Project Gutenberg's Nouveaux mysteres et aventures, by Arthur Conan Doyle This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Nouveaux mysteres et aventures Author: Arthur Conan Doyle Release Date: October 19, 2004 [EBook #13795] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX MYSTERES ET AVENTURES *** This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Arthur Conan Doyle NOUVEAUX MYSTERES ET AVENTURES (1910) Table des matieres NOTRE DAME DE LA MORT Chapitre I Chapitre II Chapitre III Chapitre IV Chapitre V Chapitre VI Chapitre VII LES OS Chapitre I Chapitre II Chapitre III Chapitre IV Chapitre V Chapitre VI Chapitre VII Chapitre VIII Chapitre IX Chapitre X LE MYSTERE DE LA VALLEE DE SASASSA Chapitre I Chapitre II Chapitre III Chapitre IV Chapitre V Chapitre VI Chapitre VII NOTRE CAGNOTTE DU DERBY Chapitre I Chapitre II Chapitre III Chapitre IV Chapitre V Chapitre VI Chapitre VII Chapitre VIII Chapitre IX Chapitre X Chapitre XI Chapitre XII Chapitre XIII LE RECIT DE L'AMERICAIN Chapitre I Chapitre II Chapitre III Chapitre IV Chapitre V Chapitre VI NOTRE DAME DE LA MORT Chapitre I Mon existence a ete accidentee et la destinee y a fait entrer maintes aventures peu ordinaires. Mais parmi ces incidents, il en est un d'une etrangete telle que, quand je passe en revue ma vie, tous les autres deviennent insignifiants. Celui-la surgit au-dessus des brouillards d'autrefois avec un aspect sonore et fantastique, en jetant son ombre sur les annees depourvues d'evenements qui le precederent et le suivirent. Cette histoire-la, je ne l'ai pas souvent racontee. Bien petit est le nombre de ceux qui l'ont entendue de ma propre bouche et c'etaient des gens qui me connaissaient bien. De temps a autre ils m'ont demande de faire ce recit devant une reunion d'amis, mais je m'y suis constamment refuse, car je n'ambitionne pas le moine du monde la reputation d'un Munchausen amateur. Pourtant, j'ai defere jusqu'a un certain point a leur desir en mettant par ecrit cet expose des faits qui se rattachent a ma visite a Dunkelthwaite. Voici la premiere lettre que m'ecrivit John Thurston. Elle est datee d'avril 1862. Je la prends dans mon bureau et la copie textuellement: "Mon cher Lawrence. "Si vous saviez a quel point je suis dans la solitude et l'ennui, je suis certain que vous auriez pitie de moi et que vous viendrez partager mon isolement. "Souvent vous avez vaguement promis de visiter Dunkelthwaite et de venir jeter un coup d'oeil sur les landes du Yorkshire. Quel moment serait plus favorable qu'aujourd'hui pour votre voyage? "Certes, je sais que vous etes accable de besogne, mais comme en ce moment vous n'avez pas de cours a suivre, vous seriez tout aussi a votre aise pour etudier que vous l'etes dans Bakerstreet. "Emballez donc vos livres comme un bon garcon que vous etes et arrivez. "Nous avons une chambrette bien confortable pourvue d'un bureau et d'un fauteuil qui sont juste ce qu'il vous faut pour travailler. "Faites-moi savoir quand nous pourrons vous attendre. "En vous disant que je suis seul, je n'entends point dire par la qu'il n'y ait personne chez moi. Au contraire, nous formons une maisonnee assez nombreuse. "Tout d'abord, naturellement, comptons mon pauvre oncle Jeremie, bavard et maniaque, qui va et vient en chaussons de lisiere, et compose, selon son habitude, de mauvais vers a n'en plus finir. "Je crois vous avoir fait connaitre ce dernier trait de son caractere la derniere fois que nous nous nous sommes vus. "Cela en est arrive a un tel degre qu'il a un secretaire dont la tache se reduit a copier et conserver ces epanchements. "Cet individu, qui se nomme Copperthorne, est devenu aussi indispensable au vieux que sa marotte ou son Dictionnaire universel des Rimes. "Je n'irai point jusqu'a dire que je m'inquiete de lui, mais j'ai toujours partage le prejuge de Cesar contre les gens maigres, et pourtant, si nous en croyons les medailles, le petit Jules faisait evidemment partie de cette categorie. "En outre, nous avons les deux enfants de notre oncle Samuel, qui ont ete adoptes par Jeremie -- il y en a eu trois, mais l'un d'eux a suivi la voie de toute chair -- et une gouvernante, une brune a l'air distingue, qui a du sang hindou dans les veines. "Outre ces personnes, il y a trois servantes et le vieux groom. "Vous voyez par la que nous formons un petit univers dans notre coin ecarte. "Ce qui n'empeche, mon cher Hugh, que je meurs d'envie de voir une figure sympathique et d'avoir un compagnon agreable. "Comme je donne a fond dans la chimie, je ne vous derangerai pas dans vos etudes. Repondez par le retour du courrier a votre solitaire ami. "John H. Thurston." A l'epoque ou je recus cette lettre, j'habitais Londres et je travaillais ferme en vue de l'examen final qui devait me donner le droit d'exercer la medecine. Thurston et moi, nous avions ete amis intimes a Cambridge, avant que j'eusse commence l'etude de la medecine et j'avais grand desir de le revoir. D'autre part, je craignais un peu que, malgre ses assertions, mes etudes n'eussent a souffrir de ce deplacement. Je me representais le vieillard retombe en enfance, le secretaire maigre, la gouvernante distinguee, les deux enfants, probablement des enfants gates et tapageurs, et j'arrivai a conclure que quand tout cela et moi nous serions bloques ensemble dans une maison a la campagne, il resterait bien peu de temps pour etudier tranquillement. Apres deux jours de reflexion, j'avais presque resolu de decliner l'invitation, lorsque je recus du Yorkshire une autre lettre encore plus pressante que la premiere: "Nous attendons des nouvelles de vous a chaque courrier, disait mon ami, et chaque fois qu'on frappe je m'attends a recevoir un telegramme qui m'indique votre train. "Votre chambre est toute prete, et j'espere que vous la trouverez confortable. "L'oncle Jeremie me prie de vous dire combien il sera heureux de vous voir. "Il aurait ecrit, mais il est absorbe par la composition d'un grand poeme epique de cinq mille vers ou environ. "Il passe toute la journee a courir d'une chambre a l'autre, ayant toujours sur les talons Copperthorne, qui, pareil au monstre de Frankenstein, le suit a pas comptes, le calepin et le crayon a la main, notant les savantes paroles qui tombent de ses levres. "A propos, je crois vous avoir parle de la gouvernante brune si pleine de chic. "Je pourrais me servir d'elle comme d'un appat pour vous attirer, si vous avec garde votre gout pour les etudes d'ethnologie. "Elle est fille d'un chef hindou, qui avait epouse une Anglaise. Il a ete tue pendant l'Insurrection en combattant contre nous; ses domaines ayant ete confisques par le Gouvernement, sa fille, alors agee de quinze ans, s'est trouvee presque sans ressource. "Un charitable negociant allemand de Calcutta l'adopta, parait-il, et l'amena en Europe avec sa propre fille. "Celle-ci mourut et alors miss Warrender -- nous l'appelons ainsi, du nom de sa mere -- repondit a une annonce inseree par mon oncle, et c'est ainsi que nous l'avons connue. "Maintenant, mon vieux, n'attendez pas qu'on vous donne l'ordre de venir, venez tout de suite." Il y avait dans la seconde lettre d'autres passages qui m'interdisent de la reproduire integralement. Il etait impossible de tenir bon plus longtemps devant l'insistance de mon vieil ami. Aussi tout en pestant interieurement, je me hatai d'emballer mes livres, je telegraphiai le soir meme, et la premiere chose que je fis le lendemain matin, ce fut de partir pour le Yorkshire. Je me rappelle fort bien que ce fut une journee assommante, et que le voyage me parut interminable, recroqueville comme je l'etais dans le coin d'un wagon a courants d'air, ou je m'occupais a tourner et retourner mentalement maintes questions de chirurgie et de medecine. On m'avait prevenu que la petite gare d'Ingleton, a une quinzaine de milles de Tarnforth, etait la plus rapprochee de ma destination. J'y debarquai a l'instant meme ou John Thurston arrivait au grand trot d'un haut dog-cart par la route de la campagne. Il agita triomphalement son fouet en m'apercevant, poussa brusquement son cheval, sauta a bas de voiture, et de la sur le quai. -- Mon cher Hugh, s'ecria-t-il, je suis ravi de vous voir. Comme vous avez ete bon de venir! Et il me donna une poignee de main que je sentis jusqu'a l'epaule. -- Je crains bien que vous ne me trouviez un compagnon desagreable maintenant que me voila, repondis-je. Je suis plonge jusque par dessus les yeux dans ma besogne. -- C'est naturel, tout naturel, dit-il avec sa bonhomie ordinaire. J'en ai tenu compte, mais nous aurons quand meme le temps de tirer un ou deux lapins. Nous avons une assez longue trotte a faire, et vous devez etre completement gele, aussi nous allons repartir tout de suite pour la maison. Et l'on se mit a rouler sur la route poussiereuse. Je crois que votre chambre vous plaira, remarqua mon ami. Vous vous trouverez bientot comme chez vous. Vous savez, il est fort rare que je sejourne a Dunkelthwaite, et je commence a peine a m'installer et a organiser mon laboratoire. Voici une quinzaine que j'y suis. C'est un secret connu de tout le monde que je tiens une place predominante dans le testament du vieil oncle Jeremie. Aussi mon pere a-t-il cru que c'etait un devoir elementaire pour moi de venir et de me montrer poli. Etant donnee la situation, je ne puis guere me dispenser de me faire valoir un peu de temps en temps. -- Oh! certes, dis-je. -- En outre, c'est un excellent vieux bonhomme. Cela vous divertira de voir notre menage. Une princesse comme gouvernante, cela sonne bien, n'est-ce pas? Je m'imagine que notre imperturbable secretaire s'est hasarde quelque peu de ce cote-la. Relevez le collet de votre pardessus, car il fait un vent glacial. La route franchit une serie de collines faibles, pelees, depourvues de toute vegetation, a l'exception d'un petit nombre de bouquets de ronces, et d'un mince tapis d'une herbe coriace et fibreuse, ou un troupeau epais de moutons decharnes, a l'air affame, cherchaient leur nourriture. Nous descendions et montions tour a tour dans un creux, tantot au sommet d'une hauteur, d'ou nous pouvions voir les sinuosites de la route, comme un mince fil blanc passant d'une colline a une autre plus eloignee. Ca et la, la monotonie du paysage etait diversifiee par des escarpements denteles, formes par de rudes saillies du granit gris. On eut dit que le sol avait subi une blessure effrayante par ou les os fractures avaient perce leur enveloppe. Au loin se dressait une chaine de montagnes que dominait un pic isole surgissant parmi elles, et se drapant coquettement d'une guirlande de nuages, ou se reflechissait la nuance rouge du couchant. -- C'est Ingleborough, dit mon compagnon en me designant la montagne avec son fouet, et ici ce sont les Landes du Yorkshire. Nulle part en Angleterre, vous ne trouverez de region plus sauvage, plus desolee. Elle produit une bonne race d'hommes. Les milices sans experience qui battirent la chevalerie ecossaise a la Journee de l'Etendard venaient de cette partie du pays. Maintenant, sautez a bas, vieux camarade, et ouvrez la porte. Nous etions arrives a un endroit ou un long mur couvert de mousse s'etendait parallelement a la route. Il etait interrompu par une porte cochere en fer, a moitie disloquee, flanquee de deux piliers, au haut desquels des sculptures, taillees dans la pierre, paraissaient representer quelque animal heraldique, bien que le vent et la pluie les eussent reduites a l'etat de blocs informes. Un cottage en ruine qui avait peut-etre, il y a longtemps, servi de loge, se dressait, a l'un des cotes. J'ouvris la porte d'une poussee, et nous parcourumes une avenue longue et sinueuse, encombree de hautes herbes, au sol inegal, mais bordee de chenes magnifiques, dont les branches, en s'entremelant au-dessus de nous, formaient une voute si epaisse que le crepuscule du soir fit place soudain a une obscurite complete. -- Je crains que notre avenue ne vous impressionne pas beaucoup, dit Thurston, en riant. C'est une des idees du vieux bonhomme, de laisser la nature agir en tout a sa guise. Enfin, nous voici a Dunkelthwaite. Comme il parlait, nous contournames un detour de l'avenue marque par un chene patriarcal qui dominait de beaucoup tous les autres, et nous nous trouvames devant une grande maison carree, blanchie a la chaux, et precedee d'une pelouse. Tout le bas de l'edifice etait dans l'ombre, mais en haut une rangee de fenetres, eclairees d'un rouge de sang, scintillaient au soleil couchant. Au bruit des roues, un vieux serviteur en livree vint, tout courant, prendre la bride du cheval des que nous avancames. -- Vous pouvez le rentrer a l'ecurie, Elie, dit mon ami, des que nous eumes saute a bas... Hugh, permettez-moi de vous presenter a mon oncle Jeremie. -- Comment allez-vous? Comment allez-vous? dit une voix chevrotante et felee. Et, levant les yeux, j'apercus un petit homme a figure rouge qui nous attendait debout sous le porche. Il avait un morceau d'etoffe de coton roulee autour de la tete, comme dans les portraits de Pope et d'autres personnages celebres du XVIIIe siecle. Il se distinguait en outre par une paire d'immenses pantoufles. Cela faisait un contraste si etrange avec ses jambes greles en forme de fuseaux qu'il avait l'air d'etre chausse de skis, et la ressemblance etait d'autant plus frappante qu'il etait oblige, pour marcher, de trainer les pieds sur le sol, afin que ces appendices encombrants ne l'abandonnassent pas en route. -- Vous devez etre las, Monsieur, et gele aussi, Monsieur, dit-il d'un ton etrange, saccade, en me serrant la main. Nous devons etre hospitaliers pour vous, nous le devons certainement. L'hospitalite est une de ces vertus de l'ancien monde que nous avons conservees. Voyons, ces vers, quels sont-ils: _Le bras de l'homme du Yorkshire est leste et fort_ _Mais o! comme il est chaud, le coeur de l'homme du Yorkshire!_ "Voila qui est clair, precis, Monsieur. C'est pris dans un de mes poemes. Quel est ce poeme, Copperthorne? -- La _Poursuite de Borrodaile_, dit une voix derriere lui, en meme temps qu'un homme de haute taille, a la longue figure, venait se placer dans le cercle de lumiere que projetait la lampe suspendue en haut du porche. John nous presenta, et je me souviens que le contact de sa main me parut visqueux et desagreable. Cette ceremonie accomplie, mon ami me conduisit a ma chambre, en me faisant traverser bien des passages et des corridors relies entre eux a la facon de l'ancien temps par des marches inegales. Chemin faisant, je remarquai l'epaisseur des murs, l'etrangete et la variete des pentes du toit, qui faisait supposer l'existence d'espaces mysterieux dans les combles. La chambre qui m'etait destinee etait, ainsi que me l'avait dit John, un charmant petit sanctuaire, ou petillait un bon feu, et ou se trouvait une etagere bien garnie de livres. Et, en mettant mes pantoufles, je me dis que j'aurais eu tort sans doute de refuser cette invitation a venir dans le Yorkshire. Chapitre II Lorsque nous descendimes a la salle a manger, le reste de la maisonnee etait deja reuni pour le diner. Le vieux Jeremie, toujours coiffe de sa singuliere facon, occupait le haut bout de la table. A cote de lui, et a droite, etait une jeune dame tres brune, a la chevelure et aux yeux noirs, qui me fut presentee sous le nom de miss Warrender. A cote d'elle etaient assis deux jolis enfants, un garcon et une fille, ses eleves, evidemment. J'etais place vis-a-vis d'elle, ayant a ma gauche Copperthorne. Quant a John, il faisait face a son oncle. Je crois presque voir encore l'eclat jaune de la grande lampe a huile qui projetait des lumieres et des ombres a la Rembrandt sur ce cercle de figures, parmi lesquelles certaines etaient destinees a prendre tant d'interet pour moi. Ce fut un repas agreable, en dehors meme de l'excellence de la cuisine et de l'appetit qu'avait aiguise mon long voyage. Enchante d'avoir trouve un nouvel auditeur, l'oncle Jeremie debordait d'anecdotes et de citations. Quant a miss Warrender et a Copperthorne, ils ne causerent pas beaucoup, mais tout ce que dit ce dernier revelait l'homme reflechi et bien eleve. Pour John, il avait tant de souvenirs de college et d'evenements posterieurs a rappeler que je crains qu'il n'ait fait maigre chair. Lorsqu'on apporta le dessert, miss Warrender emmena les enfants. L'oncle Jeremie se retira dans la bibliotheque, d'ou nous arrivait le bruit assourdi de sa voix, pendant qu'il dictait a son secretaire. Mon vieil ami et moi, nous restames quelque temps devant le feu a causer des diverses aventures qui nous etaient arrivees depuis notre derniere rencontre. -- Eh bien, que pensez-vous de notre maisonnee? me demanda-t-il enfin, en souriant. Je repondis que j'etais fort interesse par ce que j'en avais vu. -- Votre oncle est tout a fait un type. Il me plait beaucoup. -- Oui, il a le coeur excellent avec toutes les originalites. Votre arrivee l'a tout a fait ragaillardi, car il n'a jamais ete completement lui-meme depuis la mort de la petite Ethel. C'etait la plus jeune des enfants de l'oncle Sam. Elle vint ici avec les autres, mais elle eut, il y a deux mois environ, une crise nerveuse ou je ne sais quoi dans les massifs. Le soir, on l'y trouva morte. Ce fut un coup des plus violents pour le vieillard. -- Ce dut etre aussi fort penible pour miss Warrender, fis-je remarquer. -- Oui, elle fut tres affligee. A cette epoque, elle n'etait ici que depuis une semaine. Ce jour-la elle etait allee en voiture a Kirby-Lonsdale pour faire quelque emplette. -- J'ai ete tres interesse, dis-je, par tout ce que vous m'avez raconte a son sujet. Ainsi donc, vous ne plaisantiez pas, je suppose. -- Non, non, tout est vrai comme l'Evangile. Son pere se nommait Achmet Genghis Khan. C'etait un chef a demi independant quelque part dans les provinces centrales. C'etait a peu pres un paien fanatique, bien qu'il eut epouse une Anglaise. Il devint camarade avec le Nana, et eut quelque part dans l'affaire de Cawnpore, si bien que le gouvernement le traita avec une extreme rigueur. -- Elle devait etre tout a fait femme quand elle quitta sa tribu, dis-je. Quelle est sa maniere de voir en affaire de religion? Tient-elle du cote de son pere ou de celui du sa mere? -- Nous ne soulevons jamais cette question, repondit mon ami. Entre nous, je ne la crois pas tres orthodoxe. Sa mere etait sans doute une femme de merite. Outre qu'elle lui a appris l'anglais, elle se connait assez bien en litterature francaise et elle joue d'une facon remarquable. Tenez, ecoutez-la. Comme il parlait, le son d'un piano se fit entendre dans la piece voisine, et nous nous tumes pour ecouter. Tout d'abord la musicienne piqua quelques touches isolees, comme si elle se demandait s'il fallait continuer. Puis, ce furent des bruits sonores, discordants, et soudain de ce chaos sortit enfin une harmonie puissante, etrange, barbare, avec des sonorites de trompette, des eclats de cymbales. Et le jeu devenant de plus en plus energique, devint une melodie fougueuse, qui finit par s'attenuer et s'eteindre en un bruit desordonne comme au debut. Puis, nous entendimes le piano se refermer, et la musique cessa. -- Elle fait ainsi tous les soirs, remarqua mon ami. C'est quelque souvenir de l'Inde, a ce que je suppose. Pittoresque, ne trouvez- vous pas? Maintenant ne vous attardez pas ici plus longtemps que vous ne voudriez. Votre chambre est prete, des que vous voudrez vous mettre au travail. Je pris mon compagnon au mot, et le laissai avec son oncle et Copperthorne qui etaient revenus dans la piece. Je montai chez moi et etudiai pendant deux heures la legislation medicale. Je me figurais que ce jour-la je ne verrais plus aucun des habitants de Dunkelthwaite, mais je me trompais, car vers dix heures l'oncle Jeremie montra sa petite tete rougeaude dans la chambre: -- Etes-vous bien loge a votre aise? demanda-t-il. -- Tout est pour le mieux, je vous remercie, repondis-je. -- Tenez bon. Serez sur de reussir, dit-il en son langage sautillant. Bonne nuit. -- Bonne nuit, repondis-je. -- Bonne nuit, dit une autre voix venant du corridor. Je m'avancai pour voir, et j'apercus la haute silhouette du secretaire qui glissait a la suite du vieillard comme une ombre noire et demesuree. Je retournai a mon bureau et travaillai encore une heure. Puis je me couchai, et je fus quelque temps avant de m'endormir, en songeant a la singuliere maisonnee dont j'allais faire partie. Chapitre III Le lendemain je fus sur pied de bonne heure et me rendis sur la pelouse, ou je trouvai miss Warrender occupee a cueillir des primeveres, dont elle faisait un petit bouquet pour orner la table au dejeuner. Je fus pres d'elle avant qu'elle me vit et ne pus m'empecher d'admirer sa beaute et sa souplesse pendant qu'elle se baissait pour cueillir les fleurs. Il y avait dans le moindre de ses mouvements une grace feline que je ne me rappelais avoir vue chez aucune femme. Je me ressouvins des paroles de Thurston au sujet de l'impression qu'elle avait produite sur le secretaire, et je n'en fus plus surpris. En entendant mon pas, elle se redressa, et tourna vers moi sa belle et sombre figure. -- Bonjour, miss Warrender, dis-je. Vous etes matinale comme moi. -- Oui, repondit-elle, j'ai toujours eu l'habitude de me lever avec le jour. -- Quel tableau etrange et sauvage! remarquai-je en promenant mon regard sur la vaste etendue des landes. Je suis un etranger comme vous-meme dans ce pays. Comment le trouvez-vous? -- Je ne l'aime pas, dit-elle franchement. Je le deteste. C'est froid, terne, miserable. Regardez cela, et elle leva son bouquet de primeveres, voila ce qu'ils appellent des fleurs. Elles n'ont pas meme d'odeur. -- Vous avez ete accoutumee a un climat plus vivant et a une vegetation tropicale. -- Oh! je le vois, master Thurston vous a parle de moi, dit-elle avec un sourire. Oui, j'ai ete accoutumee a mieux que cela. Nous etions debout pres l'un de l'autre, quand une ombre apparut entre nous. Me retournant, j'apercus Copperthorne reste debout derriere nous. Il me tendit sa main maigre et blanche avec un sourire contraint. -- Il semble que vous etes deja en etat de trouver tout seul votre chemin, dit-il en portant ses regards alternativement de ma figure a celle de miss Warrender. Permettez-moi de tenir ces fleurs pour vous, Miss. -- Non, merci, dit-elle d'un ton froid. J'en ai cueilli assez, et je vais entrer. Elle passa rapidement a cote de lui, et traversa la pelouse pour retourner a la maison. Copperthorne la suivit des yeux en froncant le sourcil. -- Vous etes etudiant en medecine, master Lawrence, me dit-il, en se tournant vers moi et frappant le sol d'un pied, avec un mouvement saccade, nerveux, tout en parlant. -- Oui, je le suis. -- Oh! nous avons entendu parler de vous autres, etudiants en medecine, fit-il en elevant la voix et l'accompagnant d'un petit rire fele. Vous etes de terribles gaillards, n'est-ce pas? Nous avons entendu parler de vous. Il est inutile de vouloir vous tenir tete. -- Monsieur, repondis-je, un etudiant en medecine est d'ordinaire un gentleman. -- C'est tout a fait vrai, dit-il en changeant de ton. Certes, je ne voulais que plaisanter. Neanmoins je ne pus m'empecher de remarquer que pendant tout le dejeuner, il ne cessa d'avoir les yeux fixes sur moi, tandis que miss Warrender parlait, et si je hasardais une remarque, aussitot son regard se portait sur elle. On eut dit qu'il cherchait a deviner sur nos physionomies ce que nous pensions l'un de l'autre. Il s'interessait evidemment plus que de raison a la belle gouvernante, et il n'etait pas moins evident que ses sentiments n'etaient payes d'aucun retour. Nous eumes ce matin-la une preuve visible de la simplicite naturelle de ces bonnes gens primitifs du Yorkshire. A ce qu'il parait, la domestique et la cuisiniere, qui couchaient dans la meme chambre, furent alarmees pendant la nuit par quelque chose que leurs esprits superstitieux transformerent en une apparition. Apres le dejeuner, je tenais compagnie a l'oncle Jeremie, qui, grace a l'aide constante de son souffleur, emettait a jet contenu des citations de poesies de la frontiere ecossaise, lorsqu'on frappa a la porte. La domestique entra. Elle etait suivie de pres par la cuisiniere, personne replete mais craintive. Elles s'encourageaient, se poussaient mutuellement. Elles debiterent leur histoire par strophe et antistrophe, comme un choeur grec, Jeanne parlant jusqu'a ce que l'haleine lui manquat, et laissant alors la parole a la cuisiniere qui se voyait a son tour interrompue. Une bonne partie de ce qu'elles dirent resta a peu pres inintelligible pour moi, a raison du dialecte extraordinaire qu'elles employaient, mais je pus saisir la marche generale de leur recit. Il parait que pendant les premieres heures du jour, la cuisiniere avait ete reveillee par quelque chose qui lui touchait la figure. Se reveillant tout a fait, elle avait vu une ombre vague debout pres de son lit, et cette ombre s'etait glissee sans bruit hors de la chambre. La domestique s'etait eveillee au cri pousse par la cuisiniere et affirmait carrement avoir vu l'apparition. On eut beau les questionner en tous sens, les raisonner, rien ne put les ebranler, et elles conclurent en donnant leurs huit jours, preuve convaincante de leur bonne foi et de leur epouvante. Elles parurent extremement indignees de notre scepticisme et cela finit par leur sortie bruyante, ce qui produisit de la colere chez l'oncle Jeremie, du dedain cher Copperthorne, et me divertit beaucoup. Je passai dans ma chambre presque toute ma seconde journee de visite, et j'avancai considerablement ma besogne. Le soir, John et moi, nous nous rendimes a la garenne de lapins avec nos fusils. En revenant, je contai a John la scene absurde qu'avaient faite le matin les domestiques, mais il ne me parut pas qu'il en saisit, autant que moi, le cote grotesque. -- C'est un fait, dit-il, que dans les tres vieilles demeures comme celle-ci, ou la charpente est vermoulue et deformee, on voit quelquefois certains phenomenes curieux qui predisposent l'esprit a la superstition. J'ai deja entendu, depuis que je suis ici, pendant la nuit, une ou deux choses qui auraient pu effrayer un homme nerveux et a plus forte raison une domestique ignorante. Naturellement, toutes ces histoires d'apparitions sont de pures sottises, mais une fois que l'imagination est excitee, il n'y a plus moyen de la retenir. -- Qu'avez-vous donc entendu? demandai-je, fort interesse. -- Oh! rien qui en vaille la peine, repondit-il. Voici les bambins et miss Warrender. Il ne faut pas causer de ces choses en sa presence. Autrement elle nous donnera les huit jours, elle aussi, et ce serait une perte pour la maison. Elle etait assise sur une petite barriere placee a la lisiere du bois qui entoure Dunkelthwaite, les deux enfants appuyes sur elle de chaque cote, leurs mains jointes autour de ses bras, et leurs figures potelees tournees vers la sienne. C'etait un joli tableau. Nous nous arretames un instant a le contempler. Mais elle nous avait entendus approcher. Elle descendit d'un bond et vint a notre rencontre, les deux petits trottinant derriere elle. -- Il faut que vous m'aidiez du poids de votre autorite, dit-elle a John. Ces petits indociles aiment l'air du soir, et ne veulent pas se laisser persuader de rentrer. -- Veux pas rentrer, dit le garcon d'un ton decide. Veux entendre le reste de l'histoire. -- Oui, l'histoire, zezaya la petite. -- Vous saurez le reste de l'histoire demain, si vous etes sages. Voici M. Lawrence qui est medecin. Il vous dira qu'il ne vaut rien pour les petits garcons et les petites filles de rester dehors quand la rosee tombe. -- Ainsi donc vous ecoutiez une histoire? demanda John pendant que nous nous remettions en route. -- Oui, une bien belle histoire, dit avec enthousiasme le bambin. Oncle Jeremie nous en dit des histoires, mais c'est en poesie, et elles ne sont pas, oh! non, pas si jolies que les histoires de miss Warrender. Il y en a une, ou il y a des elephants. -- Et des tigres, et de l'or, continua la fillette. -- Oui, on fait la guerre, on se bat et le roi des Cigares... -- Des Cipayes, mon ami, corrigea la gouvernante. -- Et les tribus dispersees qui se reconnaissent entre elles par le moyen de signes, et l'homme qui a ete tue dans la foret. Elle sait des histoires magnifiques. Pourquoi ne lui demandez-vous pas de vous en raconter une, cousin John? -- Vraiment, miss Warrender, dit mon compagnon, vous avez pique notre curiosite. Il faut que vous nous contiez ces merveilles. -- A vous, elles paraitraient assez sottes, repondit-elle en riant. Ce sont simplement quelques souvenirs de ma vie passee. Comme nous suivions lentement le sentier qui traverse le bois, nous vimes Copperthorne arriver en sens oppose. -- Je vous cherchais tous, dit-il en feignant maladroitement un ton jovial, je voulais vous informer qu'il est l'heure de diner. -- Nos montres nous l'ont deja dit, repondit John d'une voix qui me parut plutot bourrue. -- Et vous avez couru le lapin ensemble, dit le secretaire, en marchant a pas comptes pres de nous. -- Pas ensemble, repondis-je, nous avons rencontre miss Warrender et les enfants, en revenant. -- Oh! miss Warrender est allee a votre rencontre, quand vous reveniez, dit-il. Cette facon de retourner promptement le sens de mes paroles, et le ton narquois qu'il y mit, me vexerent au point que j'eusse repondu par une vive riposte, si je n'avais pas ete retenu par la presence de la jeune dame. Au meme moment, je tournai les yeux vers la gouvernante et je vis briller dans son regard un eclair de colere a l'adresse de l'interlocuteur, ce qui me prouva qu'elle partageait mon indignation. Aussi fus-je bien surpris cette meme nuit quand, vers dix heures, m'etant mis a la fenetre de ma chambre, je les vis se promenant ensemble au clair de lune et causant avec animation. Je ne sais comment cela se fit, mais cette vue m'agita au point qu'apres quelques vains efforts pour reprendre mes etudes, je mis mes livres de cote et renoncai au travail pour ce soir-la. Vers onze heures, je regardai de nouveau, mais ils n'etaient plus la. Bientot apres j'entendis le pas trainant de l'oncle Jeremie et le pas ferme et lourd du secretaire, quand ils remonterent l'escalier qui menait a leurs chambres a coucher, situees a l'etage superieur. Chapitre IV John Thurston ne fut jamais grand observateur et je crois que j'en savais plus long que lui sur ce qui se passait a Dunkelthwaite, au bout de trois jours passes sous le toit de son oncle. Mon ami etait passionnement epris de chimie et coulait des jours heureux au milieu de ses eprouvettes, de ses solutions, parfaitement content d'avoir a portee un compagnon sympathique, auquel il put faire part de ses trouvailles. Quant a moi, j'eus toujours un faible pour l'etude et l'analyse de la nature humaine, et je trouvais bien des sujets interessants dans le microcosme ou je vivais. Bref, je m'absorbai dans mes observations au point de me faire craindre qu'elles n'aient cause beaucoup de tort a mes etudes. Ma premiere decouverte fut que le veritable maitre a Dunkelthwaite etait, et cela ne faisait aucun doute, non point l'oncle Jeremie, mais le secretaire de l'oncle Jeremie. Mon flair medical me disait que l'amour exclusif de la poesie, qui eut ete une excentricite inoffensive au temps ou le vieillard etait encore jeune, etait devenu desormais une veritable monomanie qui lui emplissait l'esprit en ne laissant nulle place a toute autre idee. Copperthorne, en flattant le gout de son maitre et le dirigeant sur cet objet unique, a ce point qu'il lui devenait indispensable, avait reussi a s'assurer un pouvoir sans limite en toutes les autres choses. C'etait lui qui s'occupait des finances de l'oncle, qui menait les affaires de la maison sans avoir a subir de questions ni de controle. A vrai dire, il avait assez de tact pour exercer son pouvoir d'une main legere, de facon a ne point meurtrir son esclave: aussi ne rencontrait-il aucune resistance. Mon ami, tout entier a ses distillations, a ses analyses, ne se rendit jamais compte qu'il etait devenu un zero dans la maison. J'ai deja exprime ma conviction que si Copperthorne eprouvait un tendre sentiment a l'egard de la gouvernante, elle ne lui donnait pas le moindre encouragement. Mais au bout de quelques jours j'en vins a penser qu'en dehors de cet attachement non paye de retour, il existait quelque autre lien entre ces deux personnages. J'ai vu plus d'une fois Copperthorne prendre a l'egard de la gouvernante un air qui ne pouvait etre qualifie autrement que d'autoritaire. Deux ou trois fois aussi, je les avais vus arpenter la pelouse dans les premieres heures de la nuit, en causant avec animation. Je n'arrivais pas a deviner quelle sorte d'entente reciproque existait entre eux. Ce mystere piqua ma curiosite. La facilite, avec laquelle on devient amoureux en villegiature a la campagne, est passee en proverbe, mais je n'ai jamais ete d'une nature sentimentale et mon jugement ne fut fausse par aucune preference en faveur de miss Warrender. Au contraire, je me mis a l'etudier comme un entomologiste l'eut fait pour un specimen, d'une facon minutieuse, tres impartiale. Pour atteindre ce but, j'organisai mon travail de maniere a etre libre quand elle sortait les enfants pour leur faire prendre de l'exercice. Nous nous promenames ainsi ensemble maintes fois, et cela m'avanca dans la connaissance de son caractere plus que je n'eusse pu le faire en m'y prenant autrement. Elle avait vraiment beaucoup lu, connaissait plusieurs langues d'une maniere superficielle, et avait une grande aptitude naturelle pour la musique. Au-dessous de ce vernis de culture, elle n'en avait pas moins une forte dose de sauvagerie naturelle. Au cours de sa conversation, il lui echappait de temps a autre quelque sortie qui me faisait tressaillir par sa forme primitive de raisonnement et par le dedain des conventions de la civilisation. Je ne pouvais guere m'en etonner, en songeant qu'elle etait devenue femme avant d'avoir quitte la tribu sauvage que son pere gouvernait. Je me rappelle une circonstance qui me frappa tout particulierement, car elle y laissa percer brusquement ses habitudes sauvages et originales. Nous nous promenions sur la route de campagne. Nous parlions de l'Allemagne, ou elle avait passe quelques mois, quand soudain elle s'arreta, et posa son doigt sur ses levres. -- Pretez-moi votre canne, me dit-elle a voix basse. Je la lui