutes pourvues. Qu'elles soient vives ou d'une humeur plus tranquille, qu'elles chantent, qu'elles dansent, qu'elles sourient, qu'elles soient tristes, qu'elles dorment ou qu'elles veillent, elles font tout cela avec tant de grace et de gentillesse, qu'il n'y a point de coeur si insensible qui n'en soit emu. L'aimable candeur et l'innocente simplicite sont des vertus qui ne les quittent jamais. Elles ignorent jusqu'au nom de la dissimulation, de la perfidie, de l'infidelite, et de ces artifices dangereux, que la jalousie ou la coquetterie mettent en usage. Le berger qui vit parmi elles est le plus heureux des hommes; s'il aime, il est sur d'etre aime; sa tendresse est payee de tendresse, et sa constance de fidelite. Le berger sans amour et qui cherit son indifference, n'a point a craindre d'etre seduit par les amorces trompeuses d'une coquette perfide ou volage. amour et simplesse, c'est leur devise, et l'age d'or recommence tous les jours pour eux. Ce qu'il y a de plus admirable, c'est qu'avec cette innocente simplicite qui fait leur caractere, et les bergers et les bergeres, semblables a ceux du Lignon, joignent tous les raffinemens les plus recherches de l'amour le plus delicat, et des coeurs les plus sensibles; mais il est inouei qu'ils en fassent jamais d'usage qu'au profit de l'amour meme. Assis a l'ombre des verds boccages, ou sur les bords d'un clair ruisseau, on les voit toujours agreablement occupes a chanter leurs amours, et a faire retentir les echos des vallons du son de leurs chalumeaux, et de leurs pipeaux champetres. Les oiseaux ne manquent jamais d'y meler leur tendre ramage, en meme tems que les ruisseaux y joignent leur doux murmure. Les troupeaux se ressentent de la fecilite de leurs maitres, et l'on voit toujours dans leurs prairies bondir les moutons et les agneaux, sans que les loups osent leur donner la moindre allarme. Au reste, ils ne songent jamais, ces heureux bergers, aux noeuds de l'hymen. Ils mettent toute leur satisfaction a recevoir quelques tendres marques d'amitie de leurs vertueuses et chastes bergeres, et jusques a la mort ils preferent constamment l'esperance de posseder aux fades douceurs de la possession meme. J'avoue, que touche d'un spectacle si riant et si gracieux, je fus tente de prendre sur le champ une pannetiere et une houlette, et de fixer toutes mes courses dans un si beau lieu, pour y couler le reste de mes jours dans la paix et l'innocence, et gouter a jamais les douceurs d'un repos tranquille. Je ne suis pas meme le premier a qui cette pensee soit venue a l'esprit, a la simple lecture des biens parfaits que l'innocente simplicite fait trouver au bord des fontaines, dans les pres, dans les bois et les forets; mais faisant reflexion que je serois toujours le maitre de choisir quand je voudrois ce genre de vie, et que j'avois encore un grand pays a parcourir, je continuai ma route. Je remarquai en chemin quelques taureaux sans cornes, parce qu'on les leur avoit arrachees pour en faire des cornes d'abondance. Je vis d'autres taureaux qui avoient des cornes et des pieds d'airain, des vaches d'une beaute admirable qui descendoient de la fameuse Io: plusieurs chevres Amalthees, des cerberes ou grands chiens a trois tetes, des chats bottes, des singes verds; et sur-tout je vis d'un peu loin dans un petit lac une hydre effroyable qui avoit sept tetes, dont chacune ouvroit une gueule terrible armee de dents venimeuses et tranchantes. Comme je n'avois ni la massue d'Hercule, ni aucune epee enchantee, je n'eus garde de m'en approcher. Je me hatai meme de m'en eloigner, et cela me donna occasion de rencontrer enfin des habitans du pays. CHAPITRE 4 Des habitans de la romancie. J'etois surpris de n'avoir encore rencontre que des betes, excepte les bergers dont je viens de parler. Je scavois bien en general que les romanciens sont grands voyageurs; mais je ne pouvois pourtant pas m'imaginer que le pays fut absolument desert. Enfin regardant au loin de tous cotes, j'appercus un endroit qui me parut fort peuple. C'etoit en effet un lieu de promenade, ou un nombre considerable d'habitans des deux sexes, avoit coutume de se rendre pour prendre le frais. Je m'y acheminai, et j'eus le plaisir en chemin de verifier par moi-meme ce que j'avois toujours eu quelque peine a croire, que les fleurs naissent sous les pas des belles. Car je remarquai sur la terre plusieurs traces de fleurs encore fraiches, qui aboutissoient au lieu de la promenade, et qui n'avoient surement pas d'autre origine. Le lieu meme ou les belles se promenoient, en etoit tout couvert; et dans la romancie on ne connoit point d'autre secret pour avoir en toute saison des jardins et des parterres des plus belles fleurs. Je trouvai tout le monde partage en diverses compagnies de quatre, de trois ou de deux, tant hommes que femmes, et plusieurs qui se promenoient seuls un peu a l'ecart. Comme je ne connoissois personne, je crus devoir faire comme ces derniers, afin d'examiner la contenance et les facons des romanciens avant que d'en aborder quelqu'un. La premiere observation que je fis, c'est que je n'appercevois ni enfans, ni vieillards. Il n'y en a point en effet dans toute la romancie, et on en voit assez la raison. Toute la nation par consequent est composee d'une jeunesse brillante, saine, vigoureuse, fraiche, la plus belle du monde; et quand je dis la plus belle, cette proposition est si exactement vraye, qu'on ne peut, sans une injustice criante, faire sur cela la moindre comparaison. Les francois, par exemple, passent pour une assez belle nation. Cependant si on l'examine de pres, on y trouvera beaucoup de gens malfaits. Rien n'est meme si commun que d'y voir des personnes entierement contrefaites; on y voit d'ailleurs des visages si peu agreables, des yeux si petits, des nez si longs, des bouches si grandes, des mentons si plaisans. Or voila ce qui ne se voit jamais dans la romancie. Il est pourtant vrai qu'on y conserve de tout tems une petite race extremement contrefaite d'hommes et de femmes pour servir de contraste dans l'occasion, suivant le besoin des ecrivains. Mais outre qu'elle est en tres-petit nombre, c'est une race aussi etrangere a la romancie, que les negres le sont a l'Europe; et a cela pres il est inouei d'y rencontrer une personne qui n'ait pas la taille parfaitement belle. Un nes tant soit peu long, des yeux tant soit peu petits, y seroient regardes comme un monstre. Tous, tant hommes que femmes, et sur-tout celles-ci, ont tous les traits du visage extremement reguliers. C'est-la que la blancheur du front efface celle de l'albatre, que les arcs des sourcils disputent de perfection avec l'iris, c'est-la que l'ebene et la neige, les lys et les roses, le corail et les perles, l'or et l'argent, tantot fondus ensemble, tantot separement, concourent a former les plus belles tetes et les plus beaux visages qu'on puisse imaginer. Toutes les dames y ont sur-tout les yeux d'une beaute admirable. J'en connois pourtant quelque part dans ce pays-ci d'aussi beaux, mais ils sont rares; car ce sont des astres brillans, dont l'eclat ebloueit, des soleils d'ou partent mille traits de flamme qui embrasent tous les coeurs. a leur aspect on voit fondre la froide indifference comme la glace exposee aux ardeurs du soleil. L'amour y fait sa demeure pour lancer plus surement ses traits. Aussi n'y a-t-il aucun coup perdu: eh! Quel coeur pourroit y resister? On ne peut pas s'en defendre: tot ou tard il faut se rendre, et ceder de bonne grace a de si puissans vainqueurs. Mais ce qui acheve de faire des habitans de la romancie les plus belles personnes qu'on puisse voir, c'est qu'avec tous ces traits de beaute ils ont tous un air fin, une physionomie noble, quelque chose de majestueux et de gracieux tout ensemble, de fier et de doux, d'ouvert et de reserve, quelque chose de charmant, je ne scais quoi d'engageant, un tour de visage si attrayant, un certain agrement dans les manieres, une certaine grace dans le discours, un sourire si doux, des charmes qu'on ne scauroit dire, mille choses qu'on ne scauroit exprimer, en un mot mille je ne scais quoi qui vous enchantent je ne scais comment. Ce n'est pourtant pas encore tout. Car comme si la nature se plaisoit a epuiser tous ses dons pour former les habitans de la romancie aux depens de tout le reste du genre humain, on les voit joindre a tant d'avantages naturels toutes les perfections de corps et d'esprit qu'on peut desirer. Ils dansent tous admirablement bien; ils chantent a ravir; ils jouent des instrumens dans la grande perfection; ils sont d'une adresse infinie a tous les exercices du corps: s'il y a une joute, ils remportent toujours le prix, et s'il y a un combat, ils en sortent toujours vainqueurs: que l'on juge apres cela s'il n'y a pas sans comparaison beaucoup plus d'avantage de naitre citoyen romancien, que de naitre aujourd'hui prince ou duc, et autrefois citoyen romain. J'avoue que ce ne fut pas sans une extreme confusion que je me vis d'abord au milieu d'un peuple si bien fait. Car quoique je ne sois pas difforme, je me rendois pourtant la justice de penser qu'aupres de personnes si bien faites, je devois paroitre un homme fort disgracie de la nature. Cette pensee me frappa meme tellement, que dans la crainte d'etre un objet de risee, je me retirai dans un lieu ecarte pour me derober aux yeux des passans. La, comme je deplorois le desagrement de ma situation, mes reflexions me porterent naturellement a tirer de ma poche un petit miroir pour m'y regarder. Mais quel fut mon etonnement de me voir change au point que je ne me reconnoissois plus moi-meme! Mes cheveux qui etoient presque roux, etoient du plus beau blond; mon front s'etoit agrandi, mes yeux devenus vifs et brillans, s'etoient avances a fleur de tete, mon nes trop eleve s'etoit rabaisse a une juste proportion; ma bouche trop grande s'etoit rappetissee; mon menton trop plat, s'etoit arrondi, toute ma phisionomie etoit charmante. Je compris tout d'un coup que c'etoit a l'air du pays que j'etois redevable d'un si heureux changement; mais j'eus la foiblesse... l'avouerai-je? Mes lecteurs me le pardonneront-ils? ... n'importe; il faut l'avouer: il sied mal a un ecrivain romancien de n'etre pas sincere, et j'ai promis de l'etre. J'avouee donc que je fus transporte de joye de me voir si beau et si bien fait. Beaute, frivole avantage, meritez-vous l'estime des hommes? Non sans doute; mais alors ces reflexions ne me vinrent point a l'esprit. Je ne pouvois me lasser de me regarder et de m'admirer moi-meme; j'etudiois dans mon miroir mille petites minauderies agreables, je sautois d'aise, et me flattant de faire incessamment quelque conquete importante, je me hatai de joindre les compagnies d'hommes et de femmes que j'avois laissees. Je me joignis successivement a plusieurs, avec toute la liberte que je scavois que les loix du pays permettoient de prendre, et je restai assez long- tems dans ce lieu pour me mettre au fait de leurs moeurs, de leur esprit, de leurs manieres, et de tout leur caractere. Tout ce detail est si curieux, que les lecteurs seront sans doute bien aises de l'apprendre. On ne voit nulle part briller autant d'esprit que dans les conversations romanciennes; mais c'est moins l'esprit qu'on y admire que les sentimens, ou plutot la facon de les exprimer; car comme l'amour est le sujet de tous leurs entretiens, et qu'ils aiment beaucoup a parler, ils trouvent pour exprimer une chose que nous dirions en quatre mots des tours si longs et si varies, qu'un jour entier ne leur suffisant jamais, ils sont toujours obliges d'en remettre une partie au lendemain. Ils ont sur-tout le talent de decouper et d'anatomiser pour ainsi dire si bien toutes les pensees de l'esprit, et tous les sentimens du coeur qu'on seroit tente de les comparer a des dentelles, ou a un reseau d'une finesse extreme. Que les gouts des hommes sont differens! Ce que par un effet de notre barbarie, nous traitons ici de verbiage et de galimatias, voila ce qui brille et ce qu'on estime le plus dans les conversations romanciennes, entr'autres ces belles tirades de menues reflexions sur tout ce qui se passe au dedans d'un coeur amoureux, inquiet, incertain, soupconneux, jaloux ou satisfait. Tout cela exprime longuement avec le pour et le contre, le ouei et le non, le vuide et le plein, le clair et l'obscur, fait un discours qui enchante. Ce sont mille petits riens, dont chacun ne dit que tres- peu de chose; mais tous ces petits riens, toutes ces petites choses mises bout a bout font un effet merveilleux. Il est vrai qu'il faut scavoir la langue du pays, comme je dirai bien-tot, sans quoi il vous echappe beaucoup de beautes et de traits d'esprit; mais aussi quand on la possede une fois, on goute une satisfaction infinie; c'est du moins mon avis, sauf au lecteur de penser autrement, s'il le juge a propos; car il ne faut pas, dit-on, disputer des gouts. Je passerai legerement sur la nourriture des romanciens: elle est fort simple, comme j'ai dit ailleurs; et en effet quand on aime, et encore plus quand on est aime, qu'a-t-on besoin de boire et de manger? Je ne dirai rien non plus de leur habillement. Il est pour l'ordinaire assez neglige, par la raison que dans la romancie, l'habillement recherche n'ajoute jamais rien aux charmes d'une personne: ce sont toujours au contraire ses graces naturelles qui relevent son ajustement. Mais quelques princesses ont dans ce pays- la un privilege assez singulier, c'est de pouvoir s'habiller en hommes, et de courir ainsi le monde pendant des annees entieres avec des cavaliers et des soldats, dans les cabarets et les lieux les plus dangereux, sans choquer la bienseance. Ces sortes de deguisemens etoient meme autrefois estimes, et sur-tout, si la demoiselle sous un habit de cavalier venoit a rencontrer un amant sous un habit de demoiselle; cela faisoit un evenement si singulier, si nouveau et si ingenieusement imagine, qu'on ne manquoit jamais d'y applaudir; mais ce que les lecteurs seront sans doute bien aises de connoitre, c'est le caractere du peuple romancien. Il y a eu de la mechancete a celui qui le premier a represente le dieu d'amour comme un enfant; car il semble qu'il ait voulu insinuer par-la, que l'amour n'est que puerilite, et que les amants ressemblent a des enfans. Mais a qui le persuadera-t-on, lorsqu'il est si bien prouve par le temoignage des plus graves auteurs, que de toutes les passions, l'amour est la plus belle et la plus heroique, jusques-la que depuis long-tems, tous les heros du theatre, et meme ceux de l'opera, semblent ne connoitre aucune autre passion que pour la forme; mais on en jugera encore mieux par le caractere des habitans de la romancie, qui sont les plus parfaits des amants. En voici les principaux traits que je vais rapporter, pour en ebaucher seulement le portrait. Ils ont le talent de s'occuper fort serieusement pendant tout un jour, et un mois entier s'il le faut, de la plus petite bagatelle. Ils pleurent volontiers pour la moindre chose; un regard indifferent, un mot equivoque les fait fondre en larmes: c'est qu'ils sont en effet extremement delicats et sensibles. La plupart sont en meme-tems si inquiets, qu'ils ne scavent pas eux-memes ce qu'ils desirent, ni ce qui leur manque. Ils voudroient et ils ne voudroient pas: on a beau leur assurer vingt fois une chose; doivent-ils croire ce qu'on leur dit, ou s'en defier? Doivent-ils s'affliger ou se rejoueir? Sont-ils satisfaits ou non? Voila ce qu'ils ne scavent jamais. Jaloux a l'exces, si quelqu'un par hazard a dit un mot a leur princesse, ou si par malheur elle a jette un regard sur quelqu'un, toute leur tendresse se change en fureur. Adieu toutes les assurances et tous les sermens passes. Adieu les lettres, les billets, les bracelets, les portraits, tout est oublie de part et d'autre, dechire, mis en pieces; on ne veut plus se voir, on ne veut pas meme en entendre parler... a moins pourtant qu'il ne s'en presente quelque occasion; et par le plus grand bonheur du monde, il ne manque jamais de s'en presenter quelqu'une. Comment faire alors? Il faut s'eclaircir; et l'eclaircissement fait, il faut bien se raccommoder: a tout raccommodement il y a toujours de petits frais; la princesse les prend sur son compte; et voila la paix faite jusqu'a nouvelle avanture. Mais ce qu'il y a de plus dangereux en cette matiere, c'est lorsque l'un des deux s'obstine malicieusement a cacher a l'autre le sujet de son mecontentement secret, comme la trop credule et trop taciturne Fanny fit il y a quelque-tems, a son trop melancolique et sombre amant; car cela donne toujours lieu aux plus tragiques avantures. Il est vrai que sans cela le triste heros auroit eu de la peine a parvenir a son cinquieme volume; mais n'est- ce pas aussi acheter trop cher l'avantage de faire un volume de plus? Je pourrois ajouter encore ici quelques autres traits du caractere des romanciens; qu'ils sont naturellement reveurs et distraits; qu'ils aiment beaucoup a jurer, et que les sermens ne leur coutent rien. Qu'ils les oublient pourtant assez aisement lorsqu'ils ont obtenu ce qu'ils desirent, et d'autres traits semblables; mais comme j'ai beaucoup de plus belles choses a dire, je ne m'etendrai pas davantage sur ce sujet: aussi bien faut-il que je raconte la merveilleuse rencontre que je fis dans la foret des avantures. CHAPITRE 5 Rencontre et reveil du Prince Zazaraph, grand paladin de la Dondindandie, avec le dictionnaire de la langue romancienne. Quoiqu'il ne fut pas difficile de reconnoitre a mes manieres et a mon langage que j'etois nouveau venu dans le pays, cependant tous ceux a qui je me joignis et avec qui je m'entretins, trop occupes apparemment de leurs affaires particulieres, ne songerent presque point a me faire offre d'aucun service, quoique d'ailleurs ils me fissent beaucoup de politesse. Enfin un beau jeune homme que ma presence importunoit peut-etre, m'adressant la parole, me demanda si j'avois passe par la foret des avantures. Non, lui dis-je, car je ne la connois seulement pas. Eh bien, reprit-il, vous perdrez ici tout votre tems jusqu'a ce que vous y ayez passe. Comme vous etes nouvellement arrive, il est juste de vous instruire. Cette foret est appellee la foret des avantures, parce qu'on n'y passe jamais sans en rencontrer quelqu'une; et comme ce pays-ci est le pays des avantures, il faut que tous les nouveaux venus, des qu'ils arrivent, passent par la foret, pour se faire ensuite naturaliser dans la romancie. Elle n'est pas bien loin d'ici, et en suivant ce petit sentier a main droite, vous la rencontrerez. Je remerciai le mieux qu'il me fut possible celui qui me donnoit un avis si important, et m'etant mis en chemin, j'arrivai bien-tot a la foret. J'entendis en y entrant un fort grand bruit au-dessus de ma tete, et plus desagreable encore que celui que fait une troupe de pies effarees, qui voltigent de la cime d'un arbre a l'autre pour se