tendis, et aussitot, a mon grand etonnement, elle s'elanca legerement et sans bruit a travers une ouverture de la haie, son corps se pencha, et elle rampa avec agilite en se dissimulant derriere une petite hauteur. J'etais encore a la suivre des yeux, tout stupefait, quand un lapin se leva soudain devant elle et partit. Elle lanca la canne sur lui et l'atteignit, mais l'animal parvint a s'echapper tout en boitant d'une patte. Elle revint vers moi triomphante, essoufflee: -- Je l'ai vu remuer dans l'herbe, dit-elle, je l'ai atteint. -- Oui, vous l'avez atteint, vous lui avez casse une patte, lui dis-je avec quelque froideur. -- Vous lui avez fait mal, s'ecria le petit garcon d'un ton peine. -- Pauvre petite bete! s'ecria-t-elle, changeant soudain de manieres. Je suis bien fachee de l'avoir blessee. Elle avait l'air tout a fait decontenancee par cet incident et causa tres peu pendant le reste de notre promenade. Pour ma part, je ne pouvais guere la blamer. C'etait evidemment une explosion du vieil instinct qui pousse le sauvage vers une proie, bien que cela produisit une impression assez desagreable de la part d'une jeune dame vetue a la derniere mode et sur une grande route d'Angleterre. Un jour qu'elle etait sortie, John Thurston me fit jeter un coup d'oeil dans la chambre qu'elle habitait. Elle avait la une quantite de bibelots hindous, qui prouvaient qu'elle etait venue de son pays natal avec une ample cargaison. Son amour d'Orientale pour les couleurs vives se manifestait d'une facon amusante. Elle etait allee a la ville ou se tenait le marche, y avait achete beaucoup de feuilles de papier rouge et bleu, qu'elle avait fixees au moyen d'epingles sur le revetement de couleur sombre que jusqu'alors couvrait le mur. Elle avait aussi du clinquant qu'elle avait reparti dans les endroits les plus en vue, et pourtant il semblait qu'il y ait quelque chose de touchant dans cet effort pour reproduire l'eclat des tropiques dans cette froide habitation anglaise. Pendant les quelques premiers jours que j'avais passes a Dunkelthwaite, les singuliers rapports qui existaient entre miss Warrender et le secretaire avaient simplement excite ma curiosite, mais apres des semaines, et quand je me fus interesse davantage a la belle Anglo-Indienne, un sentiment plus profond et plus personnel s'empara de moi. Je me mis le cerveau a la torture pour deviner quel etait le lien qui les unissait. Comme se faisait-il que tout en montrant de la facon la plus evidente qu'elle ne voulait pas de sa societe pendant le jour, elle se promenat seule avec lui, la nuit venue? Il etait possible que l'aversion qu'elle manifestait envers lui devant des tiers fut une ruse pour cacher ses veritables sentiments. Une telle supposition amenait a lui attribuer une profondeur de dissimulation naturelle que semblait dementir la franchise de son regard, la nettete et la fierte de ses traits. Et pourtant quelle autre hypothese pouvait expliquer le pouvoir incontestable qu'il exercait sur elle! Cette influence percait en bien des circonstances, mais il en usait d'une facon si tranquille, si dissimulee qu'il fallait une observation attentive pour s'apercevoir de sa realite. Je l'ai surpris lui lancant un regard si imperieux, meme si menacant, a ce qu'il me semblait, que le moment d'apres, j'avais peine a croire que cette figure pale et depourvue d'expression fut capable d'en prendre une aussi marquee. Lorsqu'il la regardait ainsi, elle se demenait, elle frissonnait comme si elle avait eprouve de la souffrance physique. "Decidement, me dis-je, c'est de la crainte et non de l'amour, qui produit de tels effets." Cette question m'interessa tant, que j'en parlai a mon ami John. Il etait, a ce moment-la, dans son petit laboratoire, abime dans une serie de manipulations, de distillations qui devaient aboutir a la production d'un gaz fetide, et nous faire tousser en nous prenant a la gorge. Je profitai de la circonstance qui nous obligeait a respirer le grand air, pour l'interroger sur quelques points sur lesquels je desirais etre renseigne. -- Depuis combien de temps disiez-vous que miss Warrender se trouve chez votre oncle? demandai-je. John me jeta un regard narquois et agita son doigt tache d'acide. -- Il me semble que vous vous interessez bien singulierement a la fille du defunt et regrette Achmet Genghis, dit-il. -- Comment s'en empecher? repondis-je franchement. Je lui trouve un des types les plus romanesques que j'aie jamais rencontres. -- Mefiez-vous de ces etudes-la, mon garcon, dit John d'un ton paternel. C'est une occupation qui ne vaut rien a la veille d'un examen. -- Ne faites pas le nigaud, repliquai-je. Le premier venu pourrait croire que je suis amoureux de miss Warrender, a vous entendre parler ainsi. Je la regarde comme un probleme interessant de psychologie, voila tout. -- C'est bien cela, un probleme interessant de psychologie, voila tout. Il me semblait que John devait avoir encore autour de lui quelques vapeurs de ce gaz, car ses facons etaient reellement irritantes. -- Pour en revenir a ma premiere question, dis-je, depuis combien de temps est-elle ici? -- Environ dix semaines. -- Et Copperthorne? -- Plus de deux ans. -- Avez-vous quelque idee qu'ils se soient deja connus? -- C'est impossible, declara nettement John. Elle venait d'Allemagne. J'ai vu la lettre ou le vieux negociant donnait des indications sur sa vie passee. Copperthorne est toujours reste dans le Yorkshire, en dehors de ses deux ans de Cambridge. Il a du quitter l'Universite dans des conditions peu favorables. -- En quel sens? -- Sais pas, repondit John. On a tenu la chose sous clef. Je m'imagine que l'oncle Jeremie le sait. Il a la marotte de ramasser des declasses et de leur refaire ce qu'il appelle une nouvelle vie. Un de ces jours, il lui arrivera quelque mesaventure avec un type de cette sorte. -- Aussi donc Copperthorne et miss Warrender etaient absolument etrangers l'un a l'autre il y a quelques semaines? -- Absolument. Maintenant je crois que je ferai bien de rentrer et d'analyser le precipite. -- Laissez la votre precipite, m'ecriai-je en le retenant. Il y a d'autres choses dont j'ai a vous parler. S'ils ne se connaissent que depuis quelques semaines, comment a-t-il fait pour acquerir le pouvoir qu'il exerce sur elle? John me regarda d'un air ebahi. -- Son pouvoir? dit-il. -- Oui, l'influence qu'il possede sur elle. -- Mon cher Hugh, me dit bravement mon ami, je n'ai point pour habitude de citer ainsi l'Ecriture, mais il y a un texte qui me revient imperieusement a l'esprit, et le voici: "Trop de science les a rendus fous." Vous aurez fait des exces d'etudes. -- Entendez-vous dire par la, m'ecriai-je, que vous n'avez jamais remarque l'entente secrete qui parait exister entre la gouvernante et le secretaire de votre oncle? -- Essayez du bromure de potassium, dit John. C'est un calmant tres efficace a la dose de vingt grains. -- Essayez une paire de lunettes, repliquai-je. Il est certain que vous en avez grand besoin. Et apres avoir lance cette fleche de Parthe je pivotai sur mes talons et m'eloignai de fort mechante humeur. Je n'avais pas fait vingt pas sur le gravier du jardin, que je vis le couple dont nous venions de parler. Ils etaient a quelque distance, elle adossee au cadran solaire, lui debout devant elle. Il lui parlait vivement, et parfois avec des gestes brusques. La dominant de sa taille haute et degingandee, avec les mouvements qu'il imprimait a ses longs bras, il avait l'air d'une enorme chauve-souris planant au-dessus de sa victime. Je me rappelle que cette comparaison fut celle-la meme qui se presenta a ma pensee et qu'elle prit une nettete d'autant plus grande que je voyais dans les moindres details de la belle figure se dessiner l'horreur et l'effroi. Ce petit tableau servait si bien d'illustration au texte, sur lequel je venais de precher, que je fus tente de retourner au laboratoire et d'amener l'incredule John pour le lui faire contempler. Mais avant que j'eusse le temps de prendre mon parti, Copperthorne m'avait entrevu. Il fit demi-tour, et se dirigea d'un pas lent dans le sens oppose qui menait vers les massifs, suivi de pres par sa compagne, qui coupait les fleurs avec son ombrelle tout en marchant. Apres ce petit episode, je rentrai dans ma chambre, bien decide a reprendre mes etudes, mais, quoi que je fisse, mon esprit vagabondait bien loin de mes livres, et se mettait a speculer sur ce mystere. J'avais appris de John que les antecedents de Copperthorne n'etaient pas des meilleurs, et pourtant il avait evidemment conquis une influence enorme sur l'esprit affaibli de son maitre. Je m'expliquais ce fait, en remarquant la peine infinie, qu'il prenait pour se devouer au dada du vieillard, et le tact consomme avec lequel il flattait et encourageait les singulieres lubies poetiques de celui-ci. Mais comment m'expliquer l'influence non moins evidente dont il jouissait sur la gouvernante? Elle n'avait pas de marotte qu'on put flatter. Un amour mutuel eut pu expliquer le lien qui existait entre elle et lui, mais mon instinct d'homme du monde et d'observateur de la nature humaine me disait de la facon la plus claire qu'un amour de cette sorte n'existait pas. Si ce n'etait point l'amour, il fallait que ce fut la crainte, et tout ce que j'avais vu confirmait cette supposition. Qu'etait-il donc arrive pendant ces deux mois qui put inspirer a la hautaine princesse aux yeux noirs quelque crainte au sujet de l'Anglais a figure pale, a la voix douce et aux manieres polies? Tel etait le probleme que j'entrepris de resoudre en y mettant une energie, une application qui tuerent mon ardeur pour l'etude et me rendirent inaccessible a la crainte que devait m'inspirer mon examen prochain. Je me hasardai a aborder le sujet dans l'apres-midi de ce meme jour avec miss Warrender, que je trouvai seule dans la bibliotheque, les deux bambins etant alles passer la journee dans la chambre d'enfants chez un squire[1] du voisinage. -- Vous devez vous trouver bien seule quand il n'y a pas de visiteurs, dis-je. Il me semble que cette partie du pays n'offre pas beaucoup d'animation. -- Les enfants sont toujours une societe agreable, repondit-elle. Neanmoins je regretterai beaucoup M. Thurston et vous-meme, quand vous serez parti. -- Je serai fache que ce jour arrive, dis-je. Je ne m'attendais pas a trouver ce sejour aussi agreable. Pourtant vous ne serez pas depourvue de societe apres notre depart, vous aurez toujours M. Copperthorne. -- Oui, nous aurons toujours M. Copperthorne, dit-elle d'un air fort ennuye. -- C'est un compagnon agreable, remarquai-je, tranquille, instruit, aimable. Je ne m'etonne pas que le vieux master Thurston se soit attache a lui. Tout en parlant, j'examinais attentivement mon interlocutrice. Une legere rougeur passa sur ses joues brunes, et elle tapota impatiemment avec ses doigts sur les bras du fauteuil. -- Ses facons ont quelquefois de la froideur... J'allais continuer, mais elle m'interrompit, me lanca un regard etincelant de colere dans ses yeux noirs. -- Qu'est-ce que vous avez donc a me parler de lui? demanda-t- elle. -- Je vous demande pardon, repondis-je d'un ton soumis, je ne savais pas que c'etait un sujet interdit. -- Je ne tiens pas du tout a entendre meme son nom, s'ecria-t-elle avec emportement. Ce nom, je le deteste, comme je le hais, lui. Ah! si j'avais seulement quelqu'un pour m'aimer, c'est-a-dire comme aiment les hommes d'au-dela des mers, dans mon pays, je sais bien ce que je lui dirais. -- Que lui diriez-vous demandai-je, tout etonne de cette explosion extraordinaire. Elle se pencha si en avant, que je crus sentir sur ma figure sa respiration chaude et pantelante. -- Tuez Copperthorne, dit-elle, voila ce que je lui dirais. Tuez Copperthorne. Alors vous pourrez revenir me parler d'amour. Rien ne pourrait donner une idee de l'intensite de fureur qu'elle mit a lancer ces mots qui sifflerent entre ses dents blanches. En parlant, elle avait l'air si venimeuse que je reculai involontairement devant elle. Se pouvait-il que ce serpent python et la jeune dame pleine de reserve qui se tenait bien, si tranquillement, a la table de l'oncle Jeremie ne fissent qu'un? J'avais bien compte que j'arriverais a voir quelque peu dans son caractere au moyen de questions detournees, mais je ne m'attendais guere a evoquer un esprit pareil. Elle dut voir l'horreur et l'etonnement se peindre sur ma physionomie, car elle changea d'attitude et eut un rire nerveux. -- Vous devez certainement me croire folle, dit-elle, vous voyez que c'est l'education hindoue qui se fait jour. La-bas nous ne faisons rien a demi, dans l'amour et dans la haine. -- Et pourquoi donc haissez-vous M. Copperthorne? demandai-je. -- Au fait, repondit-elle en radoucissant sa voix, le mot de haine est peut-etre un peu trop fort, mieux vaudrait celui de repulsion. Il est des gens qu'on ne peut s'empecher de prendre en aversion, alors meme qu'on n'a aucun motif a en donner. Evidemment elle regrettait l'eclat qu'elle venait de faire, et tachait de le masquer par des explications. Voyant qu'elle cherchait a changer de conversation, je l'y aidai. Je fis des remarques sur un livre de gravures hindoues qu'elle etait allee prendre avant mon arrivee et qui etait reste sur ses genoux. La Bibliotheque de l'oncle Jeremie etait fort complete, et particulierement riche en ouvrages de cette categorie. -- Elles ne sont pas des plus exactes, dit-elle en tournant les pages d'enluminures. -- Toutefois celle-ci est bonne, reprit-elle en designant une gravure qui representait un chef vetu d'une cotte de mailles, et coiffe d'un turban pittoresque; celle-ci est vraiment tres bonne. Mon pere etait ainsi vetu quand il montait son cheval de combat tout blanc, et conduisait tous les guerriers de Dooab a la bataille contre les Feringhees. Mon pere fut choisi parmi eux tous, car ils savaient qu'Achmet Genghis Khan etait un grand- pretre autant qu'un grand soldat. Le peuple ne voulait d'autre chef qu'un Borka eprouve. Il est mort maintenant, et de tous ceux qui ont suivi son etendard, il n'en est plus qui ne soient disperses ou qui n'aient peri, pendant que moi, sa fille, je suis une mercenaire sur une terre lointaine. -- Sans doute, vous retournerez un jour dans l'Inde, dis-je en faisant de mon mieux pour lui donner une faible consolation. Elle tourna les pages distraitement quelques minutes sans repondre. Puis, elle laissa echapper soudain un petit cri de plaisir en voyant une des images. -- Regardez-le, s'ecria-t-elle aussitot. Voici un de nos exiles. C'est un Bhuttotee. Il est tres ressemblant. La gravure qui l'excitait ainsi, representait un indigene d'aspect fort peu engageant, tenant d'une main un petit instrument qui avait l'air d'une pioche en miniature, et de l'autre une piece carree de toile rayee. -- Ce mouchoir, c'est son _roomal_, dit-elle. Naturellement, il ne circulerait pas ainsi en public comme cela. Il ne porterait pas non plus sa hache sacree, mais sous tous les autres rapports il est exactement tel qu'il doit etre. Bien des fois je me suis trouvee avec des gens comme lui pendant les nuits sans lune, avec les Lughaees marchant a l'avant, quand l'etranger sans mefiance entendait le Pilhaoo a sa gauche, et ne savait pas ce que cela signifiait. Ah, c'etait une vie qui valait la peine d'etre vecue. -- Mais qu'est-ce qu'un _roomal_, et le Lughaee, et le reste, demandai-je. -- Oh! ce sont des mots indiens, repondit-elle en riant. Vous ne les comprendriez pas. -- Mais cette gravure a pour legende: "Un Dacoit" et j'ai toujours cru qu'un Dacoit est un voleur. -- C'est que les Anglais n'en savent pas davantage, remarqua-t- elle. Certes, les Dacoits sont des voleurs, mais on qualifie de voleurs bien des gens qui ne le sont reellement pas; eh bien, cet homme est un saint homme, et selon toute probabilite c'est un gourou. Elle m'aurait peut-etre donne plus de renseignements sur les moeurs et les coutumes de l'Inde, car c'etait un sujet dont elle aimait a parler, quand soudain je vis un changement se produire dans sa physionomie. Elle tourna son regard fixe sur la fenetre qui etait derriere moi. Je me retournai pour voir, et j'apercus tout au bord la figure du secretaire qui epiait furtivement. J'avoue que j'eus un tressaillement a cette vue, car avec sa paleur cadavereuse, cette tete avait l'air de celle d'un decapite. Il poussa la fenetre et l'ouvrit en s'apercevant qu'il avait ete vu. -- Je suis fache de vous deranger, dit-il en avancant la tete, mais ne trouvez-vous pas, miss Warrender, qu'il est malheureux d'etre enferme dans une piece etroite par un si beau jour. N'etes- vous pas disposee a sortir et faire un tour? Bien que son langage fut poli, ses paroles etaient prononcees d'une voix dure, presque menacante, qui leur donnait le ton du commandement plutot que celui de la priere. La gouvernante se leva et, sans protester, sans faire de remarque, elle sortit doucement pour prendre son chapeau. Ce fut la une preuve nouvelle de l'empire que Copperthorne exercait sur elle. Et comme il me regardait par la fenetre ouverte, un sourire moqueur se jouait sur ses levres minces. On eut dit qu'il avait voulu me provoquer par cette demonstration de son pouvoir. Avec le soleil derriere lui, on l'eut pris pour un demon entoure d'une aureole. Il resta ainsi quelques instants a me regarder fixement, la figure empreinte d'une mechancete concentree. Puis j'entendis son pas lourd qui faisait craquer le gravier de l'allee, pendant qu'il se dirigeait vers la porte. Chapitre V Pendant les quelques jours qui suivirent l'entrevue ou miss Warrender m'avait avoue la haine que lui inspirait le secretaire, tout alla bien a Dunkelthwaite. J'eus plusieurs longues conversations avec elle dans des promenades que nous faisions a l'aventure dans les bois, avec les deux bambins, mais je ne reussis point a la faire s'expliquer nettement sur l'acces de violence qu'elle avait eu dans la bibliotheque, et elle ne me dit pas un mot qui put jeter quelque lumiere sur le probleme qui m'interessait si vivement. Toutes les fois que je faisais une remarque qui pouvait conduire dans cette direction, elle me repondait avec une reserve extreme, ou bien elle s'apercevait tout a coup qu'il n'etait que temps pour les enfants de retourner dans leur chambre, de sorte que j'en vins a desesperer d'apprendre d'elle-meme quoi que ce fut. Pendant ce temps, je ne me livrai a mes etudes que d'une maniere irreguliere, par boutades. De temps a autre, l'oncle Jeremie, de son pas trainant, entrait chez moi, un rouleau de manuscrits a la main, pour me lire des extraits de son grand poeme epique. Lorsque j'eprouvais le besoin d'une societe, j'allais faire un tour dans le laboratoire de John, de meme qu'il venait me trouver chez moi, quand la solitude lui pesait. Parfois, je variais la monotonie de mes etudes en prenant mes livres et m'installant a l'aise dans les massifs ou je passais le jour a travailler. Quant a Copperthorne, je l'evitais autant que possible, et de son cote il n'avait nullement l'air empresse de cultiver ma connaissance. Un jour, dans la seconde semaine de juin, John vint me trouver un telegramme a la main et l'air extremement ennuye. -- En voila, une affaire! s'ecria-t-il. Le papa m'enjoint de partir seance tenante pour me rendre a Londres. Ce doit etre pour quelque histoire de legalite. Il a toujours menace de mettre ordre a ses affaires, et maintenant il lui a pris une crise d'energie et il veut en finir. -- Vous ne serez pas longtemps absent, je suppose? dis-le. -- Une semaine ou deux peut-etre. C'est une chose bien desagreable. Cela tombe juste au moment ou je comptais reussir a decomposer cet alcaloide. -- Vous le retrouverez tel quel quand vous reviendrez, dis-je en riant. Il n'y a personne ici qui se mele de le decomposer en votre absence. -- Ce qui m'ennuie le plus, c'est de vous laisser ici, reprit-il. Il me semble que c'est mal remplir les devoirs de l'hospitalite que de faire venir un camarade dans ce sejour solitaire et de s'en aller brusquement en le plantant la. -- Ne vous tourmentez pas a mon sujet repondis-je. J'ai beaucoup trop de besogne pour me sentir seul. En outre, j'ai trouve ici des attractions sur lesquelles je ne comptais pas du tout. Je ne crois pas qu'il y ait dans ma vie six semaines qui m'aient paru aussi courtes que les dernieres. -- Oh! elles ont passe si vite que cela? dit John, en se moquant. Je suis convaincu qu'il etait toujours dans son illusion de me croire amoureux fou de la gouvernante. Il partit ce meme jour par un train du matin, en promettant d'ecrire et de nous envoyer son adresse a Londres, car il ne savait pas dans quel hotel son pere descendrait. Je ne me doutais pas des consequences qui resulteraient de ce mince detail, je ne me doutais pas non plus de ce qui allait arriver avant que je pusse revoir mon ami. A ce moment-la, son depart ne me faisait aucune peine. Il en resultait simplement que nous quatre qui restions nous allions etre en contact plus intime et il semblait que cela dut favoriser la solution du probleme auquel je prenais de jour en jour un plus vif interet. A un quart de mille environ de la maison de Dunkelthwaite se trouve un petit village forme d'une longue rue, qui porte le meme nom, et compose de vingt ou trente cottages aux toits d'ardoises, et d'une eglise vetue de lierre toute voisine de l'inevitable cabaret. L'apres-midi du jour meme ou John nous quitta, miss Warrender et les deux enfants se rendirent au bureau de poste et je m'offris a les accompagner. Copperthorne n'eut pas demande mieux que d'empecher cette excursion ou de venir avec nous, mais, heureusement pour nous, l'oncle Jeremie etait en proie aux affres de l'inspiration et ne pouvait se passer des services de son secretaire. Ce fut, je m'en souviens, une agreable promenade, car la route etait bien ombragee d'arbres ou les oiseaux chantaient joyeusement. Nous fimes le trajet a loisir, en causant de bien des choses, pendant que le bambin et la fillette couraient et cabriolaient devant nous. Avant d'arriver au bureau de poste, il faut passer devant le cabaret dont il a ete question. Comme nous parcourions la rue du village, nous nous apercumes qu'un petit rassemblement s'etait forme devant cette maison. Il y avait la dix ou douze garcons en guenilles ou fillettes aux nattes sales, quelques femmes la tete nue, et deux ou trois hommes sortis du comptoir ou ils flanaient. C'etait sans doute le rassemblement le plus nombreux qui ait jamais fait figure dans les annales de cette paisible localite. Nous ne pouvions pas voir quelle etait la cause de leur curiosite; mais nos bambins partirent a toutes jambes, et revinrent bientot, bourres de renseignements. -- Oh! miss Warrender, cria Johnnie qui accourait tout haletant d'empressement. Il y a la un homme noir comme ceux des histoires que vous nous racontez. -- Un bohemien, je suppose, dis-je. -- Non, non, dit Johnnie d'un ton decisif. Il est plus noir encore que ca, n'est-ce pas, May? -- Plus noir que ca, redit la fillette. -- Je crois que nous ferions mieux d'aller voir ce que c'est que cette apparition extraordinaire, dis-je. En parlant, je regardai ma compagne, et je fus fort surpris de la voir toute pale, avec les yeux pour ainsi dire resplendissants d'agitation contenue. -- Est-ce que vous vous trouvez mal? demandai-je. -- Oh non! dit-elle avec vivacite, en hatant le pas. Allons, allons! Ce fut certainement une chose curieuse qui s'offrit a notre vue quand nous eumes rejoint le petit cercle de campagnards. J'eus aussitot presente a la memoire la description du Malais mangeur d'opium que De Quincey vit dans une ferme d'Ecosse. Au centre de ce groupe de simples paysans du Yorkshire, se tenait un voyageur oriental de haute taille, au corps elance, souple et gracieux; ses vetements de toile salis par la poussiere des routes et ses pieds bruns sortant de ses gros souliers. Evidemment, il venait de loin et avait marche longtemps. Il tenait a la main un gros baton, sur lequel il s'appuyait, tout en promenant ses yeux noirs et pensifs dans l'espace, sans avoir l'air de s'inquieter de la foule qui l'entourait. Son costume pittoresque, avec le turban de couleur qui couvrait sa tete a la teinte basanee, produisait un effet etrange et discordant en ce milieu prosaique. -- Pauvre garcon! me dit miss Warrender d'une voix agitee et haletante. Il est fatigue. Il a faim, sans aucun doute, et il ne peut faire comprendre ce qu'il lui faut. Je vais lui parler. Et, s'approchant de l'Hindou, elle lui adressa quelques mots dans le dialecte de son pays. Jamais je n'oublierai l'effet que produisirent ces quelques syllabes. Sans prononcer un mot, le voyageur se jeta la face contre terre sur la poussiere de la route, et se traina litteralement aux pieds de ma compagne. J'avais vu dans des livres de quelle facon les Orientaux manifestent leur abaissement en presence d'un superieur, mais je n'aurais jamais pu m'imaginer qu'aucun etre humain descendit jusqu'a une humilite aussi abjecte que l'indiquait l'attitude de cet homme. Miss Warrender reprit la parole d'un ton tranchant, imperieux. Aussitot il se redressa et resta les mains jointes, les yeux baisses, comme un esclave devant sa maitresse. Le petit rassemblement qui semblait croire que ce brusque prosternement etait le prelude de quelque tour de passe-passe ou d'un chef d'oeuvre d'acrobatie, avait l'air de s'amuser et de s'interesser a l'incident. -- Consentiriez-vous a emmener les enfants et a mettre les lettres a la poste? demanda la gouvernante. Je voudrais bien dire un mot a cet homme. Je fis ce qu'elle me demandait. Quelques minutes apres, quand je revins, ils causaient encore. L'Hindou paraissait raconter ses aventures ou expliquer les motifs de son voyage. Ses doigts tremblaient; ses yeux petillaient. Miss Warrender ecoutait avec attention, laissant echapper de temps a autre un mouvement brusque ou une exclamation, et montrant ainsi combien elle etait interessee par les details que donnait cet homme. -- Je dois vous prier de m'excuser pour vous avoir tenu si longtemps au soleil, dit-elle enfin en se tournant vers moi. Il faut que nous rentrions. Autrement nous serons en retard pour le diner. Elle prononca ensuite quelques phrases sur un ton de commandement et laissa son noir interlocuteur debout dans la rue du village. Puis nous rentrames avec les enfants. -- Et bien! demandai-je, pousse par une curiosite bien naturelle, lorsque nous ne fumes plus a portee d'etre entendus des visiteurs. Qui est-il? qu'est-il? -- Il vient des Provinces centrales, pres du pays des Mahrattes. C'est un des notres. J'ai ete reellement bouleversee de rencontrer un compatriote d'une maniere aussi inattendue. Je me sens tout agitee. -- Voila qui a du vous faire plaisir, remarquai-je. -- Oui, un tres grand plaisir, dit-elle vivement. -- Et comment se fait-il qu'il se soit prosterne ainsi? -- Parce qu'il savait que je suis la fille d'Achmet Genghis Khan, dit-elle avec fierte. -- Et quel hasard l'a amene ici? -- Oh! c'est une longue histoire, dit-elle negligemment. Il a mene une vie errante. Comme il fait sombre dans cette avenue et comme les grandes branches s'entrecroisent la-haut! Si l'on s'accroupissait sur l'une d'elles, il serait facile de se laisser tomber sur le dos de quelqu'un qui passerait. On ne saurait jamais que vous etes la, jusqu'au moment ou vous auriez vos doigts serres autour de la gorge du passant. -- Quelle horrible pensee! m'ecriai-je. -- Les endroits sombres me donnent toujours de sombres pensees, dit-elle d'un ton leger. A propos, j'ai une faveur a vous demander, M. Lawrence. -- De quoi s'agit-il? demandai-je. -- Ne dites pas un mot a la maison au sujet de mon pauvre compatriote. On pourrait le prendre pour un coquin, un vagabond, vous savez, et donner l'ordre de le chasser du village. -- Je suis convaincu que M. Thurston n'aurait jamais cette durete. -- Non, mais M. Copperthorne en est capable. -- Je ferai ce que vous voudrez, dis-je, mais les enfants parleront certainement. -- Non, je ne crois pas, repondit-elle. Je ne sais comment elle s'y prit pour empecher ces petites langues bavardes, mais, en fait, elles se turent sur ce point, et ce jour- la on ne dit pas un mot de l'etrange visiteur qui, de course en course, etait venu jusque dans notre petit village. J'avais quelque soupcon subtil que ce fils des regions tropicales n'etait point arrive par hasard jusqu'a nous, mais qu'il s'etait rendu a Dunkelthwaite pour y remplir une mission determinee. Le lendemain, j'eus la preuve la plus convaincante possible qu'il etait encore dans les environs, car je rencontrai miss Warrender pendant qu'elle descendait par l'allee du jardin avec un panier rempli de croutes de pain et de morceaux de viande. Elle avait l'habitude de porter ces restes a quelques vieilles femmes du pays. Aussi je m'offris a l'accompagner. -- Est-ce chez la vieille Venables ou chez la bonne femme Taylforth que vous allez aujourd'hui? demandai-je. -- Ni chez l'une ni chez l'autre, dit-elle en souriant. Il faut que je vous dise la verite, M. Lawrence. Vous avez toujours ete un bon ami pour moi et je sais que je puis avoir confiance en vous. Je vais suspendre le panier a cette branche-ci et il viendra le chercher. -- Il est encore par ici? remarquai-je. -- Oui, il est encore par ici. -- Vous croyez qu'il le decouvrira? -- Oh! pour cela, vous pouvez vous en rapporter a lui, dit-elle. Vous ne trouverez pas mauvais que je lui donne quelque secours, n'est-ce pas? Vous en feriez tout autant si vous aviez vecu parmi les Hindous, et que vous vous trouviez brusquement transplante chez un Anglais. Venez dans la serre, nous jetterons un coup d'oeil sur les fleurs. Nous allames ensemble dans la serre chaude. A notre retour, le panier etait reste suspendu a la branche, mais son contenu avait disparu. Elle le reprit en riant et le rapporta a la maison. Il me parut que depuis cette entrevue de la veille avec son compatriote, elle avait l'esprit plus gai, le pas plus libre, plus elastique. C'etait peut-etre une illusion, mais il me sembla aussi qu'elle avait l'air moins contrainte qu'a l'ordinaire en presence de Copperthorne, qu'elle supportait ses regards avec moins de crainte, et etait moins sous l'influence de sa volonte. Et maintenant j'en viens a la partie de mon recit ou j'ai a dire comment j'arrivai a penetrer les rotations qui existaient entre ces deux etranges creatures, comment j'appris la terrible verite au sujet de miss Warrender, ou de la Princesse Achmet Genghis; j'aime mieux la designer ainsi, car elle tenait assurement plus de ce redoutable et fanatique guerrier, que de sa mere, si douce. Cette revelation fut pour moi un coup violent, dont je n'oublierai jamais l'effet. Il peut se faire que d'apres la maniere dont j'ai retrace ce recit, en appuyant sur les faits qui y ont quelque importance, et omettant ceux qui n'en ont pas, mes lecteurs aient deja devine le projet qu'elle avait au coeur. Quant a moi, je declare solennellement que jusqu'au dernier moment je n'eus pas le plus leger soupcon de la verite. J'ignorais tout de la femme, dont je serrais amicalement la main et dont la voix charmait mon oreille. Cependant, je crois aujourd'hui encore qu'elle etait vraiment bien disposee envers moi et qu'elle ne m'aurait fait aucun mal volontairement. Voici comment se fit cette revelation. Je crois avoir deja dit qu'il se trouvait au milieu des massifs une sorte d'abri, ou j'avais l'habitude d'etudier pendant la journee. Un soir, vers dix heures, comme je rentrais chez moi, je me rappelai que j'avais oublie dans cet abri un traite de gynecologie, et comme je comptais travailler un couple d'heures avant de me coucher, je me mis en route pour aller le chercher. L'oncle Jeremie et les domestiques etaient deja au lit. Aussi descendis-je sans faire de bruit, et je tournai doucement la clef dans la serrure de la porte d'entree. Une fois dehors, je traversai a grands pas la pelouse, pour gagner les massifs, reprendre mon bien et revenir aussi promptement que possible. J'avais a peine franchi la petite grille de bois, et j'etais a peine entre dans le jardin que j'entendis un bruit de voix. Je me doutai bien que j'etais tombe sur une de ces entrevues nocturnes que j'avais remarquees de ma fenetre. Ces voix etaient celles du secretaire et de la gouvernante, et il etait evident pour moi, d'apres la direction d'ou elles venaient, qu'ils etaient assis dans l'abri, et qu'ils causaient sans se douter le moins du monde qu'il y eut un tiers. J'ai toujours regarde le fait d'ecouter aux portes comme une preuve de bassesse, en quelque circonstance que ce fut, et si curieux que je fusse de savoir ce qui se passait entre ces deux personnes, j'allais tousser ou indiquer ma presence par quelque autre signal, quand j'entendis quelques mots prononces par Copperthorne, qui m'arreterent brusquement et mirent toutes mes facultes en un etat de desordre et d'horreur. -- On croira qu'il est mort d'apoplexie. Tels furent les mots qui m'arriverent clairement, distinctement, dans la voix tranchante du secretaire, a travers l'air tranquille. Je restai la respiration suspendue, a ecouter de toutes mes oreilles. Je ne songeais plus du tout a avertir de ma presence. Quel etait le crime que tramaient ces conspirateurs si dissemblables en cette belle nuit d'ete? J'entendis le son grave et doux de la voix de miss Warrender, mais elle parlait si vite, si bas que je ne pus distinguer les mots. Son intonation me permettait de juger qu'elle etait sous l'influence d'une emotion profonde. Je me rapprochai sur la pointe des pieds, en tendant l'oreille pour saisir le plus leger bruit. La lune n'etait pas encore levee et il faisait tres sombre sous les arbres. Il y avait fort peu de chances pour que je fusse apercu. -- Mange son pain, vraiment! disait le secretaire d'un ton de raillerie. D'ordinaire vous n'etes pas si begueule. Vous n'avez pas eu cette idee-la quand il s'agissait de la petite Ethel. -- J'etais folle! j'etais folle! cria-t-elle d'une voix brisee. J'avais beaucoup prie Bouddha et la grande Bowhanee et il me semblait que dans ce pays d'infideles, ce serait pour moi une grande et glorieuse action, si moi, une femme isolee, j'agissais suivant les enseignements de mon noble pere. On n'admet qu'un petit nombre de femmes dans les mysteres de notre foi, et c'est uniquement le hasard qui m'a valu cet honneur. Mais une fois que le chemin fut ouvert devant moi, j'y marchai droit, et sans crainte, et