donner mutuellement l'allarme. J'appercus aussi-tot quelle etoit l'espece d'oiseaux qui faisoit ce bruit: c'etoient des harpies. On scait que si ces femmes oiseaux sont grandes causeuses, elles ne sont pas moins gloutonnes, jusques-la qu'elles se jettent avec fureur sur une table, et enlevent toutes les viandes dont elle est chargee. Quoique je ne portasse aucunes provisions, je me mis a tout evenement sur mes gardes l'epee a la main. Je scavois bien que c'etoit le moyen de les ecarter; mais je n'en recus aucune insulte, et j'en fus quitte pour essuier l'infection epouvantable dont elles empestent l'air tout autour d'elles. Assez pres dela je trouvai des perroquets sans nombre, et qui parloient toutes les langues avec une facilite admirable, des oiseaux bleus, des merles blancs, des corbeaux couleur de feu, des phenix, et quantite d'autres oiseaux rares qu'on ne voit jamais dans ce pays-ci; mais ce spectacle m'arreta peu, parce qu'un objet imprevu attira mes regards. J'appercus un cavalier etendu sous un grand arbre et qui paroissoit dormir d'un profond sommeil. Je m'en approchai aussi-tot, et apres avoir contemple quelque tems les traits de son visage, qui avoient quelque chose de noble et d'aimable, et sa taille qui etoit fort belle, je deliberai si je ne le reveillerois point, pour lui demander les eclaircissemens dont j'avois besoin; mais je jugeai qu'il seroit plus honnete d'attendre son reveil. J'attendis en effet assez long-tems; enfin suivant les mouvemens de mon impatience, je m'en approchai, je lui pris la main, je l'appellai, je le secouai meme, mais ce fut inutilement. Je ne scavois que penser d'un sommeil si extraordinaire, et m'imaginant que l'infortune cavalier pouvoit etre tombe en letargie, je lui appliquai au nes et aux tempes une eau divine que je portois sur moi; mais j'eus le chagrin de voir echoueer mon remede. Enfin je m'avisai de songer que dans la romancie les plantes avoient des vertus etonnantes. J'en cueeillis sur le champ quelques-unes qui me parurent des plus singulieres, et pour en essayer l'effet, j'en frottai le visage du cavalier endormi: les premieres ne reussirent pas; mais en ayant cueeilli d'une autre espece, a peine la lui eus-je fait sentir, qu'il se reveilla dans l'instant avec un grand eternuement, qui fit retentir la foret et mit en fuite tous les oiseaux du voisinage. Genereux Prince Fan-Feredin, me dit-il, en m'appellant par mon nom, ce qui m'etonna beaucoup, que ne vous dois-je pas pour le service que vous venez de me rendre. Vous m'avez reveille, et dans trois jours je possederai l'adorable anemone. Il faut, ajouta-t-il, que je vous raconte mon histoire, afin que vous connoissiez toute l'obligation que je vous ai. Je m'appelle le Prince Zazaraph. Il y a pres de dix ans que par la mort de mon pere, dont j'etois l'unique heritier, je devins grand paladin de la Dondindandie. J'eus le bonheur de me faire aimer des dondindandinois mes sujets, que je gouvernois plutot en pere qu'en souverain; car il est vrai que tous les jours de mon regne etoient marques par quelque nouveau bienfait. Ils me presserent d'epouser quelque princesse, pour fixer dans ma maison la succession de mes etats. J'y consentis, mais je voulois une princesse parfaite, et je n'en trouvai point, quoique d'ailleurs les dondindandinoises passent pour etre la plupart tres belles. L'une avoit de beaux yeux, de beaux sourcils, le nes bien fait, le teint de lys et de roses, la bouche belle, le sourire charmant, mais on pouvoit croire absolument qu'elle avoit le menton tant soit peu trop long. L'autre avoit dans le port, dans la taille, dans les traits du visage, tout ce qu'il y a de plus capable de charmer. Elle avoit meme les mains belles, mais il me parut qu'elle n'avoit pas les doigts assez ronds. Enfin une autre sembloit reuenir en sa personne avec tous les traits de la beaute, tout ce que les graces ont de plus touchant, et tout ce que l'esprit a d'agremens. J'en etois deja si epris, qu'on ne douta pas qu'elle ne dut bien-tot fixer mon choix: je le crus moi-meme pendant quelque tems, et je me felicitois d'avoir rencontre une princesse si aimable et si parfaite; mais par le plus grand bonheur du monde, je remarquai un jour qu'elle n'avoit pas les oreilles assez petites. Il fallut m'en detacher, et desesperant de trouver ce que je cherchois, je consultai un sage fort renomme pour les connoissances qu'il avoit acquises par ses longues etudes. Non, me dit-il, n'esperes pas trouver dans tous vos etats, ni dans les royaumes voisins aucune beaute parfaite. On n'en voit de telles que dans la romancie, et si quelque chose peut dans ce pays-la rendre un choix difficile, c'est que toutes les princesses y sont si parfaitement belles, qu'on ne scait a laquelle donner la preference. C'est votre coeur qui vous determinera. Partez donc, et amenez nous au plutot une princesse digne de vous et de votre couronne. Quant a la route qu'il falloit tenir pour trouver la romancie, il m'assura qu'il n'y en avoit point de fixe et de reglee, qu'il suffisoit de se mettre en chemin, et qu'en continuant toujours a marcher, on y arrivoit enfin, les uns par mer, les autres par terre, quelques-uns meme par la lune et les astres. J'entrepris donc le voyage, et apres avoir parcouru beaucoup de pays, je suis enfin heureusement arrive depuis plusieurs annees dans la romancie, sans que je puisse dire comment; et tout ce que j'en ai pu apprendre depuis que j'habite le pays, c'est qu'on y entre, dit- on, par la porte d'amour, et qu'on en sort par celle de mariage. Mais ce qui mit le comble a mon bonheur, c'est qu'a peine arrive, je rencontrai dans la Princesse Anemone tout ce qu'on peut imaginer de beaute, de charmes, d'appas, d'attraits, d'agremens, de perfections, et beaucoup au dela. Apres tous les preliminaires qui sont absolument necessaires en ce pays-ci, j'eus le bonheur de lui plaire et d'en etre aime. Il ne s'agissoit plus que de nous unir par des noeuds eternels; mais cette ceremonie exige ici des formalites d'une longueur infinie, et je n'ai pu obtenir dispense d'aucune. Il seroit trop long de vous les raconter, et pour peu que vous sejourniez dans le pays, vous les connoitrez assez, parce qu'elles se ressemblent toutes. Enfin je viens dessuyer la derniere epreuve. Il etoit ecrit dans la suite de mes avantures, qu'un rival jaloux de mon bonheur trouveroit moyen par le secours d'un enchanteur, de m'endormir d'un profond sommeil, et qu'il en profiteroit pour enlever la belle Anemone: que je continuerois de dormir pendant un an, sans pouvoir etre reveille que par le Prince Fan-Feredin, a qui il etoit reserve de me desenchanter: que trois jours apres mon reveil la belle Anemone delivree de son odieux ravisseur, qui devoit perir, reparoitroit a mes yeux plus belle et plus aimable que jamais, sans avoir rien perdu entre des mains si suspectes de tout ce qui peut me la rendre chere; que je ne laisserois pourtant pas d'avoir quelques soupcons, que les soupcons seroient suivis d'une broueillerie, la broueillerie d'un eclaircissement, et l'eclaircissement d'un raccommodement, apres lequel aucun obstacle ne s'opposeroit plus a mon bonheur. Je suis donc sur de revoir dans trois jours ma belle princesse. Nous partirons aussi-tot pour la Dondindandie, et c'est a vous prince que j'ai de si grandes obligations. Je fus extremement satisfait du recit du Prince Zazaraph, et d'avoir trouve quelqu'un qui put me donner les instructions dont j'avois necessairement besoin dans un pays inconnu. Apres lui avoir temoigne combien j'etois charme d'avoir eu occasion de lui rendre service, et lui avoir explique comment le desir de voir de belles choses m'avoit amene dans la romancie, je lui laissai entrevoir l'embarras ou j'etois, de trouver quelqu'un qui voulut bien prendre la peine de me servir de guide, et de m'eclaircir sur ce que je pouvois ignorer dans un pays, dont je n'avois nulle autre connoissance que celle que donnent les livres. Croyez-vous, me dit-il obligeamment, qu'apres le service que vous venez de me rendre, je puisse laisser prendre ce soin a tout autre qu'a moi? Non, non, ajouta-t-il en m'embrassant avec un air de tendresse dont je fus touche, je ne vous quitte point. Aussi-bien n'ai-je rien de mieux a faire pendant les trois jours qu'il faut que j'attende la belle Anemone, et trois jours vous suffiront pour connoitre toute la romancie, sans vous donner meme la peine de la parcourir toute entiere, parce qu'on ne voit presque partout que la meme chose. J'acceptai sans hesiter des offres si obligeantes, et nous nous entretinmes ainsi quelque tems dans la foret. Pendant cet entretien il n'eut pas de peine a s'appercevoir que je ne scavois pas la langue du pays, et je lui avoueai ingenument que dans les entretiens que je venois d'avoir avec plusieurs romanciens, ils avoient dit beaucoup de choses que je n'avois pas entendues. Cela ne doit pas vous etonner, me dit-il, car quoique dans la romancie on parle toutes les langues, arabe, grec, indien, chinois, et toutes les langues modernes, il est pourtant vrai qu'il y a une facon particuliere de les parler, qu'on n'apprend qu'ici: par exemple, comment nommeriez-vous une personne dont vous seriez amoureux et aime? Vous l'appelleriez tout simplement votre maitresse. Eh bien, ajouta-t-il, on n'entend pas ce mot-la ici: il faut dire, l'objet que j'adore, la beaute dont je porte les fers, la souveraine de mon ame, la dame de mes pensees, l'unique but ou tendent mes desirs, la divinite que je sers, la lumiere de ma vie; celle par qui je vis, et pour qui je respire. En voila, comme vous voyez, a choisir. Il est vrai, repris-je, mais comment ferai-je pour apprendre cette langue que je n'ai jamais parlee? N'en soyez point en peine, repliqua-t-il; c'est une langue extremement bornee, et avec le secours d'un petit dictionnaire que j'ai fait pour mon usage particulier, je veux en une heure de tems vous faire parler un romancien plus pur que Cyrus et Cleopatre. En effet apres nous etre assis au pied d'un gros cedre odoriferant, le Prince Zazaraph me montra un petit livret proprement relie et gros comme un almanach de poche, tout ecrit de sa main, et dans lequel il pretendoit avoir rassemble toutes les phrases et tous les mots de la langue romancienne avec les regles qu'il faut observer pour la bien parler. Il me le fit parcourir avec attention, et en moins de rien je fus au fait de toute la langue. Je pourrois donner ici ce dictionnaire tout entier, mais j'ai cru qu'il suffiroit d'en rapporter quelques regles principales et les phrases les plus remarquables pour en donner seulement l'idee: car aussi bien il seroit inutile d'entreprendre de parler le romancien dans ce pays- ci. Il faut pour cela aller dans le pays meme. Il y a sur-tout deux regles essentielles. La premiere, de ne rien exprimer simplement, mais toujours avec exageration, figure, metaphore ou allegorie. Suivant cette regle, il faut bien se garder de dire j'aime. Cela ne signifie rien; il faut dire, je brule d'amour, un feu secret me devore, je languis nuit et jour, une douce langueur me consume, et beaucoup d'autres expressions semblables. Une personne est belle, c'est-a-dire, qu'elle efface tout ce que la nature a fait de plus beau, que c'est le chef-d'oeuvre des dieux, qu'il n'est pas possible de la voir sans l'aimer, c'est la deesse de la beaute, la mere des graces: elle charme tous les yeux; elle enchaine tous les coeurs, on la prend pour Venus meme, et l'amour s'y meprend. La seconde regle consiste a ne jamais dire un mot sans une ou plusieurs epithetes. Il seroit par exemple ridicule de dire l'amour, l'indifference, des regrets, il faut dire: l'amour tendre et passionne, la froide et tranquille indifference, les regrets mortels et cuisans, les soupirs ardens, la douleur amere et profonde, la beaute ravissante, la douce esperance, le fier dedain, les mepris outrageans; et plus il y a de ces epithetes dans une phrase, plus elle est belle et vraiment romancienne. Pour ce qui est des mots qui composent la langue, ils sont en tres- petit nombre, et c'est ce qui facilite l'intelligence du romancien. Les voici presque tous. l'amour, et la haine, transports, desirs et soupirs, allarmes, espoir et plaisirs; fierte, beaute, cruaute, ingratitude, perfidie, jalousie, je meurs, je languis, bonheur, joueissance, desespoir, le coeur et les sentimens; les charmes, les attraits et les appas, enchantement et ravissement, douleurs et regrets, la vie et la mort, felicite, disgrace, destin, fortune, barbarie; les soins, la tendresse, les larmes, les voeux, les sermens, le gazon et la verdure, la nuit et le jour, les ruisseaux et les prairies, image, reverie et songes; voila a peu pres tous les mots de la langue romancienne; il n'y a plus qu'a y ajouter, comme j'ai dit, diverses epithetes, comme, doux, tendre, charmant, admirable, delicieux, horrible, furieux, effroyable, mortel, sensible, douloureux, profond, vif, ardent, sincere, perfide, heureux, tranquille; et sur-tout ces expressions qui sont les plus commodes de toutes, que je ne puis exprimer, qu'on ne scauroit imaginer, qu'il est difficile de se representer, qui surpasse toute expression, au-dessus de tout ce qu'on peut dire, au de-la de tout ce qu'on peut penser; avec ce petit recueil, on aura de quoi composer un livre in-folio en langue romancienne. Il y a pourtant une observation a faire, c'est qu'il faut tacher de n'allier aux mots que des epithetes convenables; car si quelqu'un par exemple, s'avisoit de dire une chere et delicieuse tristesse, cela feroit une expression ridicule et mal assortie. CHAPITRE 6 De la haute et basse Romancie. Les diverses reflexions que nous fimes sur la langue romancienne, donnerent occasion au Prince Zazaraph de m'apprendre un point de geographie que j'ignorois; c'est qu'il y avoit une haute et basse Romancie. Nous sommes ici, me dit-il, dans la haute Romancie, et elle est aisee a distinguer de la basse par toutes les merveilles dont elle est remplie, et que vous avez du remarquer en venant ici; au lieu que la basse Romancie est assez semblable a tous les pays du monde. Car par exemple dans la basse Romancie une prairie est une prairie, et un ruisseau n'est qu'un ruisseau: mais dans la haute Romancie une prairie est essentiellement emaillee de fleurs, ou du moins couverte d'un beau gazon, et un ruisseau ne manque jamais de rouler des eaux d'argent ou de crystal sur de petits cailloux pour leur faire faire un doux murmure qui endorme les amans, ou qui reveille les oiseaux. Mais, ajouta-t-il, vous serez peut-etre bien aise d'apprendre l'origine de cette distinction. Il est vrai, lui dis-je, car tout ce que je vois et ce que j'entends, ne fait qu'exciter de plus en plus ma curiosite. Je le concois aisement, reprit-il, et je crains meme que vous ne me fassiez secretement un crime de vous arreter si long- tems dans cette foret ou vous ne voyez rien de nouveau, au lieu de vous mener a quelque habitation. Levons-nous donc, et nous continuerons en marchant notre conversation. Autrefois, continua-t-il, la Romancie etoit un pays fort borne. Aussi n'y recevoit-on que peu d'habitans, encore etoient-ils tous choisis entre les princes et les heros les plus celebres. On se souvient du nom et des avantures de ces premiers habitans de la Romancie, entr'autres d'Artus et des chevaliers de la table ronde, Palmerin d'Olive, et Palmerin d'Angleterre, Primalem de Grece, Perceforet, Amadis, Roland, Merlusine, et plusieurs autres dont je ne me rappelle pas les noms. Rien n'est si brillant que leur histoire. On les voyoit se signaler par mille exploits inoueis pele mele avec les genies, les fees, les enchanteurs, les geans, les endryagues, les monstres, toujours combattans, jamais vaincus. Aussi le ciel et la terre s'interessant a leurs succes, leur prodiguoient continuellement les plus grands miracles. Ce qui faisoit de la Romancie le plus beau pays du monde. Mais un si grand eclat ne manqua pas d'attirer beaucoup d'etrangers dans le pays, entr'autres Pharamond, Cleopatre, Cassandre, Cyrus, Polexandre, grands personnages a la verite, mais qui n'etant pas pour ainsi dire nes heros comme les premiers, et ne l'etant que par imitation, demeurerent beaucoup au-dessous de leurs modeles. Cependant comme ils avoient une valeur et une vertu vraiment extraordinaire, on leur donna place dans la haute Romancie. Mais les choses degenererent bien autrement dans la suite; car on recut dans la Romancie jusqu'aux plus vils sujets, des avanturiers, des valets, des gueux de profession, des femmes de mauvaise vie. Ce n'est pas que plusieurs zelateurs romanciens n'ayent fait leurs efforts pour retablir toute la gloire et le sublime merveilleux des tems passes; de-la sont venus les heros et les princes des fees, ceux des mille et une nuit, des contes chinois, et beaucoup d'autres semblables; mais on voit dans leur histoire les merveilles melees avec tant de choses pueriles, communes et vulgaires, qu'on ne scait dans quelle classe il faut les ranger. Enfin pour eviter la confusion, on a pris le parti de diviser la Romancie en haute et basse. La premiere est demeuree aux princes et aux heros celebres: la seconde a ete abandonnee a tous les sujets du second ordre, voyageurs, avanturiers, hommes et femmes de mediocre vertu. Il faut meme l'avoueer a la honte du genre humain. La haute Romancie est depuis long-tems presque deserte, comme vous avez pu vous en appercevoir dans ce que vous en avez vu, au lieu que la basse Romancie se peuple tous les jours de plus en plus. Aussi les fees et les genies se voyant abandonnes, et presque sans pratique, ont pris la plupart le parti de s'en aller, les uns dans les espaces imaginaires, les autres dans le pays des songes. C'est ce qui fait que vous ne voyez plus la Romancie ornee comme elle etoit autrefois d'une infinite de chateaux de crystal, de tours d'argent, de forteresses d'airain, ni de palais enchantes. Que je suis fache, lui dis-je en l'interrompant, de ne pouvoir pas etre temoin d'un si beau spectacle! Il me seroit fort aise, reprit- il, de vous faire voir deux chateaux de cette espece assez pres d'ici, si nous etions vous et moi assez las de notre liberte, pour consentir a la perdre. a une lieue d'ici sur la main droite, il y en a un qui est habite par la fee Camalouca. Rien de si brillant ni de si magnifique que les appartemens, les galeries, les salles qui composent ce palais; mais rien de si dangereux que d'en approcher. a trois cens pas tout a l'entour, la fee a forme une espece de tourbillon invisible, qui entraine en tournoyant tous ceux qui ont le malheur ou la fatale curiosite d'y entrer. Emportes ainsi jusqu'a la cour du chateau, ils sont a l'instant engouffres dans de grands vases de crystal pleins d'eau, et au moment qu'ils y entrent, la fee leur souffle sur le dos une grosse bulle d'air qui s'y attache, et qui par sa legerete les tient suspendus dans l'eau, ou ils ne font que tourner, monter et descendre sans cesse. On les voit au travers du crystal, et cet assemblage de diverses figures fait un assortiment bizarre, dont la mechante fee se divertit: car on y voit pele mele des dames et des seigneurs, des pontifes et des pretresses, des animaux de toute espece, des monstres grotesques, et mille figures differentes, qui se broueillent et se melent continuellement. C'est sur ce modele qu'on fait en Europe de ces longues phioles pleines d'eau, que l'on remplit de petits marmouzets d'email. L'autre palais qui est a main gauche, est la demeure de la fee Curiaca, c'est bien le plus dangereux caractere qu'il y ait dans toute la Romancie. Comme elle a beaucoup d'agremens, rien ne lui est si aise que de captiver les coeurs de tous ceux qui la voyent, et elle s'en fait un plaisir malin. Elle les mene ensuite promener dans ses jardins, sur le bord d'une fontaine ou d'un canal, et la lorsqu'ils s'y attendent le moins, elle les metamorphose en oiseaux, qu'elle contraint par un effet de son pouvoir magique, a tenir continuellement leur long bec dans l'eau, les laissant des annees entieres dans cette ridicule attitude. C'est la tout le fruit qu'on retire des soins qu'on lui a rendus; et c'est aussi ce qui a fonde le proverbe de tenir quelqu'un le bec dans l'eau. Mes lecteurs sont des personnes de trop bon gout pour ne pas sentir que ces recits sont extremement agreables, et il est par consequent inutile de les avertir qu'ils me firent beaucoup de plaisir; je souhaite qu'ils en trouvent autant dans la lecture du chapitre suivant. CHAPITRE 7 De mille choses curieuses, et de la maladie des baillemens. Nous vimes venir a nous par la route que nous tenions, un cavalier monte sur une espece de Griffon noir, l'air triste, reveur et distrait; mais des qu'il nous eut appercus, il detourna sa monture, et prenant un chemin de traverse, il se deroba bien-tot a nos yeux. Quel est, dis-je au Prince Zazaraph, cette figure de misantrope? Je n'en connoissois pas de cette espece dans la Romancie. Il s'y en trouve pourtant plusieurs, me repondit-il, temoin le pauvre Cardenio, qui se faisoit tant craindre des bergers dans les montagnes de Sierra Morena. Celui-ci se nomme Sonotraspio. Que je le plains! Prevenu contre les dangers d'une passion amoureuse, il vivoit en philosophe indifferent, riant meme de la foiblesse des amans. Mais l'amour lui gardoit un trait que sa philosophie ne put parer. Il aima enfin, et il aima Tigrine, dont le coeur etoit engage a un autre, et qui lui fit bien-tot comprendre qu'il n'avoit rien a esperer. Il le comprit en effet si bien, que pour etouffer dans sa naissance un malheureux amour, il voulut prendre le seul parti qui lui restoit, qui etoit de s'eloigner de l'objet qui l'avoit captive. Mais non, lui dit Tigrine, vos soins me font plaisir, vos services me sont utiles, si vous m'aimez j'exige que vous ne me fuyez pas. a un ordre si absolu elle ajouta quelques faveurs legeres, qui acheverent de faire perdre a l'amant infortune tout espoir de liberte. Il ne lui etoit pas possible de voir Tigrine sans l'aimer: il ne lui etoit pas permis de l'eviter: il n'en avoit pourtant rien a esperer; quelle situation! Il s'y resolut pourtant avec un courage qui marquoit autant la fermete de son ame, que l'exces de sa passion. Il se flatta d'arracher du moins quelquefois a la cruelle de ces legeres faveurs, qu'elle lui avoit deja accordees. Il y reussit en effet, au-dela meme de ses esperances, et bornant-la tous ses desirs et tout son bonheur, il trainoit sa chaine avec quelque sorte de satisfaction; mais ce bonheur apparent et si leger dura peu. Tandis que Sonotraspio toujours modeste et respectueux, s'efforce de se persuader qu'il est encore trop heureux, un injuste caprice persuade a Tigrine qu'elle en fait trop. C'en est fait, lui dit-elle, n'esperez plus rien de moi, votre passion m'importune, vos soins me sont devenus indifferens. Fuyez-moi, j'y consens, et meme je vous le conseille. Dieux! Quel fut l'etonnement de Sonotraspio! Un coup subit de tonnerre cause moins de consternation a des femmes timides, qu'un orage imprevu surprend dans une vaste campagne. Il douta quelque-tems: il crut avoir mal entendu; mais son doute ne fut pas long. Tigrine s'expliqua, et le fit avec toute la durete imaginable. Alors penetre de douleur, et le desespoir peint dans ses yeux, vous me permettez donc de vous fuir, lui dit-il; il en est bien tems cruelle, apres que... ses sanglots ne lui permirent pas d'achever, et Tigrine meme s'eloigna pour ne pas l'entendre. Ni les larmes, ni les prieres les plus tendres ne purent la flechir, ni lui persuader meme d'accorder a un malheureux, du moins pour une derniere fois, quelque marque de bonte. Elle n'en parut au contraire que plus fiere et plus dedaigneuse. Enfin l'infortune Sonotraspio outre de depit et de douleur, s'est abandonne a tout ce que le desespoir peut inspirer a un amant injustement maltraite. En vain il s'efforce de se rappeller les sages lecons de la philosophie. Occupe continuellement de son malheur, on le voit pour se distraire, chercher tantot la solitude, tantot la dissipation, en courant comme un insense toute la Romancie. Il deteste le jour ou il vit Tigrine pour la premiere fois; il s'efforce de l'oublier; il voudroit la hair; mais rien ne lui reussit: la blessure est trop profonde, et il y a lieu de craindre qu'il n'en guerisse jamais. En verite, dis-je alors au Prince Zazaraph, le pauvre Sonotraspio me fait pitie, je voudrois que Tigrine ou ne lui eut jamais rien accorde, ou ne lui eut pas refuse pour une derniere fois, quelques faveurs legeres; mais, ajoutai-je, il ne faudroit pas beaucoup d'exemples semblables pour decrediter la Romancie. Vous avez bien raison, me dit-il, car on seroit tente de regarder tous ses habitans comme des fous; mais c'est un effet de l'injustice et de l'ignorance des hommes; car il est vrai qu'a ne consulter que la raison et les maximes de la sagesse, il faut taxer de folie et d'egarement pitoyable, toute la suite des beaux sentimens et des procedes reciproques de deux amans; mais si d'une part on s'en rapporte a nos annalistes, dont l'autorite est d'un poids d'autant plus grand, qu'il y en a plusieurs qui ont un caractere respectable; et si de l'autre on en juge par la facon toute sublime dont ils scavent embellir les passions, qui par elles-memes paroissent les moins sensees, on aura des heros de la Romancie une idee beaucoup plus avantageuse. Ici j'interrompis le grand paladin. Que vois-je, lui dis-je! Apres le tragique, n'est-ce pas du comique qui se presente ici a nous? Qu'est-ce, je vous prie, que ces bandes de hannetons, de sauterelles, ou de grosses fourmis que je vois traverser la foret, comme une petite armee qui defile? Quelle espece d'insectes est-ce la? Insectes, repondit le Prince Zazaraph en riant. De grace traitez plus honnetement une espece qui n'est rien moins qu'une espece humaine. N'avez-vous jamais ouei parler des liliputiens? Les voila. Ces pauvres petits avortons de la nature humaine s'etoient etablis dans la Romancie, et sembloient d'abord y faire fortune; mais il faut sans doute que l'air du pays leur soit contraire: ils n'ont jamais pu s'y multiplier, et desesperes de voir leur race s'eteindre, ils ont enfin pris le parti d'aller s'etablir ailleurs. Prenons garde en passant, ajouta-t-il, d'en ecraser quelques-uns sous nos pieds; car c'est-la tout le danger que l'on court a les rencontrer. Mais il n'en est pas de meme des brobdingnagiens. Ces geants monstrueux par un contraste bizarre s'etablirent dans la Romancie en meme-tems que les liliputiens; et comme eux ils ont ete obliges de chercher une autre demeure, le pays entier ne pouvant suffire a leur subsistance; mais malheur a tout ce qui s'est trouve sur leur passage. On ne scauroit exprimer le ravage que ces colosses effroyables ont fait dans toute leur route, ecrasant les chateaux sous leurs pieds, comme nous ecrasons une motte de terre, et brisant tous les arbres des forets, comme des elephans briseroient des epics de froment en traversant les campagnes. On ne scait pas trop quel motif avoit engage les uns et les autres a s'etablir dans la Romancie; n'ayant d'autre merite pour se distinguer, sinon, les uns une petitesse qui faisoit rire, et les autres une grandeur gigantesque qui faisoit horreur. Aussi les voit-on partir sans qu'on s'empresse de les retenir, et tout ce que l'on en dit, c'est que ce n'etoit pas la peine de faire un si grand voyage, pour apprendre ce qu'on scavoit deja; qu'il n'y a point dans le monde de grandeur absolue, et que la taille grande ou petite est une chose indifferente a la nature humaine. A propos de cela, dis-je au Prince Zazaraph, n'ai-je pas ouei dire que les betes parlent dans ce pays-ci? Rien n'est plus vrai, me dit-il, et c'etoit meme autrefois une chose assez commune du tems d'Esope, de Phedre, et d'un francois appelle La Fontaine, qui avoient le secret de les faire parler, aussi-bien et quelquefois mieux que les hommes memes. Mais il semble que degoutees de cet usage, elles ayent pour ainsi dire perdu la parole, sur-tout depuis qu'un autre francois nomme L M s'est avise de leur faire parler un langage peu naturel et force, qu'on a quelquefois de la peine a entendre. Il ne laisse pourtant pas de se trouver encore parmi elles quelques babillardes qui parlent autant et plus qu'on ne voudroit; et tout recemment, une taupe vient de se rendre ridicule par son babil extravagant, quoique quelques-uns ayent pretendu qu'elle n'a fait qu'en copier une autre. Tandis que le Prince Zazaraphe m'entretenoit ainsi, il me prit une envie de bailler si prodigieuse, qu'il me fallut malgre mes efforts, ceder au mouvement naturel. Ah ah! Dit-il en riant, vous voila deja pris de la maladie du pays, c'est de bonne heure; mais de grace ne vous contraignez point, car personne ici ne vous en scaura mauvais gre. C'est dans la Romancie un mal inevitable pour peu qu'on y fasse de sejour, a peu pres comme le mal de mer pour ceux qui font un premier voyage sur cet element. Comme le Prince Zazaraph achevoit de parler, il se mit lui-meme a bailler si demesurement, que je ne pus m'empecher d'en rire a mon tour. Je vois bien, lui dis-je, que cette maladie est en effet assez commune dans la Romancie. Mais je ne comprens pas comment on peut y etre sujet dans un pays si rempli de merveilles; c'est aussi, me repondit-il, ce qui embarasse les physiciens dans l'explication de ce phenomene, d'autant plus qu'on a observe que dans les endroits ou il y a le plus de merveilles, entassees les unes sur les autres, par exemple dans la province peruvienne, c'est-la precisement que l'on baille le plus. Les medecins de leur cote n'ont encore pu trouver d'autre remede a ce mal, que de changer d'air. Il faut pourtant que je vous fasse voir auparavant un de nos bois d'amour: car c'est a peu pres ce qui vous reste a voir de particulier dans le canton ou nous sommes. CHAPITRE 8 Des bois d'amour. Comme nous etions donc deja hors de la foret, nous tournames nos pas vers un bois charmant qui etoit dans la plaine. C'etoit un de ces bois d'amour dont le prince venoit de parler, et on en trouve dans tous les quartiers de la Romancie beaucoup de semblables qu'on a plantes pour la commodite des amans, comme on voit dans une terre bien entretenue des remises de distance en distance pour servir d'asile et de retraite au gibier. Ces bois sont presque tous plantes de lauriers odoriferans, de myrthes, d'orangers, de grenadiers et de jeunes palmiers, qui entrelassent amoureusement leurs branches pour former d'agreables berceaux. Ils sont admirablement bien perces de diverses allees, qui forment des etoiles, des pates d'oye, des labyrinthes, et dans les massifs on a menage divers compartimens, dont le terrain est couvert d'un beau gazon seme de violettes et d'autres fleurs champetres: les palissades sont de rosiers, de jasmin, de chevrefeueille, ou d'autres arbrisseaux fleuris, et chacun a son jet d'eau, sa fontaine, ou sa petite cascade. Il ne faut pas demander si dans ces bosquets delicieux les tendres zephirs rafraichissent les amans par la douce haleine de leurs soupirs; ni si les oiseaux font retentir le bocage des doux sons d'un amoureux ramage; tout vit, tout respire, tout est anime, tout aime dans ces bois d'amour; et comment pourroit-on s'en defendre, lorsqu'on y voit les amours perches sur les arbres comme des perroquets, s'occuper sans cesse a lancer mille traits enflammes qui embrasent l'air meme. O que les conversations y sont tendres, vives et passionnees, qu'on y pousse de soupirs, qu'on y forme de desirs! Qu'on y goute de plaisirs! Ne croyez pourtant pas, me dit le Prince Zazaraph, qu'il soit indifferent de se promener dans les divers quartiers du bois. Chaque bosquet a sa destination particuliere; ensorte qu'on distingue le bosquet des amans heureux, et celui des mecontens; le bosquet des soupcons jaloux, celui des broueilleries, celui des raccommodemens, et plusieurs autres semblables. Il y a quelque tems que des habitans peu instruits des loix et des anciens usages, voulurent etablir aussi dans les bois d'amour des bosquets de joueissance; mais on s'opposa avec zele a une innovation si dangereuse, et il fut prouve par le temoignage des annales romanciennes, qu'il n'y avoit rien de si contraire aux interets de la Romancie, par la raison que la joueissance eteint le desir et la passion qui sont ici les nerfs du bon gouvernement. Mais que font la bas, lui dis-je, ces personnes que je vois les unes debout, les autres assis sous ce grand orme? Ce sont, me repondit-il, des gens qui attendent leur compagnie pour entrer dans le bois. Cet orme a ete plante tout expres pour etre le lieu du rendez-vous. Les premiers venus y attendent les autres; et comme il y en a tel quelquefois qui attend en vain, c'est ce qui a fonde le proverbe, attendez-moi sous l'orme. Au reste, ajouta-t-il, nous pouvons, si nous voulons, nous approcher des bosquets, voir tout ce qui s'y passe, et entendre tout ce qui s'y dit: comment, repris-je, on fait ici les choses si peu secretement? Sans doute, repliqua-t-il; eh! Comment les auteurs qui composent les annales romanciennes pourroient-ils autrement scavoir si en detail tous les entretiens les plus particuliers de deux amans jusqu'a la derniere syllabe? Vous avez raison, lui dis-je, et vous m'expliquez-la une chose que je n'avois jamais comprise. Mais avec tout cela je ne comprends pas encore comment des ecrivains, par exemple, celui de Cyrus ou de Cleopatre, peuvent ecrire de si longues suites de discours sans en perdre un seul mot. C'est, me repondit le Prince Zazaraph, que vous ne scavez pas comment cela se fait. Mais, continua-t-il, entrons dans ce bosquet, qui est celui des declarations; vous pourrez par celui-la seul juger des autres, et vous allez comprendre ce mystere. Voyez-vous, continua-t-il, ces quatre grands tableaux d'ecriture qui sont attachees a l'entree du bosquet? Ce sont quatre modeles differens de declaration d'amour, contenant les demandes et les reponses et s'il n'y en a que quatre, c'est qu'on n'a pas encore pu en inventer un cinquieme; car pour le dire en passant, nos annalistes ecrivent ordinairement assez bien; mais ils ont rarement de cette imagination qu'on appelle invention, et qui fait trouver quelque chose qu'un autre n'a pas dite avant eux. C'est ce qui fait qu'ils ne font que se copier tous les uns les autres. Or pour revenir a nos tableaux, tous les amans qui entrent dans ce bosquet pour se declarer leur amour, ne manquent pas de prendre l'un de ces quatre modeles, qu'ils recitent tout de suite. L'annaliste n'a ainsi qu'a observer lequel des quatre modeles on employe, et il scait tout d'un coup toute la suite de la conversation. Il en est de meme de tous les autres bosquets jusqu'a celui des soupirs, dont le nombre est regle, afin que l'annaliste n'aille pas faire une bevue ridicule contre la verite de l'histoire, en faisant soupirer quatre fois une princesse qui n'en aura soupire que trois. Si cela est, repris-je, il est inutile d'ecouter ce que disent tous les couples d'amans que je vois repandus dans ce bois. Vous dites vrai, me repondit-il; car si vous vous donnez seulement la peine de lire les tableaux qui sont suspendus en tres-petit nombre a l'entree de chaque bosquet, vous scaurez tout ce qui y a jamais ete dit, et tout ce qui s'y dira d'ici a mille ans; et il faut avoueer que si cela ne fait pas l'eloge de l'esprit des annalistes romanciens, c'est du moins pour eux et pour nous quelque chose de tres-commode: car on a par ce moyen toute l'histoire de la Romancie en un tres-petit abrege. Malgre cela il me prit envie d'ecouter un moment ce qui se disoit dans les bosquets voisins, et j'y entrai avec le prince Zazaraph. Mais je remarquai en effet que tout ce qui s'y disoit, n'etoit que des repetitions de ce que j'avois deja lu dans tous les romans; et les baillemens me reprirent avec tant de force, que je crus que je ne finirois jamais. Le Prince Zazaraph eut peur que je n'en fusse a la fin incommode, et pour prevenir le danger, il me proposa de changer d'air. Aussi bien, ajouta-t-il, n'avez-vous plus rien a voir ici de particulier, et tout ce que vous ignorez encore touchant la Romancie se trouvant par tout ailleurs dans tous les autres quartiers comme dans celui-ci, vous vous y instruirez egalement de tout ce qui peut meriter votre curiosite, sauf a moi a vous faire remarquer les differences, quand elles en vaudront la peine. J'acceptai sur le champ la proposition, et pour faire notre voyage, nous montames tous deux chacun sur une grande sauterelle sellee et bridee. Ces montures, plus douces, mais moins vites que les hipogriffes, ne font gueres que quatre ou cinq lieues par saut, de sorte qu'elles ne font faire que deux ou trois cens lieues par jour; mais c'est assez lorsqu'on n'est pas presse. Il faut a cette occasion que je raconte comment on voyage dans la Romancie. CHAPITRE 9 Des voitures et des voyages. Il y a un pays dans le monde qu'on dit etre de tous les pays le plus commode pour voyager, parce qu'on y trouve partout de grands chemins frayes et de bonnes auberges; mais il paroit bien que ceux qui le croyent ainsi, n'ont jamais voyage dans la Romancie. Je ne parle pourtant pas de la commodite admirable des anciennes voitures, lorsqu'un batteau enchante venoit vous prendre au bord de la mer, orne de flames rouges, et d'un pavillon couleur de feu, pour vous faire faire en moins de deux heures plus de la moitie du tour du monde; ou lorsqu'on n'avoit qu'a monter sur la croupe d'un Centaure, ou sur le dos d'un Griffon qui vous transportoit en un instant au-dela de la mer Caspienne, dans les grottes du mont Caucase, pour delivrer une princesse que le geant Coxigrus avoit enlevee, et vouloit forcer a souffrir ses horribles caresses. Comme les heros d'aujourd'hui ne sont pas tout-a-fait de la meme