des ma quatorzieme annee, le grand gourou Ramdeen Singh declara que je meritais de m'asseoir sur le tapis du Trepounee avec les autres Bhuttotees. Oui, je le jure par la hache sacree, j'ai bien souffert en cette occasion, car qu'avait-elle fait, la pauvre petite, pour etre sacrifiee! -- Je m'imagine que votre repentir tient beaucoup plus a ce que vous avez ete surprise par moi qu'au cote moral de l'affaire, dit Copperthorne, railleur. J'avais deja concu des soupcons, mais ce fut seulement en vous voyant surgir le mouchoir a la main que je fus certain d'avoir cet honneur, l'honneur d'etre en presence d'une Princesse des Thugs. Une potence anglaise serait une fin bien prosaique pour une creature aussi romanesque. -- Et depuis vous vous etes servi de votre decouverte pour tuer tout ce qu'il y a de vivant en moi, dit-elle avec amertume. Vous avez fait de mon existence un fardeau pour moi. -- Un fardeau pour vous! dit-il d'une voix alteree. Vous savez ce que j'eprouve a votre egard. Si, de temps a autre, je vous ai dirigee par la crainte d'une denonciation, c'est uniquement parce que je vous ai trouvee insensible a l'influence plus douce de l'amour. -- L'amour! s'ecria-t-elle avec amertume. Comment aurais-je pu aimer l'homme qui me faisait sans cesse entrevoir la perspective d'une mort infame? Mais venons au fait. Vous me promettez ma liberte sans restriction si je fais seulement pour vous cette chose? -- Oui, repondit Copperthorne, vous pourrez partir quand vous voudrez des que la chose sera faite. J'oublierai que je vous ai vue ici dans ces massifs. -- Vous le jurez? -- Oui, je le jure. -- Je ferais n'importe quoi pour recouvrer ma liberte, dit-elle. -- Nous n'aurons jamais autant de chances de succes, s'ecria Copperthorne. Le jeune Thurston est parti, et son ami dort profondement. Il est trop stupide pour se douter de quelque chose. Le testament est fait en ma faveur et, si le vieux meurt, il n'est pas un brin d'herbe, pas un grain de sable qui ne m'appartienne ici. -- Pourquoi n'agissez-vous pas vous meme alors? demanda-t-elle. -- Ce n'est point dans ma maniere, dit-il. En outre, je n'ai pas attrape le tour de main. Ce _roomal_, c'est ainsi que vous appelez cela, ne laisse aucune trace. C'est ce qui en fait l'avantage. -- C'est un acte infame que d'assassiner son bienfaiteur. -- Mais c'est une grande chose que de servir Rowhanee, la deesse de l'assassinat. Je connais assez votre religion pour savoir cela. Votre pere ne le ferait-il pas, s'il etait ici? -- Mon pere etait le plus grand de tous les Borkas de Jublepore, dit-elle fierement. Il a fait perir plus d'hommes qu'il n'y a de jours dans l'annee. -- J'aurais bien donne mille livres pour ne pas le rencontrer, dit Copperthorne en riant. Mais que dirait maintenant Achmet Genghis Khan, s'il voyait sa fille hesiter en presence d'une chance, aussi favorable pour servir les dieux? Jusqu'a ce moment vous avez agi dans la perfection. Il a bien du sourire en voyant la jeune ame de la petite Ethel voleter jusque devant ce dieu ou cette goule de chez vous. Peut-etre n'est-ce pas le premier sacrifice que vous ayez fait. Parlons un peu de la fille de ce brave negociant allemand. Ah! je vois a votre figure que j'ai encore raison. Apres avoir agi ainsi, vous avez tort d'hesiter maintenant qu'il n'y a plus aucun danger, et que toute la tache nous sera rendue facile. En outre, cet acte vous delivrera de l'existence que vous menez ici, et qui ne doit pas etre des plus agreables, attendu que vous avez continuellement la corde au cou pour ainsi dire. Si la chose doit se faire, qu'elle se fasse sur le champ. Il pourrait refaire son testament d'un instant a l'autre, car il a de l'affection pour le jeune homme et il est aussi changeant qu'une girouette. Il y eut un long silence, un silence si profond qu'il me sembla entendre dans l'obscurite les battements violents de mon coeur. -- Quand la chose se fera-t-elle? demanda-t-elle enfin. -- Pourquoi pas demain dans la nuit? -- Comment parviendrai-je jusqu'a lui? -- Je laisserai la porte ouverte, dit Copperthorne. Il a le sommeil lourd et je laisserai une veilleuse allumee pour que vous puissiez vous diriger. -- Et ensuite? -- Ensuite vous rentrerez chez vous. Le matin, on decouvrira que notre pauvre vieux maitre est mort pendant son sommeil. On decouvrira aussi qu'il a laisse tout ce qu'il possede en ce monde a son fidele secretaire, comme une faible marque de reconnaissance pour son devouement au travail. Alors comme on n'aura plus besoin des services de miss Warrender, elle sera libre de retourner dans sa chere patrie, ou dans tout autre pays qui lui plaira. Elle pourra se sauver, si elle veut, avec M. John Lawrence, etudiant en medecine. -- Vous m'insultez, dit-elle avec colere. Puis, apres un silence: -- Il faut que nous nous retrouvions demain soir avant que j'agisse. -- Pourquoi cela? -- Parce que j'aurai peut-etre besoin de quelques nouvelles instructions. -- Soit, eh bien, ici, a minuit, dit-il. -- Non, pas ici, c'est trop pres de la maison. Retrouvons-nous sous le grand chene qui est au commencement de l'avenue. -- Ou vous voudrez, repondit-il d'un ton bourru, mais rappelez- vous le bien, j'entends ne pas etre avec vous au moment ou vous ferez la chose. -- Je ne vous le demanderai pas, dit-elle avec dedain. Je crois que nous avons dit ce soir tout ce qu'il fallait dire. J'entendis le bruit que fit l'un d'eux en se levant, et, bien qu'ils eussent continue a causer, je ne m'arretai pas a en entendre plus long. Je quittai furtivement ma cachette, pour traverser la pelouse plongee dans l'obscurite, et je gagnai la porte, que je refermai derriere moi. Ce fut seulement quand je fus rentre chez moi, quand je me laissai aller dans mon fauteuil, que je me trouvai en etat de remettre quelque ordre dans mes penses bouleversees et de songer au terrible entretien que j'aurais ecoute. Cette nuit-la, pendant de longues heures, je restai immobile, meditant sur chacune des paroles entendues, et m'efforcant de combiner un plan d'action pour l'avenir. Chapitre VI Les Thugs! J'avais entendu parler des feroces fanatiques de ce nom qu'on trouve dans les regions centrales de l'Inde, et auxquels une religion detournee de son but presente l'assassinat comme l'offrande la plus precieuse et la plus pure qu'un mortel puisse faire au Createur. Je me rappelle une description que j'avais lue dans les oeuvres du colonel Meadows Taylor, ou il etait question du secret des Thugs, de leur organisation, de leur foi implacable et de l'influence terrible que leur manie homicide exerce sur toutes les autres facultes mentales et morales. Je me rappelai meme que le mot de _roomal_ -- un mot que j'avais vu revenir plus d'une fois -- designait le foulard sacre au moyen duquel ils avaient coutume d'accomplir leur diabolique besogne. Miss Warrender etait deja femme quand elle les avait quittes, et a en croire ce qu'elle disait, elle qui etait la fille de leur principal chef, il n'etait pas etonnant qu'une culture toute superficielle n'eut pas deracine toutes les impressions premieres ni empeche le fanatisme de se faire jour a l'occasion. C'etait probablement pendant une de ces crises qu'elle avait mis fin aux jours de la pauvre Ethel apres avoir soigneusement prepare un alibi pour cacher son crime, et Copperthorne ayant decouvert par hasard cet assassinat, cela lui avait donne l'ascendant qu'il exercait sur son etrange complice. De tous les genres de morts, celui de la pendaison est regarde dans ces tribus comme le plus impie, le plus degradant, et sachant qu'elle s'etait exposee a cette mort d'apres la loi du pays, elle y voyait evidemment une necessite ineluctable de soumettre sa volonte, de dominer sa nature imperieuse lorsqu'elle se trouvait en presence du secretaire. Quant a Copperthorne, apres avoir reflechi sur ce qu'il avait fait et sur ce qu'il comptait faire, je me sentais l'ame pleine d'horreur et de degout a son egard. C'etait donc ainsi qu'il reconnaissait les bontes que lui avait prodiguees le pauvre vieux. Il lui avait deja arrache par ses flatteries une signature qui etait l'abandon de ses proprietes, et maintenant, comme il craignait que quelques remords de conscience ne modifiassent la volonte du vieillard, il avait resolu de le mettre hors d'etat d'y ajouter un codicille. Tout cela etait assez canaille, mais ce qui semblait y mettre le comble, c'etait que trop lache pour executer son projet de sa propre main, il avait a mis a profit les horribles idees religieuses de cette malheureuse creature, pour faire disparaitre l'oncle Jeremie d'une facon telle que nul soupcon ne put atteindre le veritable auteur du crime. Je decidai en moi-meme que, quoi qu'il dut arriver, le secretaire n'echapperait point au chatiment qui lui etait du. Mais que faire? Si j'avais connu l'adresse de mon ami, je lui aurais envoye un telegramme le lendemain matin, et il aurait pu etre de retour a Dunkelthwaite avant la nuit. Malheureusement, John etait le pire des correspondants, et bien qu'il fut parti depuis quelques jours deja, nous n'avions point recu de ses nouvelles. Il y avait trois servantes dans la maison, mais pas un homme, a l'exception du vieil Elie, et je ne connaissais dans le pays personne sur qui je puisse compter. Toutefois, cela importait peu, car je me savais de force a lutter avec grand avantage contre le secretaire, et j'avais assez confiance en moi-meme pour etre sur que ma seule resistance suffirait pour empecher absolument l'execution du complot. La question etait de savoir quelles etaient les meilleures mesures que je devais prendre en de telles circonstances. Ma premiere idee fut d'attendre tranquillement jusqu'au matin, et alors d'envoyer sans esclandre au poste de police le plus proche pour en ramener deux constables. Alors je pourrais livrer Copperthorne et sa complice a la justice et raconter l'entretien que j'avais entendu. En y reflechissant davantage, je reconnus que ce plan etait tout a fait impraticable. Avais-je l'ombre d'une preuve contre eux en dehors de mon histoire? Et cette histoire ne paraitrait-elle pas d'une absurde invraisemblance a des gens qui ne me connaissaient pas. Et je m'imaginais bien aussi de quel ton rassurant, de quel air impassible Copperthorne repousserait l'accusation, combien il s'etendrait sur la malveillance que j'eprouvais contre lui et sa complice a cause de leur affection reciproque; combien il lui serait aise de faire croire a une tierce personne que je montais de toutes pieces une histoire pour nuire a un rival; combien il me serait difficile de persuader a qui que ce fut que ce personnage a tournure d'ecclesiastique et cette jeune personne vetue a la derniere mode etaient deux animaux de proie associes pour chasser. Je sentais que je commettrais une grosse erreur en me montrant avant d'etre sur que je tenais le gibier. L'autre alternative etait de ne rien dire et de laisser les evenements suivre leurs cours, en me tenant toujours pret a intervenir lorsque les preuves contre les conspirateurs paraitraient concluantes. C'etait bien la marche qui se recommandait d'elle-meme a mon caractere jeune et aventureux. C'etait aussi celle qui semblait la plus propre a amener aux resultats decisifs. Lorsqu'enfin a la pointe du jour je m'allongeai sur mon lit, j'avais completement fixe dans mon esprit la resolution de garder pour moi ce que je savais et de m'en rapporter a moi seul pour faire echouer le complot sanguinaire que j'avais surpris. Le lendemain, l'oncle Jeremie se montra plein d'entrain apres le dejeuner, et voulut a toute force lire tout haut une scene des Cenci de Shelley, oeuvre pour laquelle il avait une admiration profonde. Copperthorne etait aupres de lui, silencieux, impenetrable, excepte quand il emettait quelque indication, ou lachait un cri d'admiration. Miss Warrender semblait plongee dans ses pensees et je crus voir une fois ou deux des larmes dans ses yeux noirs. J'eprouvais une etrange sensation a epier ces trois personnages et a reflechir sur les rapports qui existaient reellement entre eux. Mon coeur s'echauffait a la vue du petit vieux a la figure rougeaude, mon hote, avec sa coiffure bizarre et ses facons d'autrefois. Se me jurais interieurement qu'on ne lui ferait aucun mal tant que je serais en etat de l'empecher. Le jour s'ecoula long, ennuyeux. Il me fut impossible de m'absorber dans mon travail, aussi me mis- je a errer sans treve par les corridors de la vieille batisse et par le jardin. Copperthorne etait en haut avec l'oncle Jeremie, et je le vis peu. Deux fois, pendant que je me promenais dehors a grands pas, je vis la gouvernante venant de mon cote avec les enfants, et chaque fois je m'ecartai promptement pour l'eviter. Je sentais que je ne pourrais lui parler sans laisser voir l'horreur indicible qu'elle m'inspirait et sans lui montrer que j'etais au courant de ce qui s'etait passe la nuit d'avant. Elle remarqua que je l'evitais, car, au dejeuner, mes yeux s'etant un instant portes sur elle, je vis dans les siens un eclair de surprise et de colere, auquel neanmoins je ne ripostai pas. Le courrier du jour apporta une lettre de John ou il m'informait qu'il etait descendu a l'hotel Langham. Je savais qu'il etait desormais impossible de recourir a lui pour partager avec lui la responsabilite de tout ce qui pourrait arriver. Cependant, je crus de mon devoir de lui envoyer une depeche pour lui apprendre que sa presence serait desirable. Cela necessitait une longue course pour aller jusqu'a la gare, mais cette course aurait l'avantage de m'aider a tuer le temps, et je me sentis soulage d'un poids en entendant le grincement des aiguilles, qui m'apprenait que mon message volait a mon but. A mon retour d'Ingleton, quand je fus arrive a l'entree de l'avenue, je trouvai notre vieux domestique Elie debout en cet endroit, et il avait l'air tres en colere. -- On dit qu'un rat en amene d'autres, me dit-il en soulevant son chapeau. Il parait qu'il en est de meme avec les noirauds. Il avait toujours deteste la gouvernante a cause de ce qu'il appelait ses grands airs. -- Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? demandai-je. -- C'est un de ces etrangers qui reste toujours par la a se cacher et a roder, repondit le bonhomme. Je l'ai vu ici parmi les broussailles et je l'ai fait partir en lui disant ma facon de penser. Est-ce qu'il regarde du cote des poules? Ca se peut. Ou bien a-t-il envie de mettre le feu a la maison et de nous assassiner tous dans nos lits? Je vais descendre au village, M. Lawrence, et je m'informerai a son sujet. Et il s'en alla en donnant libre cours a sa senile colere. Le petit incident fit sur moi une vive impression, et j'y songeai beaucoup en suivant la longue avenue. Il etait clair que l'Hindou voyageur tournait toujours autour de la maison. C'etait un element que j'avais oublie de faire entrer en ligne de compte. Si sa compatriote l'enrolait comme complice dans ses plans tenebreux, il pourrait bien arriver qu'a eux trois ils fussent trop forts pour moi. Toutefois, il me semblait improbable qu'elle agit ainsi, puisqu'elle avait pris tant de peine pour que Copperthorne ne sut rien de la presence de l'Hindou. J'eus un instant l'idee de prendre Elie pour confident, mais en y reflechissant j'arrivai a conclure qu'un homme de son age serait plutot un embarras qu'un auxiliaire. Vers sept heures, comme je montais dans ma chambre, je rencontrai Copperthorne qui me demanda si je pouvais lui dire ou etait miss Warrender. Je repondis que je ne l'avais pas vue. -- C'est bien singulier, dit-il, que personne ne l'ait vue depuis le diner. Les enfants ne savent pas ou elle est. J'ai a lui dire quelque chose en particulier. Il s'eloigna, sans la moindre expression d'agitation et de trouble sur sa physionomie. Pour moi, l'absence de miss Warrender n'etait pas faite pour me surprendre. Sans aucun doute, elle etait quelque part dans les massifs, se montant la tete pour la terrible besogne qu'elle avait entrepris d'executer. Je fermai la porte sur moi, et m'assis, un livre a la main, mais l'esprit trop agite pour en comprendre le contenu. Mon plan de campagne etait deja construit. J'avais resolu de me tenir en vue de leur lieu de rendez-vous, de les suivre, et d'intervenir au moment ou mon intervention serait le plus efficace. Je m'etais pourvu d'un gourdin solide, noueux, cher a mon coeur d'etudiant, et grace auquel j'etais sur de rester maitre de la situation. Je m'etais, en effet, assure que Copperthorne n'avait pas d'armes a feu. Je ne me rappelle aucune epoque de ma vie ou les heures m'aient paru si longues, que celles que je passai, ce jour-la, dans ma chambre. J'entendais au loin le son adouci de l'horloge de Dunkelthwaite qui marqua huit heures, puis neuf, puis, apres un silence interminable, dix heures. Ensuite, comme j'allais et venais dans ma chambrette, il me sembla que le temps eut suspendu completement son cours, tant j'attendais l'heure avec crainte et aussi avec impatience, ainsi qu'on le fait quand on doit affronter quelque grave epreuve. Neanmoins tout a une fin, et j'entendis, a travers l'air calme de la nuit, le premier coup argentin qui annoncait la onzieme heure. Alors je me levai, me chaussai de pantoufles en feutre, pris ma trique et me glissai sans bruit hors de ma chambre pour descendre par le vieil escalier grincant. J'entendis le ronflement bruyant de l'oncle Jeremie a l'etage superieur. Je parvins a trouver mon chemin jusqu'a la porte a travers l'obscurite. Je l'ouvris et me trouvai dehors sous un beau ciel plein d'etoiles. Il me fallait etre tres attentif dans mes mouvements, car la lune brillait d'un tel eclat qu'on y voyait presque comme en plein jour. Je marchai dans l'ombre de la maison jusqu'a ce que je fusse arrive a la haie du jardin. Je rampai a l'abri qu'elle me donnait et je parvins sans encombre dans le massif ou je m'etais trouve la nuit precedente. Je traversai cet endroit, en marchant avec la plus grande precaution, avec lenteur, si bien que pas une branche ne se cassa sous mes pieds. Je m'avancai ainsi jusqu'a ce que je fusse cache parmi les broussailles, au bord de la plantation. De la je voyais en plein ce grand chene qui se dressait au bout superieur de l'avenue. Il y avait quelqu'un debout dans l'ombre que projetait le chene. Tout d'abord je ne pus deviner qui c'etait, mais bientot le personnage remua, et s'avanca sous la lumiere argentee que la lune versait par l'intervalle de deux branches sur le sentier, et il regarda impatiemment a droite et a gauche. Alors je vis que c'etait Copperthorne, qui attendait et qui etait seul. A ce qu'il parait, la gouvernante n'etait pas encore venue au rendez-vous. Comme je tenais a entendre autant qu'y voir, je me frayai passage sous les ombres noires des arbres dans la direction du chene. Lorsque je m'arretai, je me trouvai a moins de quinze pas de l'endroit ou la taille haute et degingandee du secretaire se dressait farouche et fantastique sous la lumiere changeante. Il allait et venait d'un air inquiet, tantot disparaissant dans les tenebres, tantot reparaissant dans les endroits qu'eclairait la lumiere argentee filtrant a travers l'epaisseur du feuillage. Il etait evidemment, d'apres ses allures, intrigue et desappointe de ne point voir venir sa complice. Il finit par s'arreter sous une grosse branche qui cachait son corps, mais d'ou il pouvait voir dans toute son etendue la route couverte de gravier qui partait de la maison, et par laquelle il comptait certainement voir venir miss Warrender. J'etais toujours tapi dans ma cachette et je me felicitais interieurement d'etre parvenu jusqu'a un endroit ou je pouvais tout entendre sans courir le risque d'etre decouvert, quand mes yeux rencontrerent soudain un objet qui me saisit au coeur et faillit m'arracher une exclamation qui eut decele ma presence. J'ai dit que Copperthorne se trouvait juste au-dessous d'une des grosses branches du chene. Au-dessous de cette branche regnait l'obscurite la plus complete, mais la partie superieure de la branche meme etait tout argentee par la lumiere de la lune. A force de regarder, je finis par voir quelque chose qui descendait en rampant le long de cette branche lumineuse; c'etait je ne sais quoi de papillotant, d'informe qui semblait faire partie de la branche elle-meme, et qui, neanmoins, avancait sans treve en se contournant. Mes yeux s'etant accoutumes, au bout de quelque temps, a la lumiere, ce je ne sais quoi, cet objet indefini prit forme et substance. C'etait un etre humain, un homme. C'etait l'Hindou que j'avais vu au village. Les bras et les jambes enlaces autour de la grosse branche, il avancait en descendant, sans faire plus de bruit et presque aussi vite que l'eut fait un serpent de son pays. Avant que j'eusse le temps de faire des conjectures sur ce que signifiait sa presence, il etait arrive juste au-dessus de l'endroit ou le secretaire se tenait debout, et son corps bronze se dessinait en un contour dur et net sur le disque de la lune, qui apparaissait derriere lui. Je le vis detacher quelque chose qui lui ceignait les reins, hesiter un instant, comme s'il mesurait la distance, puis descendre d'un bond, en faisant bruire les feuilles sur son passage. Ensuite eut lieu un choc sourd, on eut dit deux corps tombant ensemble, puis ce fut, dans l'air de la nuit, un bruit analogue a celui qu'on fait en se gargarisant, et qui fut suivi d'une serie de croassements, dont le souvenir me hantera jusqu'a mon dernier jour. Pendant tout le temps que cette tragedie mit a s'accomplir sous mes yeux, sa soudainete, son caractere d'horreur m'avaient ote toute faculte d'agir en un sens quelconque. Ceux-la seuls qui se sont trouves dans une situation analogue pourront se faire une idee de l'impuissance paralysante qui s'empara de l'esprit et du corps d'un homme en pareille aventure. Elle l'empeche de faire aucune des mille choses qui pourraient plus tard vous venir a la pensee, et qui vous paraitraient tout indiquees par la circonstance. Pourtant, quand ces accents d'agonie parvinrent a mon oreille, je secouai ma lethargie et je m'elancai de ma cachette en jetant un grand cri. A ce bruit, le jeune Thug se detacha de sa victime par un bond, en grondant comme une bete feroce qu'on chasse de son cadavre, et descendit l'avenue en detalant d'une telle vitesse que je sentis l'impossibilite de le rejoindre. Je courus vers le secretaire et lui soulevai la tete. Sa figure etait pourpre et horriblement contorsionnee. J'ouvris son col de chemise. Je fis de mon mieux pour le rappeler a la vie. Tout fut inutile. Le _roomal_ avait fait sa besogne; l'homme etait mort. Je n'ai plus que quelques details a ajouter a mon etrange recit. Peut-etre ai-je ete un peu prolixe dans ma narration, mais je sens que je n'ai point a m'en excuser, car je me suis borne a dire la suite des incidents dans leur ordre, d'une maniere simple, depourvue de toute pretention, et le recit eut ete incomplet si j'en avais omis un seul. On sut par la suite que miss Warrender etait partie par le train de sept heures vingt minutes pour Londres, et qu'elle avait gagne la capitale assez a temps pour y etre en surete, avant qu'on put commencer des recherches pour la retrouver. Quant au messager de mort qu'elle avait laisse derriere elle pour prendre sa place au lieu du rendez-vous, on n'entendit plus parler de lui. On ne le revit plus. On lanca son signalement dans tout le pays, mais ce fut peine perdue. Sans doute le fugitif passait le jour dans une retraite sure, et employait la nuit a voyager, en se nourrissant de debris, comme un Oriental peut le faire, jusqu'a ce qu'il fut hors de danger. John Thurston revint le lendemain, et il fut stupefait quand je lui fis part de l'aventure. Il fut d'accord avec moi pour reconnaitre qu'il valait mieux ne rien dire de ce que je savais sur les projets de Copperthorne et des raisons qui l'auraient oblige a s'attarder si longtemps au dehors pendant cette nuit d'ete. Aussi la police du comte elle-meme n'a jamais su completement l'histoire de cette extraordinaire tragedie et elle ne la saura certainement jamais, a moins que le hasard ne fasse tomber ce recit sous les yeux d'un de ses membres. Le pauvre oncle Jeremie se lamenta sur la perte de son secretaire, et pondit des quantites de vers sous forme d'epitaphes et des poemes commemoratifs. Il a ete depuis reuni a ses peres, et je suis heureux de pouvoir dire que la majeure partie de sa fortune a passe a son heritier legitime, a son neveu. Il n'y a qu'un point sur lequel je desirerais faire une remarque. Comment le Thug voyageur etait-il arrive a Dunkelthwaite? Cette question-la n'a jamais ete eclaircie, mais je n'ai pas dans l'esprit le moindre doute a ce sujet, et je suis certain que quand on pose les circonstances, on admettra, comme moi, que son apparition ne fut point un effet du hasard. Cette secte formait dans l'Inde un corps nombreux et pressant, et quand elle songea a se choisir un nouveau chef, elle se rappela tout naturellement la fille si belle de son ancien maitre. Il ne devait pas etre malaise de retrouver sa trace a Calcutta, en Allemagne et, finalement, a Dunkelthwaite. Il etait sans doute venu l'informer qu'elle n'etait pas oubliee dans l'Inde, et qu'elle serait accueillie avec le plus grand empressement si elle jugeait bon de venir retrouver les debris epars de sa tribu. On pourra juger cette supposition un peu forcee mais c'est la maniere de voir qui a toujours ete la mienne en cette affaire. Chapitre VII J'ai commence ce recit par la copie d'une lettre; je le finirai de meme. Celle-ci me vint d'un vieil ami, le Docteur B. C. Haller, homme de science encyclopedique et particulierement au fait des moeurs et coutumes de l'Inde. C'est grace a sa complaisance que je suis en etat de transcrire les divers mots indigenes que j'ai entendu de temps a autre prononcer par miss Warrender, et que je n'aurais pas ete capable de retrouver dans ma memoire, s'il ne me les avait rappeles. Dans sa lettre, il fait des commentaires sur le sujet que je lui avais expose quelque temps auparavant au cours d'une conversation. "Mon cher Lawrence, "Je vous ai promis de vous ecrire au sujet du Thuggisme, mais mon temps a ete tellement pris que c'est seulement aujourd'hui que je puis tenir mon engagement. "J'ai ete fort interesse par votre extraordinaire aventure et j'aurais grand plaisir a causer encore de ce sujet avec vous. "Je puis vous apprendre qu'il est extremement rare qu'une femme soit initiee aux mysteres du Thuggisme, et dans le cas qui vous concerne, cela a pu arriver parce qu'elle avait goute, soit par hasard, soit a dessein, le _goor_ sacre, qui est le sacrifice offert par la bande apres chaque assassinat. "Quiconque a fait cela peut devenir un membre actif du Thuggisme, quels que soient son rang, son sexe et son etat. "Comme elle etait de sang noble, elle a du franchir rapidement les divers grades, celui de Tuhaee, ou eclaireur, celui de Lughaee, ou fossoyeur, celui de Shumshaee, qui maintient les mains de la victime, et finalement celui de Bhuttotee, ou etrangleur. "En tout cela, elle aurait recu les lecons de son gourou, ou conseiller spirituel, qu'elle indique dans votre recit comme son propre pere, qui fut un Borka ou Thug accompli. "Une fois qu'elle eut atteint ce degre, je ne m'etonne pas qu'elle eut eu de temps en temps des acces de fanatisme instinctif. "Le Pilhaoo, dont elle parle a un endroit, est un presage venu du cote gauche, lequel, s'il est suivi du Thibaoo, ou presage du cote droit, etait regarde comme une indication que tout irait bien. "A propos, vous parlez du vieux cocher qui vit l'Hindou sortant parmi les broussailles dans la matinee. "Ou je me trompe fort, ou bien il etait occupe a creuser la fosse de Copperthorne, car les coutumes des Thugs s'opposent absolument a ce que le meurtre soit commis avant qu'un receptacle soit prepare pour le corps. "A ma connaissance, un seul officier anglais dans l'Inde a ete victime de cette confrerie, ce fut le Lieutenant Monsell, en 1812. "Depuis, le colonel Sleeman est parvenu a l'ecraser en grande partie, bien que l'on ne puisse pas douter qu'elle a une extension plus grande que ne le supposent les autorites. "Vraiment, les endroits tenebreux de la terre sont pleins de cruautes et l'Evangile seul est en etat de concourir efficacement a dissiper ces tenebres. Je vous autorise tres volontiers a publier ces quelques remarques, s'il vous semble qu'elles jettent quelque lumiere sur votre recit. "Votre sincere ami" "B. C. Haller" LES OS Chapitre I La cabane d'Abe Durton n'etait point belle. On a entendu des gens affirmer qu'elle etait laide, et morne, suivant l'exemple des gens de l'Ecluse de Harvey, aller jusqu'a faire preceder leur adjectif d'un expletif plein d'expression qui soulignait leur appreciation. Mais Abe etait un homme impassible, qui allait son train, et pour l'esprit duquel les commentaires d'un public depourvu de gout ne faisaient guere d'impression. Il avait bati lui-meme la maison. Elle faisait son affaire et celle de son associe; leur fallait-il quelque chose de plus? A vrai dire, il montrait quelque susceptibilite sur ce point. -- Quoique je dise que c'est moi qui l'ai batie, remarquait-il. Elle est bien preferable a tous les hangars de la vallee. "Des trous? mais oui, naturellement; est-ce que vous pretendriez avoir de l'air frais sans qu'il y ait des trous? Ca ne sent pas le renferme chez moi. "La pluie? Eh bien, si elle laisse entrer la pluie, n'est-ce pas un avantage de savoir qu'il pleut sans avoir a ouvrir la porte. "Je ne voudrais pas d'une maison qui ne laisserait pas passer l'eau quelque part. "Quant a etre un peu ecartee de la perpendiculaire, eh bien, il ne me deplait pas qu'une maison penche un peu de cote. "En tout cas elle plait a mon camarade, le patron Morgan, et ce qui est bon pour lui est assez bon pour vous, je suppose. Et alors son interlocuteur, sentant venir les arguments _ad homineum_, s'esquivait ordinairement, et laissait l'architecte indigne maitre du champ de bataille. Mais si differentes que pussent etre les opinions quant a la beaute de l'edifice, il n'y en avait qu'une au sujet de son utilite. -- Pour le voyageur fatigue, apres une marche penible de la route de Buckhurst dans la direction de l'Ecluse de Harvey, la belle lueur qui brillait au sommet de la hauteur etait comme un phare d'espoir et de confort. Ces memes trous, dont parlaient les voisins narquois, contribuaient a repandre au dehors une joyeuse atmosphere de lumiere, qui etait deux fois la bienvenue en un soir comme celui- ci. Il n'y avait qu'un homme a l'interieur de la hutte. C'etait le proprietaire, Abe Durton, en personne, ou "Les Os", comme on l'avait baptise d'apres les regles primitives du blason en usage au camp. Il etait assis devant le grand feu de bois, contemplant d'un air farouche les profondeurs brulantes, et donnant de temps a autre un coup de pied a un fagot en maniere de lecon des que ce fagot faisait mine de se consumer en cendres. Sa figure de saxon au teint clair, aux yeux naifs et hardis, a la barbe blonde et frisee, se dessinait en un contour decoupe nettement sur l'obscurite, quand la lumiere fantasque s'y jouait. C'etait celle d'un homme viril, resolu. Cependant, un physionomiste aurait pu decouvrir, dans le dessin de la bouche, des indices qui trahissaient je ne sais quelle faiblesse, une indecision qui contrastait etrangement avec ses epaules d'hercule et ses membres massifs. Cette faiblesse d'Abe, c'etait d'etre une de ces natures confiantes, simples, qui sont aussi aisees a mener que difficiles a faire marcher, et cette heureuse flexibilite de caractere avait fait de lui en meme temps le jouet et le favori des habitants de l'Ecluse. Dans cette colonisation primitive, le badinage avait des allures assez lourdes, et cependant, si loin qu'on poussat la blague, on n'etait jamais arrive a faire prendre a la physionomie de "Les Os" un air sombre, a faire naitre en son brave coeur une mechante pensee. C'etait seulement quand il se figurait qu'on mettait en jeu son aristocratique associe, que l'on voyait sa levre inferieure prendre une contraction de mauvais augure et qu'un eclair de colere dans ses yeux bleus obligeait le plaisant le plus incorrigible de la colonie a rentrer jusqu'a l'apparence de sa raillerie preferee et a bifurquer vers une dissertation serieuse et absorbante sur le temps qu'il faisait. -- Le patron est en retard ce soir, murmura-t-il en se levant et s'etirant en un baillement de geant. Par mes etoiles! quelle pluie, quel vent! N'est-ce pas, Blinky? Blinky etait une chouette pleine de reserve, a l'humeur meditative, dont le confort et le bien-etre etaient pour son maitre un sujet de sollicitude constante, et qui, en ce moment meme, le contemplait gravement, perchee sur une des solives du toit. "C'est dommage que vous ne sachiez parler, Blinky, reprit Abe, en jetant un coup d'oeil a sa compagne emplumee, car il y a terriblement de raison dans votre figure. Et aussi pas mal de melancolie, on le dirait. Amour malheureux, peut-etre, quand vous etiez jeune... A propos d'amour, ajouta-t-il, je n'ai pas vu Suzanne de la journee. Il alluma la bougie plantee dans une bouteille noire sur la table, traversa la chambre et alla considerer d'un air grave une des nombreuses gravures des journaux illustres qui s'etaient egares par la, ou elles avaient ete decoupees par les habitants de la maison et collees au mur. La gravure qui attirait particulierement son attention representait une actrice au costume tres voyant, qui, un bouquet a la main, minaudait devant un auditoire imaginaire. Ce dessin avait, pour je ne sais quel motif insondable, fait une impression profonde sur le coeur sensible du mineur. Il avait concu a l'egard de la jeune personne un interet tout humain, et sans que rien l'y autorisat, il l'avait baptisee Suzanne Banks, et avait fait d'elle son ideal de la beaute feminine. -- Vous voyez ma Suzanne, disait-il, quand un voyageur venant de Buckhurst ou meme de Melbourne decrivait les charmes d'une Circe qu'il avait laissee la-bas. Il n'y a pas de jeune fille comparable a ma Suz. Si jamais vous retournez au vieux pays, ne manquez pas de demander a la voir. Suzanne Banks, c'est son nom, et j'ai trouve son portrait, que j'ai mis dans la cabane. Chapitre II Abe etait encore a la contemplation de sa charmeuse, quand la grossiere porte s'ouvrit. Un nuage aveuglant de rafale et de pluie penetra dans la cabane, cachant presque entierement un