trempe que ceux d'autrefois, il a fallu changer l'ancienne methode, et ne les faire plus voyager que terre a terre, ou dans un bon vaisseau; encore les vaisseaux ne connoissent-ils plus l'ocean. Neanmoins on n'a pas laisse de conserver de l'ancienne methode de voyager, tous les avantages et tous les agremens qu'il a ete possible. Il faut seulement avant que de se mettre en campagne, se faire donner des lettres romanciennes en bonne forme. Par exemple; deux hommes partent de Peking pour aller a Ispahan, ou de Paris pour aller a Madrid; l'un en partant a pris de bonnes lettres romanciennes; l'autre malheureusement n'a pris que des lettres de change. Qu'arrive-t-il? Celui-ci fera tout simplement son voyage, et feroit peut-etre tout le tour du monde, sans qu'il lui arrivat la moindre avanture. Il lui faudra manger toujours a l'auberge a ses depens, encore trop heureux quelquefois d'en trouver. Il sera moueille, fatigue, embourbe, malade, pret a mourir sans secours: il ne trouvera que des compagnies de gens ridicules, ou ennuyeux; pas une belle ne deviendra amoureuse de lui, pas la moindre rencontre singuliere qu'il puisse raconter a son retour. En un mot il reviendra tel qu'il etoit parti. Au lieu qu'un prince fils du calife Scha-Schild-Ro-Cam-Full, un chevalier de rose blanche, ou un marquis de roche noire, une fois muni de bonnes lettres romanciennes, rencontre a chaque pas les choses du monde les plus singulieres. Partout ou il loge il fait tourner la tete a toutes les dames et princesses du canton; c'est un vrai tison d'amour, qui va causant partout un embrasement general. De pluye et de mauvais tems, il n'en est jamais question. Sa chaise rompt pourtant quelquefois, et quelquefois il s'egare dans un bois eloigne du grand chemin; mais le guide qui l'egare scait bien ce qu'il fait; c'est toujours le plus a propos du monde pour delivrer a son choix, soit un cavalier attaque par des assassins, soit une jeune personne qui se trouve dans une chasse, prete a etre dechiree par un vilain sanglier. Il est aussi-tot conduit au chateau qui n'est pas loin, et de tout cela que d'avantures nouvelles! Au reste quoiqu'il ait soin de cacher son veritable nom, en sorte que des gens mal-avises pourroient le prendre pour un avanturier; par la vertu de ses lettres romanciennes il est partout accueilli, caresse, choye comme une divinite. Les princes memes le veulent voir. Il ne leur a pas dit quatre mots qu'il entre dans leur intime confidence, et il ne se passe plus rien d'important ou il n'ait part. En un mot je trouve cette facon de voyager si agreable et si sure, que je ne comprends pas comment on peut se resoudre a sortir de chez soi, n'eut-on que cinq ou six lieues a faire, sans se munir de lettres romanciennes. On peut meme prendre encore une autre precaution tres-avantageuse, qui est d'emporter avec soi sur la foi des voyageurs, une bonne liste des princes et des seigneurs chez qui on pourra loger a leur exemple, dans les divers pays qu'on voudra parcourir. Car il y a dans la Romancie plusieurs de ces listes imprimees pour la commodite des voyageurs; et j'en donnerai volontiers ici un echantillon d'apres un celebre voyageur. Le voici. Si, par exemple, vous allez en Espagne, vous serez infailliblement bien recu. a Madrid chez le Comte De Ribaguora. C'est un grand d'Espagne, age de quarante-cinq ans, qui a de fort belles manieres, et qui recoit bonne compagnie chez lui. Il aime beaucoup les chevaux, les chiens, et les francois. Ou chez le Duc De Los Grabos. Il a ete ci-devant gouverneur du Perou, ou il a amasse des biens immenses dont il aime a se faire honneur. Il a cela de commode, que des qu'il voit un etranger de bonne mine qui s'appelle le Chevalier De Roquefort, ou le Comte De Belle-Foret, il se prend tellement d'amitie pour lui, qu'il ne peut plus s'en passer. a Tolede, chez le Marquis De Tordesillas. La marquise est extremement aimable, et ses deux filles sont les deux plus belles personnes d'Espagne. Elles sont l'objet des tendres voeux de tout ce qu'il y a de plus brillant dans la noblesse espagnole; mais un jeune etranger inconnu qui scait se presenter a elles de bonne grace, ne manque point de captiver le coeur de l'une des deux, sur tout de Dogna Diana, qui est la plus aimable. Cependant comme il faudra que l'intrigue finisse, parce que le jeune voyageur aura affaire ailleurs, Dogna Diana mourra de la peste, ou de quelque autre facon plus honnete si on peut l'imaginer.a Sarragosse, chez D Felix Cartijo. C'est un gentilhomme a qui il est arrive beaucoup d'avantures, qu'il racontera tout de suite pour servir d'episode a l'histoire du voyage; et comme il ne manque jamais d'arriver encore chez lui d'autres personnes qui racontent aussi les leurs, cela fournit insensiblement la matiere d'un volume de juste grosseur. Ce petit echantillon suffit pour donner quelque idee des listes dont je viens de parler, et il seroit inutile de l'etendre d'avantage. Mais une chose dont il faut avertir les voyageurs, et en general tous les heros romanciens, c'est qu'ils doivent avoir une memoire heureuse, pour se souvenir fidelement de tous ceux avec qui ils ont eu des le commencement quelque liaison particuliere, ou qui leur ont commence le recit de leurs avantures sans pouvoir l'achever. Car ce seroit une chose extremement indecente d'oublier ces gens-la, et de n'en plus faire mention. Un voyageur auroit beau dire qu'il les a laisses a la Chine, ou dans le fond de la Tartarie, il faut ou qu'il aille les retrouver, ou qu'ils viennent le chercher, fut-ce des extremites du Japon. En un mot il faudroit les faire tomber des nues plutot que d'y manquer. Les turcs en particulier sont fort religieux sur cet article, et j'en connois un qui pour rejoindre son homme, fit tout expres le voyage d'Amasie en Hollande. J'ai aussi ete moi-meme si scrupuleux sur cela, qu'ayant perdu, comme on a vu, mon cheval la veille de mon entree dans la Romancie, je n'ai pas manque de le retrouver a la sortie du pays, comme on verra dans la suite. Il y a pourtant un moyen de se debarasser de bonne heure de ces importuns qui interviennent dans une histoire, et dont on ne scait plus que faire; c'est de les tuer tout aussitot, ou de les faire mourir de maladie. Mais a dire le vrai, l'expedient est odieux, et on a scu mauvais gre a un des derniers voyageurs, d'avoir fait inhumainement mourir tant de monde. Mais a propos de memoire, je m'appercois que je parle tout seul, et j'oublie que j'ai un compagnon qui auroit du partager avec moi le recit que je viens de faire. J'en demande pardon a mes lecteurs, et je vais reparer ma faute dans le chapitre suivant. Il est pourtant bon d'avertir que nous autres ecrivains romanciens, ne connoissons aucune de ces belles regles que Lucien et tant d'autres ont donnees pour ecrire l'histoire, par la raison que nous avons un privilege particulier pour ecrire tout ce qui nous vient a l'esprit, sans nous mettre en peine de ce qu'on appelle ordre, plan, methode, precision, vrai-semblance, ni de ce qui doit suivre ou de ce qui doit preceder; d'autant plus que nous avons toujours a notre disposition la date des faits pour l'avancer, ou la reculer comme il nous plait. C'est ce qui me fait admirer la precaution qu'a prise un de nos modernes annalistes, de mettre a la tete de son histoire une preface raisonnee, pour justifier fort serieusement les faits qu'il y rapporte, comme si on ne scavoit pas qu'en qualite d'annaliste romancien il a droit de dire les choses les moins vrai-semblables, sans qu'on ait celui de s'en formaliser. CHAPITRE 10 Des trente-six formalites preliminaires qui doivent preceder les propositions de mariage. Tandis que le grand paladin de la Dondindandie et moi nous voyagions par les airs, bien montes sur nos grandes sauterelles, il me demanda si mon dessein n'etoit pas de choisir quelque belle princesse de la Romancie pour en faire mon epouse. Sans doute, lui dis-je, et ca ete en partie le motif qui m'a fait entreprendre ce voyage. Je m'en suis doute, me repondit-il, d'autant plus qu'il vous sera difficile de voir toutes les beautes dont ce pays-ci est peuple, sans que votre coeur se declare pour quelqu'une. Mais disposez-vous a la patience, et ne perdez point de tems. Car la traitte est longue depuis le jour qu'on commence a aimer, jusqu'a celui ou l'on s'epouse. Il est vrai, lui dis-je, que ces longueurs m'ont quelquefois impatiente dans les avantures de Theagene, de Cyrus, de Cleopatre, et de plusieurs autres. Mais ne puis-je pas abreger les formalites... eh si, me repondit-il, vous sieroit-il de ne faire qu'un petit chapitre des mille et une nuit, ou des contes chinois. Non, prince, ajouta-t-il, les gens de notre condition sur tout doivent faire les choses dans les grandes regles, et passer par tous les degres de la milice amoureuse. Il est pourtant permis quelquefois de leur en abreger le tems. Mais puisque nous sommes sur ce chapitre, il est a propos de vous mettre d'avance au fait des loix principales qu'il faut observer en cette matiere. C'est ce qu'on appelle les formalites preliminaires. Il y en a qui en comptent jusqu'a trente-six et plus, mais je vais vous les expliquer sans m'arreter a les compter. Vous comprenez bien, continua-t-il, qu'il faut commencer par devenir amoureux. Or cela est fort plaisant; car on l'est quelquefois une annee entiere sans le scavoir, et il y en a tel qui ne s'en doute seulement pas. S'il a arrete ses regards sur une personne, c'est sans dessein: s'il l'a trouvee extremement aimable, ses sentimens se sont bornes a l'estime et a l'admiration; tout au plus il croit n'avoir pour elle que de l'amitie. Il est vrai qu'il desire de la voir souvent, qu'il a des attentions particulieres pour elle, qu'il n'est pas fache d'appercevoir qu'elle en a aussi pour lui; mais a son avis tout cela ne signifie rien, ce n'est qu'un commerce de politesse, une liaison, une inclination ordinaire ou l'amour n'entre pour rien; mais, dit-il enfin, que m'est-il donc arrive depuis quelque-tems? Je m'appercois que je ne dors que d'un sommeil inquiet, il me semble que je deviens distrait et melancolique. Je perds mon enjouement ordinaire. Ce qui me plaisoit commence a m'ennuyer: ce que j'aimois le plus, me paroit insipide. Vous etes peut-etre malade, lui dit quelqu'un qui ne connoit pas les usages du pays romancien; non, repond-il, c'est toute autre chose. Il a bien raison; car ce sont la precisement les premieres formalites de l'amoureuse poursuite. Il en est d'abord tout etonne; moi amoureux, dit-il, moi qui n'ai jamais rien aime! Moi qui ai brave tous les traits de l'amour! Moi qui jusqu'a present ai vu impunement toutes les belles! Mais il a beau vouloir se le cacher a lui-meme. Ses soupirs le trahissent; l'inquietude, la crainte, l'esperance, les transports se mettent de la partie. Il faut l'avoueer de bonne grace, et il l'avoue enfin. Il me semble pourtant, dis-je alors au Prince Zazaraph, que j'ai vu beaucoup de heros ne pas attendre si long-tems a connoitre leur etat, et a la premiere vue d'une princesse devenir tout a coup eperdument amoureux. Cela est vrai, reprit-il, et c'est meme la maniere la plus romancienne; mais apres tout ils n'y gagnent rien; car il faut toujours, a moins qu'ils n'en obtiennent une dispense particuliere, qu'ils attendent tout au moins un an, avant que de pouvoir faire connoitre le feu secret dont ils sont consumes. Au reste, ajouta-t-il, il ne faut pas oublier une autre formalite essentielle: c'est qu'il faut que la beaute qui a triomphe de l'indifference du heros, ait un nom distingue. Car si malheureusement elle s'appelloit Beatrix, Lizette ou Colombine, ce seroit pour defigurer tout un roman; au lieu que quand elle s'appelle Rosalinde, Julie, Hyacinthe, Florimonde, ces beaux noms toujours accompagnes d'epithetes convenables, font un effet merveilleux. Encore une formalite qui embellit infiniment l'histoire; c'est lorsque le heros amoureux, loin de pouvoir se flatter de posseder jamais l'objet qu'il adore, ne peut seulement pas, vu la disproportion de sa condition, oser faire sa declaration aux beaux yeux qui ont enchaine sa liberte. Car il est vrai qu'il est en effet d'une tres-haute naissance, et le legitime heritier d'un grand royaume, comme il sera verifie en tems et lieu: il est certain d'ailleurs que la princesse l'adore dans le fond du coeur, et qu'elle maudit secretement le rang eminent qui lui ote l'esperance d'etre jamais l'epouse d'un cavalier si parfait; mais d'une part le cavalier ignore sa naissance, et la princesse qui l'ignore aussi ne peut l'ecouter avec bienseance, quand meme il auroit l'audace de s'expliquer. Or cela fait une situation admirable, qui fournit la matiere des plus beaux sentimens: aussi nos annalistes l'ont-ils tournee et retournee en cent facons differentes. Vous voyez donc, ajouta le grand paladin, que les formalites sont plus longues que vous ne pensez; mais ce n'est pourtant encore la que le commencement; la grande difficulte consiste a declarer sa passion. Car comment ferez-vous? Irez-vous dire grossierement a une belle personne que vous la trouvez charmante, adorable: que vous l'aimez de l'amour le plus tendre et le plus respectueux, et que vous vous croyriez le plus heureux des hommes de pouvoir la posseder le reste de vos jours. Gardez-vous en bien, ce seroit pour la faire mourir de chagrin, et elle ne vous le pardonneroit jamais de sa vie. Il faut pourtant bien le lui faire entendre; mais il faut s'y prendre avec tant de precaution et si doucement, qu'elle ne s'en appercoive presque pas. Il faut qu'elle le devine, ou tout au plus qu'elle s'en doute un peu. Le langage des yeux est admirable pour cela, lorsqu'on en scait faire usage et prendre son tems: par exemple, la belle est a sa fenetre ou sur un balcon, ou elle prend le frais: rodez a l'entour sans faire semblant de rien, et quand vous etes a portee, tirez-lui une reverence respectueuse, accompagnee d'un regard moitie vif, et moitie mourant. Vous verrez que vous n'aurez pas fait cela dix ou douze fois, qu'elle se doutera de quelque chose: car il ne faut pas croire que les belles soient si peu intelligentes. La plupart comprennent fort bien ce qu'on leur dit, souvent meme ce qu'on ne leur dit pas, et il y en a qui de cent oeillades qu'on leur adresse, ne perdent pas une seule syllabe. Mais, repris-je a mon tour, a ce premier moyen ne pourroit-on pas en ajouter un second, qui est celui des serenades pendant la nuit sous les fenetres du but de ses desirs? Comment, dites-vous, me repondit le prince en souriant, du but de ses desirs! Fort bien, vous commencez a vous former au beau stile. Continuez de grace. Je lui dis donc que je croyois qu'un concert de voix et d'instrumens sous les fenetres de la beaute dont on porte la chaine, me paroissoit un assez bon expedient pour lui insinuer melodieusement les tendres sentimens qu'on a pour elle. Il est vrai, repartit-il; mais l'expedient n'est gueres de mon gout, parce qu'il est sujet a trop d'inconveniens. Car premierement, il fait connoitre a tout le quartier qu'il y a de l'amour en campagne, ce qui redouble la vigilance des peres et des meres, des duegnes et des espions. Secondement, il ne faut pour troubler toute la fete, qu'un jaloux brutal qui vient au milieu de la musique vous allonger des estocades terribles sans que souvent vous scachiez seulement de quelle part elles vous sont adressees. Je scais bien que vous tuerez votre homme; car c'est la regle. Mais cela meme cause un grand embarras. L'affaire eclate. Le mort appartient toujours a des gens puissans et accredites. C'est pour l'ordinaire un fils unique. Il faut se cacher et prendre la fuite. Pendant une longue absence il peut arriver bien des malheurs. En un mot je tremble toutes les fois que je vois un amant donner la nuit des serenades a sa belle. Car le moindre malheur qu'il ait a craindre, c'est de n'en sortir qu'avec une blessure dangereuse. Avoueez aussi, repris-je, que quand on a un grand coup d'epee au travers du corps, et qu'on se voit en danger de mourir, c'est une grande douceur lorsqu'on peut parvenir a scavoir que la belle pour qui on s'est expose au danger paroit touchee d'un si grand malheur. Vous avez raison, repliqua le Prince Zazaraph: il n'y a pas de baume au monde qui ait une vertu si prompte; et si le cas arrive, je reponds que le blesse sera bientot sur pied. Mais encore une fois ce moyen me paroit trop hasardeux, et il y en a de plus simples. Une lettre, par exemple, quatre lignes bien tournees sont d'un secours merveilleux. On glisse adroitement le billet dans la poche de la belle Julie, ou on le laisse tomber a ses pieds, comme par megarde, pour exciter sa curiosite; ou si on ne peut pas autrement, on le lui fait donner par une personne affidee. Ce pas une fois fait, il faut compter que l'affaire est en bon train. L'amant ne laisse pas de s'inquieter et de se tourmenter sur le succes de son billet. L'a-t- elle lu, l'a-t-elle rejette? Quel sentiment a-t-elle fait paroitre en le lisant? C'est qu'il n'a pas encore d'experience: car il est vrai en general qu'il y a des belles trop reservees, qui font quelque difficulte de recevoir et de lire un billet; mais la reserve en cette occasion seroit tout-a-fait deplacee; et il seroit meme ridicule de ne pas faire au billet une reponse favorable, qui donne de grandes esperances a l'amant; car c'est-la une des formalites les plus indispensables dans les preliminaires dont nous parlons, et je n'y ai jamais vu manquer. C'est alors enfin, continua le prince, que l'on commence a respirer. C'est alors que l'amour commence a paroitre le dieu le plus aimable et le plus charmant de l'Olympe. Qu'on lui fait alors des remercimens, de voeux et d'offrandes! Mais il faut qu'il continue son ouvrage. Ce n'est pas assez que la charmante Clorine, ou l'adorable Florise ait laisse entendre qu'elle n'est pas insensible; il faut que le comte ou le marquis amoureux en ait l'assurance de sa propre bouche. Mais pourra-t-il bien soutenir un tel exces de joye? Non, il se pamera. Que dis-je? Il en mourroit, s'il lui etoit permis de mourir si-tot; mais comme la chose seroit contre les bonnes regles, il faut qu'il se contente de tomber aux pieds de sa toute- belle sans voix et si transporte, quetout ce qu'il peut faire, c'est de coller ses levres sur la belle main de la lumiere de sa vie. Ah! Prince Fan-Feredin, ajouta le grand paladin, quel dommage qu'un moment si doux ne soit qu'un moment! Mais on a eu beau faire jusqu'a present pour trouver le moyen de le prolonger. Tous les astrologues du monde y ont renonce, et ce qu'il y a de plus triste, c'est que ce moment est unique, et qu'on n'en peut pas trouver un second qui lui ressemble parfaitement. Aussi en verite un amant raisonnable devroit s'en tenir-la; et cela seroit bien honnete a lui; mais y en a-t-il des amans raisonnables? Il leur manque toujours quelque chose. Apres un premier entretien, on