jeune homme, qui avanca d'un bond et se mit en devoir de fermer la porte derriere lui, operation que la violence du vent rendait assez malaisee. On aurait pu le prendre pour le genie de la tempete, avec l'eau qui ruisselait de sa longue chevelure et coulait sur sa figure pale et distinguee. -- Eh bien, dit-il, d'une voix legerement boudeuse, n'avez-vous rien prepare pour souper? -- Il est pret a servir, dit gaiement son compagnon, en montrant une grande marmite qui bouillait pres du feu. Vous avez l'air un peu mouille. -- Peste! un peu mouille! je suis trempe, ami, je suis inonde jusqu'aux os. C'est une nuit a ne pas mettre un chien dehors, du moins un chien pour lequel j'aurais quelque respect. Passez-moi cet habit sec qui est suspendu au clou. Jack Morgan, ou le patron, comme on l'appelait, appartenait a une classe plus nombreuse qu'on ne l'eut suppose a l'epoque de la ruee qui avait marque les commencements. C'etait un homme de bonne famille, qui avait recu une education liberale, un gradue d'une universite anglaise. Le patron aurait, suivant le cours naturel des choses, ete un vicaire energique. Il aurait cherche a faire son chemin dans les carrieres liberales, sans certains traits caches de son caractere qui avaient fait irruption au dehors, et qui avaient bien pu lui etre legues en heritage par le vieux sir Henry Morgan, l'homme qui avait fonde la famille, grace a quelques pieces de huit vaillamment conquises dans des batailles navales. C'etait evidemment ces quelques gouttes de sang aventureux qui l'avaient pousse a quitter, en sautant par la fenetre de la chambre a coucher, le presbytere vetu de lierre, a abandonner le home et les amis, pour venir en Australie, tenter la fortune, le pic et la pelle a la main dans les plaines australiennes. Les rudes habitants de l'Ecluse de Harvey n'avaient pas tarde a apprendre qu'en depit de sa figure feminine et de ses manieres precieuses, ce petit homme possedait un courage froid, une resolution invincible, grace auxquels il avait conquis ce respect dans une reunion d'hommes ou l'audace etait regardee comme la plus elevee des qualites humaines. Personne d'entre eux ne savait comment "Les Os" et lui etaient devenus associes, et pourtant ils l'etaient, associes, et l'homme le plus vigoureux, dans sa simple et sympathique nature, eprouvait un respect presque superstitieux envers son compagnon a l'esprit clair et decide. -- Voila qui va mieux, dit le patron en se laissant tomber dans la chaise devenue libre devant le feu, et regardant Abe qui mettait le couvert, deux assiettes de metal, des couteaux a manches de corne et des fourchettes aux dents de longueur anormale. -- Enlevez vos bottes de mineur, dit "Les Os". Ce n'est pas la peine d'emplir la cabane de terre rouge... Venez vous asseoir. Son gigantesque associe s'approcha d'un air humble et s'assit sur un baril. -- Qu'y a-t-il de nouveau? demanda-t-il. -- Les actions montent, dit son compagnon, voila ce qu'il y a. Regardez ca. Et il tira de la poche de son habit fumant un numero de journal froisse. "Voici la _Sentinelle de Buckhurst_. Lisez cet article: celui qui se rapporte a un filon qui donne un bon rendement dans la mine de Conemara. Nous sommes fortement engages dans l'affaire, mon garcon. Nous pourrions vendre aujourd'hui et faire quelque benefice, mais je crois qu'il vaut mieux attendre. Pendant qu'il parlait, Abe dechiffrait laborieusement l'article en question, en suivant les lignes avec son gros index et marmottant sous sa moustache couleur de rouille. -- Deux cents dollars le pied! dit-il en relevant la tete. Eh! camarade, nous avons cent pieds chacun. Ca nous ferait vingt mille dollars. Avec ca on pourrait retourner au pays. -- Quelle sottise! dit son compagnon. Nous l'avons quitte pour venir ramasser ici un peu mieux qu'un miserable millier de livres. L'affaire doit devenir encore meilleure. Sinclair, l'essayeur, s'est rendu sur place et il dit qu'il a la une des couches de quartz les plus riches qu'il aie jamais vues. C'est le moment de faire l'acquisition de machines a broyer. A propos, quel est le resultat de la journee? Abe tira de sa poche une petite boite de bois et la tendit a son camarade. Elle contenait la valeur d'une cuillere a the de sable et un ou deux petits grains metalliques de la grosseur d'un pois tout au plus. Le patron Morgan se mit a rire et la rendit a son associe. -- A ce compte-la, nous ne ferons pas notre fortune, "Les Os", dit-il. Et il y eut une pause dans la conversation, pendant que les deux hommes ecoutaient le vent qui tournait la petite cabane en hurlant et sifflant. -- Et des nouvelles de Buckhurst? dit Abe en se levant, et se mettant en devoir d'extraire le contenu de la marmite. -- Pas grand-chose, dit son compagnon. Joe-a-l'oeil-de-coq a ete tue d'un coup de feu par Billy-Reid dans le magasin de Mac Farlane. -- Ah! dit Abe d'un air vaguement interesse. -- Les coureurs de la Brousse sont en campagne et arrives presqu'a la gare de Rochdale: on dit qu'ils vont se montrer par ici. Le mineur sifflota en versant un peu de whisky dans une cruche. -- Rien de plus? demanda-t-il. -- Rien d'important, sinon que les Noirs se sont un peu fait voir par la-bas vers la route de Sterling, et que l'essayeur a achete un piano, et qu'il va faire venir sa fille de Melbourne, pour s'etablir dans la maison neuve, de l'autre cote de la route. Ainsi, vous le voyez, mon garcon, nous aurons quelque chose a voir, ajouta-t-il en s'asseyant et attaquant le plat qui lui etait servi. -- On dit que c'est une beaute, "Les Os", reprit-il. -- Elle ne serait qu'un chiffon a coudre sur ma Suzon, repliqua l'autre d'un ton decide. Son associe sourit en regardant l'image aux couleurs criardes collee au mur. Soudain il posa son couteau et parut ecouter. Au milieu du grondement furieux du vent et de la pluie, passait un son sourd et roulant qui evidemment ne venait pas de la lutte des elements. -- Qu'est-ce que c'est? -- Du diable! si je le sais. Les deux hommes se dirigerent vers la porte et sonderent attentivement l'obscurite du regard. Bien loin sur la route de Buckhurst, ils entrevirent une lumiere mobile et le son sourd s'accrut. -- C'est un buggy qui arrive, dit Abe. -- Ou va-t-il? -- Je ne sais pas. Sans doute il va traverser le gue. -- Mais, mon homme, il y aura six pieds d'eau au gue cette nuit et un courant aussi violent qu'une chute de moulin. Maintenant la lumiere etait plus rapprochee. Elle se mouvait rapidement au tournant de la route. On entendait un galop furieux avec le cahot des roues. -- Les chevaux se sont emportes, par le tonnerre? -- Mauvaise affaire pour l'homme qui est dedans. Chapitre III Il y avait chez les habitants de l'Ecluse de Harvey un rude sentiment d'individualite, grace auquel chacun supportait a lui seul le poids de ses mesaventures et sympathisait fort peu avec celles de son prochain. Ce qui predominait chez les deux hommes, c'etait uniquement la curiosite pendant qu'ils regardaient les lanternes se balancer, s'agiter a mesure qu'elles se rapprochaient sur les detours de la route. -- S'il n'arrive pas a se rendre maitre d'eux avant qu'ils atteignent le gue, c'est un homme flambe, remarqua Abe Durton, avec resignation. Une accalmie soudaine se fit dans le morne ruissellement de la pluie. Elle ne dura qu'un moment, mais en ce moment-la, le vent apporta un long cri qui fit tressaillir les deux hommes, qui leur fit echanger un regard puis les lanca a toutes jambes sur la pente raide qui descendait vers la route. -- Une femme, par le ciel! fit Abe, d'une voix haletante, en franchissant d'un bond, dans sa hate temeraire, la fosse d'une mine. Morgan etait le plus leger et le plus agile des deux. Il eut bientot devance son athletique compagnon. Une minute plus tard, il etait debout, haletant, la tete nue, dans la vase qui couvrait la route molle et detrempee, pendant que son associe descendait encore a grand-peine la pente tres raide. La voiture etait presque sur lui a ce moment. Il distinguait aisement, a la lumiere des lanternes, le cheval australien au corps efflanque, qui, terrifie par l'orage et le bruit qu'il faisait lui-meme, se dirigeait a une allure folle vers le gue. L'homme, qui conduisait vit sans doute devant lui la figure pale et resolue de celui qui etait debout sur la route, car il hurla quelques mots d'avertissement et fit un effort supreme pour retenir la bete. Il y eut un cri, un juron, un bruit de craquement, et Abe, accourant en bas, vit un cheval emporte au dernier degre de fureur, qui se dressait avec rage, soulevant un corps svelte suspendu a la bride. Le Patron, avec cette rapide intuition qui avait fait de lui, en son temps, le meilleur joueur de cricket, avait saisi la bride juste au-dessous du mors et s'y etait cramponne avec une muette concentration de force. Une fois, il fut projete sur le sol par un choc violent et sourd, pendant que le cheval portait brusquement la tete en avant, avec un renaclement de triomphe, mais ce fut seulement pour s'apercevoir que l'homme, etendu a terre sous ses sabots de devant, maintenait son etreinte impitoyable. -- Tenez-le, "Les Os", dit-il a un homme de haute taille qui se precipitait sur la route, et saisissait l'autre bride. -- Tres bien, mon vieux, je le tiens! Et le cheval, effraye a la vue d'un nouvel assaillant, ne bougea plus, et resta tout frissonnant d'epouvante. -- Levez-vous, Patron, il n'y a plus de danger a present. Mais le pauvre patron restait etendu, gemissant, dans la boue. -- Je ne peux pas, "Les Os", dit-il, avec une certaine vibration dans la voix, comme celle de la souffrance. Il y a quelque chose qui ne va pas, mon vieux, mais ne faites pas de bruit. Ce n'est que le contrecoup. Donnez-moi un coup de main. Abe se pencha tendrement sur son compagnon gisant. Il put voir qu'il etait tres pale et respirait difficilement. -- Du courage, Patron, murmura-t-il. Hallo! mes etoiles! Les deux dernieres exclamations jaillirent de la poitrine du brave mineur comme si elles en etaient chassees par une force irresistible, et tel fut son ebahissement qu'il recula de deux pas. La, de l'autre cote de l'homme a terre, a demi enveloppee de tenebres, se dressait une forme qui, pour l'ame simple d'Abe, apparut comme la plus belle vision qui se fut jamais montree sur terre. Pour des yeux, qui n'ont ete accoutumes a se reposer sur rien de plus captivant que les figures rougeaudes et les barbes en broussailles des mineurs de l'Ecluse, il semblait que cette creature si blanche, si delicate ne put etre qu'une passagere venue de quelque monde plus beau. Abe la contempla avec un respect plein d'admiration, au point d'en oublier un moment son ami qui gisait contusionne sur le sol. -- Oh! papa, dit l'apparition d'une voix fort emue, il est blesse, le gentleman est blesse. Et avec un geste rapide de sympathie feminine, elle se pencha sur le corps gisant du patron Morgan. -- Tiens, mais c'est Abe Durton et son associe, dit le conducteur du buggy, en s'avancant, ce qui fit reconnaitre la figure grisonnante de M. Joshua Sinclair, l'essayeur des mines. Je ne sais comment vous remercier, les gars. Cet infernal animal a pris le mors aux dents, et j'ai vu le moment ou il me fallait jeter Carrie par-dessus bord et risquer ensuite la meme chance. -- Cela va bien, reprit-il en voyant Morgan se remettre debout tout chancelant. Pas trop de mal, j'espere? -- Maintenant, je suis en etat de remonter jusqu'a la cabane, dit le jeune homme en s'appuyant a l'epaule de son associe. Comment ferez-vous pour conduire miss Sinclair chez elle? -- Oh! nous pouvons faire le trajet a pied, dit la jeune personne, qui secoua les dernieres traces de sa peur avec toute l'elasticite de son age. -- Nous pouvons remonter en voiture et suivre la route en contournant la rive de maniere a ecarter le passage a gue, dit son pere. Le cheval a l'air tout a fait calme a present, et vous n'avez plus rien a en craindre, Carrie. J'espere que nous vous verrons tous les deux a la maison. Ni elle, ni moi, nous ne pourrons oublier l'evenement de cette nuit. Miss Carrie ne dit rien, mais elle trouva moyen de jeter un petit coup d'oeil timide, plein de reconnaissance sous ses longs cils, un de ces coups d'oeil qui eussent rendu l'honnete Abe capable d'arreter une locomotive. Puis on cria joyeusement bonne nuit. Le fouet claqua et le buggy disparut a grand bruit dans l'obscurite. Chapitre IV -- Vous m'avez dit, papa, que les gens etaient butors et sales, fit miss Sinclair, apres un long silence, quand les deux ombres noires furent effacees dans le lointain, et que la voiture roulait tout le long de l'indocile torrent. Je ne le trouve pas. Ils me paraissent fort gentils. Et Carrie fut d'une tranquillite inaccoutumee pendant le reste de son voyage, et elle parut prendre mieux son parti du destin qui l'eloignait de sa chere amie Amelie, restee la-bas bien loin, a la pension, a Melbourne. Cela ne l'empecha point d'ecrire ce meme soir a ladite jeune personne une longue lettre, franche, pleine de details sur leur petite aventure. "Ils ont arrete le cheval, ma chere, et un de ces pauvres garcons a ete blesse. "Oh! Amy, si vous aviez vu l'autre en chemise rouge, un pistolet a la ceinture. "Je n'ai pu m'empecher de penser a vous, ma chere. "Il etait juste ce que vous imaginiez. Vous vous rappelez? Une moustache blonde et de grands yeux bleus. "Et comme il me devisageait, pauvre creature! Vous n'avez jamais vu de gens pareils dans Burke Street, non, Amy." Et ainsi de suite quatre pages de ce joli gazouillement feminin. Pendant ce temps, le pauvre patron, rudement secoue, avait remonte la cote avec l'aide de son associe et regagne l'abri de la cabane. Abe le soigna avec des remedes empruntes a la modeste pharmacie du camp et lui banda son bras demis. Tous deux etaient des gens peu loquaces. Ni l'un ni l'autre ne fit allusion a ce qui s'etait passe. Neanmoins, Blinky ne manqua pas de remarquer que son maitre oubliait de faire ses devotions ordinaires du soir devant l'autel de Suzanne Banks. Cet oiseau perspicace tira-t-il quelques conclusions de ce fait, ainsi que de cet autre que "Les Os" resta longtemps, l'air grave, a fumer, pres du feu, qui allait s'eteignant? Je ne sais. Qu'il suffise de dire que la chandelle finit par s'eteindre, que le mineur se leva de sa chaise, que son amie emplumee descendit se percher sur son epaule, et que si elle ne lanca point un ululement de sympathie, c'est qu'elle en fut empechee par un signe d'avertissement qu'Abe lui fit du doigt et aussi par l'instinct des convenances, fort developpe en elle. Chapitre V Si un voyageur de passage etait arrive dans les rues tortueuses de la ville de l'Ecluse de Harvey peu de temps apres la venue de miss Sinclair, il aurait remarque un changement considerable dans les manieres et les costumes de ses habitants. Etait-il du a l'influence bienfaisante qu'exerce la presence d'une femme, ou avait-il pour cause l'emulation que faisait naitre l'exterieur brillant d'Abe Durton? Voir qui est difficile a determiner: probablement les deux causes y concouraient ensemble. Il est certain que ce jeune homme avait senti soudain se developper en lui un gout de plus en plus prononce pour la proprete, et des egards pour les conventions de la vie civilisee, qui provoquaient l'etonnement et les railleries de ses compagnons. Que le patron Morgan prit quelque soin de son exterieur, c'etait une chose qui avait ete rangee depuis longtemps au nombre des phenomenes curieux et inexplicables, qui dependent d'une premiere education, mais que ce grand degingande de "Les Os", avec son laisser-aller, paradat en chemise propre, c'etait un fait que tous les barbons de l'Ecluse regardaient comme un affront direct et premedite. En consequence, et comme mesure defensive, il y eut une seance de debarbouillement general apres les heures de travail. L'Epicerie fut envahie au point que le savon haussa jusqu'a un prix sans precedent et qu'il fallut en commander un reassortiment au magasin de Macfarlane, a Buckhurst. -- Est-ce que nous sommes ici dans un libre camp de mineurs ou dans une maudite ecole du dimanche? Ainsi se plaignait d'un ton indigne le grand Mac Coy, membre distingue du parti reactionnaire, homme qui avait persiste a marquer le pas, pendant que le temps marchait, car il avait ete absent pendant la periode de regeneration. Mais ses protestations ne trouverent que peu d'echos, et au bout de deux jours, l'aspect trouble de l'eau de la crique annonca sa capitulation, et elle fut confirmee par son apparition au Bar Colonial, ou il montra une face luisante, d'un air embarrasse. Sa chevelure exhalait un relent de graisse d'ours. -- Je me sens comme qui dirait depayse, dit-il du ton d'un homme qui s'excuse, mais j'ai voulu me rendre compte de ce qu'il y avait sous l'argile. Et il se contempla d'un air approbateur dans le miroir fele qui embellissait la salle d'honneur de l'etablissement. Notre visiteur fortuit aurait egalement remarque une modification dans les propos de la population. En tout cas, des que se montrait, meme de loin, sous un certain petit chapeau fort coquet, une charmante et douce figure de fillette, parmi les puits hors de service et les amas de terre rouge qui deshonoraient les flancs de la vallee, on entendait des chuchotements de gens qui s'avertissaient, et aussitot se dissipait partout le nuage de jurons, qui etait, je regrette d'avoir a le constater, un trait caracteristique de la population travailleuse a l'Ecluse de Harvey. Pour que de telles choses arrivent, il ne faut qu'un commencement, et il fut facile de remarquer que longtemps apres la disparition de miss Sinclair, il y eut un mouvement d'ascension dans le barometre moral des fouilles. Les gens reconnurent par experience que leur stock d'epithetes etait moins borne qu'ils ne s'etaient habitues a le croire, et que les moins sales etaient parfois les plus propres a exprimer leur pensee. Abe avait ete autrefois regarde, dans le camp, comme un des appreciateurs les plus experimentes, de la valeur d'un minerai. On etait d'accord pour le croire capable d'estimer avec une exactitude remarquable la quantite d'or que contenait un fragment de quartz. Toutefois, c'etait la une erreur. Sans quoi il n'eut point fait la depense inutile de tant d'analyses d'echantillons sans valeur, qu'il le faisait maintenant. Master Joshua Sinclair se vit encombre d'un tel arrivage de fragments de mica, de morceaux de roche contenant un pourcentage infinitesimal de metaux precieux qu'il commencait a se faire une opinion tres defavorable des aptitudes du jeune homme au travail des mines. On assure meme qu'Abe s'en alla un matin vers la maison, un sourire d'espoir sur les levres, et qu'apres s'etre fouille, il tira du creux de son tricot une moitie de brique, en faisant la remarque toute stereotypee: "qu'a la fin il avait donne le coup de pic au bon endroit, et qu'il etait venu, comme ca, faire un tour, et se faire donner une estimation en chiffre". Toutefois, comme cette anecdote n'a pas d'autre fondement que l'assertion toute gratuite de Jim Struggles, le loustic du camp, il peut se faire que les details n'en soient pas d'une rigoureuse exactitude. Chapitre VI Ce qui est certain, c'est que soit par suite de ses visites professionnelles de la matinee, soit de celles qu'il faisait le soir comme voisin, le gigantesque mineur etait devenu un des etres familiers du petit salon, dans la villa des Azalees, ainsi que se denommait somptueusement la maison neuve de l'essayeur. Il se risquait rarement a prendre la parole en presence de la jeune personne qui l'occupait. Il se bornait a rester assis tout a fait au bord de sa chaise, dans un etat d'admiration muette, pendant qu'elle tapotait un air tres dansant sur le piano recemment importe. Et ses pieds l'entrainaient dans maints endroits etranges, inattendus. Miss Carrie en etait venue a croire que les jambes d'Abe agissaient d'une facon tout a fait independante du reste de son corps. Elle avait renonce a se rendre compte pour quoi elle les rencontrait a un bout de la table, pendant que leur proprietaire etait a l'autre bout, et s'excusait. Il n'y avait qu'un nuage a l'horizon mental du brave "Les Os", c'etait l'apparition periodique de Tom Ferguson le Noir, du bac de Rochdale. Ce jeune et ruse chenapan avait reussi a s'insinuer dans les bonnes graces du vieux Joshua, et il faisait de tres frequentes visites a la villa. Des bruits facheux couraient au sujet de Tom le Noir. A l'Ecluse de Harvey, on n'est guere porte a la censure et pourtant on y sentait generalement que Ferguson etait un homme a eviter. Il y avait neanmoins dans ses manieres un elan temeraire, dans sa conversation un petillement qui charmaient d'une facon irresistible. Le patron lui-meme, si difficile en pareilles matieres, en vint a cultiver sa societe, tout en se faisant une idee exacte de son caractere. Miss Carrie parut accueillir sa venue comme un soulagement. Elle jasait pendant des heures a propos de livres, de musique, et des plaisirs de Melbourne. Dans de telles occasions, le pauvre "Les Os" tombait au fin fond des abimes du decouragement ou bien s'esquivait, ou restait a jeter sur son rival des regards empreints d'une malveillance sincere qui paraissaient divertir beaucoup ce gentleman. Le mineur ne tint point secrete pour son associe l'admiration qu'il eprouvait pour miss Sinclair. S'il etait silencieux lorsqu'il se trouvait avec elle, il se montrait prodigue de paroles, lorsqu'il etait question d'elle dans la conversation. S'il y avait des flaneurs sur la route de Buckhurst, ils purent entendre au haut de la cote une voix de stentor lancant a toute volee un chapelet des charmes feminins. Il soumit ses embarras a l'intelligence superieure du patron. -- Ce faineant de Rochdale, disait-il, on dirait que ca lui est naturel de degoiser ainsi. Quant a moi, quand il s'agirait de ma vie, je ne trouve pas un mot. Dites-moi, patron, qu'est-ce que vous diriez a une demoiselle comme celle-la? -- Eh bien, je lui parlerais des choses qui l'interessent, dit son compagnon. -- Ah! oui, voila le difficile. -- Parlez-lui des habitudes de l'endroit et du pays, dit le patron! en aspirant d'un air meditatif une bouffee de sa pipe. Racontez-lui des histoires de ce que vous avez vu dans les mines, des choses de ce genre. -- Eh! vous feriez ca, vous? lui repondait son compagnon un peu encourage. Si c'est de la que ca depend, je suis son homme. Je vais aller la-bas maintenant, je lui parlerai de Chicago Bill, et je lui conterai comment il mit deux balles dans un homme, au tournant de la route, le soir du bal. Le Patron Morgan eclata de rire: -- Ce ne serait guere a propos, dit-il. Si vous lui racontiez cela, vous lui feriez peur. Dites-lui quelque chose de plus leger, voyez-vous, quelque chose qui l'amuse, quelque chose de plaisant. -- De plaisant? dit l'amoureux inquiet, d'un ton moins confiant. Comment vous et moi nous avons enivre Mat Roulahan, et l'avons mis dans la chaire du ministre a l'eglise baptiste, et comme quoi, le matin, il refusa de laisser entrer le predicateur. Quel effet ca ferait-il? Hein? -- Au nom du ciel, dit son mentor tout consterne, n'allez pas lui raconter de ces sortes d'histoires. Elle n'adresserait plus la parole a vous ni a moi. Non, ce que je veux dire, ce serait de lui parler des habitudes des mines, de la facon dont on y vit, dont on y travaille, dont on y meurt. Si c'est une jeune fille sensee, cela devrait l'interesser. -- Comment on vit dans les mines? Camarade, vous etes bon pour moi. Comment on vit. Voila de quoi je peux parler avec autant d'entrain que Tom le Noir, que le premier venu. J'en ferai l'essai sur elle la premiere fois que je la verrai. -- A propos, dit son associe d'un air indifferent, ayez l'oeil sur cet individu, ce Ferguson. Il n'a pas les mains tres pures, vous savez, et il ne s'embarrasse guere de scrupules quand il a quelque chose en vue. Vous vous rappelez Dick Williams, de la ville anglaise, qu'on a trouve mort dans la brousse. On dit pourtant que Tom le Noir lui devait bien plus d'argent qu'il n'eut pu jamais lui en payer. Il y a une ou deux choses singulieres sur son compte. Ayez l'oeil sur lui, Abe, faites attention a ses actes. -- Je le ferai, dit son compagnon. Et il le fit. Il l'epia ce meme jour. Il le vit sortir a grands pas de la maison de l'essayeur, la colere et l'orgueil decu se manifestant dans les moindres details de sa belle figure d'un brun fonce. Il le vit franchir d'un bond la palissade du jardin, suivre a longues et rapides enjambees les flancs de la vallee, tout en gesticulant avec fureur, pour disparaitre ensuite dans les profondeurs de la brousse. Tout cela, Abe Durton le vit, et ce fut l'air pensif qu'il ralluma sa pipe et regagna lentement sa cabane au sommet de la cote. Chapitre VII Mars tirait sa fin. A l'Ecluse de Harvey l'eclat aveuglant et la chaleur d'un ete des antipodes s'etaient adoucis pour laisser paraitre les teintes riches et si bien fondues de l'automne. Cette localite n'a jamais ete agreable a voir. Il y avait je ne sais quoi de desesperement prosaique dans ces deux cretes dentelees, affaiblies, perforees par la main des hommes, avec les bras de fer des treuils, avec les seaux brises se montrant de toutes parts a travers les innombrables petits tertres de terre rouge. En bas, l'axe de la vallee etait parcouru par la route de Buckhurst, aux profondes ornieres, qui faisait ses tours et detours, longeant et franchissant le ruisseau de Harper au moyen d'un pont de bois vermoulu. Au dela de ce pont se voyait le petit groupe de buttes, avec le Bar Colonial et l'Epicerie dominant de toute la majeste de leur crepissage les humbles demeures d'alentour. La maison a veranda de l'essayeur s'elevait au-dessus des excavations du cote de la pente qui faisait face a ce specimen d'architecture menacant ruine, au sujet duquel notre ami Abe montrait une fierte si peu justifiee. Il y avait un autre edifice susceptible de figurer dans la classe de ceux qu'un habitant de l'Ecluse aurait pu qualifier d'" Edifices publics" en le designant par un mouvement de la main qui tenait sa pipe, comme s'il avait evoque une perspective indefinie de colonnades et de minarets. C'etait la chapelle baptiste, une modeste construction couverte en bardeaux, situee pres d'un coude de la riviere, a environ un mille en amont du camp. C'est de la que la ville paraissait sous son aspect le plus avantageux, les contours durs et la crudite des couleurs etant un peu adoucis par l'eloignement. Ce matin-la, le ruisseau avait l'air joli, avec ses meandres dans la vallee; joli aussi le long plateau qui s'elevait a l'arriere- plan, avec son vetement de luxuriante verdure; mais ce qu'il y avait la de plus joli, ce fut miss Sinclair, lorsqu'elle posa a terre le panier de fougeres qu'elle rapportait et s'arreta au point culminant de la montee. On eut dit que tout n'allait pas au gre de cette jeune personne. Elle avait dans la physionomie une expression d'inquietude qui contrastait etrangement avec son air habituel de piquante insouciance. Quelque ennui recent avait laisse ses traces sur elle. Peut-etre etait-ce pour le dissiper par une promenade, qu'elle etait allee errer par la vallee. En tout cas il est certain qu'elle respirait les fraiches brises des bois comme si leur arome resineux lui faisait l'effet de quelque antidote contre la souffrance humaine. Elle resta quelque temps a contempler le panorama qui s'etendait devant elle. De la elle pouvait apercevoir la maison paternelle, petite tache blanche a mi-cote et cependant, chose assez etrange, ce qui semblait attirer surtout son attention, c'etait une bande de fumee bleue qui montait du versant oppose. Elle restait la, a regarder, la curiosite dans ses yeux couleur de noisette. Alors on eut dit que l'isolement de sa situation la frappait. Elle eprouva un de ces acces violents de terreur inconsciente auxquels sont sujettes les femmes les plus courageuses. Des histoires d'indigenes, de coureurs de la brousse, de leur audace et de leur cruaute passerent dans son esprit comme des eclairs. Elle considera la vaste et mysterieuse etendue de la Brousse qui se deployait pres d'elle, puis se baissa pour ramasser son panier, dans l'intention de regagner au plus vite la route, dans la direction des tranchees de mines. Elle tressaillit et eut de la peine a retenir un cri en voyant un long bras a manche de chemise rouge apparaitre derriere elle et lui prendre son panier dans ses propres mains. L'individu, qui se presentait a ses yeux, eut paru a certaines gens peu fait pour dissiper ses craintes. Les grandes bottes, la grossiere chemise, la large ceinture garnie de ses armes de mort, tout cela, sans doute, etait trop familier a miss Carrie pour lui causer de la frayeur, et quand elle vit au- dessus de ces objets une paire d'yeux bleus la regarder avec tendresse, et un sourire assez timide qui se dissimulait sous une epaisse moustache blonde, elle comprit que pendant tout le reste de sa promenade, coureurs de Brousse et indigenes seraient egalement hors d'etat de lui faire aucun mal. -- Oh! monsieur Durton, dit-elle, comme vous m'avez surprise! -- J'en suis fache, miss, dit Abe, tout tremblant d'avoir cause a son idole un seul instant d'inquietude. -- Vous voyez, reprit-il avec une ruse naive, comme il faisait beau temps et que mon associe est parti pour prospecter, j'ai cru que je pouvais me permettre une promenade a Hagley Hill, en revenant par la grande courbe, et voila que je vous trouve, par hasard, par pur hasard, debout sur cette cote. Le mineur debita avec une grande volubilite ce mensonge effronte. Il y avait dans le ton de sa voix une franchise si bien imitee qu'elle decelait immediatement la supercherie. "Les Os", l'avait composee et apprise par coeur tout en suivant la trace laissee dans l'argile par les petites bottines, et regardait son invention comme le dernier mot de l'ingeniosite humaine. Miss Carrie ne jugea pas a propos de risquer une observation, mais il brillait dans ses yeux une expression d'amusement qui intrigua son amoureux. Abe etait fort en train ce matin-la. Etait-ce l'effet du beau soleil, etait-ce la hausse rapide des actions dans le Conemara qui lui rendait le coeur si leger? Je suis cependant porte a croire que ce n'etait ni l'une ni l'autre des deux causes. Si simple qu'il fut, la scene dont il avait ete temoin la veille ne pouvait l'amener qu'a une seule conclusion. Il se voyait descendant a pas rapides la vallee en des circonstances analogues, et il avait dans le coeur de la pitie pour son rival. Il se sentait parfaitement certain que cette figure de mauvaise augure, ce M. Thomas Ferguson, du gue de Rochdale, ne se montrerait plus dans l'enceinte de la villa des Azalees. Alors pourquoi l'avait-elle renvoye? Il etait beau, il etait fort a son aise. Se pouvait-il que...? Non, c'etait impossible, naturellement, c'etait impossible? Comment la chose eut-elle ete possible? Cette idee-la etait ridicule, d'un ridicule tel qu'elle avait fermente toute la nuit dans le cerveau du jeune homme, qu'il n'avait pu s'empecher d'y reflechir toute la matinee et de la porter avec lui dans son ame agitee. Ils descendirent ensemble le sentier de terre rouge, puis suivirent le bord du ruisseau. Abe etait retombe dans le silence qui etait son etat normal. Il avait fait un effort courageux pour tenir bon sur le terrain des fougeres, se sentant encourage par le panier qu'il tenait a la main, mais ce n'etait point un sujet passionnant, et apres une serie d'efforts decroissants, il avait abandonne sa tentative. Pendant qu'il avait fait le trajet, il s'etait senti l'esprit plein d'anecdotes piquantes, d'observations plaisantes. Il avait repasse un nombre infini de remarques qu'il devait conter a miss Sinclair si capable de les apprecier. Mais a ce moment-la, on eut dit que le vide s'etait fait dans son cerveau et qu'il n'y restait plus trace d'aucune idee, si ce n'est une tendance folle et irresistible de faire des commentaires sur la chaleur que donnait le soleil. Jamais astronome ne fut si occupe du calcul d'une parallaxe et si completement absorbe par ses pensees sur la constitution des corps celestes, que l'etait le brave "Les Os" pendant qu'il suivait le cours paresseux de la riviere australienne. Soudain, son entretien avec son associe lui revint a l'esprit. Qu'avait-il donc dit le Patron? "Donne-lui les details sur le genre de vie des mineurs". Il tourna et retourna mentalement la chose. C'etait, semblait-il, un singulier sujet de conversation. Mais le patron l'avait affirme, et le patron avait toujours raison. Il ferait le saut. Il commenca donc, en bredouillant apres une toux preliminaire. -- Les gens de la vallee se nourrissent surtout de lard et de pois. Il lui fut impossible de juger de l'effet produit sur sa compagne par cette communication. Il etait de trop haute taille pour pouvoir regarder par dessous le petit chapeau de paille. Elle ne repondit pas. Il ferait une nouvelle tentative. -- Du mouton, le dimanche, dit-il. Meme cette nouvelle ne produisit aucun enthousiasme. Elle avait meme l'air de rire. Evidemment le patron s'etait trompe. Le jeune homme etait au desespoir. La vue d'une cabane en ruine au bord du sentier fit eclore une idee nouvelle. Il s'y raccrocha comme un homme qui se noie se raccroche a un fetu. -- C'est Cockney Jack qui l'a batie. -- De quoi est-il mort? demanda sa compagne. -- Du brandy marque trois etoiles, dit Abe, d'un ton decide. J'avais l'habitude de venir m'y asseoir, et de rester pres de lui, quand il etait pris. Pauvre garcon! il avait une femme et deux enfants a Putney. Il delirait, il m'appelait Polly pendant des heures. Il etait rince a fond. Il ne lui restait plus un rouge liard, mais les camarades recolterent assez d'or brut pour lui faire des funerailles. Il est enterre dans cette fosse que voila. C'etait son claim. Nous n'avons eu qu'a l'y descendre et a combler le trou. Nous y avons mis aussi son pic, une pelle et un seau, de sorte qu'il se sentira un peu plus a l'aise et chez lui. Miss Carrie paraissait plus interessee maintenant. -- Est-ce qu'il en meurt beaucoup de cette facon? demanda-t-elle. -- Ah! oui, le brandy en tue beaucoup, mais il y en a davantage qui sont descendus... tues d'une balle, vous savez. -- Ce n'est pas ce que je veux dire. Est-ce qu'il y a beaucoup de gens qui meurent ainsi dans la misere et la solitude, sans que personne soit la pour s'occuper d'eux? Et elle indiqua du doigt le groupe de maisons qui se trouvait en bas, devant eux. -- Y a-t-il quelqu'un qui soit maintenant en train de mourir? C'est une chose terrible. -- Il n'y a personne qui soit presentement sur le point de casser son pic. -- Je vous demanderai, monsieur Durton, de ne pas employer tant d'expressions d'argot, dit Carrie en le regardant de ses yeux violets. C'etait etonnant a quel point cette jeune personne arrivait peu a peu a prendre des airs de proprietaire a l'egard de son gigantesque compagnon. -- Vous savez que ce n'est pas poli. Il faut vous procurer un dictionnaire, et apprendre les termes propres. -- Mais, dit "Les Os" d'un ton d'excuse, c'est justement le terme propre: quand vous n'etes pas en mesure d'avoir un perforateur a vapeur, il faut vous resigner a employer le pic. -- Oui, mais c'est chose facile si vous y mettez de la bonne volonte. Vous pourriez dire qu'un homme est "mourant", ou "moribond", si sous aimez mieux. -- C'est ca, dit le mineur enthousiasme. Moribond! en voila un mot. Vous pourriez damer le pion au patron Morgan en fait de mots. Moribond: voila un mot qui sonne bien! Carrie se mit a rire. -- Ce n'est pas au son que vous devez songer; il faut vous demander si le mot exprime bien votre pensee. Pour parler serieusement, monsieur Durton, si quelqu'un tombait malade dans le camp, il faut que vous m'en informiez. Je sais donner des soins et je peux rendre quelques services. Vous le ferez, n'est-ce pas? Abe y consentit avec empressement, et, retombant dans le silence, il reflechit a la possibilite de s'inoculer quelque maladie longue et ennuyeuse. On avait parle a Buckhurst d'un chien enrage. Il y aurait peut- etre moyen d'en tirer parti. -- Et maintenant, il faut que je vous dise bonjour, dit Carrie, quand on fut arrive a un endroit ou un sentier faisant le crochet partait de la route pour aboutir a la villa des Azalees. Je vous remercie infiniment de m'avoir escortee. Abe demanda en vain qu'on lui permit de faire les cent yards de plus, et employa en vain l'argument ecrasant du mignon petit panier qu'il s'offrait a porter. La jeune personne fut inexorable: elle l'avait deja trop eloigne de son chemin. Elle en etait confuse; elle ne voulut rien entendre. Le pauvre "Les Os" dut donc s'en aller, eprouvant un melange confus de sentiments. Il l'avait interessee. Elle lui avait parle avec bonte. Mais elle l'avait renvoye avant que cela fut indispensable. Si elle avait agi ainsi, c'est qu'elle ne se souciait pas beaucoup de lui. Je crois pourtant qu'il se serait senti un peu plus de courage, s'il avait vu miss Sinclair pendant que, debout a la grille du jardin, elle le regardait s'eloigner, ayant une expression affectueuse sur sa figure mutine, et un sourire plein de malice, a le voir partir la tete penchee, l'air decourage. Chapitre VIII Le Bar Colonial etait le rendez-vous favori des habitants de l'Ecluse de Harvey pendant leurs moments de loisir. Il y avait eu une vive concurrence entre ce Bar et l'etablissement rival appele L'Epicerie, et qui, en depit de son innocente denomination, aspirait a vendre aussi des rafraichissements spiritueux. L'introduction de chaises dans ce dernier avait fait apparaitre dans le premier un divan. Des crachoirs furent introduits au Bar, le jour ou un tableau fit son entree a l'Epicerie, et alors, comme le dirent les clients, la premiere manche fut gagnee. Toutefois, l'Epicerie ayant arbore des rideaux, pendant que son concurrent inaugurait un cabinet particulier et un miroir, il fut decide que ce dernier avait gagne la partie, et l'Ecluse de Harvey montra combien elle appreciait le zele du proprietaire en retirant sa clientele a son adversaire. Bien que le premier venu eut le droit de s'aventurer dans le Bar et de se prelasser sous le papillotement de ses bouteilles aux couleurs variees, il etait admis tacitement, mais generalement, que le cabinet particulier ou boudoir etait reserve a l'usage des citoyens les plus en vue. C'etait dans cette piece que se reunissaient les comites, qu'etaient concues et mises au monde d'opulentes compagnies, que se faisaient ordinairement les enquetes. Cette derniere ceremonie, j'ai le regret de le dire, etait assez frequente a l'Ecluse, vers 1861, et les conclusions du coroner se faisaient parfois remarquer par une saveur et une originalite fort piquantes. Pour n'en citer qu'un exemple, quand Burke le Pourfendeur, un bandit de notoriete, fut abattu d'un coup de feu par un jeune medecin aux facons tranquilles, un jury sympathique declara: "que le defunt avait rencontre la mort dans une tentative imprudente qu'il avait faite pour arreter dans son trajet une balle de pistolet". Dans le camp, on regarda ce verdict comme un chef-d'oeuvre de jurisprudence, en ce qu'il dechargeait le coupable, tout en respectant rigoureusement, incontestablement, la verite. Ce soir-la, il y avait dans le petit salon une reunion de notabilites, quoiqu'elles n'y eussent point ete amenees par une ceremonie pathologique de ce genre. Il etait survenu en ces derniers temps maints changements qui meritaient discussion et c'etait dans cette piece, somptueusement meublee d'un divan et d'un miroir, que l'Ecluse de Harvey avait coutume d'echanger ses idees. Les habitudes de proprete, qui commencaient a s'etablir dans la population, causaient encore quelque agitation dans les esprits de plusieurs. Puis, il y avait des commentaires a faire sur miss Sinclair, ses allees et venues, sur le filon riche du Conemara, sur les bruits recents relatifs aux coureurs de la brousse. Il n'y avait donc rien d'etonnant a ce que les notables de la ville se fussent reunis au Bar Colonial. Les coureurs de la Brousse etaient en ce moment-la l'objet de la discussion. Depuis quelques jours, on parlait de leur presence et la colonie eprouvait un sentiment de malaise. La crainte physique est chose peu connue a l'Ecluse de Harvey. Les mineurs se seraient mis en campagne pour faire une chasse a mort aux brigands et ils s'y seraient livres avec autant d'entrain que s'il s'etait agi de tuer un meme nombre de Kangourous. Ce qui causait leur inquietude, c'etait la presence d'une grande quantite d'or dans la ville. Ils etaient decides a mettre en surete a tout prix le fruit de leur travail. Des messages avaient ete envoyes a Buckhurst pour faire venir tous les soldats disponibles. En attendant, la rue principale de l'Ecluse etait parcourue chaque nuit par des patrouilles de bonne volonte. La panique avait augmente de nouveau a la suite des nouvelles rapportees le jour meme par Jim Struggles. Jim etait d'un caractere ambitieux et entreprenant, et apres avoir passe quelque temps a considerer avec degout le resultat de son travail de la derniere semaine, il avoir secoue, metaphoriquement s'entend, la poussiere de l'argile de l'Ecluse, et etait parti poux les bois dans l'intention de prospecter aux environs jusqu'a ce qu'il trouvat un endroit a sa convenance. Jim racontait qu'etant assis sur un tronc d'arbre tombe et en train de prendre son repas de midi, compose de liquide et de lard rance, son oreille exercee avait percu le bruit de sabots de chevaux. Il avait eu a peine le temps de s'allonger a terre derriere l'arbre qu'une troupe de cavaliers traversa le bois et passa a un jet de pierre de lui. -- Il y avait la Bill Smeaton et Murphy Duff, dit-il. C'etaient les noms de deux bandits bien connus. "Il y en avait trois autres que je n'ai pas tres bien vus. Ils ont pris la piste de droite. Ils avaient l'air d'etre partis en expedition pour tout de bon, leurs fusils en main. Jim fut soumis ce soir-la a un interrogatoire minutieux, mais rien ne put le faire varier dans sa deposition ni ajouter quelque clarte a ce qu'il avait vu. Il raconta l'histoire plusieurs fois et a de longs intervalles, mais bien qu'il y eut peut-etre d'agreables variations dans les details, les faits essentiels restaient toujours les memes. La chose commencait a prendre une tournure serieuse. Il y en eut toutefois qui exprimerent bruyamment leurs doutes au sujet de l'existence de coureurs de la brousse. Parmi ceux qui se firent ainsi le plus remarquer, etait un jeune homme, perche sur un baril, au milieu de la piece. C'etait evidemment un des membres influents de la population. Nous avons deja vu cette chevelure noire et bouclee, cet oeil sans eclat, cette levre cruelle, chez Tom Ferguson le Noir, pretendant evince de miss Sinclair. Il etait aise de le distinguer du reste de l'assemblee, grace a son complet a carreaux et a d'autres indices d'un caractere effemine, que fournissait son costume et qui auraient pu lui procurer une facheuse reputation; mais, comme l'associe d'Abe, il s'etait fait de bonne heure connaitre pour un homme capable de tout sans en avoir l'air. Dans la circonstance actuelle, il paraissait etre jusqu'a un certain point sous l'influence de la boisson, fait fort rare chez lui, et qu'il fallait probablement mettre sur le compte de son echec recent. Il mettait un veritable emportement a combattre Jim Struggles et son recit. -- C'est toujours la meme chose, disait-il, qu'un homme rencontre dans la foret quelques voyageurs, il n'en faut pas davantage pour qu'il perde la tete et vienne raconter des histoires de coureurs de la brousse. S'ils avaient apercu Jim Struggles en cet endroit, ils seraient partis avec des histoires a n'en plus finir, d'un coureur de Brousse vu par eux derriere un arbre. Quant a reconnaitre des hommes qui vont a cheval, et vite, parmi des troncs d'arbres, c'est une impossibilite. Mais Struggles s'obstinait a soutenir sa premiere assertion, et les sarcasmes, les arguments se brisaient sur l'epaisseur invulnerable de sa placidite. On remarqua que Ferguson avait l'air singulierement ennuye de toute cette affaire. On eut dit aussi que quelque chose pesait sur son esprit, car de temps a autre il se levait brusquement, arpentait la piece en long et en large, sa figure brune animee d'une expression tres menacante. Tous eprouverent un vrai soulagement, quand il prit brusquement son chapeau, et disant sechement bonsoir a la compagnie, il sortit, traversa le bar et s'en alla par la rue. -- Il a l'air comme qui dirait desappointe, dit Mac Coy le Long. -- Il ne peut pas avoir peur des coupeurs de la brousse, assurement, dit Joe Shamees, autre personnage d'importance et principal actionnaire de l'Eldorado. -- Non, ce n'est pas un homme a avoir peur, repondit un autre. Voici un jour ou deux qu'il a l'air tout singulier. Il fait de longues tournees dans les bois sans emporter aucun outil. On dit que la fille de l'essayeur l'a envoye promener. -- Elle a parfaitement bien fait. Elle est bien trop jolie pour lui, remarquerent plusieurs voix. -- Ce serait bien drole qu'il n'eut pas un autre tour dans son sac. C'est un homme difficile a battre quand il s'est mis quelque chose en tete. -- Abe Durton est le cheval gagnant, remarqua Roulahan, un petit Irlandais barbu. Je parie sept contre quatre pour lui. -- Vous tenez donc bien a perdre votre argent, l'ami, dit un jeune homme en riant. Il lui faut un homme qui eut plus de cervelle que "Les Os" n'en eut jamais. Voulez-vous parier? -- Qui a vu "Les Os" aujourd'hui? demanda Mac Coy. -- Je l'ai vu, dit le jeune mineur. Il allait de tous cotes, demandant un dictionnaire. Probablement il avait une lettre a ecrire. -- Je l'ai vu en train de le lire, dit Shamees. Il est venu me trouver et m'a dit qu'il avait trouve du premier coup quelque chose de bon. M'a montre un mot presque aussi long que votre bras... abdiquer... quelque chose dans ce genre. -- C'est aujourd'hui un richard, je suppose, conclut l'Irlandais. -- Oui, il a presque fait son magot. Il possede cent pieds dans le Conemara et les actions montent d'heure en heure. S'il vendait, il serait en etat de retourner au pays. -- Je parie qu'il compte emmener quelqu'un au pays avec lui, dit un autre. Le vieux Joshua ne ferait pas de difficulte, vu que l'argent est la. Je crois avoir deja rapporte dans ce recit que Jim Struggles, le prospecteur ambulant, s'etait fait la reputation d'homme spirituel du camp. Il avait conquis cette reputation non seulement par ses propos legers et plaisants, mais encore par la conception et l'execution de farces plus compliquees. Son aventure du matin avait cause une certaine stagnation dans le cours habituel de son humour, mais la societe et la boisson le remettaient peu a peu dans un etat plus gai. Depuis le depart de Ferguson, il avait couve en silence une idee, qu'il se disposait a exposer a ses compagnons attentifs. -- Dites donc, les enfants, commenca-t-il, quel jour sommes-nous? -- Vendredi, n'est-ce pas? -- Non, non, pas ca; quel jour du mois? -- Le diable m'emporte si je le sais. -- Eh bien! je vais vous le dire. Nous sommes au premier avril. J'ai trouve dans la cabane un calendrier qui le dit. -- Qu'est-ce que ca fait? firent plusieurs voix. -- Eh bien, ne le savez-vous pas? C'est le jour des farces. Ne pourrions-nous pas en arranger une pour quelqu'un? Ne pourrions- nous pas nous en divertir un peu? Eh bien, voila le vieux "Les Os" par exemple, il ne se mefiera de rien. Ne pourrions-nous pas le faire aller quelque part et le regarder _marcher_. Nous aurions ensuite de quoi le blaguer pendant un grand mois. Il y eut un murmure general d'assentiment. Une farce, si piteuse qu'elle fut, etait toujours bienvenue a l'Ecluse. Plus l'esprit en etait pataud, plus elle etait appreciee. Dans les fosses d'exploitation, on ne va point jusqu'a une delicatesse morbide de sensation. -- Ou l'enverrons-nous? se demanda-t-on. Depuis un instant, Jim Struggles etait plonge dans ses pensees. Puis une inspiration sacrilege parut lui venir. Il partit d'un bruyant eclat de rire, se frotta les mains entre les genoux tant il etait content. -- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? demanda l'auditoire empresse. -- Voici, les enfants. Voila miss Sinclair. Vous disiez qu'Abe en est fou. Vous pensez bien qu'elle ne fait pas grand cas de lui. Supposez que nous lui ecrivions un billet, que nous le lui envoyions ce soir, voyez-vous. -- Eh bien, quoi alors? dit Mac Coy. -- Eh bien, on dirait que le billet vient d'elle. On mettrait son nom en bas. On mettrait qu'elle veut le voir et qu'elle lui donne un rendez-vous a minuit dans le jardin. Il ne manquera pas d'y aller. Il croira qu'elle veut se sauver avec lui. Ce sera la plus belle farce jouee cette annee. Eclat de rire general. L'evocation de ce tableau: l'honnete "Les Os" faisant le pied de grue au clair de lune dans le jardin et le vieux Joshua sortant pour le reprimander, un fusil a deux coups a la main: c'etait d'un comique irresistible. Le plan fut approuve a l'unanimite. -- Voici un crayon, et voici du papier, dit l'humoriste. Qui est- ce qui va ecrire la lettre? -- Ecrivez-la vous-meme, Jim, dit Shamees. -- Bon, qu'est-ce que je dirai? -- Dites ce qui vous paraitra convenable. -- Je ne sais pas comment elle s'exprimerait, dit Jim en se grattant le front, fort perplexe. Il est vrai que "Les os" ne s'apercevra pas de la difference. Et ceci fera-t-il l'affaire: "Cher vieux, venez ce soir a minuit, au jardin. Autrement je ne vous adresserai plus la parole." Hein? -- Non, ce n'est pas le style qu'il faut, dit le jeune mineur. Rappelez-vous que c'est une demoiselle qui a recu de l'education... Faut mettre ca comme qui dirait dans un genre fleuri, bien tendre. -- Eh bien, ecrivez ca vous-meme, dit Jim sur un ton maussade en lui faisant passer le crayon. -- Voici ce qu'il faut, dit le mineur en mouillant la pointe avec ses levres: "Quand la lune est dans le ciel..." -- C'est bien ca, c'est magnifique, fit l'assistance. -- "Et que les etoiles envoient leur eclat brillant, venez, oh! venez me trouver, Adolphus, a la porte du jardin, a minuit." -- Il ne s'appelle pas Adolphus, objecta un critique. -- C'est comme ca qu'on fait en poesie, dit le mineur; c'est comme qui dirait fantastique, voyez-vous. Ca vous a un autre son que Abe. Rapportez-vous en a lui pour deviner ce que ca veut dire. Je vais signer ca Carrie. Voila! Cette epitre passa gravement de main en main et fit le tour de la chambre. On la contempla avec le respect du a une production aussi remarquable du cerveau de l'homme. Elle fut ensuite pliee et confiee aux soins d'un petit garcon, qui recut, avec accompagnement de terribles menaces, l'ordre de la porter a la cabane et de s'esquiver avant qu'on eut le temps de lui poser des questions embarrassantes. Ce fut seulement quand il eut disparu dans l'obscurite qu'un peu, bien peu de componction se fit jour dans l'ame d'un ou deux assistants. -- Et n'est-ce pas jouer un assez vilain tour a la demoiselle? dit Shamees. -- Et se montrer assez cruel pour le vieux "Les Os", suggera un autre. Mais la majorite passa outre a ces objections, qui furent noyees completement sous une nouvelle tournee de whisky. L'on ne songeait presque plus a la chose au moment ou Abe recut la missive et se mit a l'epeler, le coeur palpitant, a la lueur de sa chandelle solitaire. Chapitre IX Cette nuit-la a laisse un long souvenir a l'Ecluse de Harvey. Une brise capricieuse descendait des montagnes lointaines, en gemissant et soupirant sur les claims deserts. Des nuages noirs passaient rapidement sur la lune, jetant leur ombre sur le paysage terrestre et ensuite laissant reparaitre la lueur argentee, froide, claire, sur la petite vallee, baignant d'une lumiere etrange, mysterieuse, la vaste etendue de la Brousse qui se developpait des deux cotes. Une grande solitude semblait reposer sur la face de la Nature. Les gens se rappelerent plus tard cette atmosphere fantastique, magique, qui enveloppait la petite ville. Il faisait tres noir, quand Abe quitta sa petite cabane. Son associe, le patron Morgan, etait encore absent, reste dans la brousse, de sorte qu'a part la toujours vigilante Blinky, il n'y avait pas un etre vivant qui put epier ses allees et venues. Il eprouvait une douce surprise, en son ame simple, a songer que les doigts mignons de son ange avaient pu tracer ces grands hieroglyphes alignes, mais le nom etait au bas, et cela lui suffisait. Elle le demandait. Peu importait pourquoi; et ce rude mineur partait a l'appel de son amour, avec l'heroisme d'un chevalier errant. Il gravit tant bien que mal la route montante et tortueuse qui conduisait a la villa des Azalees. Un petit massif d'arbrisseaux et de buisson se dressait a environ cinquante yards de l'entree du jardin. Abe s'y arreta un instant pour reprendre sa presence d'esprit. Il etait a peine minuit et il n'avait devant lui que quelques minutes. Il s'assit sous leur voute sombre et epia la maison blanche qui se dessinait vaguement devant lui. C'etait une maisonnette bien simple aux yeux d'un prosaique mortel, mais elle etait enveloppee, pour ceux de l'amoureux, d'une atmosphere de respect et de veneration. Le mineur, apres cette station a l'ombre des arbres, se dirigea vers la porte du jardin. Il n'y avait personne. Evidemment il etait venu un peu trop tot. A ce moment, la lune brillait de tout son eclat et l'on voyait les environs aussi clairement qu'en plein jour. Abe regarda de l'autre cote de la petite villa et vit la route, qui apparaissait comme une ligne blanche et tortueuse, jusqu'au sommet de la cote. Si quelqu'un s'etait trouve la pour l'epier, il eut pu voir sa carrure d'athlete se dessiner nettement, en contour precis. Alors il eut un mouvement brusque, comme s'il venait de recevoir une balle, et il chancela, s'appuya a la petite porte qui se trouvait pres de lui. Il avait vu une chose qui fit palir encore sa figure tannee par le soleil, et deja palie a la pensee de la jeune fille qui etait si pres de lui. A l'endroit meme ou la route faisait une courbe, et a moins de deux cents yards de distance, il voyait une masse noire se mouvant sur la courbe et perdue dans l'ombre de la colline. Cela ne dura qu'un moment, mais ce moment suffit a son coup d'oeil exerce de forestier, a sa rapidite de perception, pour se rendre compte de la situation dans tous ses details. C'etait une troupe de cavaliers qui se dirigeaient vers la villa, et quels pouvaient etre ces cavaliers nocturnes, sinon les gens qui terrifiaient le pays forestier, les redoutes coureurs de la Brousse. Abe etait, il faut le dire, d'une intelligence lente et se mouvait lourdement dans les circonstances ordinaires. Mais a l'heure du danger, il etait aussi remarquable par son sang- froid et sa resolution que par sa promptitude a agir d'une maniere decisive. Tout en s'avancant a travers le jardin, il calcula les chances qu'il avait contre lui. Selon l'evaluation la plus moderee, il avait une demi-douzaine d'adversaires, tous gens determines a tout et ne redoutant rien. Il s'agissait de savoir s'il pourrait les tenir pendant un instant en echec et les empecher de penetrer par force dans la maison. Nous avons deja dit que des sentinelles avaient ete postees dans la rue principale de la ville. Abe se dit qu'il arriverait de l'aide moins de dix minutes apres le premier coup de feu. S'il s'etait trouve dans l'interieur de la maison, il aurait ete sur de tenir bon plus longtemps que cela. Mais les coureurs de la Brousse arriveraient sur lui avant qu'il eut pu reveiller les habitants endormis et se faire ouvrir. Il devait se resigner a faire de son mieux. En tout cas, il prouverait a Carrie que s'il ne savait pas lui parler, il etait du moins capable de mourir pour elle. Cette idee fit passer en lui une vraie flamme de plaisir, pendant qu'il rampait dans l'ombre de la maison. Il arma son revolver: l'experience lui avait appris l'avantage d'etre le premier a tirer. La route par laquelle arrivaient les coureurs de la Brousse aboutissait a une porte de bois donnant sur le haut du petit jardin de l'essayeur. Cette porte etait flanquee a gauche et a droite d'une haute haie d'acacia, et s'ouvrait sur une courte allee bordee egalement d'une muraille infranchissable d'arbustes epineux. Abe connaissait parfaitement la disposition des lieux. A son avis, un homme resolu pouvait barrer le passage pendant quelques minutes, jusqu'au moment ou les assaillants se feraient jour par quelque autre endroit et le prendraient par derriere. En tout cas, c'etait sa chance la plus favorable. Il passa devant la porte de la facade, mais s'abstint de donner l'alarme. Sinclair etait un homme assez avance en age et ne pouvait lui etre bien utile dans un combat desespere comme celui auquel il s'attendait, et l'apparition de lumieres dans la maison avertirait les brigands de la resistance qu'on se preparait a leur faire. Ah! que n'avait-il aupres de lui son associe, le patron, Chicago Bill, n'importe lequel des vaillants hommes qui auraient accouru a son appel et se seraient ranges a ses cotes en une pareille lutte! Il fit demi-tour dans l'etroite allee. Voici la porte de bois qu'il connaissait tres bien, et la-haut, perche sur la traverse, un homme, dans une attitude languissante, balancait ses jambes, et epiait sur la route qui s'etendait devant lui; c'etait master John Morgan, celui-la meme qu'Abe appelait du plus profond de son coeur. Le temps manquait pour de longues explications. En quelques mots hatifs, le patron dit qu'en revenant de sa petite excursion, il avait croise les coureurs de la Brousse partis a cheval pour leur expedition tenebreuse. Il avait surpris des propos qui lui avaient fait connaitre le but. En courant a toutes jambes, et grace a sa connaissance du pays, il etait parvenu a les devancer. -- Pas le temps de donner l'alarme, expliqua-t-il, tout haletant de son recent effort, il faut les arreter nous-memes. Pas venu pour faire le galant... venu pour votre jeune fille... N'arriveront que par-dessus nos corps, "Les Os". Et apres ces quelques mots jetes d'une voix entrecoupee, ces deux amis si etrangement assortis se donnerent une poignee de main, echangerent un regard de profonde affection pendant que la brise parfumee des bois leur apportait le bruit des pas des chevaux. Il y avait six brigands en tout. L'un d'eux, qui paraissait etre le chef, marchait en avant. Les autres venaient derriere, formant un groupe. Arrives devant la maison, ils mirent leurs chevaux a l'attache a un petit arbre, apres quelques mots dits a voix basse par leur capitaine, et, s'avancerent avec assurance vers la porte. Le patron Morgan et Abe etaient accroupis dans l'ombre de la haie, tout au bout de l'allee. Ils etaient invisibles pour les bandits, qui evidemment s'attendaient a ne rencontrer qu'une faible resistance dans cette maison isolee. Comme l'homme de tete, qui s'etait avance, se tournait a moitie pour donner un ordre a ses camarades, les deux amis reconnurent le profil dur et la grosse moustache de Ferguson le Noir, le pretendant refuse par miss Carrie Sinclair. L'honnete Abe jura mentalement que celui-la du moins n'arriverait pas vivant jusqu'a la porte. Le bandit s'avanca jusqu'a cette porte et mit la main sur le loquet. Il sursauta en entendant une voix de stentor crier: "Arriere" du milieu des buissons. En guerre, comme en amour, le mineur etait homme peu bavard. -- On ne passe pas par ici, expliqua une autre voix au timbre d'une tristesse et d'une douceur infinie, ainsi qu'elle l'etait toujours quand son possesseur avait le diable dans le corps. Le coureur de la Brousse reconnut cette voix: il se rappelait l'allocution prononcee d'une voix molle et languissante qu'il avait entendue dans la salle de billard des Armes de Buckhurst, allocution qui s'etait terminee comme suit. Le doux orateur s'etait adosse a la porte, avait sorti un revolver et avait demande a voir le filou qui aurait l'audace de se frayer un passage. -- C'est ce maudit imbecile de Durton, et son ami a la face blanche, dit-il. Ces deux noms etaient fort connus a la ronde. Mais les coureurs de la Brousse etaient des hommes temeraires et decides a tout. Ils avancerent en masse jusqu'a la porte. -- Debarrassez le passage, dit leur chef d'un ton farouche, a demi-voix, vous ne pouvez sauver la demoiselle. Allez-vous en sans une balle dans la peau, puisqu'on vous en laisse la chance. Les associes repondirent par leur rire. -- Alors au diable! avancez. La porte s'ouvrit largement et la troupe tira une salve tout en poussant et fit un effort energique pour penetrer dans l'allee sablee. Les revolvers firent un bruit joyeux dans le silence de la nuit entre les buissons, a l'autre bout. Il etait malaise de tirer avec justesse dans les tenebres. Le second homme fit un bond convulsif en l'air et tomba la face en avant, les bras etendus. Il se tordit affreusement au clair de lune. Le troisieme fut touche a la jambe et s'arreta. Les autres en firent autant, par esprit d'imitation. Apres tout, la demoiselle n'etait pas pour eux et ils mettaient peu d'entrain a la besogne. Leur capitaine s'elanca furieusement en avant, comme un courageux bandit qu'il etait, mais il fut accueilli par un coup formidable que lui porta Abe, avec la crosse de son pistolet, coup lance avec une telle violence qu'il recula en chancelant parmi ses compagnons, le sang ruisselant de sa machoire brisee, mis hors d'etat de lancer un juron au moment meme ou il en sentait le besoin le plus urgent. -- Ne partez pas encore, dit la voix partant des tenebres. Mais ils n'avaient nullement l'intention de partir tout de suite. Quelques minutes devaient s'ecouler, ils le savaient, avant qu'ils eussent sur eux les gens de l'Ecluse de Harvey. Ils avaient encore le temps d'enfoncer la porte s'ils pouvaient venir a bout des defenseurs. Ce que redoutait Abe se realisa. Ferguson le Noir connaissait la maison aussi bien que lui. Il courut de toute sa vitesse le long de la haie. Les cinq hommes s'y frayaient passage a grand bruit partout ou il paraissait y avoir une ouverture. Les deux amis echangerent un regard. Leur flanc etait tourne. Ils resterent la, pareils a des gens qui connaissent le sort qui les attend et ne craignent pas de l'affronter. Il y eut une melee furieuse de corps noirs au clair de lune, pendant qu'eclatait un cri sonore d'encouragement lance par des voix connues. Les farceurs de l'Ecluse de Harvey se trouvaient en presence d'une situation bien plus extraordinaire que la mystification a laquelle ils venaient assister. Les associes virent pres d'eux des figures amies, Shamees, Struggles, Mac Coy. Il y eut une reprise desesperee, un corps a corps decisif, un nuage de fumee d'ou partaient des coups de feu, des jurons farouches et, quand il se dissipa, on vit une ombre noire s'enfuir toute seule pour sauver sa vie, en franchissant l'ouverture de la haie. C'etait le seul des coureurs de la Brousse qui fut reste debout. Mais les vainqueurs ne jeterent aucun cri de triomphe. Un silence etrange regna parmi eux, suivi d'un murmure compatissant, car en travers du seuil qu'il avait defendu si vaillamment, gisait le pauvre Abe, l'homme au coeur loyal et simple. Il respirait peniblement, car une balle lui avait traverse les poumons. On le porta dans la maison, avec tous les menagements dont etaient capables ces rudes mineurs. Il y avait la, j'en suis sur, des hommes qui auraient voulu avoir recu sa blessure, s'ils avaient pu ainsi gagner l'amour de cette jeune fille vetue de blanc qui se penchait sur le lit tache de sang, et lui disait a demi-voix des paroles si douces et si tendres. Cette voix parut le ranimer. Il ouvrit ses yeux bleus, au regard de reve, et les promena autour de lui: ils se porterent sur cette figure. -- Perdu la partie, murmura-t-il, pardon, Carrie, morib... Et, avec un sourire languissant, il se laissa aller sur l'oreiller. Chapitre X Mais cette fois, Abe ne tint pas parole. Sa robuste constitution intervint, et il triompha d'une blessure qui eut ete mortelle pour un homme plus faible. Faut-il l'attribuer a l'air balsamique des bois que la brise amenait par dessus des milliers de milles de foret jusque dans la chambre du malade; ou a la petite garde-malade qui le soignait avec une telle douceur? En tout cas nous savons qu'en moins de deux mois il avait vendu ses actions du Conemara et quitte pour toujours la petite cabane de la cote. Peu de temps apres, j'eus le plaisir de lire l'extrait d'une lettre ecrite par une jeune personne du nom d'Amelie, a laquelle nous avons fait une allusion passagere au cours de notre recit. Nous avons deja enfreint le secret d'une epitre feminine: aussi ne nous ferons-nous guere de scrupule de jeter un coup d'oeil sur une autre epitre: "J'ai ete l'une des demoiselles d'honneur, dit-elle, et Carrie paraissait _charmante_ (mot souligne) sous le voile et les fleurs d'oranger. "Quel homme! Il est deux fois plus gros que votre Jack! Il etait bien amusant avec sa rougeur; il a lache le livre de prieres. Et quand on lui a pose la question, il a repondu _oui_, d'une voix telle, que vous l'auriez entendu d'un bout a l'autre de George Street. "Son temoin etait _charmant_ (mot souligne de deux traits), avec sa figure douce. Il etait bien beau, bien gentil. Trop doux pour se defendre parmi ces rudes gaillards, j'en suis sure." Il est, selon moi, parfaitement possible que quand les temps furent accomplis, miss Amelie se soit chargee de veiller elle-meme sur notre ancien ami M. Jack Morgan, generalement connu sous le nom de patron. Il y a pres du coude de la riviere un arbre qu'on montre en disant: c'est le gommier de Ferguson. Il est inutile d'entrer dans des details qui seraient repugnants. La justice est breve et severe dans les colonies qui debutent et les habitants de l'Ecluse de Harvey etaient gens serieux et pratiques. L'elite de la societe continue a se donner rendez-vous le samedi soir dans la chambre reservee du Bar Colonial. En de telles circonstances, si l'on a un etranger ou un invite a regaler, on observe constamment le meme ceremonial, qui consiste a remplir les verres en silence, a les frapper sur la table, puis, apres avoir tousse, comme pour s'excuser, Jim Struggles s'avance et fait la narration du poisson d'avril et de la facon dont l'aventure se termina. On est d'accord pour reconnaitre qu'il s'en tire en veritable artiste, lorsque, parvenu au terme de son recit, il le conclut en balancant son verre en l'air, et disant: -- Maintenant, a la sante de Monsieur et Madame "Les Os". Manifestation sentimentale a laquelle l'etranger ne manquera pas d'applaudir, s'il est un homme avise. LE MYSTERE DE LA VALLEE DE SASASSA Chapitre I Si je sais pourquoi l'on a qualifie Tom Donahue de Tom le Chancard? Oui, je le sais, et c'est plus que ne peut en dire un sur dix des gens qui l'appellent ainsi. J'ai pas mal roule le monde en mon temps, et vu maintes choses etranges, mais aucune qui le soit plus que la facon dont Tom gagna ce sobriquet, et avec cela sa fortune. Car je me trouvais alors avec lui. La raconter? Oh, certainement, mais c'est une histoire un peu longue, et une histoire des plus etranges. Ainsi donc remplissez de nouveau votre verre, et allumez un autre cigare, pendant que je tacherai de la devider. Oui, c'est une histoire fort etrange, et qui laisse bien loin certains contes de fees que j'ai entendus. Et pourtant elle est vraie, Monsieur, vraie d'un bout a l'autre. Il y a dans la Colonie du Cap des gens qui vivent encore, qui s'en souviennent et qui vous confirmeront ce que je dis. Le recit a ete fait bien des fois autour du feu dans les chaumieres des Boers depuis l'Etat d'Orange jusqu'au Criqualand, oui, et aussi dans la Brousse et aux Champs de diamants. J'ai pris des manieres assez rudes, Monsieur, mais j'ai ete inscrit jadis a Middle Temple, et j'ai fait mes etudes pour le Barreau. Tom -- c'est tant pis pour moi -- fut un de mes condisciples, et nous avons fait une rude noce pendant ce temps-la de sorte que nos finances allaient se trouver a sec. Nous fumes obliges de laisser la nos pretendues etudes, et de voir s'il n'y aurait point quelque part dans le monde un pays ou deux jeunes gaillards aux bras vigoureux, a la constitution saine, pourraient faire leur chemin. En ce temps-la, le courant de l'emigration commencait a peine a devier du cote du l'Afrique. Nous pensames donc que le meilleur parti a prendre etait d'aller la-bas, dans la colonie du Cap. Donc, pour couper au plus court, nous nous embarquames, et nous debarquames au Cap, avec un capital de moins de cinq livres, et alors nous nous separames. On tenta la chance dans bien des directions, l'on eut des hauts et des bas, mais au bout du compte, quand le hasard, apres trois ans, eut amener chacun de nous dans le haut pays, ou l'on se rencontra de nouveau, j'ai le regret de dire que nous etions dans une situation aussi