en veut avoir un second; apres le second on en veut un troisieme, et en l'attendant, les heures paroissent des annees. Heureux qui peut obtenir un portrait. Mais au defaut du portrait on obtient du moins tout ce qu'on peut, et ne fut-ce qu'un ruban, ou un chiffon, on est le plus heureux homme du monde; on n'avoit encore jusqu'alors ressenti que tourmens, langueurs, martyre, craintes, defiances, allarmes, larmes et desespoirs; et voila qu'on voit enfin arriver la bande joyeuse des transports, des douceurs, un calme, une satisfaction, des fleuves de joye ou l'on nage comme en pleine eau, des delices inexprimables. Qu'on ne s'avise point alors d'aller offrir a un amant le throne de Perse, ou l'empire de Trebizonde, a condition d'abandonner la souveraine de son ame, ce seroit tems perdu. Il ne changeroit pas son sort pour la plus brillante fortune. Il prefere un si doux esclavage a la plus belle couronne de l'univers. CHAPITRE 11 Des grandes epreuves; et ressemblance singuliere qui fera soupconner aux lecteurs le denouement de cette histoire. Je ne puis assez admirer, dis-je au Prince Zazaraph, le talent que vous avez de rapprocher les choses, et de les abreger. Car ce que vous venez de me dire en si peu de paroles, non-seulement je l'ai vu dans plus de vingt romans differens, mais il y occupe des volumes entiers. Ce n'est pas que j'aye le talent d'abreger, me repondit-il, mais c'est que d'une part la plupart des romans sont tous faits sur le meme modele, et que de l'autre leurs auteurs ont le talent d'allonger tellement les evenemens et les recits, qu'ils font un volume de ce qui ne fourniroit que quatre pages a un ecrivain qui n'entend pas comme eux l'art de la diffuse prolixite. Remarquez pourtant, ajouta-t-il, que je ne vous ai encore parle que des formalites preliminaires, et qu'avant que d'arriver a la conclusion du mariage, il reste bien du chemin a faire. Car comme dans un labyrinthe on scait fort bien par ou l'on entre, et que l'on ignore par ou l'on en sortira: ainsi ceux qui s'embarquent sur la mer orageuse de l'amour, scavent bien d'ou ils sont partis, mais ils ne scavent point par ou, comment, ni quand ils arriveront au port. Deux jeunes personnes s'aiment comme deux tourterelles. Elles semblent faites l'une pour l'autre. Elles mourront si on les separe: destin barbare! Faut-il... mais non, ce n'est point au destin qu'il faut s'en prendre, c'est aux loix etablies de tout tems dans la Romancie par les premiers fondateurs de la nation: loix severes, qui defendent sous peine de bannissement perpetuel de proceder a l'union conjugale de deux personnes qui s'adorent, avant que d'avoir passe par les grandes epreuves prescrites dans l'ordonnance. Sans doute, dis-je alors au prince dondindandinois, j'aurai vu dans les romans ce que vous appellez les grandes epreuves; mais je serai bien aise de les connoitre plus distinctement, et d'apprendre de vous surquoi est fondee cette loy; et si elle est indispensable. Si vous avez lu, me dit-il, les avantures du pieux Enee, vous avez du remarquer que sans la haine que Junon lui portoit, toute son histoire finissoit au premier livre; car il arrivoit heureusement en Italie, il epousoit la princesse latine, et voila l'eneide finie. Mais son historien ayant habilement imagine de lui donner Junon pour ennemie, cette deesse implacable lui suscite dans son voyage mille traverses, qui font une longue suite d'evenemens extraordinaires, et qui donnent matiere a une grande histoire. Or voila sur quel modele nos annalistes ont etabli la loy des grandes epreuves. Au defaut du Neptune, d'Ulysse et de la Junon d'Enee, ils ont trouve des fees et des enchanteurs ennemis, dont la haine puissante et les persecutions continuelles donnent lieu aux heros de signaler leur courage par mille exploits inoueis; et comme il n'y a ni valeur, ni forces humaines qui puissent resister a de si terribles epreuves, ils ont soin de leur donner en meme-tems la protection de quelque bonne fee, ou de quelque genie puissant, comme Ulysse et Enee avoient l'un la protection de Minerve, l'autre celle du destin. De-la il est aise de juger que cette loy dans la Romancie doit etre indispensable, et elle l'est en effet si bien, que les fils de rois, et les plus grands princes sont ceux qu'elle epargne le moins. Que faut-il donc penser, repartis-je, de la plupart des heros modernes pour qui on ne voit plus agir ni les divinites ni les genies, soit amis, soit ennemis? Ce sont, me dit-il, des heros bourgeois, qui n'ont ni la noblesse ni l'elevation qui est inseparable de l'idee d'un heros romancien. Mais ils ne laissent pas d'etre sujets comme les autres, a la loy des epreuves. Un amant, par exemple, croit toucher au moment qui doit le rendre heureux. Les parens de part et d'autre consentent au mariage; point du tout. Il survient un pretendant plus riche et plus puissant, qui met de son cote une partie des parens; quel parti prendre? Il faut ou se battre ou enlever la belle. S'il se bat, il tuera surement son homme. Mais que deviendra-t-il? Voila matiere d'avantures pour plusieurs annees. S'il enleve sa princesse; il faut qu'il la consigne chez quelque parente qui veueille bien la cacher, et qu'il ait bien soin de se cacher lui-meme pour se derober aux recherches. Tout cela est bien long; mais voici le tragique. Un soir que la belle enlevee prend le frais sur le bord de la mer avec sa parente, il vient une tartane d'Alger qu'elle prend pour un batiment du pays, et qui faisant brusquement descente a terre, enleve les deux belles chretiennes pour les mener vendre a leur dey. Quelle epreuve pour un amant! Il ne scait en quel pays du monde on a transporte le cher objet de ses pensees, ni quel traitement on lui fait. Quelle situation! Ce sera bien pis, si tandis que le corsaire fait voile en Afrique, il est attaque, et pris par un vaisseau chretien, dont le commandant est precisement le rival de l'amant infortune. Voila de quoi mourir mille fois de rage et de douleur, sans qu'heureusement tous les romanciens ont la vie extremement dure. Mais supposons que la charmante Isabelle arrive a Alger; elle est presentee au dey qui en devient amoureux, jusqu'a oublier toutes les autres beautes de son serail. Elle aura beau rebuter sa passion, et faire la plus belle defense du monde: le dey ennuye de ses larmes, et las de sa resistance, veut enfin user de tout son pouvoir. Le jour en est marque, et il le fera tout comme il le dit. Ah! Prince, m'ecriai-je alors, que cette epreuve est terrible! J'en fremis. Non, non, repliqua-t-il, rassurez-vous: dans la Romancie on trouve remede a tout. L'amant a si bien fait par ses recherches, qu'il a decouvert le lieu ou sa chere ame est captive, et il ne manque jamais d'y arriver a point nomme la veille du jour fatal. Deguise en garcon jardinier, il entre dans le jardin du serail; il trouve moyen de faire un signal; il glisse un billet; Isabelle transportee de joye, se prepare a profiter de la nuit pour s'evader avec lui. Une echelle de soye, des draps attaches a la fenetre, une corde avec un panier, que scais-je? On trouve dans ces occasions mille expediens, qui ne manquent jamais de reussir. O! Que le dey fera le lendemain un beau bruit dans son serail! Que de tetes d'eunuques tomberont sous le cimeterre du furieux Achmet! Mais les deux amans le laissant exhaler toute sa fureur a loisir, auront trouve au port un petit batiment qui les attendoit, et ils sont deja bien loin. Au reste, ne croyez pas que ces avantures soient bien singulieres; car pour peu que vous ayez lu les annales romanciennes, vous devez avoir vu qu'il n'y a rien de si commun. En voulez-vous d'une autre espece, ajouta- t-il? L'amoureux cavalier a la nuit dans le jardin de sa belle un rendez-vous secret; mais en tout honneur, dans un bosquet sombre, ou de la lumiere seroit dangereuse. La petite porte du jardin est demeuree entr'ouverte. Or le frere ou le pere de la princesse voulant par hazard entrer par la petite porte, et la trouvant ouverte, se doute de quelque chose. On devine aisement tout le reste: grand bruit; on attaque, on se defend, on apporte des flambeaux, le cavalier ne se bat qu'en retraite; mais il a beau faire, il faut de necessite, et c'est encore la une regle capitale, que le frere ou le pere de celle qu'il adore, s'enferre lui-meme dans l'epee de l'infortune cavalier. Or jugez combien il faut d'annees pour raccommoder une pareille avanture. Il faut en attendant aller servir en Flandre ou en Hongrie. Autre inconvenient; car en Flandre il est cru mort dans une bataille, et la desolee Leonore apres s'etre arrache tous les cheveux de la tete pendant six mois, prend enfin quelque parti funeste a son amant. En Hongrie on est fait prisonnier et envoye esclave en Turquie pour y travailler au jardin, ou a entretenir la proprete des appartemens. Je vous avoue prince, dis-je, au grand paladin, que de toutes les epreuves, cette derniere est celle que j'aimerois le mieux: car j'ai remarque que de tous ceux qui partent de la Romancie pour aller etre esclaves en Turquie, a Tripoli ou a Alger, il n'y en a aucun qui ne fasse fortune. Cela est vrai, repliqua-t-il; mais remarquez aussi qu'avant que de partir, il n'y en a pas un qui ne prenne la precaution de scavoir bien danser, d'avoir une belle voix, de joueer des instrumens dans la perfection, et d'etre aimable et bien-fait. C'est par-la que tout leur reussit. On fait voir l'esclave etranger a la sultane favorite pour la rejoueir. Or l'esclave est un homme si admirable, et toutes ces sultanes ont le coeur si tendre, qu'en moins de rien voila une intrigue toute faite, et un pauvre sultan fort peu respecte. La condition leur plairoit assez, si elle pouvoit durer; mais il n'y a pas moyen: les loix de la Romancie sont extremement severes sur ce chapitre; il faut que le sultan, averti ou non, entre dans le serail et menace de tout tuer. Quel tintamare! Ce ne sera pourtant que du bruit. On l'a entendu venir: la sultane craignant pour sa vie, trouve le moyen de s'enfuir avec son charmant Bezibezu (c'est le nom de l'esclave), et ils sont deja bien loin. En quatre jours la belle maroquine arrive a Marseille ou a Barcelone; et le lendemain elle est presentee au bapteme. La seule chose qui me deplait dans cette avanture, c'est que les loix veulent encore que le coffre de pierreries que la belle maure a emporte avec elle soit jette a la mer, ce qui la reduit a l'aumone. Ces epreuves, repris-je a mon tour, me paroissent tres-peu agreables; mais j'en ai vu d'autres qui ne le sont gueres davantage. Que dites-vous, par exemple, ajoutai-je, d'un pauvre amant, qui lorsqu'il est a la veille d'epouser tout ce qu'il aime, voit sa princesse enlevee par des inconnus, et transportee dans un lieu inconnu, sans qu'apres mille recherches il puisse en apprendre la moindre nouvelle? Vous m'avoueerez que voila une des situations les plus favorables pour les sentimens tragiques et les beaux desespoirs. Ah! Cher prince, s'ecria le Prince Zazaraph, quel souvenir me rappellez-vous? Je l'ai essuyee cette cruelle epreuve, et vous pouvez demander a tous les echos de nos forets tout ce qu'elle m'a coute de regrets douloureux, de sanglots pathetiques, et d'helas touchants. Ouei, je me serois donne mille fois la mort, si on n'avoit eu la precaution, comme c'est l'ordinaire en ces occasions, de m'oter epee, poignard, pistolets, et tout instrument qui tue. C'est pour eviter les funestes effets d'un pareil desespoir, qu'au dernier enlevement de ma princesse j'ai ete condamne a dormir d'un si long sommeil, parce qu'on n'a pas cru que je pusse soutenir sans mourir une seconde epreuve de cette nature. Vous auriez du moins pu, lui dis-je, dans un si triste accident vous munir d'un portrait de votre princesse, ou du moins de quelques petits meubles qui auroient ete a son usage. Cela est d'une ressource infinie; car j'ai connu un cavalier appelle le Marquis De Rosemont, qui ayant ainsi trouve le moyen d'avoir jusqu'aux chemises, aux bas et aux cotillons de sa defunte Donna Diana, passoit une bonne partie du tems a se les mettre sur le corps, a les contempler et a les baiser l'un apres l'autre avec une douceur inexprimable. Il est vrai, me repondit le prince, aussi ne trouvai-je alors de consolation qu'a contempler et a baiser mille fois par jour le portrait de l'adorable Anemone. Le prince tira en meme tems le portrait, et me le montra. Dieux! Quel fut mon etonnement? Ami lecteur, je ne vous ai pas trop prepare a cet incident; mais il est vrai qu'alors je ne m'y attendois pas non plus moi-meme; ainsi votre surprise ne sera pas plus grande que la mienne. Je crus reconnoitre dans le portrait ma soeur, l'infante Fan-Feredine. Il est vrai qu'elle me paroissoit extraordinairement embellie; mais enfin c'etoient ses traits et toute sa physionomie: de sorte que je n'aurois pas balance un moment a croire que c'etoit elle-meme, si je n'en avois vu clairement l'impossibilite. Car j'etois bien sur qu'en partant pour la Romancie, j'avois laisse ma soeur l'infante a la cour de Fan- Feredia, aupres de la Reine Fan-Feredine ma mere. Ma soeur ne s'etoit jamais d'ailleurs appellee la Princesse Anemone; ainsi je crus devoir regarder cette ressemblance comme un effet tout simple du hazard. Je ne pus cependant m'empecher de dire au grand paladin la pensee qui m'etoit venue a l'esprit a la vue du portrait. Cela est admirable, me repondit-il; car dans ce meme moment vous observant aussi moi-meme de plus pres, j'ai cru appercevoir en vous des traits de ressemblance tres-frappants avec le frere de ma princesse: de sorte que si elle ressemble a votre soeur, je puis vous assurer que vous ressemblez aussi beaucoup a son frere, a cela pres, que vous etes beaucoup mieux fait, et que vous avez l'air plus noble et plus aimable. Oh! Pour le coup, lui dis-je, je suis donc tente de croire qu'il y a ici de l'enchantement, ou quelque mystere cache; car je trouve aussi qu'en vous regardant de certain cote, vous ressemblez si bien a un jeune homme de ma connoissance, qui est amoureux de ma soeur, que je vous prendrois volontiers pour lui, si vous n'etiez incomparablement plus beau, mieux fait de votre personne, et outre cela grand paladin, au lieu qu'il n'est qu'un simple cavalier. Mais, lui ajoutai-je en interrompant cet entretien, il me semble que j'appercois une espece de ville ou de grande habitation, a deux ou trois lieues d'ici. Ouei, me dit-il, et c'est ou nous allons descendre: vous y verrez des choses assez curieuses. CHAPITRE 12 Des ouvriers, metiers et manufactures de la Romancie. Nous arrivames donc a l'entree d'une grande et magnifique avenue qui etoit plantee d'orangers, de grenadiers et de myrthes, entremeles de buissons charmans d'arbrisseaux fleuris. La nous descendimes de nos sauterelles que nous congediames, et nous avancames en suivant l'avenue jusqu'a l'habitation. Le lieu ou nous allons entrer, me dit le Prince Zazaraph, n'est pas proprement une ville, puisqu'il n'y a que des ouvriers et des boutiques; mais vous aurez sans doute de la satisfaction a en parcourir les divers quartiers, et c'est un objet digne de la curiosite des nouveaux venus. Eh! De quelle espece sont- ils, lui dis-je, ces ouvriers? Vous l'allez voir par vous-meme, me repondit-il; mais je veux cependant bien vous en donner auparavant une idee generale. Comme tous ceux qui habitent la Romancie se trouvent toujours pourvus de tout ce qui est necessaire pour leur subsistance, sans qu'ils se donnent seulement la peine d'y penser, vous devez juger que les ouvriers de ce pays-ci ne s'amusent pas a faire des etoffes, de la toile, des meubles, du pain, ou de la farine. Leur occupation est beaucoup plus douce; et il y en a differentes especes, les enfileurs, les souffleurs, les brodeurs, les ravaudeurs, les enlumineurs, les faiseurs de lanternes magiques, les montreurs de curiosite, et quelques autres encore. Vous me dites la, lui dis-je, des noms de metiers dont je ne concois pas bien l'usage en ce pays-ci. Je vais vous l'expliquer, me repartit-il. Nous appellons ici enfileurs des ouvriers qui y sont assez communs depuis un tems. Ces gens-la assemblent de divers endroits une vingtaine ou une trentaine de petits riens, qu'ils ont l'adresse d'enfiler et de coudre ensemble, et voila leur ouvrage fait. Les souffleurs au contraire ne prennent qu'un de ces petits riens; mais ils ont l'art de l'enfler, et de l'etendre en le soufflant, a peu pres comme les enfans font des bouteilles de savon, en sorte que d'une matiere qui d'elle-meme n'est presque rien, ils en font un gros ouvrage. Ces ouvrages comme on voit ne peuvent pas etre fort solides; mais ils ne laissent pas d'amuser des esprits oisifs. Les femmes sur tout et les enfans aiment a voir voltiger en l'air ces petites bouteilles enflees. Mais il est vrai que ce n'est qu'un eclat d'un moment, et qu'on ne s'en ressouvient pas le lendemain. L'ouvrage des brodeurs est d'une autre espece. Ils font venir de quelque pays etranger quelques morceaux rares et curieux, dont ils ornent le fond d'une broderie de dessein courant, qui ne laisse presque plus distinguer le fond de la broderie meme. Les ravaudeurs sont moins ingenieux. Tout leur art consiste a donner quelque air de nouveaute a des choses deja vieilles et usees; c'est pourtant aujourd'hui l'espece d'ouvriers qui est en plus grand nombre. Les vrais peintres sont ici fort rares; mais en recompense nous avons des enlumineurs admirables, qui sont employes a enluminer des couleurs les plus brillantes, soit les portraits, soit les figures, ou les tableaux d'imagination. Il ne faut pas demander a ces gens-la des portraits ressemblans, ni des tableaux dans le vrai; ce n'est pas leur metier. Mais personne n'entend comme eux, l'art de charger un tableau de rouge et de blanc, a peu pres comme les poupees d'Allemagne; et la seule chose qu'on puisse leur reprocher, c'est que tous leurs portraits se ressemblent. Les lanterniers ou faiseurs de lanternes magiques, sont encore des ouvriers fort estimes. On les a ainsi nommes, parce que les ouvrages qu'ils font ressemblent a des especes de lanternes magiques, ou l'on voit les choses du monde les plus incroyables, des tours d'airain, des colonnes de diamant, des rivieres de feu, des chariots atteles d'oiseaux ou de poissons, des geants monstrueux. Les montreurs de curiosite font une espece d'ouvrage assez amusant. C'est un amas de diverses choses curieuses qu'ils font venir de loin. C'est pour cela qu'on leur a donne ce nom. Quand la matiere sur laquelle ils travaillent est trop ingrate par elle-meme, ils trouvent l'art d'augmenter et d'orner leur tableau de divers objets plus interessans qu'ils presentent l'un apres l'autre, comme le plan de Londres, la cour de Portugal, le gouvernement de Venise, les temples de Rome, a peu pres comme un montreur de curiosite vous fait voir dans sa boete la ville de Constantinople, l'imperatrice de Russie, la cour de