embarrassee qu'a notre point de depart. Chapitre II Voila qui n'avait guere l'air d'un debut brillant, et nous etions bien decourages, si decourages, que Tom parlait de retourner en Angleterre et de chercher une place d'employe. Par ou vous voyez que, sans le savoir, nous n'avions joue que nos basses cartes, et que nous avions encore en main tous nos atouts. Non, nous nous figurions que nous avions la main malheureuse en tout. Nous nous trouvions dans une region presque depourvue de population. Il ne s'y trouvait que quelques fermes eparpillees a de grandes distances, avec des maisons d'habitation entourees d'une palissade et de barrieres pour se defendre contre les Cafres. Tom Donahue et moi nous avions tout juste une mechante hutte dans la brousse, mais on savait que nous ne possedions rien, et que nous jouions avec quelque adresse du revolver, de sorte que nous ne courions pas grand risque. Nous restions la, a faire quelques besognes par ci par la, et a esperer des temps meilleurs. Or, au bout d'un mois, il arriva un soir certaine chose qui commenca a nous remonter un peu l'un et l'autre, et c'est de cette chose-la, Monsieur, que je vais vous parler. Je m'en souviens bien. Le vent hurlait auteur de notre cabane et la pluie menacait de faire irruption par notre miserable fenetre. Nous avions allume un grand feu de bois qui petillait et lancait des etincelles sur le foyer. J'etais assis a cote, m'occupant a reparer un fouet, pendant que Tom, etendu dans la caisse qui lui servait de lit, geignait piteusement sur la malchance qui l'avait amene dans un tel endroit. -- Du courage, Tom, du courage, dis-je. Aucun homme ne sait jamais ce qui l'attend. -- La deveine, Jack, la deveine. J'ai toujours ete le chien le plus deveinard qu'il y ait. Voici trois ans que je suis dans cet abominable pays. Je vois des jeunes gens qui arrivent a peine d'Angleterre, et qui font sonner leurs poches pleines d'argent et moi je suis aussi pauvre que le jour ou j'ai debarque. Ah! Jack, vieux copain, si vous tenez a rester la tete au-dessus de l'eau, il faut que vous cherchiez fortune ailleurs qu'en ma compagnie. -- Des betises, Jack! vous etes en deveine aujourd'hui... Mais ecoutez, quelqu'un marche au dehors! A son pas, je reconnais Dick Wharton. Si quelqu'un est capable de vous remettre en train, c'est lui. Je parlais encore, que la porte s'ouvrit pour laisser entrer l'honnete Dick Wharton, tout ruisselant d'eau, sa bonne face rouge apparaissant a travers une buee comme la lune dans l'equinoxe d'automne. Il se secoua, et, apres nous avoir dit bonjour, il s'assit pres du feu. -- Dehors, Dick, par une nuit pareille? dis-je. Vous trouverez dans le rhumatisme un ennemi pire que les Cafres, si vous ne prenez pas des habitudes regulieres. Dick avait l'air plus serieux que d'ordinaire. On eut meme pu dire qu'il paraissait effraye, si l'on n'avait pas connu son homme. -- Fallait y aller, dit-il. Fallait y aller. Une des betes de Madison s'est egaree. On l'a apercue par la-bas, dans la vallee de Sasassa, et naturellement pas un de nos noirs n'a consenti a se hasarder la nuit dans cette vallee et si nous avions attendu jusqu'au matin, l'animal se serait trouve dans le pays des Cafres. -- Pourquoi refusent-ils d'aller la nuit dans la vallee de Sasassa? demanda Tom. -- A cause des Cafres, je suppose, dis-je. -- Fantomes, dit Dick. Nous nous mimes tous deux a rire. -- Je suis persuade qu'a un homme aussi prosaique que vous, ils n'ont pas seulement laisse entrevoir leurs charmes? dit Tom du fond de sa caisse. -- Si, dit Jack d'un ton serieux, mais si, j'ai vu ce dont parlent les noirauds, et, sur ma parole, mes garcons, je ne tiens pas a le revoir. Tom se mit sur son seant: -- Des sottises, Dick, vous voulez rire, l'ami. Allons, contez- nous tout cela: La legende d'abord, et ensuite ce que vous avez vu. Passez-lui la bouteille, Jack. -- Eh bien, dit Dick, pour la legende, il parait que les noirauds se repassent de generation en generation la croyance que la vallee de Sasassa est hantee par un Demon horrible. Des chasseurs, des voyageurs qui descendaient le defile ont vu ses yeux luisants sous les ombres des escarpements, et le bruit court que quiconque a subi par hasard ce regard malfaisant, est poursuivi pendant tout le reste de sa vie par la malchance due a l'influence maudite de cet etre. Est-ce vrai, ou non? dit Dick d'un air piteux. Je pourrai avoir l'occasion de le savoir par moi-meme. -- Continuez, Dick, continuez, s'ecria Tom. Racontez-nous ce que vous avez vu. -- Eh bien voila: j'allais a tatons par la vallee en cherchant la vache de Madison, et j'etais arrive, je crois, a moitie chemin de la pente, vers l'endroit ou un rocher escarpe, tout noir, se dresse dans le ravin de droite. Je m'y arretai pour boire une gorgee. "A ce moment-la, j'avais les yeux tournes vers cette pointe de rocher. "Au bout d'un moment je vis surgir, en apparence, de la base du roc, a huit pieds de terre, et a une centaine de yards de distance, une etrange flamme livide, qui papillotait, oscillait, tantot semblait pres de s'eteindre, et tantot reparaissait... "Non, non, j'ai vu bien des fois le ver luisant et la mouche de feu. Ce n'etait rien de pareil. "Cette flamme etait bien la, et je la regardai dix bonnes minutes en tremblant de tous mes membres. "Je fis alors un pas en avant. "Elles disparut instantanement, comme la flamme d'une bougie qu'on a soufflee. "Je fis un pas en arriere; mais il me fallut un certain temps pour retrouver l'endroit exact et la position d'ou la flamme etait visible. "A la fin, elle reparut, la lueur mysterieuse, mobile comme auparavant. "Alors, rassemblant tout mon courage, je marchai vers le rocher, mais le sol etait si accidente qu'il m'etait impossible de marcher en droite ligne, et quoique j'aie fait tout le tour de la base du rocher, je ne pus rien voir. "Alors je me remis en route pour la maison, et je puis vous le dire, mes enfants, je ne me suis pas apercu qu'il pleuvait pendant tout le long du trajet, jusqu'au moment ou vous me l'avez dit. Mais hola? Qu'est-ce qui prend a Tom? Qu'est-ce qui lui prenait, en effet? A ce moment-la Tom etait assis, les jambes hors de sa caisse, et sa figure entiere trahissait une excitation si intense qu'elle faisait peine a voir. -- Le demon aurait deux yeux. Combien avez-vous vu de lumieres, Dick? Parlez. -- Une seule. -- Hourra! s'ecria Tom. A la bonne heure. Sur quoi il lanca d'un coup de pied les couvertures jusqu'au milieu de la piece, qu'il se mit a arpenter a grands pas fievreux. Tout a coup, il s'arreta devant Dick, et, lui mettant la main sur l'epaule: -- Dites-moi, Dick, est-ce que nous pourrions arriver dans la vallee de Sasassa avant le lever du soleil? -- Ce serait bien difficile. -- Eh bien, faites attention, nous sommes vieux amis, Dick Wharton. Je vous le demande, d'ici a huit jours, ne parlez a personne de ce que vous venez de nous raconter. Vous le promettez, n'est-ce pas? Au regard que jeta Dick sur la figure de Tom, il etait facile de deviner qu'il regardait le pauvre Tom comme devenu fou, et je dois dire que sa conduite me confondit absolument. Mais j'avais eu jusqu'alors tant de preuves du bon sens de mon ami et de sa rapidite de comprehension qu'il me parut parfaitement admissible que le recit de Dick avait pour lui un sens, bien que mon intelligence obtuse ne put le saisir. Chapitre III Pendant toute la nuit, Tom fut extremement agite. Lorsque Wharton nous quitta, il lui fit repeter sa promesse. Il se fit egalement faire une description minutieuse de l'endroit ou il avait vu l'apparition, et indiquer l'heure ou elle s'etait montree. Quand Wharton fut parti, vers quatre heures du matin, je me couchai dans ma caisse, d'ou je vis Tom assis pres du feu, occupe a lier ensemble, deux batons. Je m'endormis. Je dus dormir environ deux heures, mais a mon reveil, je trouvai Tom qui, dans la meme attitude, etait toujours a sa besogne. Il avait fixe un des bouts de bois a l'extremite de l'autre de maniere a representer grossierement un T et il etait actuellement en train de fixer dans l'angle un bout de bois plus petit au moyen duquel le bras transversal du T pouvait etre place dans une position plus ou moins relevee ou inclinee. Il avait pratique des entailles dans le baton vertical, de sorte qu'au moyen de ce petit etai, la croix pouvait etre maintenue indefiniment dans la meme position. -- Regardez cela, Jack, s'ecria-t-il en me voyant reveille, venez me donner votre opinion. Supposons que je mette ce baton juste dans la direction d'un objet, et que je place cet autre bout de bois de maniere a maintenir le premier, dans sa position, qu'ensuite je le laisse la, pourrais-je retrouver ensuite l'objet, si je le voulais? Ne croyez-vous pas que je le pourrais? Jack, ne le croyez-vous pas? reprit-il avec agitation, en me saisissant par le bras. -- Oh! dis-je, cela dependrait de la distance ou se trouverait l'objet, et de l'exactitude avec laquelle votre baton serait oriente. Si c'etait a une distance quelconque, je taillerais des mires sur votre baton en croix; au bout, j'attacherais une corde, que je ferais descendre en fil a plomb; et cela vous conduirait fort pres de l'objet que vous voulez. Mais, assurement, Tom, ce n'est point votre intention de marquer ainsi la place exacte du fantome. -- Vous verrez ce soir, mon vieux, vous verrez ce soir. Je porterai cela a la vallee de Sasassa. Vous emprunterez le levier de Madison et vous viendrez avec moi; mais souvenez-vous bien qu'il ne faut dire a personne ni ou vous allez, ni pourquoi vous voulez ce levier. Tom passa toute la journee a se promener dans la piece ou a travailler a son appareil. Il avait les yeux brillants, les joues animees d'un rouge de fievre, dont il presentait au plus haut degre tous les symptomes. -- Fasse le ciel que le diagnostic de Dick ne se confirme pas, me dis-je, en revenant avec mon levier. Et pourtant, quand vint le soir, je me sentis envahi a mon tour par cette excitation. Vers six heures, Tom se leva et prit son instrument. -- Je n'y tiens plus, Jack, dit-il, prenez votre levier, et en route pour la vallee de Sasassa. La besogne de cette nuit, mon vieux, nous rendra opulents ou nous achevera. Prenez votre revolver, pour le cas ou on rencontrerait des Cafres... "Je n'ose pas prendre le mien, Jack, reprit-il en me mettant les mains sur les epaules, car si ma deveine me poursuit encore cette nuit, je ne sais ce que je serais capable n'en faire. Ayant donc rempli nos poches de vivres, nous partimes pour ce fatigant trajet de la vallee de Sasassa. En route, je fis maints efforts pour tirer de mon compagnon quelques indications sur son projet. Il se bornait a repondre: -- Hatons-nous, Jack. Qui sait combien de gens ont, a cette heure, entendu le recit de Wharton. Hatons-nous, sans quoi nous ne serons peut-etre pas les premiers arrives sur le terrain. Ah! Monsieur, nous fimes un trajet de dix milles environ a travers les montagnes. Enfin, apres etre descendus par une pente rapide, nous vimes s'ouvrir devant nous un ravin si sombre, si noir qu'on eut pu le prendre pour la porte meme de l'enfer. Des falaises hautes de plusieurs centaines de pieds enfermaient de tous cotes ce defile encombre de blocs eboules qui conduisait a travers le pays hante, dans la direction du Pays des Cafres. La lune, surgissant au-dessus des escarpements, dessinait en contours des plus nets les dentelures irregulieres des rochers qui en formaient les sommets, pendant qu'au-dessous de cela tout etait noir comme l'Erebe. -- La vallee de Sasassa? dis-je. -- Oui, repondit Tom. Je le regardai. En ce moment, il etait calme. L'ardeur febrile avait disparu. Il agissait avec reflexion, avec lenteur. Cependant, il avait dans les traits une certaine raideur, dans l'oeil une lueur qui annoncaient que l'instant grave etait venu. Chapitre IV Nous entrames dans le defile, en trebuchant parmi les eboulis. Tout a coup j'entendis une exclamation courte, vive, lancee par Tom. -- Le voici, le rocher, s'ecria-t-il en designant une grande masse qui se dressait devant nous dans l'obscurite. -- Maintenant, je vous en supplie, faites bon usage de vos yeux. Nous sommes a environ cent yards de la falaise, a ce que je crois. Avancez lentement d'un cote; j'en ferai autant de l'autre. Si vous apercevez quelque chose, arretez-vous et appelez. Ne faites pas plus de douze pouces a chaque pas et tenez les yeux fixes sur l'escarpement a environ huit pieds de terre. Etes-vous pret? -- Oui! A ce moment j'etais encore plus excite que lui. Quelle etait son intention, qu'avait-il en vue? Je n'avais pas meme de supposition a ce sujet, si ce n'est qu'il se proposait d'examiner en plein jour la partie de la falaise d'ou venait la lumiere. Mais l'influence de cette situation romanesque et de l'agitation que mon compagnon eprouvait en la comprimant, etait si forte que je sentais le sang courir dans mes veines et le pouls battre violemment a mes tempes. -- Partez, cria Tom. Et alors nous nous mimes en marche, lui a droite, moi a gauche, en tenant les yeux fixes sur la base du rocher. J'avais avance d'environ vingt pas, quand la chose m'apparut soudain. A travers la nuit de plus en plus noire, brillait une petite lueur rouge, une lueur qui diminuait, qui augmentait, papillotait, oscillait, qui a chaque changement faisait un effet de plus en plus etrange. L'antique superstition cafre s'empara de mon esprit et je sentis passer en moi un frisson glacial. Dans mon agitation, je fis un pas en arriere. Alors la lueur disparut instantanement, laissant a sa place une profonde obscurite. Je m'avancai de nouveau. Elle reparut, la lueur rouge, a la base du rocher. -- Tom, Tom! criai-je. -- Oui, j'y vais, l'entendis-je crier a son tour, comme il accourait a moi. -- La voici... la, en haut, contre le rocher. Tom etait tout pres de moi. -- Je ne vois rien, dit-il. -- Voyons, la, la, ami, en face de vous. En disant ces mots, je m'ecartai un peu vers la droite, et aussitot la lueur disparut a mes yeux. Mais a en juger par les exclamations joyeuses que lancait Tom, il etait evident qu'apres avoir pris la place que j'avais occupee, il voyait aussi la lueur. -- Jack, s'ecria-t-il en se tournant et me serrant la main de toutes ses forces, Jack, vous et moi nous n'aurons plus lieu de nous plaindre de notre malchance. "Maintenant faisons un tas de pierres a l'endroit ou nous sommes. C'est cela. "A present nous allons fixer solidement notre poteau indicateur au sommet. Voila! "Il faudrait un vent bien fort pour l'abattre et il nous suffit qu'il tienne bon jusqu'au matin. "Oh! Jack, mon garcon quand je songe que nous parlions hier de nous faire employes, et vous qui repondiez que personne ne sait ce qui l'attend. "Par Jupiter, Jack, voila qui ferait une jolie nouvelle. A ce moment, nous avions fixe solidement le piquet vertical entre deux grosses pierres. Tom se baissa et visa au moyen du montant horizontal. Il resta un bon quart d'heure a le faire monter et descendre tour a tour; enfin, poussant un soupir de satisfaction, il fixa le support dans l'angle et se redressa. -- Regardez sur cette ligne, Jack, dit-il. Vous avez le coup d'oeil le plus juste que j'aie jamais rencontre. Je regardai sur la mire. La-bas, a portee de la vue, brillait la tache scintillante. On eut dit qu'elle etait au bout de la mire, tant la visee avait ete exactement faite. -- Et maintenant, mon garcon, dit Tom, mangeons un peu et dormons. "Il n'y a plus rien a faire cette nuit, mais demain nous aurons besoin de tout ce que nous aurons d'esprit et de force. "Ramassons du bois et faisons un feu ici. Alors nous serons en etat d'avoir l'oeil sur notre poteau indicateur et de veiller a ce que rien ne lui arrive pendant la nuit. Nous fimes du feu, et nous soupames pendant que le demon de la Sasassa nous contemplait face a face de son oeil mobile et etincelant. Il continua de le faire pendant toute la nuit. Toutefois ce ne fut pas toujours du meme endroit, car, apres souper, quand je regardai le long de la mire pour le revoir, il etait entierement invisible. Mais cette information ne troubla nullement Tom; il se borna a cette remarque: -- C'est la lune, et non l'objet, qui a change de place. Puis, se recroquevillant sur lui-meme, il s'endormit. Le lendemain, des la pointe du jour, nous etions debout, et nous examinions le rocher au bout de notre mire. Nous ne distinguions rien, qu'une surface terne, ardoisee, uniforme, peut-etre un peu plus raboteuse a l'endroit ou arrivait notre ligne de mire, mais sans autre particularite remarquable. -- Maintenant mettons a execution votre idee, Jack, dit Tom Donahue, en deroulant d'autour de sa taille une longue ficelle, fixez-la par un bout, tandis que j'irai jusqu'a l'autre bout. En disant ces mots, il partit dans la direction de la base de l'escarpement, en tenant un bout de la corde, pendant que je tirais sur l'autre en l'enroulant autour du piquet, et le faisant passer par la mire du bout. De cette facon, je pouvais dire a Tom d'aller a droite ou a gauche. Notre corde etait maintenue tendue depuis son point d'attache, par le point de mire, et de la dans la direction du rocher, ou elle aboutissait a environ huit pieds du sol. Tom traca a la craie un cercle d'environ trois pieds de diametre autour de ce point. Alors il me cria de venir le rejoindre. -- Nous avons combine l'affaire ensemble, Jack, dit-il, et nous ferons la trouvaille ensemble, s'il y en a une. Le cercle, qu'il avait trace, comprenait une partie du rocher plus lisse que le reste, excepte au centre, ou se remarquaient quelques noyaux saillants et rugueux. Tom m'en montra un en poussant un cri de joie. C'etait une masse assez irreguliere, de teinte brune, qui avait a peu pres le volume du poing d'un homme, et qu'on eut pris pour un tesson de verre sale incruste dans le mur escarpe. -- C'est cela! s'ecria-t-il, c'est cela! -- Cela, quoi? -- Eh! mon homme, un _diamant_, et un diamant tel qu'il n'y a monarque au monde qui n'en envie la possession a Tom Donahue! Jouez de votre barre de fer, et bientot nous aurons exorcise le demon de la vallee de Sasassa. J'etais si abasourdi que pendant un instant je restai muet de surprise, a contempler le tresor qui etait tombe entre nos mains de facon si inesperee. -- Allons, dit Tom, passez-moi le levier. A present, en prenant comme point d'appui la saillie qui sort ici du rocher, nous pourrons le faire sauter... Oui, il cede. Je n'aurais jamais cru qu'il serait venu aussi facilement... A present, Jack, plus nous nous depecherons de retourner a la cabane, et de la d'aller au Cap, mieux nous ferons. Chapitre V Apres avoir enveloppe notre tresor, nous reprimes a travers les collines la route de la maison. Chemin faisant, Tom me conta qu'au temps ou il etudiait le droit a Middle-Temple, il avait trouve dans la bibliotheque une brochure poudreuse d'un certain Jans Van Hounym, qui racontait une aventure fort semblable a la notre, et qui etait arrivee a ce brave Hollandais vers la fin du XVIIe siecle, aventure qui avait abouti a la decouverte d'un diamant lumineux. Ce recit s'etait represente a l'esprit de Tom pendant qu'il ecoutait l'histoire de fantome de l'honnete Dick Wharton. Quant aux moyens inventes pour verifier la supposition, ils etaient sortis de son fertile cerveau d'Irlandais. Nous le porterons au Cap, dit Tom, et si nous ne pouvons nous en defaire avantageusement dans cette ville, nous gagnerons bien notre voyage en nous embarquant pour Londres. Tout de meme allons d'abord chez Madison; il se connait un peu en ces choses, et peut- etre nous donnera quelque idee de ce que nous pouvons regarder comme un prix equitable pour notre tresor. En consequence, nous quittames notre route, au lieu de retourner a notre butte, pour prendre le sentier etroit qui conduisait a la ferme de Madison, Nous le trouvames en train de dejeuner. Une minute apres, nous etions assis a sa table, grace a l'hospitalite sud-africaine. -- Eh bien, dit-il, quand les domestiques furent partis, qu'y a-t- il sous roche? Vous avez quelque chose a me dire, je le vois. Qu'est-ce que c'est? Tom tira son paquet, denoua d'un air solennel les mouchoirs qui l'enveloppaient. -- Voila, dit-il, en posant le cristal sur la table, quel prix vous paraitrait-il honnete d'offrir pour ceci? Madison prit l'objet et l'examina d'un air de connaisseur. -- Eh bien, dit-il, en le remettant sur la table, a l'etat brut, cela vaudrait douze shillings la tonne. -- Douze shillings, s'ecria Tom, en se dressant d'un bond. Ne voyez-vous pas ce que c'est? -- Du sel gemme. -- Au diable le sel gemme! C'est du diamant. -- Goutez-y, dit Madison. Tom le porta a ses levres, le jeta a terre en poussant un juron terrible, et sortit aussitot de la chambre. Je me sentais moi-meme attriste, decu, mais me rappelant ce que Tom avait dit au sujet du revolver, je sortis aussi et retournai a la hutte, plantant la Madison, muet, abasourdi. Quand j'entrai, je trouvai Tom couche dans sa caisse, la figure tournee vers le mur, et l'air trop decourage pour accepter mes paroles de consolation. Maudissant Dick et Madison, le demon de Sasassa et tout le reste, j'allai faire un tour hors de la hutte et me reconfortai de notre penible mesaventure en fumant une pipe. J'etais arrive a cinquante pas de la hutte quand j'en entendis partir le bruit auquel je m'attendais le moins de ce cote-la. Si ce son avait ete un gemissement ou un juron, je l'aurais trouve tout naturel, mais celui qui me fit m'arreter et retirer ma pipe de ma bouche etait un bruyant eclat de rire. L'instant d'apres, Tom en personne sortait de la hutte, la figure toute rayonnante de joie. Chapitre VI -- En chasse pour dix autres milles a pied, vieux camarade. -- Ah! oui, pour un autre morceau de sel gemme, a douze shillings la tonne... -- Ne parlons plus de cela, Jack, me dit Tom avec un large rire, si vous avez de l'affection pour moi. Maintenant faites attention, Jack. Quels sots, quels fous nous avons ete de nous laisser jeter a bas par une bagatelle? Asseyez-vous seulement, un instant sur cette souche, et je vous rendrai la chose aussi claire que le jour. Vous avez vu plus d'une fois un bloc de sel gemme incruste dans de la roche, et moi aussi j'en ai vu, quoique j'aie fait tant d'affaires avec celui-ci. Eh bien, Jack, avez-vous jamais vu de ces morceaux-la briller dans l'obscurite a peine autant qu'une luciole? -- Non, je ne peux pas dire que j'en aie vu. -- Je puis m'enhardir jusqu'a predire que si nous attendions jusqu'a la nuit, ce que nous ne ferons pas, nous verrions cette lumiere briller de nouveau parmi les rochers. Donc, Jack, quand nous avons detache ce sel sans valeur, nous nous sommes trompes de cristal. Il n'y a rien d'etrange, dans ces collines, a ce qu'un morceau de sel gemme se trouve a un pied de distance d'un diamant. Il en a pris l'eclat, et nous etions surexcites, nous nous sommes conduits sottement, et avons laisse en place la veritable pierre. Vous pouvez y compter, Jack, la pierre precieuse de Sasassa est incrustee dans le perimetre du cercle magique trace a la craie sur la surface de ce rocher de la-bas. Venez, vieux camarade, allumez votre pipe, et reprenez votre revolver, et nous serons bien loin avant que ce Madison ait eu le temps d'additionner deux et deux. Je ne crois pas avoir montre un bien vif enthousiasme cette fois. J'avais deja commence a regarder ce diamant comme un fleau sans compensation. Mais decide a ne point jeter d'eau froide sur les esperances de Tom, je me declarai tout pret a partir. Quelle marche ce fut? Tom avait toujours ete bon marcheur de montagne, mais ce jour-la l'excitation paraissait lui donner des ailes, pendant que je m'evertuais de mon mieux a gravir derriere lui. Quand nous fumes arrives a moins d'un demi-mille, il prit le pas de charge, et ne s'arreta que quand il fut devant le cercle blanc trace sur le rocher. Pauvre vieux Tom! quand je l'eus rejoint, son etat d'esprit avait change. Il etait la, debout, les mains dans les poches, et le regard distrait, flottant devant lui, la mine piteuse. -- Voyez, examinez, dit-il en me montrant le rocher. Il ne s'y voyait absolument rien qui ressemblat a un diamant. Dans le cercle on n'apercevait que la surface lisse de couleur ardoisee, avec un gros trou, celui d'ou nous avions arrache le morceau de sel gemme, et un ou deux petits creux. Quant a la pierre precieuse, pas de trace. -- Je l'ai examine pouce par pouce, dit le pauvre Tom; elle n'est pas la; quelqu'un sera venu et aura remarque le cercle, et l'aura prise. Rentrons a la maison, Jack, je me sens enerve, fatigue. Oh! y eut-il jamais une mauvaise chance pareille a la mienne. Je faisais demi-tour pour partir, mais je jetai d'abord un dernier coup d'oeil sur l'escarpement. Tom avait deja fait une dizaine de pas. -- Hola! criai-je, n'apercevez-vous aucun changement dans ce cercle depuis hier? -- Que voulez-vous dire? demanda Tom. -- Retrouvez-vous une certaine chose qui y etait auparavant? -- Le sel gemme? dit Tom. -- Non, mais le petit corps saillant et arrondi dont nous nous sommes servi comme point d'appui. Je suppose que nous l'aurons descelle en manoeuvrant le levier. Regardons un peu de quoi il etait fait. En consequence, nous cherchames parmi les cailloux detaches qui se trouvaient au pied de l'escarpement. -- Nous y voila, Jack. Nous avons reussi enfin. Nous voila redevenus des hommes. Je fis demi-tour et me trouvai en face de Tom qui rayonnait de joie et qui tenait a la main un petit morceau de roche noire. Au premier coup d'oeil, on eut pris cela pour un eclat de la pierre, mais tout pres de la base, il en sortait un objet que Tom me montrait avec enthousiasme. On eut dit tout d'abord un oeil de verre, mais il y avait la, un eclat et une profondeur transparente que jamais ne donna aucune espece de verre. Cette fois, il n'y avait pas erreur, nous etions bien possesseurs d'une pierre precieuse de grande valeur. Nous quittames donc la vallee d'un coeur leger, en emportant le "demon" qui y avait regne si longtemps. Chapitre VII Voila la chose, Monsieur, je l'ai contee d'une facon trop prolixe, et je vous ai peut-etre fatigue. Vous le voyez, quand je me mets a parler de ces rudes temps d'autrefois, je crois revoir la petite cabane, le ruisseau qui coulait aupres, et la Brousse qui l'entourait, et je crois entendre encore la voix de ce brave Tom. Il me reste peu de chose a ajouter. Nous prosperames grace a la pierre precieuse. Tom Donahue, comme vous le savez, s'est etabli ici, et il est bien connu dans la ville. De mon cote j'ai reussi, je me livre a l'agriculture et a l'elevage des autruches en Afrique. Nous avons donne au vieux Dick Wharton, de quoi s'etablir pour son compte, et il est un de nos plus proches voisins. Si jamais vous venez de notre cote, Monsieur, ne manquez pas de demander Jack Turnbull, proprietaire de la ferme de Sasassa. NOTRE CAGNOTTE DU DERBY Chapitre I -- Bob! criai-je. Pas de reponse. -- Bob! Un rapide crescendo de ronflements s'acheve en un baillement prolonge. -- Reveillez-vous, Bob. -- Que diable signifie tout ce vacarme? dit une voix toute endormie. -- Il est bientot l'heure du dejeuner, expliquai-je. -- Que le diable emporte le dejeuner! dit l'esprit rebelle de son lit. -- Et il y a une lettre, Bob, dis-je. -- Est-ce que vous ne pouviez pas le dire plus tot? Apportez-la tout de suite. Et sur cette aimable invitation, j'entrai dans la chambre de mon frere et m'assis sur le bord de son lit. -- Voici la chose: timbre poste de l'Inde, timbre de la poste de Brindisi. De qui cela peut-il venir? -- Melez-vous de ce qui vous regarde, Trognon, dit mon frere, rejetant en arriere ses cheveux frises en desordre. Puis, apres s'etre frotte les yeux, il se mit en devoir de rompre le cachet. Or, s'il est un sobriquet qui m'inspire une plus profonde aversion que les autres, c'est bien celui de "Trognon". Une miserable bonne, impressionnee par les proportions entre ma figure ronde et grave et mes petites jambes piquetees de taches de rousseur, m'infligea ce sobriquet aux jours de mon enfance. En realite, je ne suis pas plus un "trognon" que n'importe quelle autre jeune fille de dix sept ans. En la circonstance actuelle, je me dressai avec toute la dignite qu'inspire la colere, et je me preparais a bourrer de coups de traversin la tete de mon frere, quand je fus arretee par l'expression d'interet que marquait sa physionomie. -- Vous ne devineriez jamais qui va venir, Nelly, dit-il. C'etait un de vos amis autrefois. -- Comment? De l'Inde? Ce n'est pas Jack Hawthorne? -- Tout juste, dit Bob. Jack revient et va passer quelques jours chez nous. Il dit qu'il arrivera ici, presque en meme temps que sa lettre. Ne vous mettez pas a danser comme cela. Vous ferez tomber les fusils ou vous causerez quelque autre accident. Tenez-vous tranquille comme une fille bien sage et rasseyez-vous. Bob parlait avec toute l'autorite des vingt-deux etes qui avaient passe sur sa tete moutonnee. Aussi je me calmai et repris ma premiere position. -- Comme ce sera charmant! m'ecriai-je; mais, Bob, la derniere fois qu'il etait ici, ce n'etait qu'un jeune garcon, et maintenant c'est un homme. Ce ne sera plus du tout le meme Jack. -- Oh! quant a cela, dit Bob, vous n'etiez alors qu'un bout de fille, une mechante gamine avec des boucles; tandis qu'a present... -- Tandis qu'a present?... demandai-je. On eut dit vraiment que Bob etait sur le point de me faire un compliment. -- Eh bien, vous n'avez plus les boucles, et vous etes maintenant bien plus grosse et plus mauvaise. A un certain point de vue, c'est excellent d'avoir des freres. Il n'est pas possible a une jeune personne qui en a, de se faire de ses merites une opinion exageree. Je crois qu'a l'heure du dejeuner, tout le monde fut content d'apprendre le retour promis de Jack Hawthorne. Par "tout le monde" j'entends ma mere, et Elsie, et Bob. Notre cousin Salomon Barker, par contre, n'eut pas du tout l'air d'etre accable de joie quand je lancai cette nouvelle d'un ton triomphant, d'une voix haletante. Jusqu'alors je n'y avais jamais songe, mais peut-etre que ce jeune gentleman commence a s'eprendre d'Elsie et qu'il redoute un rival. Sans cela je ne vois pas pourquoi une chose aussi simple l'aurait fait repousser son oeuf, declarer qu'il avait dejeune superbement, et cela d'un ton agressif qui permettait de douter de sa sincerite. Grace Maberly, l'amie d'Elsie, avait l'air tres contente, selon son habitude. Quant a moi, j'etais dans un etat de joie exuberante. Jack et moi, nous avions ete camarades d'enfance. Il avait ete pour moi comme un frere plus age, jusqu'au jour ou il etait entre dans les cadets et nous avait quittes. Que de fois Bob et lui ont grimpe aux pommiers du vieux Brown, pendant que je me tenais par-dessous et recevais le butin dans mon petit tablier blanc. Il n'y avait guere dans ma memoire d'escapade, guere d'aventure ou Jack ne jouat un role de premier ordre. Mais desormais il etait "le lieutenant" Hawthorne. Il avait fait la guerre d'Afghanistan, et, selon l'expression de Bob, c'etait "un guerrier fini". Quelle tournure allait-il avoir? Je ne sais comment cette expression de "guerrier" avait fait surgir l'image de Jack en armure complete, avec des plumes au casque, altere de sang, et s'escrimant avec une epee enorme sur un adversaire. Apres un tel exploit, je craignais bien qu'il ne condescendit plus a jouer a saute-mouton, aux charades et aux autres amusements traditionnels de Hatherley House. Le cousin Sol fut certainement tres deprime pendant les quelques jours qui suivirent. On avait toutes les peines du monde a le decider a faire un quatrieme aux parties de tennis. Il temoignait une passion tout a fait extraordinaire pour la solitude et le tabac fort. Nous tombions sur lui dans les endroits les plus inattendus, dans les massifs, le long de la riviere, et dans ces occasions, s'il lui etait impossible de nous eviter, il tenait son regard rigoureusement fixe vers le lointain et refusait d'entendre nos appels feminins et de s'apercevoir qu'on agitait des ombrelles. Cela etait certainement fort peu chic de sa part. Un soir, apres diner, je m'emparai de lui, et, me dressant de toute ma hauteur, qui atteint cinq pieds quatre pouces et demi, je me mis en devoir de lui dire ce que je pensais de lui. C'est un procede que Bob regarde comme le comble de la charite, car il consiste a donner liberalement ce dont j'ai moi-meme le plus grand besoin. Le cousin Sol flanait dans un rocking-chair, le _Times_ devant lui, et regardait le feu par dessus son journal, d'un air maussade. Je me rangeai sur son flanc et lui envoyai ma bordee. -- On dirait que nous vous avons fache, master Barker, dis-je d'un ton de hautaine courtoisie. -- Que voulez-vous dire, Nell? demanda mon cousin en me regardant avec surprise. Il avait une facon bien bizarre de me regarder, le cousin Sol. -- Il semble que vous ne teniez plus a notre societe, remarquai- je. Puis, descendant soudain de mon ton heroique: -- Vous etes stupide, Sol. Qu'est-ce qui vous a donc pris? -- Rien du tout, Nell, ou du moins rien qui en vaille la peine. Vous savez que je passe mon examen de medecine dans deux mois et que je dois m'y preparer. -- Oh! dis-je, tout herissee d'indignation, si c'est cela, alors n'en parlons plus. Naturellement, si vous preferez des _os_ a vos jeunes parentes, c'est fort bien. Il y a des jeunes gens qui feraient de leur mieux pour se rendre agreables, au lieu de bouder dans les coins et d'apprendre a depecer leurs semblables avec des couteaux. Et apres avoir ainsi resume la noble science de la chirurgie, je m'occupai avec une violence exageree a remettre en place des tetieres qui n'en pouvaient mais. Je voyais bien le cousin Sol regarder, d'un air amuse, la petite personne aux yeux bleus qui allait et venait en colere devant lui. -- Ne soufflez pas sur moi, Nell, dit-il. J'ai deja ete cueilli une fois, vous savez. En outre (et alors il prit une figure grave) vous aurez assez de distractions quand arrivera ce... comment se nomme-t-il?... le lieutenant Hawthorne. -- Ce n'est pas toujours Jack qui irait frequenter les momies et les squelettes, remarquai-je. -- Est-ce que vous l'appelez toujours Jack? demanda l'etudiant. -- Naturellement. Ce nom de John, cela vous a l'air si raide. -- Oh! oui, c'est vrai, dit mon interlocuteur d'un air de doute. J'avais toujours, trottant dans ma tete ma theorie au sujet d'Elsie. Je me figurai que je pourrais essayer de donne aux choses une tournure plus gaie. Sol s'etait leve et regardait par la fenetre. J'allai l'y rejoindre et regardai timidement sa figure qui, d'ordinaire, exprimait la bonhomie et qui, en ce moment, avait l'air tres sombre, tres malheureuse. En tout temps, il etait tres renferme, mais je pensai qu'en le poussant un peu je l'amenerais a un aveu. -- Vous etes un vieux jaloux, dis-je. Le jeune homme rougit et me regarda. -- Je connais votre secret, dis-je hardiment. -- Quel secret? dit-il en rougissant davantage. -- Ne vous tourmentez pas, je le connais. Permettez-moi de vous dire, repris-je, devenant plus hardie encore, que Jack et Elsie n'ont jamais ete tres bien ensemble. Il y a bien plus de chance pour que Jack devienne amoureux de moi. Nous avons toujours ete amis. Si j'avais plante dans le corps du cousin Sol l'aiguille a tricoter que je tenais a la main, il n'aurait pas bondi plus haut. -- Grands Dieux! s'ecria-t-il. Et je vis fort bien dans le crepuscule ses yeux noirs se fixer sur moi. -- Est-ce que vous croyez reellement que c'est votre soeur qui m'occupe. -- Certainement, dis-je d'un ton ferme, avec la conviction que je clouais mon drapeau au grand mat. Jamais un simple mot ne produisit pareil effet. Le cousin Sol fit un tour sur lui-meme, la respiration coupee de saisissement, et sauta bel et bien par la fenetre. Il avait toujours eu de bizarres facons d'exprimer ses sentiments, mais cette fois-ci il s'y prit d'une maniere si originale que la seule impression qui s'empara alors de moi fut celle de la stupefaction. Je restai la a regarder fixement dans l'obscurite croissante. Alors je vis sur la pelouse une figure qui me regardait aussi d'un air abasourdi et stupefait. -- C'est a vous que je pense, Nell, dit la figure. Apres quoi elle disparut. Puis, j'entendis le bruit de quelqu'un qui courait a toutes jambes dans l'avenue. C'etait un jeune homme fort extraordinaire. Les choses allerent leur train quotidien a Hatherley House, malgre la declaration d'affection qu'avait faite de maniere caracteristique le cousin Sol. Il ne me sonda jamais au sujet des sentiments que j'eprouvais a son egard et plusieurs jours se passerent sans qu'il fit la moindre allusion a la chose. Evidemment, il croyait avoir fait tout ce qu'il est indispensable de faire en pareilles circonstances. Toutefois, de temps a autre, il lui arrivait de m'embarrasser terriblement, quand il survenait, se plantait bien devant moi, me regardait avec la fixite de la pierre, ce qui etait absolument epouvantable. -- Ne faites pas ca, Sol, lui dis-je un jour, vous me faites frissonner des pieds a la tete. -- Pourquoi est-ce que je vous donne le frisson, Nelly? dit-il. N'est-ce pas parce que vous avez de l'affection pour moi? -- Oh! oui, j'en ai assez, de l'affection. J'en ai pour Lord Nelson, s'il s'agit de cela, mais il ne me plairait guere que sa statue vienne se planter devant moi et reste des heures a me regarder. Voila qui me met dans tous mes etats. -- Qu'est-ce qui a pu vous mettre lord Nelson dans la tete? dit mon cousin. -- Il est sur que je n'en sais rien. -- Est-ce que vous avez pour moi la meme affection que vous avez pour Lord Nelson, Nell? -- Oui, seulement plus forte. Et le pauvre Sol dut se contenter de cette petite lueur d'encouragement, car Elsie et miss Maberly entrerent a grand bruit dans la chambre et mirent fin a notre tete-a-tete. J'avais de l'affection pour mon cousin, c'etait certain. Je savais quel caractere simple et loyal se cachait sous son exterieur tranquille. Et pourtant l'idee d'avoir pour amoureux Sol Barker -- Sol, dont le nom meme est synonyme de timidite -- c'etait trop incroyable. Que ne s'eprenait-il de Grace, ou bien d'Elsie? Elles auraient su que faire de lui. Elles etaient plus agees que moi. Elles pouvaient lui donner de l'encouragement ou le rabrouer, si elles aimaient mieux. Mais Grace etait occupee a flirter tout doucement avec mon frere Bob et Elsie paraissait ne se douter absolument de rien. J'ai garde souvenir d'un trait typique du caractere de mon cousin, que je ne puis m'empecher de rapporter ici, bien qu'il soit tout a fait en dehors de la suite de mon recit. C'etait a l'occasion de sa premiere visite a Hatherley House. La femme du Recteur vint un jour nous rendre visite et la responsabilite de la recevoir echut a Sol et a moi. Tout alla fort bien en commencant. Sol se montra extraordinairement anime et causeur. Malheureusement un mouvement d'hospitalite s'empara de lui, et, malgre de nombreux signes, et coups d'oeil pour l'avertir, il demanda a la visiteuse s'il se permettrait de lui offrir un verre de vin. Or, comme si la malchance l'eut voulu, notre provision venait d'etre achevee, et bien que nous eussions ecrit a Londres, l'envoi n'etait pas encore arrive a destination. J'attendais la reponse, respirant a peine. J'esperais un refus, mais quelle ne fut pas mon epouvante! Elle accepta avec empressement. -- Ne vous donnez pas la peine de sonner, Nell, dit Sol. Je ferai le sommelier. Et avec un sourire plein de confiance, il se dirigea vers le petit placard ou l'on mettait ordinairement les carafons. Ce fut seulement apres s'etre engage a fond qu'il se rappela soudain avoir entendu dire dans la matinee qu'il n'y avait plus de vin a la maison. Son angoisse d'esprit fut telle qu'il passa le reste de la visite de mistress Salter dans le placard et se refusa a en sortir jusqu'a ce qu'elle fut partie. S'il y avait eu une possibilite quelconque que le placard du vin eut une autre issue, qui aboutit ailleurs, la chose se serait arrangee, mais je savais la vieille mistress Salter parfaitement au fait de la geographie de la maison; elle la connaissait aussi bien que moi. Elle attendit pendant trois quarts d'heure que Sol reparut. Puis elle s'en alla de fort mauvaise humeur. -- Mon cher, dit-elle en racontant l'histoire a son mari, et dans son indignation ayant recours a un langage presque calque sur celui de l'ecriture, on eut dit que le placard s'etait ouvert et l'avait englouti. Chapitre II -- Jack arrive par le train de deux heures, dit un matin Bob, apparaissant au dejeuner une depeche a la main. Je pus saisir au vol un regard de reproche que me lancait Sol, mais cela ne m'empecha point de manifester ma joie a cette nouvelle. -- Nous nous amuserons enormement quand il sera la, dit Bob. Nous viderons l'etang a poissons. Nous nous divertirons a n'en plus finir. N'est-ce pas, Sol, ce sera charmant. L'opinion de Sol sur ce que cela pouvait avoir de charmant etait evidemment de celles que l'on ne peut rendre par des paroles, car il ne repondit que par un grognement inarticule. Ce matin-la, je songeai longuement a Jack dans le jardin. Apres tout, je me faisais grande fille, ainsi que Bob me l'avait rappele un peu rudement. Il me fallait desormais me montrer reservee dans ma conduite. Un homme, en chair et en os, avait bel et bien jete sur moi un regard epris. Quand j'etais une enfant, que j'eusse Jack derriere moi et qu'il m'embrassat, cela pouvait aller le mieux du monde mais desormais je devais le tenir a distance. Je me rappelai qu'un jour il me fit present d'un poisson creve qu'il avait tire du ruisseau de Hatherley, et que je rangeai cet objet parmi mes tresors les plus precieux, jusqu'au jour ou une odeur traitresse qui se repandait dans la maison fut cause que ma mere ecrivit a M. Burton une lettre pleine d'injures, parce que celui-ci avait declare que notre systeme de drainage etait aussi parfait qu'on pouvait le desirer. Il faut que j'apprenne a etre d'une politesse guindee qui tient les gens a distance. Je me representai notre rencontre, et j'en fis une repetition. Le massif de chevrefeuille representant Jack, je m'en approchai solennellement, je lui fis une reverence majestueuse et lui adressai ces paroles, en lui tendant la main. -- Lieutenant Hawthorne, je suis fort heureuse de vous voir. Elsie survint pendant que je me livrais a cet exercice; elle ne fit aucune observation, mais au lunch, je l'entendis demander a Sol si l'idiotie se transmettait dans une famille, ou si elle restait bornee aux individus. A ces mots, le pauvre Sol rougit terriblement et se mit a bafouiller de la facon la plus confuse en voulant donner des explications. Chapitre III La cour de notre ferme donne sur l'avenue a peu pres a egale distance de Hatherley House et de la loge. Sol, moi, et master Nicolas Cronin, fils d'un esquire[2] du voisinage, nous y allames apres le lunch. Cette imposante demonstration avait pour objet de mater une revolte qui avait eclate dans le poulailler. Les premieres nouvelles de l'insurrection avaient ete apportees a la maison par le petit Bayliss, fils et heritier de l'homme prepose aux poules, et on avait requis instamment ma presence. Qu'on me permette de dire en passant que la volaille etait le departement d'economie domestique dont j'etais tout specialement chargee; et qu'il n'etait pris aucune mesure en ce qui les concernait, sans qu'on eut recours a mes conseils et a mon aide. Le vieux Bayliss sortit en clopinant a notre arrivee et me donna de grands details sur l'emeute. Il parait que la poule a crete et le coq de Bantam avaient acquis des ailes d'une longueur telle qu'ils avaient pu voler jusque dans le parc et que l'exemple donne par ces meneurs avait ete contagieux, au point que de vieilles matrones de moeurs regulieres, telles que les Cochinchinoises aux pattes arquees, avaient manifeste de la propension au vagabondage et pousse des pointes jusque sur le terrain defendu. On tint un conseil de guerre dans la cour, et l'on decida a l'unanimite que les mutins auraient les ailes rognees. Quelle course folle nous fimes! Par nous, j'entends master Cronin et moi, car le cousin Sol restait a planer dans le lointain, les ciseaux a la main, et a nous encourager. Les deux coupables se doutaient evidemment pourquoi on les reclamait, car ils se precipitaient sous les meules de foin, ou par dessus les cages au point qu'on eut cru avoir affaire a une demi-douzaine au moins de poules a crete et de coqs Bantam, jouant a cache-cache dans la cour. Les autres poules avaient l'air de s'interesser sans vacarme aux evenements et se contentaient de lancer de temps a autre un gloussement moqueur. Toutefois, il n'en etait pas de meme de l'epouse favorite du Bantam. Elle nous injuriait positivement du haut de son perchoir. Les canards formaient la partie la plus indisciplinable de cette reunion, car bien qu'ils n'eussent rien a voir dans les debuts de ce desordre, ils temoignaient vivement leur interet pour les fuyards, couraient apres eux de toute la vitesse de leurs courtes pattes jaunes et embarrassaient les pas des poursuivants. -- Nous la tenons, criai-je toute haletante, quand la poule a crete fut cernee dans un angle. Attrapez-la, master Cronin. Ah! vous l'avez manquee! Vous l'avez manquee! Arretez-la, Sol. Oh! mon Dieu! Elle arrive de mon cote. -- C'est tres bien, miss Montague, s'ecria master Cronin, pendant que j'attrapais par les pattes la malheureuse volatile et que je me disposais a la mettre sous mon bras pour l'empecher de reprendre la fuite. Permettez-moi de vous la tenir. -- Non, non, je vous prie d'attraper le coq. Le voila! Tenez, la, derriere la meule de foin! Passez d'un cote, je passe de l'autre. -- Il s'en va par la grande porte, cria Sol. -- Chou! criai-je a mon tour, Chou! Oh! il est parti. Et nous nous elancames tous deux dans le parc pour l'y poursuivre. On tourna l'angle, on passa dans l'avenue, ou je me trouvai face a face avec un jeune homme a figure tres halee, en complet a carreaux, qui se dirigeait vers la maison, en flanant. Il n'y avait pas a se meprendre avec ces yeux gris et rieur. Lors meme que je ne l'aurais pas regarde, un instinct, j'en suis sure, m'aurait dit que c'etait Jack. M'etait-il possible d'avoir un air digne, avec la poule a crete fourree sous mon bras? Je fis un effort pour me redresser, mais le gredin d'oiseau semblait se douter qu'il avait enfin trouve un protecteur, car il se mit a piauler avec un redoublement de violence. Dans mon desespoir, je la lachai et j'eclatai de rire. Jack en fit autant. -- Comment ca va-t-il, Nell? dit-il en me tendant la main. Puis, d'une voix qui marquait l'etonnement: -- Tiens, vous n'etes plus du tout comme quand je vous ai vue pour la derniere fois. -- Ah! alors je n'avais pas une poule sous le bras, dis-je. -- Qui aurait cru que la petite Nelly serait jamais devenue une femme? dit Jack tout entier encore a sa stupefaction. -- Vous ne vous attendiez pas a ce que je devienne un homme en grandissant, n'est-ce pas? dis-je avec une profonde indignation. Et alors, renoncant brusquement a toute reserve: -- Nous sommes rudement contents de votre arrivee, Jack. Ne vous pressez pas tant d'aller a la maison. Venez nous aider a attraper le coq bantam. -- Vous avez bien raison, dit Jack avec sa voix si gaie d'autrefois. Allons! Et nous voici tous les trois a courir comme des fous, a travers le parc, pendant que le pauvre Sol s'empressait a notre aide, embarrasse a l'arriere-garde avec les ciseaux et la prisonniere. Jack avait son costume tres froisse pour un homme en visite, quand il presenta ses respects a maman dans l'apres-midi, et mes reves de dignite et de reserve etaient disperses a tous les vents. Chapitre IV Ce mois de mai, nous eumes a Hatherley House une veritable troupe. C'etait Bob, et Sol, et Jack Hawthorne, et master Nicolas Cronin. C'etait, d'autre part, miss Maberly, et Elsie, et maman, et moi. En cas de necessite, nous pouvions recruter dans les residences des environs une demi-douzaine d'invites, de maniere a pouvoir former un auditoire quand on produisait des charades ou des pieces, de notre cru. Master Nicolas Cronin, jeune etudiant d'Oxford, adonne aux sports et plein de complaisance, fut, de l'avis de tous, une acquisition utile, car il etait doue d'un etonnant talent pour l'organisation et l'execution. Jack ne montrait pas, tant s'en faut, autant d'entrain qu'autrefois. En fait, nous fumes unanimes a l'accuser d'etre amoureux, ce qui lui fit prendre cet air nigaud qu'ont les jeunes gens en pareille circonstance, mais il n'essaya point de se disculper de cette charmante imputation. -- Qu'allons-nous faire aujourd'hui? dit un matin Bob. Quelqu'un de vous a-t-il une idee? -- Vider l'etang, dit master Cronin. -- Nous n'avons pas assez d'hommes, dit Bob. Passons a autre chose. -- Il faut organiser une cagnotte pour le Derby, dit Jack. -- Oh! on a du temps de reste pour cela: les courses n'auront lieu que dans la seconde semaine. Voyons, autre chose? -- Le Lawn-tennis, suggera Sol, avec hesitation. -- Du Lawn-tennis, il n'en faut pas. -- Vous pourriez organiser une dinette a l'Abbaye d'Hatherley, dis-je. -- Superbe, s'ecria masser M. Cronin, c'est bien cela. Qu'en dites-vous, Bob? -- Une idee de premiere classe, dit mon frere, adoptant la proposition avec empressement. Les repas sur l'herbe sont tres aimes de ceux qui en sont a la premiere phase de la tendre passion. -- Eh bien, comment nous y rendrons-nous, Nell? dit Elsie. -- Je n'irai pas du tout, dis-je. J'y tiendrais enormement, mais j'ai a planter ces fougeres que Sol est alle me chercher. Vous feriez mieux d'aller a pied. Ce n'est qu'a trois milles, et on pourrait envoyer d'avance le petit Bayliss avec le panier de provisions. Il surgit alors un autre obstacle. Le lieutenant s'etait donne une entorse la veille. Il n'en avait jusqu'alors parle a personne, mais a present, ca commencait a lui faire mal. -- Vraiment, pourrais pas, dit Jack, trois milles a l'aller, trois au retour. -- Allons, venez, ne faites pas le faineant, dit Bob. -- Mon cher garcon, dit le lieutenant, j'ai fait assez de marches pour le reste de ma vie. Si vous aviez vu avec quelle ardeur notre energique general me poussait de Kaboul a Kandahar, vous auriez pitie de moi. -- Laissons le veteran tranquille, dit master Nicolas Cronin. -- Ayons pitie de ce soldat blanchi sous le harnais, remarqua Bob. -- Assez blague comme cela! fit Jack. Je vais vous dire ce que je compte faire, reprit-il en se ranimant. Vous me donnerez la charrette anglaise, Bob, et je la conduirai en compagnie de Nell, des qu'elle aura fini de planter ses fougeres. Nous pourrons nous charger du panier. Vous venez, n'est-ce pas, Nell? -- C'est entendu, dis-je. Bob donna son approbation a cet arrangement, et tout le monde fut content, a l'exception de masser Salomon Barker, qui jeta sur le militaire un regard impregne d'une indulgente malice. L'affaire definitivement convenue, toute la troupe alla faire les preparatifs, et ensuite on partit par l'avenue. Chapitre V On ne saurait croire a quel point l'etat de la cheville s'ameliora des que le dernier de la bande eut disparu au tournant de la haie. Quand les fougeres eurent ete plantees, quand le gig[3] fut attele, Jack avait retrouve toute son activite, toute sa vivacite. -- Il me semble que vous avez mis bien peu de temps a guerir, dis- je pendant que nous trottions a travers les meandres du petit sentier champetre. -- En effet, dit Jack, c'est que je n'avais rien du tout, Nell. Je voulais causer avec vous. -- Vous n'allez pas me soutenir que vous avez dit un mensonge pour pouvoir causer avec moi? protestai-je. -- J'en dirais quarante, dit Jack avec aplomb. J'etais tellement perdue dans la contemplation de pareils abimes de sceleratesse dans le caractere de Jack, que je ne fis plus aucune riposte. Je me demandai si Elsie serait flattee ou indignee qu'on lui parlat de commettre un tel nombre de mensonges pour elle. -- Nous avons toujours ete si bons amis quand nous etions enfants, Nell, commenca mon compagnon. -- Oui, dis-je en baissant les yeux sur la couverture jetee sur nos genoux. Je commentais a ce moment a devenir une jeune personne d'une grande experience, comme vous le voyez, et a comprendre ce que signifient certaines inflexions de la voix masculine. Ce sont des choses que l'on n'acquiert que par la pratique. -- Vous n'avez pas l'air d'avoir autant d'affection pour moi que vous en aviez alors, dit Jack. J'etais toujours absorbee entierement par l'examen de la peau de leopard que j'avais devant moi. -- Savez-vous, Nelly, reprit Jack, que quand je campais en plein air dans les passes glacees de l'Himalaya, quand je voyais l'armee ennemie rangee en bataille devant moi, bref... reprit-il en prenant soudain un ton passionne, tout le temps que j'ai passe dans ce maudit trou d'Afghanistan, je n'ai pas eu d'autre pensee que celle de la fillette que j'avais laissee en Angleterre. -- Vraiment! dis-je a demi-voix. -- Oui, dit Jack, j'ai emporte votre souvenir dans mon coeur, et quand je suis revenu, vous n'etiez plus une fillette. Je vous ai retrouvee belle femme, Nelly, et je me suis demande si vous aviez oublie les jours d'autrefois. Jack commencait a devenir tres poetique dans son enthousiasme. Pendant ce temps, il avait abandonne completement a son initiative le vieux poney, qui se laissait aller, lui, a son penchant chronique, celui de s'arreter pour admirer le paysage. -- Voyons, Nelly, dit Jack, avec une defaillance dans la respiration, comme quand on va tirer la corde de sa douche en pluie, une des choses que l'on apprend en faisant campagne, c'est a mettre la main sur les bonnes choses des qu'on les apercoit. Pas de retard, pas d'hesitation, car on ne sait pas si quelque autre ne va pas l'emporter pendant qu'on cherche a prendre son parti. "Nous y venons, me dis-je avec desespoir, et il n'y a pas de fenetre par ou Jack puisse se jeter des qu'il aura fait le plongeon." J'en etais venue a former une association d'idees entre celle d'amour et celle de saut par la fenetre et cela datait de l'aveu du pauvre Sol. -- Ne croyez-vous pas, Nell, dit Jack, que vous auriez pour moi assez d'affection pour lier eternellement votre existence a la mienne? Voudriez-vous etre ma femme, Nelly? Il ne sauta pas meme a bas du vehicule. Il y resta, assis pres de moi, me regardant avec ses brillants yeux gris, pendant que le poney allait flanant, et broutant les fleurs des deux cotes de la route. Tres evidemment il tenait a obtenir une reponse. Je ne sais comment je crus voir une figure pale et timide me regarder d'un fond obscur et entendre la voix de Sol me faisant sa declaration d'amour. Pauvre garcon, apres tout il s'etait mis le premier en campagne! -- Le pourriez-vous, Nell? demanda Jack une fois de plus. -- J'ai beaucoup d'affection pour vous, Jack, lui dis-je en le regardant avec un certain trouble, mais... Comme sa figure s'altera, a ce monosyllabe: "Mais je ne crois, pas que mon affection aille jusque-la. En outre, je suis si jeune, voyez-vous. Je crois bien que votre proposition me vaudrait beaucoup de compliments et le reste, mais il ne faut plus songer a moi a ce point de vue. -- Alors vous me refusez, dit Jack en palissant legerement. -- Pourquoi ne vous adressez-vous pas a Elsie, m'ecriai-je dans mon desespoir. Pourquoi tout le monde s'adresse-t-il a moi? -- Ce n'est pas Elsie que je veux, s'ecria Jack en lancant au poney un coup de fouet qui surprit un peu ce quadrupede a l'allure peu pressee. Qu'est-ce que veut dire ce "tout le monde", Nell? Pas de reponse. -- Je vois ce que c'est, dit Jack avec amertume. J'ai remarque ce cousin, qui est toujours apres vous, depuis que je suis ici. Vous etes engagee avec lui? -- Non, non, je ne le suis pas. -- Que Dieu en soit loue! repondit devotement Jack. Il y a encore de l'espoir. Peut-etre, avec le temps, en viendrez-vous a de meilleures idees. Dites-moi, Nell, aimez-vous beaucoup ce nigaud d'etudiant en medecine? -- Ce n'est pas un nigaud, dis-je avec indignation, et je l'aime tout autant que je vous aimerai jamais. -- Vous pourriez l'aimer tout autant sans beaucoup l'aimer, dit Jack d'un ton boudeur. Puis ni l'un ni l'autre ne dimes mot, jusqu'au moment ou un grand cri pousse en choeur par Bob et master Cronin annonca l'arrivee du reste de la troupe. Chapitre VI Si la partie de campagne fut reussie, cela fut du entierement aux efforts de ce dernier gentleman. Trois amoureux sur quatre personnes, c'est hors de proportion, et il fallut toutes ses facultes de boute-en-train pour compenser l'effet desastreux de l'humeur des autres. Bob avait l'air de ne voir que les charmes de miss Maberly. La pauvre Elsie restait a se morfondre dans l'isolement, pendant que mes deux admirateurs passaient leur temps a se regarder, puis a me regarder tour a tour. Mais master Cronin lutta courageusement contre cet etat de choses decourageant, se rendit agreable a tous, en explorant des ruines ou debouchant des bouteilles avec la meme vehemence, la meme energie. Le cousin Sol, en particulier, se montrait decourage et depourvu d'entrain. Il etait convaincu, j'en suis sure, que mon voyage en tete-a-tete avec Jack avait ete arrange d'avance entre nous. Mais il y avait dans son expression plus de peine que de colere. Jack, au contraire, j'ai regret de le dire, se montrait nettement agressif. Ce fut meme cela qui me decida a choisir mon cousin pour m'accompagner dans la promenade a travers bois qui suivit le lunch. Jack avait fini par prendre des airs de proprietaire si provocants que j'etais resolue a en finir une fois pour toutes. Je lui en voulais aussi d'avoir pris l'air d'etre cruellement mortifie par mon refus et d'avoir voulu denigrer par derriere le pauvre Sol. Il s'en fallait beaucoup que je fusse eprise de l'un ou de l'autre, mais apres tout, avec mes idees juveniles de lutte a armes egales, j'etais revoltee de voir l'un ou l'autre prendre une avance que je regardais comme un avantage mal acquis. Je sentais que si Jack n'etait pas revenu, j'aurais fini a la longue par agreer mon cousin. D'autre part, si ce n'avait ete Sol, je n'aurais jamais pu refuser Jack. Pour le moment, je les aimais tous les deux trop pour favoriser l'un ou l'autre. "Comment cela finira-t-il? je me le demande, pensai-je. Il faut que je fasse quelque chose de decisif dans un sens ou dans l'autre, a moins que, peut-etre, le meilleur parti soit d'attendre et de voir ce que l'avenir amenera." Sol montra une legere surprise quand je le choisis pour compagnon, mais il accepta avec un sourire de gratitude. Son esprit parut considerablement soulage. -- Ainsi donc, je ne vous ai point encore perdue, Nell, me dit-il a demi-voix, pendant que nous nous enfoncions sous les grands arbres et que les voix de la troupe nous arrivaient de plus en plus affaiblies par l'eloignement. -- Personne ne peut me perdre, dis-je, car jusqu'a present personne ne m'a gagnee. Je vous en prie, ne parlez plus de cela. Ne pourriez-vous pas causer comme vous le faisiez il y a deux ans, et ne pas etre si epouvantablement sentimental? -- Vous saurez un jour pourquoi, Nell, dit l'etudiant d'un ton de reproche. Attendez jusqu'au jour ou vous connaitrez vous-meme l'amour; alors vous comprendrez. Je fis une legere moue d'incredulite. -- Asseyons-nous ici, Nell, dit le cousin Sol, en me dirigeant habilement vers un petit tertre couvert de fraisiers et de mousse, et se perchant sur une souche d'arbre a cote de moi. Maintenant, tout ce que je vous demande, c'est de repondre a une ou deux questions. Apres cela je ne vous persecuterai plus. Je m'assis, l'air resigne, les mains sur les genoux. -- Etes-vous fiancee au lieutenant Hawthorne? -- Non, repondis-je avec energie. -- Est-ce que vous l'aimez mieux que moi? -- Non; je ne l'aime pas mieux. Le thermometre du bonheur de Sol marqua au moins cent degres a l'ombre. -- Est-ce que vous m'aimez mieux que lui, Nelly fit-il d'une voix tres tendre. -- Non. Le thermometre redescendit au-dessous de zero. -- Voulez-vous dire que nous sommes, a vos yeux, exactement au meme niveau? -- Oui. -- Mais il vous faudra choisir entre nous un jour, vous savez, dit le cousin Sol d'un ton de doux reproche. -- Je voudrais bien qu'on ne me tourmente pas ainsi, m'ecriai-je en me fachant, ce que font d'ordinaire les femmes quand elles ont tort. Vous ne m'aimez pas du tout. Autrement vous ne seriez pas ainsi a me harceler. Je crois qu'a vous deux vous finirez par me rendre folle. Et alors je parus sur le point d'eclater en sanglots, en meme temps que la faction Barker manifestait des indices de consternation et de defaite. "Est-ce que vous ne voyez pas ce qui en est Sol? dis-je en riant a travers mes larmes de son air deconfit. Supposez que vous ayez ete eleve avec deux jeunes filles, que vous en soyez venu a les aimer beaucoup toutes deux, mais que vous n'ayez jamais eu de preference pour l'une, que vous n'ayez jamais eu l'idee d'epouser l'une ou l'autre. Puis, qu'on vous dise comme cela, a brule pourpoint, que vous devez choisir l'une d'elles, et rendre ainsi l'autre tres malheureuse, vous trouveriez, n'est-ce pas, que ce n'est pas chose facile. -- En effet, je ne le trouve pas, dit l'etudiant. -- Alors vous ne pouvez pas me blamer. -- Je ne vous blame pas, Nelly, repondit-il en s'attaquant avec sa canne a une grande digitale pourpre. Je trouve que vous avez parfaitement le droit de vouloir etre sure de vos dispositions. Il me semble, continua-t-il -- en parlant d'une voix un peu hachee, mais disant ce qu'il pensait, en vrai gentleman anglais qu'il etait -- il me semble que ce Hawthorne est un excellent garcon. Il a plus vu le monde que moi. Il fait, il dit toujours ce qu'il y a de mieux a faire et a dire, et quand il le faut, et certainement ce n'est point la un des traits de mon caractere. Puis il est de bonne famille. Il a un bel avenir. Je devrais, je pense, vous savoir beaucoup de gre de votre hesitation, Nell, et la regarder comme une preuve de votre bon coeur. -- Nous ne parlerons plus de cela, dis-je en pensant, a part moi, que ce garcon-la etait d'une nature bien plus fine que celui dont il faisait l'eloge. Tenez, ma jaquette est toute tachee par ces affreux champignons. Je me demande ou sont les autres en ce moment. Il ne fallut pas bien longtemps pour les decouvrir. Tout d'abord nous entendimes des cris et des rires qui retentissaient dans les echos des longues clairieres. Puis, comme nous nous avancions dans cette direction, nous fumes stupefaits de voir la flegmatique Elsie courant a toutes jambes par le bois, sans chapeau, sa chevelure flottant au vent. Ma premiere idee fut qu'il etait arrive une effrayante catastrophe -- peut-etre des brigands, ou un chien enrage -- et je vis la forte main de mon compagnon se crisper sur sa canne. Mais lorsque nous fumes pres de la fugitive, nous apprimes que tout le tragique de la chose se reduisait a une partie de cache- cache organisee par l'infatigable master Cronin. Comme on s'amusa, en se courbant, se cachant, courant parmi les chenes de Hatherley. Quelle horreur aurait eprouvee le bon vieil abbe qui les avait plantes et comme la longue procession de moines en robe noire se serait mise a marmotter ses oraisons! Jack refusa de prendre part au jeu, en alleguant sa cheville malade, et resta a fumer sous un arbre, l'air fort boudeur, en jetant sur Salomon Barker des regards pleins d'une sombre haine, pendant que ce dernier gentleman participait au jeu avec enthousiasme et se distinguait en se faisant toujours prendre et ne prenant jamais personne. Chapitre VII Pauvre Jack! Il fut certainement tres malheureux ce jour-la. Meme un amoureux accueilli favorablement eut ete quelque peu desoriente, je crois, par un incident survenu pendant notre retour a la maison. Il avait ete convenu que nous reviendrions tous a pied. La charrette avait ete deja renvoyee avec le panier vide, de sorte que nous primes par l'Allee des Epines, et ensuite a travers champs. Nous etions occupes justement a franchir une barriere a claire- voie pour traverser la piece de terre de dix acres du pere Brown, quand master Cronin revint en arriere et dit que nous ferions mieux de prendre la route. -- La route? dit Jack. C'est absurde. Nous gagnons un quart de mille par ce champ. -- Oui, mais il y a quelque danger. Nous ferions mieux de faire le tour. -- Ou est le danger? fit notre militaire en tortillant sa moustache d'un air dedaigneux. -- Oh! ce n'est rien, dit Cronin. Ce quadrupede qui est au milieu du pre, c'est un taureau, et un taureau qui n'a pas tres bon caractere. Voila tout. Je ne suis pas d'avis de laisser aller les dames. -- Nous n'irons pas, dirent en choeur les dames. -- Alors suivons la haie pour regagner la route, suggera Sol. -- Vous irez par ou il vous plaira, dit Jack d'un ton grognon. Quant a moi, je passe par le pre. -- Ne faites pas le fou, Jack, dit mon frere. -- C'est bon pour vous autres de penser a tourner le dos a une vieille vache; moi je ne trouve pas. Cela blesse mon amour-propre, voyez-vous, et je vous rejoindrai de l'autre cote de la ferme. Et, ce disant, Jack boutonna son habit d'un air truculent, brandit sa canne avec jactance et entra dans la prairie de dix acres. On se groupa pres de la barriere et on suivit d'un regard anxieux les evenements. Jack fit de son mieux pour avoir l'air absorbe par la contemplation du paysage et de l'etat probable du temps, car il jetait des regards autour de lui et vers les nuages d'un air preoccupe. Toutefois ses coups d'oeil partaient du cote taureau et y revenaient je ne sais comment. L'animal, apres avoir examine longuement et fixement l'intrus, avait battu en retraite dans l'ombre de la haie sur un des cotes, et Jack suivait le grand axe du champ. -- Ca va bien, dis-je, il s'est ecarte du chemin. -- Je crois qu'il le fait marcher, dit master Nicolas Cronin. C'est un animal plein de mechancete et de roublardise. Master Cronin finissait a peine ces mots que le taureau sortit de l'ombre de la haie, et se mit a frapper du pied en secouant sa tete noire a l'expression mauvaise. A ce moment Jack etait au milieu du pre et affectait de ne pas remarquer son adversaire, tout en hatant un peu le pas. La manoeuvre, que fit ensuite le taureau, consista a decrire rapidement deux ou trois petits cercles. Puis il s'arreta, lanca un mugissement, baissa la tete, dressa la queue et se dirigea sur Jack de toute sa vitesse. Ce n'etait plus le moment de feindre d'ignorer l'existence de l'animal. Jack regarda un instant autour de lui. Il n'avait d'autre arme que sa petite canne, pour tenir tete a cette demi-tonne de viande en colere qui accourait sur lui au pas de charge. Il fit la seule chose qui fut possible, c'est a dire qu'il courut vers la haie de l'autre cote du pre. Tout d'abord Jack eut la condescendance de courir, mais ensuite il se mit a un trot tranquille, meprisant, une sorte de compromis entre sa dignite et sa crainte, chose si plaisante que, malgre notre effroi, nous eclatames de rire en choeur. Peu a peu, toutefois, comme il entendait le galop des sabots se rapprocher, il hata le pas, et finit par prendre pour tout de bon la fuite pour trouver un abri. Son chapeau s'etait envole, les basques de son habit voltigeaient au vent, et son ennemi n'etait plus qu'a dix yards de lui. Quand meme notre heros de l'Afghanistan aurait eu a ses trousses toute la cavalerie d'Ayoub Khan, il n'aurait pu parcourir cet espace en moins de minutes. Si vite qu'il allat, le taureau allait plus vite encore, et ils parurent atteindre la haie en meme temps. Nous vimes Jack s'y enfoncer hardiment, et une seconde apres il en sortit de l'autre cote, d'un trait, comme s'il avait ete projete par un canon, pendant que le taureau lancait une serie de mugissements triomphants a travers le trou fait par Jack. Nous eprouvames une sensation de soulagement en voyant Jack se secouer pour se mettre en route dans la direction de la maison sans jeter un regard de notre cote. Lorsque nous arrivames, il s'etait retire dans sa chambre et ce fut seulement le lendemain au dejeuner qu'il reparut, boitant et l'air fort deconfit. Mais aucun de nous n'eut la cruaute de faire allusion a l'evenement, et par un traitement judicieux nous l'eumes remis dans son etat normal de bonne humeur avant l'heure du lunch. Chapitre VIII C'etait deux jours apres la partie de campagne que devait se tirer notre grande cagnotte du Derby. C'etait une ceremonie annuelle qu'on n'omettait jamais a Hatherley House. En comptant les visiteurs et les voisins il y avait generalement autant de demandes de tickets qu'il y avait de chevaux engages. -- La cagnotte se tire ce soir, Mesdames et Messieurs, dit Bob en qualite de maitre de la maison. Le montant est de dix shillings. Le second a un quart de la masse, le troisieme rentre dans sa mise. Personne ne peut prendre plus d'un billet, ni vendre son billet apres l'avoir pris. Tout cela fut proclame par Bob d'une voix tres pompeuse, tres officielle, bien que l'effet en