Peking, le port d'Amsterdam. Voila, me dit le Prince Zazaraph, a peu pres les differentes especes d'ouvriers qui travaillent en ce pays-ci; mais entrons dans leur habitation pour les voir de plus pres, car je suis sur que cette vue vous amusera. Effectivement je fus charme de la proprete et de l'ordre admirable que je vis dans la distribution des boutiques. Les differentes especes d'ouvriers sont partagees en differentes rues, et chaque rue est formee par de petites boutiques rangees des deux cotes, les unes aupres des autres, a peu pres comme on le pratique dans les foires celebres de l'Europe: cela fait un spectacle fort agreable, et si l'on veut, un lieu de promenade fort amusant. J'admirai sur tout la variete et la singularite des enseignes; j'en ai meme retenu quelques-unes, comme a la barbe bleue, au chat amoureux, aux bottes de sept lieues, au portrait qui parle, a la bonne petite souris, au serpentin vert, a l'infortune napolitain, et quelques autres dans le meme gout. Tous les ouvriers sont d'ailleurs extremement polis et prevenans, pour attirer chez eux les curieux et les marchands; et il n'y a rien qu'ils ne mettent en usage pour faire valoir leur marchandise. a les en croire, leur ouvrage est toujours admirable, singulier, curieux. C'est, dit l'un, le fruit d'un long et penible travail. C'est, dit l'autre, un reste precieux d'un tel ouvrier qui a laisse en mourant une si grande reputation. C'est, dit un autre, une imitation d'un ouvrage chinois ou indien, ouvrage extremement recherche. Pour moi, dit un marchand plus desinteresse en apparence, je n'avois nulle envie de communiquer mon ouvrage; mais mes amis et des personnes de bon gout l'ayant vu, m'ont tellement presse d'en faire part au public, que je n'ai pu resister a leurs sollicitations. Ils accompagnent en meme tems ces discours de manieres si honnetes et si polies, qu'on ne peut gueres se defendre de leur acheter quelque chose, au hazard de payer cher de mauvaise marchandise, comme il arrive le plus souvent. Le hazard nous ayant d'abord adresses au quartier des enfileurs, j'eus la curiosite de parcourir avec le Prince Zazaraph quelques- unes des boutiques; car il faudroit une annee entiere pour les parcourir toutes. J'admirai veritablement l'adresse avec laquelle je vis ces ouvriers enfiler ensemble mille petites babioles. Un petit fil tres-mince leur suffit pour cela, et l'habilete consiste a faire durer ce fil jusqu'a la fin sans le rompre: car s'il faut le renoueer, ou en ajouter un autre, l'ouvrage n'a plus le meme prix; la boutique qui me parut la plus achalandee, avoit pour enseigne, aux mille et une nuits. L'ouvrier, dit-on, est un des plus celebres du quartier. Comme son enseigne a eu succes, quelques-autres ouvriers n'ont pas manque de l'imiter, dans l'esperance de reuessir egalement. L'un a pris les mille et un jours; l'autre a pris les mille et une heures: un autre, les mille et un quarts d'heure. Leur fil en effet est a peu pres le meme. Mais il faut qu'ils n'ayent pas ete aussi heureux que le premier dans le choix des babioles. J'y remarquai encore quelques enseignes des plus distinguees, comme aux soirees bretonnes, aux veillees de Thessalie, aux contes chinois, etc.. Mais ces ouvriers, dit-on, ont plus de fecondite que de force d'imagination. Trop foibles pour entreprendre un ouvrage d'un seul sujet, ils n'ont de ressource que dans la multitude, a peu pres comme un homme qui n'ayant point assez d'etoffe pour faire un habit, le compose de diverses pieces rapportees; bigarrure qui ne peut jamais faire a l'ouvrier qu'un honneur mediocre. Le quartier des souffleurs est presque desert depuis long-tems, parce qu'il se trouve peu d'ouvriers qui ayent l'haleine assez forte pour fournir a ce travail. Il semble que Cyrus soit leur enseigne favorite, du moins plusieurs se la sont appropriee, et chacun l'a retournee a sa facon. Quelques-uns meme de ces messieurs trouvant que ce prince etoit un sujet propre a achalander leur boutique, l'ont oblige, sans trop consulter son inclination, a courir le monde comme un avanturier, pour leur apporter de tous les pays etrangers des materiaux curieux, propres a etre mis en oeuvre. Il n'est pas bien decide s'il en est revenu plus homme de bien; mais on ne peut pas douter qu'apres de si longues courses il n'eut besoin de se mettre quelque tems en retraite; et il a heureusement trouve un nouveau maitre, homme d'esprit et charitable, qui a retire le pauvre prince chez lui, uniquement pour lui faire prendre du repos. Il y a quelque tems, me dit le prince Zazaraph, qu'il parut dans ces quartiers-ci un de ces genies rares et sublimes, tels que la nature en produit a peine un dans chaque siecle. Il concut que le travail que vous voyez faire a ces ouvriers pourroit etre de quelque secours pour former le coeur et l'esprit des jeunes princes, s'il etoit bien fait et manie avec art et avec sagesse. Il entreprit d'en donner un modele. Son enseigne etoit au Prince D'Ithaque, et ce lieu que vous voyez qu'il semble que l'on ait voulu consacrer par respect pour sa memoire, etoit le lieu ou il travailloit. Il est vrai qu'il fit un chef-d'oeuvre qu'on ne pouvoit se lasser de voir, et ou il trouva l'art de meler ensemble tout ce qu'il y a de plus riant et de plus gracieux, avec tout ce que la sagesse et la religion ont de plus parfait et de plus sublime. C'est cet ouvrage qui devroit aujourd'hui servir de modele a tous les ouvriers, et quelques-uns en effet se sont efforces de l'imiter; mais on est reduit a loueer leurs efforts, et toujours force de plaindre leur foiblesse. Le prince me fit pourtant remarquer dans le meme quartier quelques boutiques qui etoient assez accreditees. Je me souviens sur-tout de deux. La premiere avoit pour enseigne le Prince Sethos; et a juger de ce prince par son portrait, c'etoit un homme d'esprit, a qui on ne pouvoit reprocher qu'une trop forte application a l'etude de l'antiquite. La seconde etoit occupee par une ouvriere d'un esprit fin et solide qui s'etoit fait depuis peu de tems beaucoup de reputation. Elle avoit pour enseigne la cour de Philippe Auguste, et l'empressement du public a acheter ses ouvrages, ayant deja epuise sa boutique, elle en travailloit de nouveaux qu'on attendoit avec impatience. Je ne trouvai rien dans la rue des brodeurs qui me frappat beaucoup. Ces ouvriers, me dit le Prince Zazaraph, n'ayant point assez de talent pour creer eux-memes quelque chose de neuf, gagnent leur vie a enjoliver des choses deja connues, et qui paroissent trop simples par elles-memes. Ainsi ils travaillent sur un fond etranger, et ils ont l'art de le charger tellement de leur broderie, qu'on ne distingue plus le fond de ce qui n'en est que l'ornement; mais il est assez rare que leur ouvrage fasse fortune. Voila une boutique qui a pour enseigne Dom Carlos, et dont l'ouvrier est estime; mais en voila un autre, qui n'a pas a beaucoup pres si bien reuessi dans le dessein d'amuser, quoique son enseigne promette des amusemens h. Mais quoi! Dis-je au prince, ne vois-je pas-la cet ouvrier des pays etrangers, qu'on nomme le p. L. Eh! Que fait-il ici? Ce qu'il y fait, me repondit-il; il y figure tres-bien parmi nos brodeurs, et c'est aujourd'hui un des plus accredites. Il est vrai qu'il sembloit d'abord vouloir s'etablir dans le pays d'Historie; et en effet il y a leve boutique; mais il a mieux trouve son compte a faire de frequentes excursions dans la Romancie; il y est effectivement si souvent, qu'on ne scait jamais de quel pays sont ses ouvrages, et je crois qu'on en peut dire, avec verite, que c'est marchandise melee. Mais j'oubliois, ajouta-t-il, de vous faire remarquer une de nos plus belles boutiques. La voici, continua-t-il, en me la montrant; elle a, comme vous voyez, pour enseigne la Princesse De Cleves; et l'ouvrier joueit a juste titre d'une grande reputation pour n'avoir jamais perdu de vue dans un travail extremement delicat les regles du devoir et de la plus austere bienseance. De-la nous passames au quartier des ravaudeurs. Ce sont, comme j'ai deja dit, les ouvriers les moins estimes de la Romancie. Quel merite y a-t-il en effet, a r'habiller par exemple a la francoise un ouvrage fait par un anglois ou un espagnol; ou a reduire a un pretendu gout moderne des ouvrages faits dans le gout antique? Aussi est-il assez rare que de tels ouvrages fassent quelque reputation a leurs auteurs. Mais ce n'est pourtant pas pour cette raison que leur quartier est presque desert; c'est que faute de police dans la Romancie pour fixer chacun dans les bornes de son metier, tous les ouvriers se melent d'etre ravaudeurs, ensorte qu'il n'y en a presque pas un seul qui dans la marchandise qu'il vous donne pour toute neuve, n'y mele quelques vieux morceaux qu'il a r'habilles et retournes a sa facon; c'est ce qui fait que les ravaudeurs en titre n'ont presque point de pratique, et c'est precisement le cas ou se trouvent aussi les enlumineurs. Trop de monde se mele de leur metier, jusqu'aux ouvriers meme du pays d'Historie. Les lanterniers, ou faiseurs de lanternes magiques, nous amuserent quelque temps. Ces ouvriers ont l'imagination extremement feconde: il ne leur manque que de l'avoir reglee par le bon sens et la vrai- semblance; car il n'y a point d'invention si bizarre, dont ils ne s'avisent et qu'ils n'executent, ou ne paroissent executer avec une facilite surprenante. Demandez-leur des chariots volans, des palais d'argent, des armes qui rendent invulnerable, des secrets pour scavoir tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit a mille lieues a la ronde, des charmes pour se faire aimer, des statues qui s'animent, des ponts, des vaisseaux, des jardins impromptus, des geans, des betes qui parlent, des montagnes d'or, d'argent et de pierreries; rien ne leur coute; de sorte qu'en un clin d'oeil leur boutique est pleine de merveilles. Il est vrai que lorsqu'on considere leurs ouvrages de plus pres, il est aise de s'appercevoir que ce ne sont que des colifichets qui n'ont rien de solide ni d'estimable; et je ne pus m'empecher de temoigner au Prince Zazaraph que je ne comprenois pas comment ces ouvriers pouvoient trouver le debit de pareilles marchandises. Mais il me detrompa. Si les marchands d'Europe, me dit-il, qui etalent des boutiques de poupees, de sifflets, de petits moulinets, de petites sonnettes, de marmousets, et de mille autres especes de semblables colifichets que l'on achete pour les enfans, gagnent leur vie a ce negoce, pourquoi ne voulez-vous pas que ceux-ci fassent aussi quelque fortune? Car vous voyez que leurs boutiques et leurs marchandises se ressemblent parfaitement. Il faut meme observer que la plupart des personnes qui s'occupent d'ouvrages de Romancie, sont des esprits oisifs et paresseux, qui veulent etre amuses comme des enfans, parce qu'ils n'ont pas la force de s'occuper eux-memes de leurs propres pensees, ni meme de donner une application suffisante aux pensees d'autrui. Proposez-leur quelque chose a mediter, un raisonnement a approfondir, seulement une reflexion a faire, vous les accablez, vous les ennuyez, comme des enfans a qui on propose une lecon a etudier; au lieu qu'une suite de jolis colifichets qu'on leur fait passer successivement sous les yeux, les divertit et les amuse sans les fatiguer. Voila ce qui fait le grand debit de cette marchandise; a peine les ouvriers peuvent-ils en fournir assez; et des qu'il paroit quelque nouvelle lanterne magique, ou colifichet nouveau, on se l'arrache des mains. Il faut pourtant avoueer une chose; c'est que du moment que la premiere curiosite est satisfaite, il arrive de ces ouvrages comme des colifichets d'enfans qui sont defaits, ou demontes; on les laisse trainer dans un appartement, sans que personne songe a les conserver, et leur sort ordinaire est d'etre enfin jettes dehors pele mele avec les ordures. Nous voici, ajouta le Prince Zazaraph, arrives au quartier des montreurs de curiosite. Leurs boutiques sont assez belles, comme vous voyez, et meme fort riches. Il est vrai aussi qu'ils ne manquent pas de pratique, mais avec tout cela, ils sont peu consideres, parce qu'ils ne travaillent qu'en subalternes selon que d'autres ouvriers leur commandent, tantot un plan de ville, tantot un portrait, une description, une bataille, un tournois, ou quelque evenement singulier pour remplir les vuides de leurs ouvrages ou pour les grossir. Mais tandis que nous considerions les diverses curiosites dont les boutiques de ce quartier sont garnies, nous fumes detournes par une troupe comique de bouffons et de baladins de toute espece, qui vinrent dans la grande place joueer une espece de comedie. Ce spectacle me divertit, et je trouvai de l'esprit dans l'invention, dans la conduite et l'execution de la piece. Un certain ragotin y faisoit un des principaux roles avec un nomme la rancune, et il ne parut jamais sur le theatre sans faire beaucoup rire les spectateurs, autant par son air ridicule et comique, que par les traits de plaisanterie qui lui echappoient. Toute la piece en general me parut l'ouvrage d'un homme d'esprit, et on me dit que c'etoit aussi ce que cet auteur avoit fait de meilleur. Ce spectacle fut suivi d'une petite piece intitulee le diable boiteux, qui eut aussi beaucoup d'applaudissement. Elle etoit en un acte, apparemment qu'elle n'en demandoit pas davantage; car j'ai ouei dire que l'auteur ne l'avoit pas embellie en voulant l'allonger. On promit pour le lendemain une autre piece du meme auteur, qui a pour titre, Gilblas De Santillane, mais j'entendis dire a ceux qui etoient aupres de moi, que quoiqu'il y eut de l'esprit et d'assez bonnes choses dans cette piece, elle ne valoit pas la premiere. Enfin je vis paroitre ensuite une mascarade maussade, composee de gens deguises en gueux et en avanturiers que j'entendis nommer, Lazarille De Tormes, Dom Guzman D'Alfarache, l'avanturier Buscon, et d'autres noms semblables; mais le Prince Zazaraph m'avertit qu'il ne restoit ordinairement a ce dernier spectacle que de la populace et des gens de mauvais gout. Je remarquai en effet, que tous les honnetes gens se retiroient, et j'en fis autant avec mon fidele interprete. Ce ne fut cependant pas sans difficulte; car pendant que nous nous retirions, il survint une si grande multitude d'autres masques, qu'on nomme la bande bleue, et qui ont a leur tete un Gargantua, un Robert Le Diable, Pierre De Provence, Richard Sans Peur, et d'autres heros de meme etoffe, que nous eumes de la peine a percer la foule pour nous sauver d'une si mauvaise compagnie. Allons-nous-en au port, me dit le prince, nous y verrons surement arriver quelques vaisseaux, et ce spectacle est toujours assez curieux: j'ai aussi-bien un grand interet de ne m'en pas eloigner, puisque j'attends, comme vous scavez, la Princesse Anemone qui doit arriver incessamment. Je veux vous y accompagner, repondis-je au prince, et je sens qu'il n'est plus en mon pouvoir de me separer de vous; mais de grace expliquez-moi auparavant ce que c'est que ce batiment singulier que j'appercois dans cette place publique. C'est, me repondit-il, un batiment ou l'on garde les archives de la Romancie; assez mauvais ouvrage, comme vous voyez. Le portail qui est aussi grand que le corps meme du batiment, n'est qu'un assemblage bizarre ou l'on ne voit ni methode, ni principes, et qui choque le bon sens: aussi a-t- il revolte tous les esprits sensez. Le corps du batiment ne vaut gueres mieux; c'est un amas de pierres entassees les unes sur les autres sans gout, sans ordre ni liaison; mais on ne devoit apres tout rien attendre de mieux de la part de l'entrepreneur. C'est un homme qui se donnoit auparavant dans le pays d'Historie pour un grand ouvrier, jusques-la qu'il faisoit la lecon a tous les autres, et qu'il s'etoit erige en censeur general; mais la forfanterie lui ayant mal reussi, il s'est jette de desespoir dans la Romancie, ou il n'a pu trouver d'autre moyen de subsister, que de s'y donner pour architecte. C'est sur ce pied-la qu'il a ete employe a construire le batiment dont nous parlons; mais vous voyez par l'execution, que le pretendu architecte n'est qu'un mediocre macon. O dieux! M'ecriai-je dans ce moment; quelle affreuse vapeur! Grand paladin, quelle peste est-ceci? Ah! Dit-il, fuyons au plus vite, et sauvons-nous de l'infection. Nous courumes en effet, et quand nous nous fumes assez eloignes: j'avois oublie, me dit le prince, qu'il faut eviter le chemin par ou nous venons de passer, a moins qu'on ne veueille s'exposer a etre empeste: c'est, ajouta-t-il, un jeune lanternier magique qui nous cause cette infection. On le nomme Tancrebsai. Fils d'un pere celebre par de beaux ouvrages, il n'a pas rougi d'embrasser le metier de lanternier; et comme il est jeune et sans experience, en voulant faire une nouvelle composition pour peindre sa lanterne magique, il a fait une drogue si puante, qu'on a ete oblige de fermer son laboratoire; et apres lui avoir fait faire la quarantaine, on lui a defendu de travailler dans ce genre. Mais, dit-il ensuite, nous voici tout pres du port, et je crois voir deja quelques vaisseaux qui arrivent; approchons-nous pour les considerer de plus pres, et etre temoins du debarquement. CHAPITRE 13 Arrivee d'une grande flotte. Jugement des nouveaux debarques. A peine fumes-nous arrives, que nous vimes le port se remplir d'un grand nombre de vaisseaux qui s'empressoient d'y entrer. Les uns etoient munis de passeports, les autres n'en avoient pas, parce que sans doute ils etoient de contrebande; mais on n'y regardoit pas de fort pres, et je les vis entrer pele mele sans qu'on fit presque d'attention a cette difference, pourvu que d'ailleurs ils ne portassent rien de pernicieux. Il y en avoit de petits, de grands et de toutes les tailles. Ils etoient tous distingues par leurs pavillons comme les vaisseaux d'Europe, et sur-tout par leurs devises et leurs noms differens. J'aurois de la peine a me les rappeller tous: c'etoient les quatre facardins, fleur d'epine, les contes mogols, les contes tartares, Madame Barnevelt, la constance des promptes amours, Aurore et Phebus, et plusieurs autres, ce qui faisoit un spectacle fort varie. Helas, me dit le Prince Zazaraph, je n'appercois pas encore la ma chere Anemone; mais un doux pressentiment me fait toujours esperer qu'elle arrivera incessamment; et ce retardement me laisse du moins le loisir de vous donner des eclaircissemens sur tout ce que vous voyez. Cette belle flotte, lui dis-je, me ravit d'admiration; et je doute que celle des grecs qui venoient arracher Helene d'entre les bras de l'amoureux Paris, fut plus belle. Mais je ne scais que penser d'un autre spectacle que je vois qui se prepare a l'entree du port. Que pretend faire cette grave matrone que je vois affecter un air de magistrat et s'asseoir dans une espece de tribunal, accompagnee d'hommes et de femmes qui semblent lui tenir lieu d'assesseurs ou de conseillers? C'est en effet, me repondit-il, un vrai tribunal, et peut-etre le plus eclaire et le plus equitable de tous les tribunaux. Voici quelle est sa fonction. Nous avons ici des armateurs qui entreprennent des voyages de long cours pour faire courir le monde a nos heros et a nos heroines. Ils choisissent ceux qui leur conviennent, et on les laisse diriger leur course comme il leur plait. Les uns la font longue, les autres la font plus courte: l'un va a l'orient et l'autre a l'occident. Mais il faut revenir enfin, et rendre compte du voyage: or ce compte est toujours tres- rigoureux. Le juge que vous voyez est incorruptible, et son conseil compose d'hommes et de femmes est tres-eclaire. Il n'est cependant pas impossible de lui en imposer pour un tems, mais il revient bien- tot de son erreur, et il reforme lui-meme son jugement. Je suis charme, repris-je, que du moins dans la Romancie on rende justice aux femmes en les admettant au conseil public; car c'est une honte qu'elles en soient exclues dans tous les autres pays du monde. Mais expliquez-moi de grace en quoi consistent les jugemens de ce tribunal. Ils consistent, me repondit-il, en ce que tous les armateurs sont obliges a leur retour de se presenter a la presidente du conseil pour lui rendre compte de tout ce qui leur est arrive. Elle les ecoute, et apres leur rapport, elle les punit ou les recompense selon la bonne ou la mauvaise conduite qu'ils ont tenue dans le cours du voyage. S'ils ont conduit et gouverne leur monde avec art et avec sagesse, on leur donne dans la Romancie un des premiers rangs; si au contraire ils ont fait faire a leurs passagers un voyage desagreable, ennuyeux, trop dangereux; s'ils les ont fait echoueer, s'ils les ont traites avec trop de rigueur, en un mot s'ils leur ont donne de justes sujets de plainte, le juge les punit en les condamnant les uns a la prison, les autres au bannissement, ou a quelque peine plus rigoureuse. Cette procedure me parut assez curieuse pour meriter que je la visse par moi-meme, et je priai le Prince Zazaraph de s'approcher avec moi du tribunal, pour etre temoin de tout ce qui se passeroit au debarquement des nouveaux venus. On aura peut-etre de la peine a le croire; mais il est vrai que dans le grand nombre de vaisseaux qui arriverent au port, a peine se trouva-t-il un armateur qui meritat quelque recompense. Les uns n'avoient fait que suivre la route deja tracee par ceux qui les avoient precedes, sans oser en tenter une nouvelle. Les autres avoient cause une confusion effroyable dans leur equipage, par la trop grande quantite de monde qu'ils avoient prise sur leur vaisseau. D'autres n'avoient mene leurs passagers que dans des pays incultes et arides, ou ils avoient beaucoup souffert de la disette et de l'ennuy. Quelques-uns avoient mis a bout la patience et le courage de leurs gens, par une trop longue suite de facheuses avantures; quelques autres ne les avoient occupes que de choses pueriles et extravagantes, de sorte qu'apres avoir entendu leur relation, le conseil loin de leur donner aucune recompense, delibera s'ils ne meritoient pas plutot d'etre punis, pour avoir inutilement tant perdu de tems, et en avoir tant fait perdre aux autres. Mais il fut conclu a la pluralite des voix, que le peu de consideration et l'oubli dans lequel ils seroient condamnes a vivre le reste de leurs jours, leur tiendroit lieu de punition. Un armateur nomme L D F essuya dans cette occasion un assez grand proces. Son heroine dont le nom m'est echappe, se plaignit amerement au conseil, que sans aucun egard aux bienseances de son sexe, il l'avoit fait courir pendant un tems infini toujours habillee en homme, sans lui avoir voulu permettre de prendre des habits de femme, qu'au moment qu'elle arrivoit au port; ajoutant que son armateur sans necessite et par pure mechancete, avoit abuse de ce deguisement ridicule, tantot pour l'obliger a se battre contre des cavaliers, tantot pour la mettre dans des situations tout-a-fait indecentes, et pour la conduire dans les lieux les plus suspects, ou elle avoit vu mille fois son honneur en peril. La plainte de l'heroine parut d'abord si juste et si bien fondee, qu'elle revolta tous les esprits contre l'armateur; et il alloit etre condamne tout d'une voix, lorsqu'un des plus anciens conseillers prit sa defense. Il representa au conseil qu'a considerer les choses en elles-memes, il etoit vrai que L D F meritoit punition, pour avoir fait faire a une honnete heroine un voyage si dangereux et si peu decent; mais que ces deguisemens, tout dangereux et tout indecens qu'ils etoient, ayant toujours ete toleres dans la Romancie, comme il etoit aise de le prouver par les plus anciennes annales, on devoit moins s'en prendre a l'armateur, qu'a ceux qui lui avoient donne de si mauvais exemples; qu'ainsi son avis etoit qu'on se contentat pour cette fois d'admonester serieusement l'armateur de ne plus suivre une pratique si peu conforme aux loix de la bienseance, et que cependant pour mettre en surete l'honneur des princesses romanciennes, il falloit faire un nouveau reglement, qui abrogeat l'ancienne tolerance, et defendre a tous les armateurs de donner dans la suite a leurs heroines d'autres habits que ceux de leur sexe, a moins qu'ils ne s'y trouvassent forces par quelque necessite indispensable. Cet avis parut si raisonnable que tout le monde s'y rendit, de sorte que l'armateur en fut quitte pour la peur. Un de ses confreres ne fut pas si heureux. a peine arrive de son premier voyage, il en avoit entrepris tout de suite un second, et puis un troisieme, de sorte qu'il avoit jusques-la echappe aux poursuites de ses accusateurs et a la sentence du conseil. Mais on le tenoit enfin alors a la fin de son troisieme voyage, et il fut oblige de comparoitre. On voulut d'abord incidenter sur ce qu'il s'etoit ingere dans l'employ d'armateur, qui convenoit mal a sa profession; mais il se justifia du mieux qu'il put, en alleguant l'exemple de quelques armateurs celebres, qui avoient auparavant exerce a peu pres la meme profession que lui. Il n'en fut pas de meme des autres chefs d'accusation. un homme de qualite appelle le Marquis De parla le premier, et entre autres griefs il accusa l'armateur. 1 de l'avoir trompe en ce qu'il l'avoit oblige de s'embarquer pour courir les risques d'une seconde navigation, apres lui avoir promis de le laisser vivre en paix dans la solitude des la fin de son premier voyage. 2 de l'avoir honteusement degrade, en ne lui donnant dans le second voyage qu'un employ de pedagogue ennuyeux, apres lui avoir fait joueer dans le premier le role d'un homme de qualite. 3 de l'avoir accable dans l'un et dans l'autre voyage des malheurs les plus funestes, et dont le detail faisoit fremir. a ces trois chefs d'accusation l'homme de qualite, en ajouta quelques autres moins considerables, ausquels on fit peu d'attention. Mais l'armateur n'ayant pu repondre aux premiers, il fut juge atteint et convaincu de malversation; et on remit a prononcer sa sentence apres qu'on auroit entendu ses autres accusateurs. Ce fut une femme qui se presenta ensuite. On la nommoit Manon Lescot. Quelle femme! Je n'ai jamais rien vu de si eveille; et je n'aurois pas cru qu'un homme du caractere de put se charger de la conduite d'une telle princesse. Je ne me souviens pas bien du detail de ses plaintes; mais elles se reduisoient en general a accuser son armateur de l'avoir tiree de l'obscurite ou elle vivoit, et a laquelle elle s'etoit justement condamnee elle-meme, afin de cacher le derangement de sa conduite, pour la produire sur la scene au grand jour, et lui faire courir le monde comme une effrontee qui brave toutes les loix de la pudeur et de la bienseance. Cette seconde plainte fut suivie d'une troisieme pour le moins aussi vive, mais beaucoup plus interessante par la scene touchante dont elle fut l'occasion. Les deux complaignans etoient le fameux Cleveland et la triste Fanny. Tous deux faisoient le couple le plus melancolique qu'on ait peut-etre jamais vu. La tristesse etoit peinte sur leur visage: a peine pouvoient-ils lever les yeux. De profonds soupirs precedoient, accompagnoient et suivoient toutes leurs paroles; et a dire le vrai, il etoit difficile d'entendre le recit de toutes les infortunes que leur armateur leur avoit fait essuyer dans le cours de leur voyage, sans prendre part au juste ressentiment qu'ils faisoient eclater contre lui. Barbare, s'ecrioit Cleveland, que t'ai-je fait pour m'accabler ainsi des plus cruels malheurs, sans m'avoir donne dans tout le cours de ma vie presqu'un seul moment de relache? N'etoit-ce pas assez de la triste situation ou me reduisoit une naissance malheureuse? Etois-tu peu satisfait de m'avoir donne une education si sauvage dans une affreuse caverne? Devois-tu m'en tirer pour me rendre le jouet de la fortune, et rassembler sur ma tete tous les malheurs, toutes les contradictions, toutes les traverses de la vie humaine. Ouei, mesdames et messieurs, ajoutoit-il, en s'adressant aux juges, que l'on compte tous les meurtres, toutes les morts funestes, les noirceurs, les trahisons, les dangers effroyables, et tous les evenemens tragiques dont il a noirci le cours de mes avantures, et vous aurez de la peine a comprendre comment je puis survivre a tant d'infortunes, et comment on en peut soutenir meme le recit. Encore si dans les malheurs ou il m'a plonge il avoit du moins suivi les regles ordinaires. Mais ou a- t'on jamais entendu parler d'une tempete pareille a celle qu'il nous fit essuyer en passant d'Angleterre en France? Qui a jamais vu une amante comme Madame Lalain, joindre ensemble tant de qualites contraires, la malice avec la bonte du coeur, l'extravagance avec la raison, la passion la plus violente avec la moderation de la simple amitie? Que veut dire cette passion ridicule, qu'il me fait concevoir dans un age deja mur, et dans le tems que j'ai le coeur devore de mille chagrins? De quel droit me fait-il parler comme un homme qui n'a que des principes vagues de religion, sans aucun culte determine? Ah! Combien d'autres sujets de plainte ne pourrois-je pas ajouter ici? Mais, non, je veux bien les lui pardonner, je consens a oublier meme la cruelle epreuve ou il a mis ma constance, en faisant bruler a mes yeux, et devorer par des barbares ma chere fille et l'infortunee Madame Riding. Je ne m'attache qu'a un dernier outrage qui met le comble a tous ses mauvais traitemens. Il a rendu ma femme, ma chere Fanny... dieux! Peut-on le croire: puis-je le dire? Ouei, il a rendu ma femme infidele. En achevant ces mots, le malheureux Clevelant outre de douleur et ne pouvant plus se soutenir, fut oblige de s'asseoir. Toute l'assemblee attendrie de ses justes plaintes, le regardoit avec compassion, lorsque Fanny se levant avec vivacite, attira sur elle l'attention des juges et des spectateurs. Le crime d'infidelite que son epoux venoit de lui reprocher la piquoit jusqu'au vif. Ingrat, lui dit-elle avec un air de colere et de fierte, soutenu de cette assurance modeste que l'innocence inspire, fais eclater tes plaintes contre notre armateur, je partagerai avec toi l'accusation, puisque j'ai partage tes malheurs. Mais ne sois pas assez ose pour l'accuser aux depens de ma vertu. Il a pu rendre Fanny malheureuse, mais il ne l'a jamais rendue infidele. C'est toi, ingrat, qui n'a pas rougi de me preferer une odieuse rivale, et le ciel sans doute l'a permis pour me punir de t'avoir trop aime. Eh! Quoi, madame, s'ecria Cleveland, avec beaucoup d'emotion, osez-vous nier que vous m'ayez abandonne pour suivre le perfide Gelin? Il est vrai, repliqua-t-elle, j'ai voulu te laisser renouveller en liberte tes anciennes amours avec Madame Lallain; mais scachez que si Gelin m'a aidee dans ma fuite; sa passion pour moi n'a jamais eu lieu de s'applaudir du service qu'il m'a rendu. Moi, Madame Lallain! S'ecria Cleveland avec etonnement: moi, Gelin! Repartit Fanny avec indignation. Quelle fable! Dit l'un; quelle imagination! Dit l'autre. On vous a trompe, madame: vous etes dans l'erreur, monsieur: le ciel m'en est temoin: je jure par les dieux: ah! Je ne vous aimois que trop: helas! Je sens bien moi que je vous aime encore: quoi, seroit-il possible? Rien n'est plus vrai: vous m'avez donc toujours aime? Vous m'avez donc toujours ete fidele? Faisons la paix: embrassons-nous. Ah! Ma chere Fanny: ah! Cher Cleveland... ils s'embrasserent en effet avec mille transports de tendresse. Les petits enfans se mirent de la partie, ce qui fit un spectacle pour le moins aussi touchant que la scene d'Ines De Castro. Et voila comme apres une explication d'un moment finit la longue broueillerie de ces deux tendres epoux. Mais l'armateur n'en parut pas moins coupable. On ne comprenoit pas comment il avoit eu la durete de les livrer au desespoir pendant des annees entieres, par la cruelle persuasion ou il les avoit mis l'un et l'autre, qu'ils se trahissoient mutuellement, sans vouloir leur accorder un eclaircissement d'un moment. Il eut beau alleguer pour sa defense qu'il avoit eu besoin de cet expedient pour prolonger son voyage, auquel des vues de profit l'engageoient a donner plus d'etendue. Il ne, fut point ecoute, et le conseil, ouei le rapport, et toutes les defenses de part et d'autre, condamna ledit D P a un bannissement perpetuel de toutes les terres de la Romancie, avec defense d'y rentrer jamais. L'arret fut execute sur le champ; et on dit que le pauvre exile veut se refugier dans le pays d'Historie, ou il a quelques connoissances, et ou il espere faire plus de fortune. a peine cette affaire etoit finie, qu'on annonca dans l'assemblee l'arrivee des princesses malabares. Ce nom excita la curiosite. On s'empressa de leur faire place; mais des qu'elles eurent commence a vouloir s'expliquer, tout le monde se regarda avec etonnement pour demander ce qu'elles vouloient dire. C'etoit un langage allegorique, metaphorique, enigmatique ou personne ne comprenoit rien. Elles deguisoient jusqu'a leur nom sous de pueriles anagrammes. Elles parloient l'une apres l'autre sans ordre et sans methode, affectant un ton de philosophe, et une emphase d'enthousiaste pour debiter des extravagances. On ne laissa pas d'appercevoir au travers de ces obscurites insensees plusieurs impietes scandaleuses, et des maximes d'irreligion, qui revolterent toute l'assemblee contre ces princesses ridicules. Il s'eleva un cri general pour les faire chasser. Elles furent bannies a perpetuite, et le vaisseau qui les avoit conduites, fut brule publiquement. Heureusement pour l'armateur il s'etoit tenu cache depuis son arrivee; car on l'eut sans doute condamne a un chatiment exemplaire; mais il trouva moyen de se derober aux recherches, et d'eviter ainsi la punition qu'il meritoit. CHAPITRE 14 Arrivee de la Princesse Anemone. Le Prince Fan-Feredin devient amoureux de la Princesse Rosebelle. Pendant que tout le monde etoit occupe du spectacle de ces scenes differentes, le grand paladin Zazaraph distrait par son amour et son impatience, jettoit continuellement les yeux vers l'entree du port. Il etoit bien sur que la Princesse Anemone ne pouvoit pas manquer d'arriver incessamment; et en effet il decouvrit enfin le vaisseau qui l'amenoit. La voila, s'ecria-t-il, transporte de joye: c'est la Princesse Anemone elle-meme. Je reconnois le vaisseau qui la porte, et les doux mouvemens que je sens dans mon ame ne m'en laissent pas douter. Le Prince Zazaraph courut aussi-tot pour recevoir la princesse a la descente du vaisseau, et je l'accompagnai. Mais comment raconter tout ce qui se passa dans cette entrevue? Ce seroit le sujet d'un volume entier, et pour qu'on ait lu de romans, on le comprendra mieux que je ne pourrois le representer: transports, vives impatiences, regards tendres, joye inexprimable, satisfaction inconcevable, temoignages d'affection reciproque, les larmes memes, tout cela fut mis en oeuvre et place a propos. Il fallut ensuite raconter tout ce qui s'etoit passe durant une si longue absence. Le grand paladin ne fut pas long dans son recit, n'ayant autre chose a dire, sinon qu'il avoit dormi pendant toute l'annee par la vertu d'un enchantement. Mais l'histoire de la Princesse Anemone fut beaucoup plus longue. Le Prince Gulifax etoit entre chez elle un soir a main armee, et l'avoit enlevee lorsqu'elle commencoit a se deshabiller pour se mettre au lit, sans lui donner seulement le loisir de prendre ses cornettes de nuit. Elle eut beau pleurer, crier et charger d'injures le ravisseur. Il fallut partir et s'embarquer. Que ne fit-elle pas dans le vaisseau, lorsqu'elle se vit eloignee de son cher prince dondindandinois, et sous la puissance du perfide Gulifax qui avoit l'insolence de lui parler d'amour? Elle s'evanoueit plus de vingt fois: vingt fois elle se seroit precipitee dans la mer, si on ne l'en avoit empechee. Mais il ne lui resta enfin d'autre ressource que ses larmes et ses sanglots, foible defense contre un corsaire brutal; aussi la Princesse Anemone passa-t-elle legerement sur ce chapitre pour continuer la suite de son histoire, et elle fit bien; car je remarquai qu'a certains endroits de son recit le Prince Zazaraph temoignoit quelqu'inquietude. Elle raconta donc ensuite que les dieux, protecteurs de l'innocence opprimee, l'avoient delivree miraculeusement de la tyrannie de son cruel ravisseur. Un prince plein de valeur et de generosite, avoit attaque et pris le vaisseau de Gulifax qui avoit peri dans le combat; mais comme son liberateur la ramenoit, une tempete effroyable avoit englouti le vaisseau dans les ondes. Elle s'etoit sauvee sur une planche, et elle avoit ete jettee a terre plus qu'a demi morte. Des pecheurs apres lui avoir fait reprendre ses esprits, l'avoient presentee a leur prince, qui en etoit devenu amoureux; mais toujours intraitable sur ce chapitre, quoique le prince fut beau et bien fait, elle n'avoit seulement pas voulu l'ecouter. Ici pourtant je remarquai que le Prince Zazaraph fit encore une grimace; et ce fut bien pis, lorsqu'elle ajouta qu'elle avoit ensuite passe successivement sous la puissance de trois ou quatre autres princes. Le paladin Zazaraph ne put plus y tenir. Il etoit ecrit dans l'ordre de ses avantures, qu'il devoit au retour de la belle Anemone se broueiller avec elle, et la chose ne manqua pas d'arriver. Son inquietude sur les perilleuses epreuves ou la vertu de la princesse avoit ete mise, lui fit faire etourdiment quelques questions imprudentes; la princesse rougit, palit, versa des larmes, et parut offensee a un point, qu'on crut qu'elle ne lui pardonneroit jamais; mais comme il etoit aussi ecrit que le raccommodement suivroit de pres, quelques sermens equivoques d'une part, et de l'autre mille pardons demandes avec larmes, accommoderent l'affaire; et la vertu de la princesse fut reconnue pour etre a l'epreuve de toutes les avantures et hors de tout soupcon. Il ne resta plus qu'a achever le roman par un mariage solemnel; mais il falloit pour cela sortir de la Romancie, ou il n'est pas permis de se marier, et le prince Zazaraph s'y disposa. Au reste j'avoue que je fis peu d'attention au detail des avantures de la Princesse Anemone. J'eus, pendant qu'elle racontoit son histoire, l'esprit et le coeur occupes d'un objet plus interessant. Au bruit de son arrivee la Princesse Rosebelle, soeur du grand paladin, et qui etoit liee d'une etroite amitie avec Anemone, accourut pour la voir et l'embrasser. C'etoit-la le moment fatal que l'amour avoit destine pour me ranger sous ses loix. Voir la Princesse Rosebelle, l'admirer, l'aimer, l'adorer, ce fut pour moi une meme chose, et tout cela fut fait en un moment. Aussi me persuadai-je qu'il n'avoit jamais rien paru de si aimable sur la terre. C'etoit un petit compose de perfections le plus complet qu'on puisse imaginer, et ou l'on voyoit la jeunesse, la beaute, les graces, l'esprit, l'enjoueement, la vivacite se disputer l'avantage. Pendant tout le recit de la Princesse Anemone, je ne pus faire autre chose que de faire parler mes yeux, et ils furent entendus. Je crus meme appercevoir aussi dans ceux de Rosebelle quelque disposition favorable; mais des que la belle Anemone et le Prince Zazaraph eurent acheve leur eclaircissement, et que j'eus la liberte de parler, je ne fus plus maitre de mes transports; et oubliant toutes les loix de la Romancie, dont le prince m'avoit entretenu, je me jettai tout eperdu aux pieds de la charmante Rosebelle, pour lui declarer la passion dont je brulois pour elle. J'ai scu depuis que Rosebelle ne fut pas fachee dans le fond de l'ame d'une si brusque declaration; mais elle ne laissa pas de faire toutes les petites ceremonies accoutumees. Pour ce qui est des spectateurs, apres un moment de surprise que mon action leur causa, ils se mirent tous a sourire en se regardant les uns les autres, et comme la Princesse Rosebelle ne me repondoit rien, son frere prit la parole. Ah! Prince, me dit-il, en m'obligeant a me relever, que vous etes vif! Eh! Que deviendra la Romancie, si l'on y souffre de pareilles vivacites? Eh! Que deviendrai-je moi-meme, repartis-je avec transport, si l'adorable Rosebelle n'est pas favorable a mes voeux; et si vous, prince, qui pouvez disposer d'elle, vous refusez de me rendre heureux! Je scais tous les egards que meritent les loix de la Romancie et ces formalites preliminaires dont vous m'avez instruit; mais enfin, ne puis-je pas en obtenir la dispense, ou du moins les abreger? Car je sens bien que la violence de mon amour ne me permettra pas d'en soutenir la longueur sans mourir. Je vous ai deja dit, prince, me repondit le grand paladin, que c'est une chose inoueie que depuis la fondation de la nation romancienne aucun heros ait ete dispense des formalites, et des epreuves ordonnees par les loix; mais il est vrai qu'il n'est pas impossible d'obtenir du conseil public que le tems en soit abrege. Je me flatte meme d'obtenir cette grace pour vous, en consideration des grands exemples de constance que la Princesse Anemone et moi venons de donner a la Romancie dans les rudes et longues epreuves que nous avons essuyees. C'est d'ailleurs une occasion si favorable de m'acquitter envers vous du service que vous m'avez rendu, et de nous unir etroitement ensemble, que je n'attends que le consentement de la princesse ma soeur pour y travailler efficacement. A ces mots, une aimable rougeur qui couvrit le visage de la princesse, la fit paroitre encore plus belle a mes yeux. Je tremblois en attendant sa reponse. Mon frere, dit-elle, c'est a vous a disposer de moi, et puisqu'il faut l'avoueer, je ne serai pas fachee que ce soit en faveur du Prince Fan-Feredin. Dieux! Quels furent mes transports! Je ne me possedai plus. Je ne scais ce que je devins, je pleurai de joye, je moueillai de mes larmes la belle main de Rosebelle; je voulois parler, et je ne faisois que begayer; mon amour m'etouffoit, et je crois que je fis en un quart-d'heure la valeur de plus de quinze des formalites preliminaires dont j'ai parle. Aussi cela fut-il compte pour quelque chose, lorsque le grand paladin demanda que le tems des formalites et des epreuves fut abrege pour moi. Il eut pourtant quelque peine a l'obtenir; mais il avoit acquis dans la Romancie un si grand credit et une reputation si eclatante, qu'on ne put pas le refuser. On lui accorda meme la grace toute entiere, en n'exigeant de moi que trois jours pour accomplir toutes les formalites et toutes les epreuves; apres quoi on devoit me permettre de partir avec le grand paladin et nos princesses, pour aller dans la Dondindandie achever notre union. Ici on s'imaginera peut-etre que trois jours ne purent pas me suffire pour faire des choses qui fournissent souvent la matiere de plusieurs volumes; mais je puis assurer que j'eus encore du tems de reste, tant il est vrai que nos auteurs romanciens, ont un talent admirable pour enfler et allonger leurs ouvrages. Comme j'etois deja fort avance pour les formalites, j'achevai toutes les autres des le premier jour, et les deux jours suivans je fis toutes mes epreuves. Je commencai par me battre contre un rival, et je le tuai. Cela fut fait en une heure; il est vrai que je recus une grande blessure, mais avec un peu de baume de Romancie, je me retrouvai sur pied au bout d'une demie heure, et en etat de me signaler le meme jour dans un grand combat naval qui se donna pres du port, je ne me souviens pas trop pourquoi. J'y fis des prodiges de valeur. Je sautai dans un vaisseau ennemi avec une intrepidite digne d'un meilleur sort; mais n'ayant point ete suivi, je fus pris, et deja l'on me menoit en captivite, tandis que les ennemis faisoient leur descente a terre, lorsque dans mon desespoir je m'avisai de mettre le feu au vaisseau. Il fut consume en un moment, et m'etant jette a la mer, je fus assez heureux pour gagner la terre, et m'y defendre contre ceux des ennemis que j'y trouvai. J'en fis un horrible carnage, apres quoi je retournai pour me rendre aupres de ma chere Rosebelle. Helas! Je ne la trouvai plus: les ennemis en se retirant l'avoient enlevee avec beaucoup d'autres captifs. Quel desespoir! Il etoit deja presque nuit, je m'embarquai aussi-tot dans une simple chaloupe de pecheurs avec un petit nombre de gens determines, et a la faveur des tenebres, j'arrivai sans etre reconnu jusqu'a la flotte ennemie. Je ne doutai point que ma princesse ne dut etre dans le vaisseau amiral, et ce vaisseau se faisoit remarquer entre les autres par ses fanaux: je m'en approchai doucement. Aussi-tot prenant un habit de matelot ennemi, j'y montai sans obstacle, et me donnant pour un homme de l'equipage, je m'informai adroitement ce qu'etoit devenue la Princesse Rosebelle. Je scus qu'elle etoit dans une chambre ou le capitaine venoit de la laisser en proye a ses mortelles douleurs. J'y entrai, et je me fis reconnoitre a elle en lui faisant signe en meme tems de me suivre sur le pont, sous pretexte de prendre l'air un moment. Elle me suivit, et a peine y fut-elle, que la prenant entre mes bras, je me precipitai avec elle dans la mer. Ici on va croire que nous devions perir l'un et l'autre; point du tout: je profitai d'un stratageme admirable que j'avois appris dans Cleveland. J'avois ordonne a mes gens de tenir dans la mer le long du vaisseau un grand filet bien tendu, et de le tirer a eux des qu'ils m'entendroient tomber. Je fus obei a point nomme: a peine fumes-nous deux minutes dans l'eau. Mes gens nous retirerent Rosebelle et moi, et nous en fumes quittes pour rendre un peu d'eau sallee que nous avions bue. Cependant notre chute avoit ete entendue dans le vaisseau; mais on ne put pas s'imaginer ce que c'etoit, ou du moins on ne le scut que lorsque nous etions deja bien eloignes. Nous n'arrivames au port qu'a la pointe du jour, et je me flattois d'y etre recu avec des acclamations publiques; mais quel fut mon etonnement, lorsque je me vis charge de chaines et conduit en prison. J'etois accuse d'intelligence avec les ennemis, et le fondement de cette accusation etoit la hardiesse avec laquelle j'avois saute dans un de leurs vaisseaux, et je m'etois mele parmi eux sans recevoir aucune blessure; et c'est, ajoutoit-on, pour prix de sa trahison qu'on lui a rendu la Princesse Rosebelle. Si j'avois eu le tems de m'abandonner aux regrets et aux douleurs, il s'en presentoit la une belle occasion; mais je n'avois pas de momens a perdre; je me depechai d'accomplir en abrege tout le ceremoniel douloureux qui convient en ces occasions, et a peine arrive a la prison, les juges mieux informes me rendirent la liberte en me comblant meme d'eloges et de remercimens. Il me restoit encore pres d'un jour entier, et par consequent la moitie de l'ouvrage a faire. Je n'en eus que trop. Il se fit un magnifique tournois auquel je fus invite. J'etois bien sur d'y remporter le prix, conformement aux loix de la Romancie, et je n'y manquai pas. C'etoit un bracelet fort riche que le vainqueur devoit donner suivant la regle a la dame de ses pensees. Or comme les princesses avoient juge a propos ce jour-la d'assister en masque au tournois, je fis la plus lourde bevue qu'on puisse imaginer. J'allai presenter mon bracelet a la Princesse Rigriche, que je pris pour l'objet adorable de mes voeux. Il ne faut pas demander si la Princesse Rigriche fut satisfaite de mon present. Elle en devint toute fiere, elle se redressa, se rengorgea, et fit toutes les petites facons les plus agreables qu'elle put inventer sur le champ. Apres quoi se demasquant suivant l'usage, elle me fit voir un visage si laid, que croyant bonnement qu'elle avoit deux masques, j'attendois qu'elle otat le second, et j'allois meme l'en prier, lorsque je reconnus ma meprise par un bruit qui se fit assez pres de moi. La Princesse Rosebelle etoit tombee evanoueie, et on la remportoit chez elle sans connoissance et sans sentiment. Cruelle situation! Je previs toutes les suites de cette funeste avanture. Que va penser, disois-je, ma chere Rosebelle! Helas! Je ne vois que trop ce qu'elle a deja pense. Que dira son frere? Que vais- je devenir? Toutes ces reflexions que je fis dans un moment me saisirent si vivement, que je tombai a mon tour sans connoissance, accable de ma douleur. On s'empressa de me secourir, et comme le tems etoit precieux, je repris bientot mes sens: j'ouvris les yeux, et que vis-je? La Princesse Rigriche qui me tenoit entre ses bras, m'appellant, mon cher prince, avec l'action d'une personne qui s'interessoit vivement a ma conservation, et qui me regardoit sans doute comme son amant. J'avouee que j'en fremis; et dans toutes mes epreuves, je crois que c'est le moment ou j'ai le plus souffert. Je la quittai brusquement pour courir chez la Princesse Rosebelle. Nouvelle avanture. Le grand paladin Zazaraph vient au-devant de moi, et pretend que je dois lui faire raison du mepris que j'ai marque pour sa soeur. Moi du mepris pour la Princesse Rosebelle! Lui dis- je, tout transporte. Ah! Je l'adore. Les dieux sont temoins... mais j'eus beau dire; l'affaire, disoit-il, avoit eclate, l'affront etoit trop sensible. En un mot, il avoit deja tire l'epee, et il menacoit de me deshonorer si je ne me mettois en defense. Que faire? Une de ces ressources singulieres qui ne se trouvent que dans la Romancie, me tira d'embarras. Il etoit defendu par les loix aux princes de vuider leurs querelles un jour solemnel de tournois. Les magistrats nous envoyerent ordonner, sous peine de degradation, de remettre notre combat a un autre jour. C'etoit tout ce que je souhaitois, dans l'esperance que j'avois de desabuser Rosebelle, et d'en obtenir le pardon de ma meprise. En effet, l'etant alle trouver, je me justifiai si-bien, et je le fis avec toutes les marques d'une passion si tendre et si veritable, que je m'appercus qu'elle etoit bien aise de me trouver innocent. La reconciliation fut bien-tot faite. Le grand paladin y entra pour sa part, et je croyois toutes mes epreuves achevees, lorsque la Princesse Rigriche vint y ajouter une scene fort embarrassante. C'etoit une grosse petite personne aussi vive qu'on en ait jamais vu. J'etois sans doute le premier amant qui eut rendu hommage a ses attraits, et peut-etre n'esperoit-elle pas en trouver un second. Elle saisissoit, comme on dit, l'occasion aux cheveux. Quoiqu'il en soit, la colere et la jalousie peintes dans les yeux, et outree de la facon dont je l'avois quittee pour courir chez la Princesse Rosebelle, elle vint elle-meme m'y chercher, comme une conquete qui lui appartenoit, ou comme un esclave echappe de sa chaine. Elle debuta par des reproches fort vifs, auxquels je ne scus que repondre. Ses reproches s'attendrirent insensiblement, jusqu'a m'appeller petit volage, et a me faire esperer un pardon facile; augmentation d'embarras de ma part, et tout ce que je pus faire, fut de marmoter entre mes dents un mauvais compliment qu'elle n'entendit pas. Cependant Rosebelle sourioit d'un air malin, et le Prince Zazaraph gardoit moins de mesures. Rigriche s'en appercut, et voyant que je ne marquois de mon cote aucune disposition a reparer ma faute, elle fit bien-tot succeder aux douceurs des injures si atroces, que je n'eus d'autre parti a prendre que de lui ceder la place. Elle se retira a son tour, le coeur gonfle de depit; et comme je n'y scavois point de remede, nous oubliames sans peine cette scene comique, pour nous disposer a partir tous ensemble le lendemain. Je temoignai sur cela quelque inquietude, parce que je n'avois point d'equippage; mais le prince m'assura que je ne devois pas m'en mettre en peine, parce que c'etoit l'usage de la Romancie, de fournir gratuitement aux princes qui y avoient habite, tout ce qui leur etoit necessaire en ces occasions, et que j'aurois lieu d'etre satisfait. En effet, nous etant leves le lendemain avec l'aurore, nous trouvames des equipages tout prets, et tels que la Romancie seule en peut fournir. CONCLUSION Catastrophe lamentable. O que les choses humaines sont sujetes a d'etranges vicissitudes! Nous etions le grand paladin et moi deux grands princes, fameux heros, montes sur deux superbes palefrois. Des brides d'or, des selles et des housses ornees de perles et de diamans relevoient la magnificence de notre train. Les harnois de notre equipage n'etoient gueres moins riches. L'or, l'argent et les pierreries y brilloient de toutes parts, et repondoient a la richesse de nos livrees. Tous nos officiers se faisoient sur tout remarquer par leur bonne mine, et se seroient meme fait admirer, si l'avantage que nous donnoit notre air noble et gracieux n'avoit attire sur nous tous les regards. Nous marchions ensemble aux deux cotes d'une magnifique caleche, dont la richesse effacoit tout ce qu'on peut imaginer de plus beau. Quatre colonnes d'or autour desquelles on voyoit ramper une vigne d'emeraude, dont les grappes etoient de rubis et de saphirs, soutenoient l'imperiale, et l'imperiale elle-meme etoit si belle, qu'elle faisoit honte au firmament. Dans le fond d'un si beau char brilloient nos deux princesses pour le moins autant que deux des plus beaux astres du ciel; l'eclat de leur beaute releve par un air de satisfaction qui animoit leurs beaux yeux, ebloueissoit tout le monde. On n'avoit jamais vu en hommes et en femmes un assemblage si complet de perfections, grandes et petites. Les acclamations des peuples nous acompagnoient par tout. Nous trouvions tous les chemins semes de fleurs, l'air parfume d'odeurs exquises, et de distance en distance des choeurs de musique qui chantoient nos exploits et la beaute de nos princesses. Enfin apres avoir deja fait un chemin assez considerable, je me croyois sur le point d'arriver au terme, lorsqu'un instant fatal me ravit un si parfait bonheur; mais pour bien entendre ce cruel evenement, il faut reprendre la chose de plus haut, et prevenir les lecteurs que je vais changer de ton. Il y a dans le fond du Languedoc un gentilhomme nomme M De La Brosse, qui retire dans sa terre, joint aux amusemens de la campagne celui de la lecture qu'il aime passionnement. Quoiqu'il scache preferer les bons livres aux mauvais, il ne laisse pas de lire quelquefois des romans, moins par l'estime qu'il en fait, que parce qu'il aime a lire tous les livres. Ce gentilhomme a une soeur qui vient d'epouser un autre gentilhomme du voisinage appelle M Des Mottes; et pour faire une double alliance, M De La Brosse a epouse en meme tems la soeur de M Des Mottes. Tandis que ce double mariage se negocioit, et lorsqu'il etoit deja a la veille de le conclure, M De La Brosse ayant la tete remplie d'une longue suite de romans qu'il avoit lus recemment, reva dans un long et profond sommeil toute l'histoire qu'on vient de lire. Apres s'etre metamorphose en Prince Fan-Feredin, il fit de M Des Mottes un grand paladin Zazaraph. Il changea sa soeur en Princesse Anemone, sa maitresse en Princesse Rosebelle, et composa tout le beau tissu d'avantures qu'il vient de raconter. Or ce gentilhomme, ci-devant Prince Fan-Feredin; c'est moi-meme ne vous en deplaise, et jugez par consequent quel fut mon etonnement a mon reveil de me retrouver M De La Brosse. Je demeurai si frappe de la perte que j'avois faite, que pendant toute la journee je ne pus parler d'autre chose; et M Des Mottes m'etant venu voir le matin: ah Prince Zazaraph, lui dis-je, que nous avons perdu tous deux! Comment se porte la Princesse Rosebelle? Avez vous vu la Princesse Anemone? Que dites vous de la folie de Rigriche? o les beaux diamans! Que j'ai de regret a ce bracelet! Arriverons nous bien-tot dans la Dondindandie? Il est aise de penser que de tels propos etonnerent etrangement M Des Mottes, et je vis le moment qu'il alloit croire que la tete m'avoit tourne, lorsqu'un grand eclat de rire que je fis le rassura. Il se mit a rire lui-meme en me demandant l'explication de ce que je venois de lui dire. Non, lui repondis-je, c'est une longue histoire que je ne veux raconter que devant un auditoire complet. Nous devons diner aujourd'hui tous ensemble; apres le diner je vous regalerai du recit de mes avantures, et meme des votres que vous ignorez. Je tins parole, et mon histoire ou mon songe leur fit a tous un si grand plaisir, que depuis ce tems-la, pour conserver du moins quelques debris de notre ancienne fortune, nous nous appellons encore souvent en plaisantant les Princes Fan-Feredin et Zazaraph, et les Princesses Anemone et Rosebelle. On a de plus exige de moi que je misse mon histoire par ecrit. Ami lecteur vous venez de la lire. Je souhaite qu'elle vous ait fait plaisir. End of the Project Gutenberg EBook of Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie, by Guillaume Hyacinthe Bougeant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE DU PRINCE FAN-FEDERIN *** ***** This file should be named 13804.txt or 13804.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/0/13804/ Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.