fut un peu amoindri par un sonore "Amen" de master Nicolas Cronin. Chapitre IX Il me faut maintenant renoncer au style personnel pour un moment. Jusqu'a present, ma petite histoire s'est composee simplement d'une serie d'extraits de mon journal particulier, mais j'ai maintenant a raconter une scene que je n'appris qu'au bout de bien des mois. Le lieutenant Hawthorne, ou Jack, comme je ne puis m'empecher de l'appeler, avait ete fort tranquille depuis la partie de campagne, et il s'etait adonne a la reverie. Or, le hasard voulut que master Salomon Barker vint au fumoir apres le lunch, le jour de la cagnotte, et qu'il y trouvat le lieutenant assis et faisant de la fumee, pour distraire sa grandeur solitaire. Battre en retraite eut paru une lachete. Aussi l'etudiant s'assit-il sans mot dire et se mit a feuilleter le _Graphic_. Les deux nivaux trouvaient la situation egalement embarrassante. Ils avaient pris l'habitude de mettre le plus grand soin a s'eviter et maintenant ils se trouvaient brusquement mis face a face, sans qu'un tiers fut la pour jouer le role de tampon. Le silence finissait par devenir penible. Le lieutenant bailla, toussa avec une nonchalance mal jouee et continua a examiner d'un air sombre le journal qu'il tenait. Le tic-tac de la pendule, le choc des billes qui arrivait de l'autre cote du corridor, ou se trouvait la salle de billard, prenaient une intensite et une monotonie qui, a la longue, devenaient insupportables. Sol leva les yeux une fois, mais il rencontra les yeux de son compagnon, qui venait de faire exactement la meme chose. Les deux jeunes gens se donnerent aussitot l'air de s'interesser profondement, exclusivement aux dessins du plafond. "Pourquoi me quereller avec lui? pensait Sol a part lui. Apres tout, je ne demande qu'a jouer a chances egales. Probablement je serai mal accueilli, mais je ne risque rien a lui offrir une entree en conversation. Le cigare de Sol s'etait eteint: l'occasion etait trop favorable pour la laisser passer. -- Auriez-vous l'obligeance de me donner une allumette, Lieutenant? demanda-t-il. Le lieutenant etait desole, extremement desole, mais n'avait pas la moindre allumette. C'etait un mauvais debut. La politesse glaciale vous tient plus a distance que la grossierete proprement dite. Mais master Salomon Barker, comme la plupart des gens timides, etait l'audace meme, des que la glace avait ete rompue. Il ne voulait plus de ces coups d'epingle, de ces malentendus; le moment etait venu des mesures definitives. Il poussa son fauteuil jusqu'au milieu de la chambre et se planta en face du militaire etonne. -- Vous faites la cour a miss Nelly Montague, dit-il. Jack se leva de son canape aussi promptement que si le taureau du fermier Brown etait entre par la fenetre. -- Et si je la fais, dit-il en tortillant sa moustache roussie, que diable cela peut-il vous faire? -- Ne vous emportez pas, dit Sol, rasseyez-vous; et causons de l'affaire en gens raisonnables. Je l'aime, moi aussi. -- Ou diable cet individu veut-il en venir? se demanda Jack en se ressayant, et tout fumant encore de la recente explosion. -- En un mot comme en cent, le fait est que nous l'aimons tous les deux, reprit Sol en soulignant sa remarque d'un mouvement de son doigt osseux. -- Et apres? dit le lieutenant, donnant quelques indices d'une rechute. Je suppose que le plus favorise l'emportera, et que la jeune personne est parfaitement en etat de faire elle-meme son choix. Vous ne vous attendez pas, n'est-ce pas, a ce que je me retire de la course, uniquement parce que vous tenez a gagner le prix? -- C'est bien cela, s'ecria Sol, il faudra que l'un de nous deux se retire. Vous avez emis la bonne idee. Vous voyez, Nelly, miss Montague veux-je dire, vous aime mieux que moi, autant que je puis voir, mais elle m'aime encore assez pour ne pas vouloir m'affliger par un refus formel. -- L'honnetete m'oblige a reconnaitre, dit Jack d'un ton plus conciliant que celui donc il avait parle jusqu'alors, que Nelly, miss Montague, veux-je dire, vous aime mieux que moi, mais que, neanmoins, elle m'aime encore assez pour ne pas preferer mon rival ouvertement, en ma presence. -- Je ne suis pas de votre avis, dit l'etudiant. A vrai dire, je crois que vous vous trompez, car elle me l'a dit en propres termes. Toutefois, ce que vous dites nous permettra d'arriver plus facilement a nous entendre. Il est parfaitement evident que tant que nous nous montrerons egalement amoureux d'elle, aucun de nous deux ne peut avoir le moindre espoir de faire sa conquete. -- Il y a quelque bon sens dans cela, dit le lieutenant, d'un air reflechi, mais que proposez-vous? -- Je propose que l'un de nous se retire, pour employer votre expression. Il n'y a pas d'autre alternative. -- Mais qui devra se retirer? demanda Jack. -- Ah! voila la question. -- Je puis alleguer que je la connais depuis plus longtemps. -- Je puis alleguer que j'ai ete le premier a l'aimer. L'affaire semblait arrivee a un point mort. Ni l'un ni l'autre des jeunes gens n'etait, si peu que ce fut, dispose a abdiquer en faveur de son rival. -- Voyons, dit l'etudiant, si nous tirions au sort. Cela paraissait equitable, tous deux en tomberent d'accord. Mais il surgit une nouvelle difficulte. Tous deux eprouvaient une repugnance sentimentale a risquer l'ange de leurs reves sur une chance aussi mesquine que la chute d'une piece de monnaie ou la longueur d'une paille. Ce fut en ce moment critique que le lieutenant Hawthorne eut une inspiration. -- Je vais vous dire de quelle facon nous allons trancher l'affaire, proposa-t-il. Vous et moi nous sommes inscrits pour la cagnotte de notre Derby. Si votre cheval bat le mien, je renonce a ma chance. Si le mien bat le votre, vous renoncez pour toujours a miss Montagne. Est-ce marche conclu? -- Je n'ai qu'une reserve a faire, dit Sol. C'est dans deux jours qu'auront lieu les courses. Pendant ce temps-la, aucun de nous ne devra rien faire pour gagner sur l'autre un avantage deloyal. Nous conviendrons tous les deux d'ajourner notre cour jusqu'a ce que la chose soit decidee. -- Convenu! dit le soldat. -- Convenu! dit Salomon. Et tous deux scellerent l'engagement d'une poignee de mains. Chapitre X Ainsi que je l'ai fait remarquer, je ne savais rien de l'entretien qui avait eu lieu entre mes pretendants. Je puis dire incidemment que, pendant ce temps-la, j'etais dans la bibliotheque, ou j'ecoutais du Tennyson, que me lisait de sa voix sonore et musicale master Nicolas Cronin. Toutefois, je m'apercus, dans la soiree, que ces deux jeunes gens montraient un entrain singulier au sujet de leurs chevaux, et que ni l'un ni l'autre n'etaient disposes a rien faire pour m'etre agreable. Je suis heureuse de pouvoir dire qu'ils furent punis de ce crime par le sort qui leur attribua des outsiders sans valeur. Eurydice fut, je crois, le cheval echu a Sol, pendant que Jack tirait le nom de Bicyclette. Master Cronin eut pour sa part un cheval appele Iroquois. Quant aux autres, ils parurent enchantes de leur lot. Avant d'aller me coucher, je jetai un coup d'oeil au fumoir, et je fus enchante de voir Jack en train de consulter le prophete du sport dans le _Champ de Courses_ tandis que Sol etait plonge jusqu'au cou dans la _Gazette_. Cette passion soudaine pour le Turf paraissait d'autant plus etrange que si je savais mon cousin capable de distinguer un cheval d'une vache, c'etait tout ce que ses amis pouvaient lui accorder en fait de connaissances de cette sorte. Les differentes personnes qui se trouvaient a la maison furent unanimes a trouver que ces dix jours passaient bien lentement. Je n'aurais pu en dire autant. Peut-etre parce que je decouvris une chose fort inattendue et fort agreable au cours de cette periode. C'etait un soulagement que de me sentir exempte de toute crainte de blesser la susceptibilite de l'un ou de l'autre de mes anciens amoureux. Je pouvais dire maintenant quel etait l'objet de mon choix, de ma preference, car ils m'avaient completement abandonnee, et me laissaient a la societe de mon frere Bob ou de master Nicolas Cronin. Le nouvel element d'entrain qu'avaient apporte les courses de chevaux semblait avoir chasse entierement de leur esprit leur premiere passion. Jamais on ne vit maison envahie a ce point par les _tuyaux_ speciaux, par un tel nombre d'odieux imprimes, ou il pourrait par hasard se trouver un mot relatif a la forme des chevaux ou a leurs antecedents. Les grooms de l'ecurie eux-memes etaient las de raconter comme quoi Bicyclette descendait de Velocipede, ou d'expliquer a l'etudiant en medecine comment Eurydice etait issue de Hades par Orphee. L'un d'eux decouvrit que la grand-mere maternelle d'Eurydice etait arrivee troisieme au Handicap d'Ebor; mais la facon bizarre dont il se mettait sur l'oeil gauche la demi- couronne qu'il avait recue, tout en adressant de l'oeil droit un clin d'oeil au cocher, donne quelque lieu de mettre en doute son affirmation. Et d'une voix qui sentait la biere, il dit tout bas ce soir-la: -- Ce nigaud! Il ne s'apercevra pas de la difference, et rien que de s'imaginer que c'est la verite, ca vaut un dollar pour lui. Chapitre XI A l'approche du jour du Derby l'emotion s'accrut. Master Cronin et moi, nous echangions des coups d'oeil et des sourires, en voyant Jack et Sol se jeter, apres le dejeuner, sur les journaux et devorer les listes des paris. Mais le point culminant, ce fut le soir qui precedait immediatement la course. Le lieutenant avait couru a la gare pour s'assurer les dernieres nouvelles. Il revint toujours courant, et brandissant avec frenesie un journal froisse au-dessus de sa tete. -- Eurydice est couronnee, cria-t-il. Votre cheval est fichu, Barker. -- Quoi? hurla Sol. -- Oui, fichu... absolument abime a l'entrainement, ne courra pas du tout. -- Faites voir, gemit mon cousin, en s'emparant du journal. Puis il le laissa tomber, s'elanca hors de la chambre et descendit a grand bruit les marches quatre a quatre. Nous ne le revimes plus jusqu'au soir, ou il reparut furtivement tres ebouriffe et se hata de se glisser dans sa chambre. Pauvre garcon? j'aurais sympathise avec sa peine si je n'avais songe a la conduite deloyale qu'il avait recemment tenue a mon egard. Depuis ce moment, Jack parut un tout autre homme. Il commenca aussitot a me temoigner des attentions visibles, ce qui fut fort ennuyeux pour moi et pour une autre personne qui se trouvait la. Il joua du piano. Il chanta. Il proposa des amusements de societe. En somme, il usurpa les fonctions exercees d'ordinaire par master Nicolas Cronin. Je me souviens d'avoir ete frappee d'un fait remarquable, c'est que dans la matinee du Derby, le lieutenant parut avoir completement cesse de s'interesser de la course. A dejeuner, il se montra plein d'entrain, mais il n'ouvrit pas meme le journal qui se trouvait devant lui. Ce fut master Cronin qui le deploya a la fin, et jeta un regard sur les colonnes. -- Quoi de neuf, Nick? demanda mon frere Bob. -- Pas grand-chose. Ah! si, voici quelque chose. Un autre accident de chemin de fer. Une rencontre de trains, a ce qu'il parait, le frein Westinghouse n'a pas fonctionne. Deux tues, sept blesses et... par Jupiter! ecoutez-moi ca: parmi les victimes se trouvait un des concurrents des jeux Olympiques d'aujourd'hui. Un eclat aigu de bois lui est entre dans le cote et cet animal de valeur a du etre sacrifie sur l'autel de l'humanite. Le nom de ce cheval est Bicyclette. Hola, Hawthorne, voila que vous avez repandu tout votre cafe sur la nappe. Ah! j'oubliais: Bicyclette, c'etait votre cheval, n'est-ce pas? Voila votre chance a l'eau, je le crains. Je vois qu'Iroquois, qui avait une basse cote au commencement, est devenu le favori du jour. Chapitre XII Paroles significatives, et je ne doute pas que votre perspicacite ne vous l'ait appris, au moins depuis les trois dernieres pages. Ne me traitez pas de flirteuse, de coquette avant d'avoir pese les faits. Tenez compte de mon amour-propre pique du soudain abandon de mes amoureux, songez combien je fus charmee de l'aveu que me fit celui dont j'avais voulu me cacher l'amour, alors meme que je le lui rendais, songez aux occasions qui s'offrirent a lui et dont il profita pendant tout le temps que Jack et Sol m'eviterent d'une maniere systematique et pour se conformer a leur ridicule convention. Pesez tout cela, et alors qui d'entre vous jettera la premiere pierre a la jeune fille rougissante qui fut l'enjeu de la cagnotte du Derby? Voici la chose, telle qu'elle parut au bout de trois mois bien courts dans le _Morning Post_: "12 aout -- A l'eglise de Hatherley, mariage de Nicolas Cronin, esquire, fils aine de Nicolas Cronin, esquire, de Woodlands, Cropshire, avec miss Eleanor Montague, fille de feu James Montague, esquire, juge de paix, a Hatherley House". Chapitre XIII Jack partit en declarant qu'il allait s'offrir comme volontaire dans une expedition en ballon pour le Pole Nord. Mais il revint trois jours apres, et dit qu'il avait change d'intention. Il voulait refaire a pied le trajet parcouru par Stanley a travers l'Afrique equatoriale. Depuis, il a laisse echapper une ou deux allusions pleines d'amertume aux esperances decues et aux joies ineffables de la mort; mais tout bien considere, il continue a se porter fort bien, et recemment on l'a entendu grogner en des occasions telles que du mouton pas assez cuit et du boeuf trop cuit, allusions que l'on peut a bon droit regarder comme des indices de bonne sante. Sol prit la chose avec plus de calme; mais je crains que le fer ne soit entre plus profond dans son ame. Toutefois, il se remit d'aplomb comme un garcon courageux qu'il etait. Il poussa meme la hardiesse jusqu'a designer les demoiselles d'honneur, ce qui lui fournit l'occasion de se perdre dans un labyrinthe inextricable de mots. Il se lava les mains de la phrase rebelle, et la coupa en deux pour s'asseoir, succombant a sa rougeur et aux applaudissements. J'ai entendu dire qu'il avait pris pour confidente de ses douleurs et de ses deceptions la soeur de Grace Maberly et trouve en elle la sympathie qu'il en attendait. Bob et Grace se marient dans quelques mois, et il se pourrait qu'un autre mariage ait lieu a la meme epoque. LE RECIT DE L'AMERICAIN Chapitre I Cela vous a un air etrange, disait-il au moment ou j'ouvris la porte de la chambre ou se reunissait notre cercle mi-social mi- litteraire, mais je pourrais vous raconter des choses bien plus droles que celles-la, diablement plus droles. Comme vous le voyez, ca n'est pas les gens qui savent enfiler des mots anglais correctement, et qui ont recu de bonnes educations, qui se trouvent dans les droles d'endroits ou je me suis vu. Messieurs, la plupart du temps, c'est des gens grossiers, qui savent toute juste se faire comprendre de vive voix; et bien moins encore decrire, avec la plume et l'encre, les choses qu'ils ont vues, mais s'ils le pouvaient, ils vous feraient dresser les cheveux d'etonnement a vous autres Europeens; oui, Messieurs, c'est comme ca. Il se nommait, je crois, Jefferson Adams. Je sais que ses initiales etaient J. A., car vous pouvez les voir encore profondement gravees a la pointe du couteau sur le panneau d'en haut, et a droite de la porte de notre fumoir. Il nous legua ce souvenir, ainsi que quelques dessins artistiques executes par lui avec du jus de tabac sur notre tapis de Turquie, mais a part ces reliques, notre Americain conteur d'histoire a disparu de notre monde. Il flamba comme un meteore brillant au milieu de nos banales et calmes reunions, et alla se perdre dans les tenebres exterieures. Ce soir-la, cependant, notre hote du Nevada etait completement lance. Aussi j'allumai tranquillement ma pipe et m'installai sur la chaise la plus proche, en me gardant bien d'interrompre son recit. -- Remarquez-le bien, reprit-il, je ne veux pas chercher noise a vos hommes de science. "J'aime, je respecte un type qui est capable de mettre a sa place n'importe quelle bete ou plante, depuis une baie de houx jusqu'a un ours grizzly, avec des noms a vous casser la machoire, mais si voulez des faits vraiment interessants, des faits pleins d'un jus savoureux, adressez-vous a vos baleiniers, a vos gens de la frontiere, a vos eclaireurs, aux hommes de la Baie d'Hudson, des gaillards qui savent a peine signer leur nom. Il y eut alors une pause, pendant laquelle master Jefferson Adams sortit un long cigare et l'alluma. Nous observions un rigoureux silence, car l'experience nous avait appris qu'a la moindre interruption notre Yankee rentrait aussitot dans sa coquille. Il regarda autour de lui avec un sourire d'amour-propre satisfait, et remarquant notre air attentif, il reprit a travers une aureole de fumee: -- Eh bien lequel de vous, gentlemen, est jamais alle dans l'Arizona? Aucun, je parie. "Et parmi tous les Anglais et Americains qui promenent la plume sur le papier, combien y en a-t-il qui sont alles dans l'Arizona? Bien peu, j'en suis sur. "J'y suis alle, Monsieur, j'y ai vecu des annees, et quand je pense a ce que j'y ai vu, c'est a peine si je me crois moi-meme aujourd'hui. "Ah! en voila un du pays! "J'etais du nombre des flibustiers de Walker. "On avait juge a propos de nous qualifier ainsi. Apres que nous eumes ete disperses, et notre chef fusille, plusieurs d'entre nous se frayerent des routes et s'installerent par la. "C'etait une colonie anglaise, et americaine au grand complet, avec nos femmes et enfants. "Je crois qu'il en reste encore des anciens, et qu'ils n'ont pas encore oublie ce que je vais vous raconter. Non, je vous garantis qu'ils ne l'ont point oublie, tant qu'ils seront de ce cote-ci de la tombe. "Mais je parlais du pays, et je parie que je vous etonnerais enormement, si je ne vous parlais pas d'autre chose. "Songer qu'un tel pays aurait ete fait pour quelques _Graisseurs_ et quelques demi-sang! C'est faire un mauvais usage des bienfaits de la Providence, je vous le dis. "L'herbe y poussait plus haut que la tete d'un homme a cheval, et des arbres si serres que pendant des lieues et des lieues vous n'arriviez pas a entrevoir un bout de ciel bleu, et des orchidees grandes comme des parapluies. Peut-etre quelqu'un de vous a-t-il vu une plante qu'on appelle piege a mouches quelque part dans les Etats. -- _Dionoea muscipula_, dit a demi-voix Dawson, notre savant par excellence. -- Ah! Dix au nez de municipal, c'est ca! Vous voyez une mouche se poser sur cette plante-la. Alors vous voyez aussitot les deux battants de la feuille se rapprocher brusquement et tenir la mouche prisonniere entre eux, la broyer, la triturer en petits morceaux. "Ca ressemble a s'y meprendre a une grande pieuvre avec son bec, et des heures apres, si vous ouvrez la feuille, vous voyez le corps de la mouche a moitie digere, et en menus morceaux. Eh bien j'ai vu dans l'Arizona de ces pieges a mouche avec des feuilles de huit, de dix pieds de long, des epines ou dents d'au moins un pied. "Elles etaient capables de... Mais, Dieu me damne, je vais trop vite. "C'etait la mort de Joe Hawkins que je voulais votre raconter. "C'est bien la chose la plus etrange que vous puisiez jamais entendre. "Il n'y avait personne du Montana qui ne connut Joe Hawkins, Alabama Joe, comme on l'appelait la-bas. "C'etait un homme de plein air, je vous en reponds, mais le plus damne putois qu'un homme ait jamais vu. "Un bon garcon, souvenez-vous en, tant que vous le caressiez dans le sens du poil, mais pour peu qu'on le blaguat, il devenait pire qu'un chat sauvage. "Je l'ai vu tirer ses six coups dans une foule d'hommes qui le bousculait pour l'entrainer dans le bar de Simpson, alors qu'une danse etait en train, et il planta son _bowie-knife_ dans Tom Hooper, parce que celui-ci lui avait verse par megarde son verre sur son gilet. "Non, il ne reculait pas devant un assassinat, Joe, oh non, et il ne fallait pas avoir confiance en lui, tant que vous n'aviez pas l'oeil sur lui. "Car, au temps dont je parle, alors que Joe Hawkins faisait le matamore par la ville et pietinait la loi sous son revolver, il y avait la un Anglais nomme Scott, Tom Scott, si je me souviens bien. "Ce diable de Scott etait un Anglais pour tout de bon (je demande pardon a la compagnie presente) et pourtant il ne plaisait guere a la bande d'Anglais de la-bas, ou la bande d'Anglais ne lui allait pas beaucoup. "C'etait un homme tranquille, ce Scott, meme trop tranquille pour une population aussi rude que celle-la. "On l'appelait sournois, mais il ne l'etait pas. "Il se tenait le plus souvent a l'ecart et ne se melait d'aucune affaire tant qu'on le laissait tranquille. "Certains disaient qu'il avait ete comme qui dirait persecute dans son pays, qu'il avait ete Chartiste, ou quelque chose dans ce genre, qu'il lui avait fallu lever le pied et decamper, mais il n'en parlait jamais lui-meme et ne se plaignait jamais. "Cet individu de Scott etait une sorte de cible pour les gens du Montana, tant il etait tranquille et avait l'air simple. "Il n'avait personne pour le soutenir dans ses ennuis, car, comme je le disais tout a l'heure, c'est a peine si les Anglais le regardaient comme l'un des leurs, et on lui fit plus d'une mauvaise farce. "Il ne repondait jamais grossierement; il etait poli avec tout le monde. "Je crois que les gens en vinrent a croire qu'il manquait d'energie, jusqu'au jour ou il leur montra qu'ils se trompaient. "Ce fut au bar de Simpson que le coup se monta, et ca aboutit a la drole de chose que j'allais vous conter. Chapitre II "Alabama Joe et un ou deux autres vauriens en voulaient alors a mort aux Anglais, et ils disaient ouvertement ce qu'ils pensaient, quoique je les eusse avertis que ca pourrait bien aboutir a une terrible affaire. "Ce soir-la, en particulier, Joe etait plus qu'a moitie ivre. "Il faisait le fanfaron par la ville avec son revolver et cherchait quelqu'un avec qui se chamailler. "Alors il retourna au bar, ou il etait certain de rencontrer quelqu'un des Anglais aussi dispose a une querelle qu'il l'etait lui-meme. "Et pour sur, en effet; il y en avait une demi-douzaine qui flanaient par la et Tom Scott etait debout seul devant le poele. "Joe s'assit pres de la table, et mit devant lui son revolver et son _bowie-knife_. "-- Les voici, mes arguments, Jeff me dit-il, si jamais un de ces Anglais au foie blanc ose me donner un dementi. "Je tentai de l'arreter, Messieurs, mais il n'etait pas homme a se laisser convaincre si aisement, et il se mit a tenir des propos tels que personne ne pouvait les endurer. "Oui, un graisseur lui-meme aurait pris feu, si vous lui aviez tant parle du pays de la Graisse. "Il y eut de l'emotion dans le bar, et chacun mit la main sur ses armes, mais avant qu'ils eussent le temps de les tirer, on entendit une voix calme, partant du cote du poele, dire: "-- Faites vos prieres, Joe Hawkins, car, par le ciel, vous etes un homme mort. "Joe fit demi-tour et fit le geste de prendre son arme, mais ca ne servait a rien. "Tom Scott etait debout et le tenait sous son Derringer. "Sa face pale etait souriante, et c'etait le diable en personne qu'on voyait dans ses yeux. "-- Ca n'est pas que le vieux pays se soit montre bien tendre pour moi, dit-il, mais jamais personne n'en dira du mal devant moi. "Pendant une ou deux secondes, je vis son doigt presser peu a peu sur la gachette. "Puis il eclata de rire, et jetant son revolver a terre: "-- Non, dit-il, je ne peux pas tuer un homme qui est a moitie ivre. Gardez votre sale existence Joe, et employez-la mieux que vous n'avez fait. Vous avez ete plus pres de la tombe ce soir que vous ne le serez jamais jusqu'a ce que votre heure soit venue. Vous ferez mieux de partir, pour la foret, je parie. Non, ne me regardez pas de cet air farouche. Je n'ai pas peur de votre arme: un fanfaron est bien pres d'etre un lache. "Et il fit demi-tour d'un air meprisant, ralluma au poele sa pipe, qu'il n'avait pas fini de fumer, pendant qu'Alabama s'esquivait du bar, accompagne par les rires bruyants des Anglais. "Je vis sa figure quand il passa pres de moi, et sur cette figure je vis l'assassinat, Messieurs, l'assassinat, aussi clairement que la chose que j'ai jamais vue le plus clair. "Je m'attardai au bar apres cette querelle, et je regardai Tom Scott a qui tous les hommes allaient serrer la main. "Ca me semblait comme qui dirait etrange de lui voir l'air si souriant et si gai, car je connaissais le caractere sanguinaire de Joe, et je me disais que l'Anglais n'avait guere de chance de voir le lendemain matin. "Il habitait dans un endroit en quelque sorte desert, vous savez, tout a fait en dehors de la route battue, et il lui fallait pour s'y rendre passer par le ravin du Piege a mouche. "Ce ravin-la etait un endroit sombre et marecageux, fort solitaire meme en plein jour, car ca vous donnait le frisson rien que de voir ces grandes feuilles de huit ou dix pieds de long se fermer brusquement pour peu que quelque chose les toucha, mais la nuit il n'y avait pas une ame dans les environs. "En outre, dans certains endroits du ravin le sol etait mou jusqu'a une grande profondeur et si on y avait jete un corps, on ne l'aurait plus revu le lendemain. "Je croyais voir Alabama Joe tapi sous les feuilles du grand Piege a mouche dans la partie la plus sombre du ravin, l'air farouche, le revolver en main, je le voyais presque, Messieurs, comme si je l'avais eu sous les yeux. "Vers minuit, Simpson ferme son bar, en sorte qu'il nous fallut partir. "Tom Scott se mit en route d'un bon pas pour son trajet de trois milles. "Je n'avais pas manque de lui glisser un mot d'avertissement quand il passa pres de moi, car j'avais une sorte d'affection pour mon homme. "-- Tenez votre Derringer bien libre dans votre ceinture, Monsieur, que je dis, car il pourrait se faire que vous en ayez besoin. "Il me regarda bien en face avec un sourire tranquille, et alors je le perdis de vue dans l'obscurite. "J'etais convaincu que je ne le reverrais plus. "Il avait a peine disparu que Simpson vient a moi et me dit: "-- Il va y avoir une jolie affaire au ravin du Piege a mouche, cette nuit. Les garcons disent que Hawkins est parti une demi- heure a l'avance pour attendre Scott et le tuer a bout portant. Je suis d'avis que le coroner aura de la besogne demain. Chapitre III "Que se passa-t-il dans le ravin cette nuit-la? "C'etait une question qu'on ne manqua pas de se poser le lendemain matin. "Un demi-sang etait a la pointe du jour dans la boutique de Ferguson. "Il raconta qu'un peu auparavant il s'etait trouve aux environs du ravin vers une heure du matin. "Il ne fut pas facile de lui faire raconter son histoire, tellement il avait l'air effraye, mais a la fin, il nous dit qu'il avait entendu des cris epouvantables au milieu du silence de la nuit. "Il n'y avait point eu de coups de feu, mais une serie de hurlements, comme qui dirait des hurlements etouffes, tels qu'en jetterait un homme qui aurait la tete dans un _serape_ et qui souffrirait a mort. "Abner Brandon, moi et quelques autres nous etions alors a la boutique. "Nous montames donc a cheval pour nous rendre a la maison de Scott et pour cela on traversa le ravin. "On n'y remarquait rien de particulier, point de sang, point de marques de lutte; et quand nous arrivons a la maison de Scott, il sortit au-devant de nous, aussi guilleret qu'une alouette. "-- Hallo! Jeff, qu'il dit, pas du tout besoin de pistolet. Entrez prendre un cocktail, les camarades! "-- Avez-vous vu ou entendu quelque chose cette nuit en rentrant chez vous? que je dis. "-- Non, repondit-il, ca s'est passe bien tranquillement. Une sorte de plainte jetee par une chouette, dans le ravin du Piege a mouche, et voila tout. Allons, pied a terre, et prenez un verre. "-- Merci, dit Abner. "Alors nous descendons, et Tom Scott nous accompagna a cheval quand nous repartimes. Chapitre IV "Une agitation enorme regnait dans la Grande Rue quand nous y arrivames. "Le parti des Americains avait l'air d'avoir perdu la tete. "Alabama Joe avait disparu. On n'en retrouvait pas miette. "Depuis qu'il etait alle au ravin, personne ne l'avait revu. "Lorsque nous mimes pied a terre, il y avait un nombreux rassemblement devant le Bar a Simpson, et je vous reponds qu'on regardait de travers Tom Scott. "On entendit armer des pistolets et je vis Scott mettre lui aussi la main a sa ceinture. "Il n'y avait pas l'ombre d'un Anglais en cet endroit. "-- Ecartez-vous, Jeff Adams, fait Zebb Humphrey, le plus grand coquin qui ait existe, vous n'avez rien a voir dans cette affaire. Dites donc, les amis, est-ce que de libres Americains vont se laisser assassiner par un maudit Anglais? "Ce fut la chose la plus prompte que j'aie jamais vu. "Il y eut une melee et un coup de feu. "Zebb etait par terre, avec une balle de Scott dans la cuisse, et Scott lui aussi etait par terre, maintenu par une douzaine d'hommes. "Ca ne lui aurait servi a rien de se debattre. Aussi ne bougeait- il pas. "Ils parurent ne pas savoir ce qu'ils feraient de lui, puis un des amis intimes d'Alabama les decida. "-- Joe a disparu, qu'il dit. C'est tout ce qu'il y a de plus certain, et voici l'homme qui l'a tue. Quelqu'un de vous sait qu'il est alle au ravin cette nuit pour affaire; il n'est pas revenu. Cet Anglais que voila y est alle de son cote apres lui. Ils se sont battus. On a entendu des cris du cote des grands Pieges a mouche. Il aura joue au pauvre Joe un de ses tours de sournois et l'aura jete dans le marais. Ca n'est pas etonnant que le corps ait disparu. Est-ce que nous allons rester comme ca et laisser tuer nos camarades par les Anglais? Non, n'est-ce-pas. Qu'il comparaisse devant le Juge Lynch, voila mon avis. "-- Lynchons-le, crierent cent voix furieuses, car a ce moment toute la colonie etait accourue jusqu'au dernier gredin. "-- Allons, les enfants, qu'on apporte une corde et hissons-le. Pendons-le a la porte de Simpson. "-- Attendez un moment, dit un autre en s'avancant. Pendons-le a cote du grand Piege a mouche dans le ravin. Que Joe voie qu'il est venge, puisque c'est par la qu'il est enterre. "On applaudit a grands cris, et ils partirent, emmenant au milieu d'eux Scott ficele sur un mustang, et entoure d'une garde a cheval, le revolver pret a tirer, car nous savions qu'il y avait par la une vingtaine d'Anglais, qui n'avaient pas l'air de reconnaitre le Juge Lynch, et qui n'attendaient que le moment de livrer bataille. "Je partis avec eux, le coeur bien emu de pitie pour ce pauvre Scott, qui pourtant n'avait pas l'air emu pour un sou, non, pas du tout. "C'etait un homme rudement trempe. "Ca vous parait comme qui dirait bizarre, de pendre un homme a un Piege a mouche, mais le notre etait bel et bien un arbre. "Les feuilles etaient comme des bateaux accouples, avec une charniere entre les deux et les epines au fond. Chapitre V "Nous descendimes dans ce ravin jusqu'a l'endroit ou poussait le plus grand de ces arbres et nous le vimes, avec des feuilles fermes et d'autres etalees. "Mais nous vimes en cet endroit autre chose encore. "Debout autour de l'arbre etaient une trentaine d'hommes, tous des Anglais, et armes jusqu'aux dents. "Evidemment, ils nous attendaient et avaient l'air fort disposes a la besogne: ils etaient venus pour quelque motif et ils entendaient bien parvenir par leur but. "Il y avait la tous les materiaux voulus pour faire la plus belle melee que j'eusse jamais vue. "Comme nous arrivions, un grand Ecossais a barbe rousse -- il se nommait Cameron -- fit quelques pas en avant des autres, tenant son revolver arme. "-- Voyez, mes gaillards, vous n'avez pas le droit de toucher a un cheveu de la tete de cet homme. Vous n'avez pas encore prouve que Joe etait mort, et quand vous l'auriez prouve, vous n'auriez pas prouve que c'est Scott qui l'a tue. En tout cas, il aurait ete en cas de legitime defense, car vous savez tous que Joe etait en embuscade pour tuer Scott, pour l'abattre a bout portant. Donc, je vous le repete, vous n'avez nullement le droit de toucher a cet homme, et ce qui vaut encore mieux, j'ai reuni trente arguments a six coups chacun pour vous dissuader de le faire. "-- C'est un point interessant, et qui vaut la peine d'etre discute, dit l'homme qui etait le camarade intime de Alabama Joe. "On entendit armer des pistolets, tirer des pistolets, tirer des couteaux, et les deux troupes se mirent a tirer l'une sur l'autre. Il etait evident que la moyenne de la mortalite allait s'elever dans le Montana. "Scott etait debout en arriere, avec un pistolet a l'oreille, s'il faisait un mouvement. "Il avait l'air aussi tranquille, aussi calme que s'il n'avait point son argent sur la table de jeu, quand tout a coup il sursaute et jette un cri qui retentit a nos oreilles comme un coup de trompette. "-- Joe! crie-t-il, Joe. Regardez. Le voici dans le Piege a mouche. "Tout le monde se retourna et regarda du cote qu'il montrait. "Ah! Jerusalem. Je crois que ce tableau ne s'effacera jamais de notre memoire. "Une des grandes feuilles du Piege a mouche, qui etait restee fermee et allongee sur le sol, commencait a s'entr'ouvrir peu a peu sur la charniere. "Dans le creux de la feuille, Joe Alabama etait etendu, comme un enfant dans son berceau. "En se fermant, la feuille lui avait enfonce lentement a travers le coeur ses longues epines. "Nous vimes bien qu'il avait fait une tentative pour s'ouvrir un passage, et sortir, car il y avait une fente dans la feuille epaisse et charnue, et il avait son _bowie-knife_ dans la main, mais la feuille avait deja enserre. "Sans doute, il s'etait couche dedans pour attendre Scott, a l'abri de l'humidite, et elle s'etait fermee sur lui, comme vous voyez vos petites plantes de serre chaude se fermer sur une mouche et nous le trouvames la, tel qu'il etait, dechire, reduit en bouillie par les grandes dents rugueuses de la plante cannibale. "Voila la chose, Messieurs, et vous conviendrez que c'est une curieuse histoire. -- Et qu'advint-il de Scott? demanda Jack Sinclair. -- Eh bien nous le remportames sur nos epaules, jusqu'au bar de Simpson, et il nous paya une tournee. "Et meme il fit un speech, un fameux speech encore, debout sur le comptoir. "Ca parlait du Lion Anglais et de l'Aigle Americain qui desormais iraient bras dessus, bras dessous. "A present, Messieurs, comme l'histoire etait longue, et que mon cigare est fini, je crois que je vais me trotter avant qu'il soit plus tard. Il nous souhaita le bonsoir et sortit. Chapitre VI -- Voila une histoire bien extraordinaire, dit Dawson, qui aurait cru qu'une _Dionoea_ aurait une telle puissance. -- Une histoire diablement trouble, dit le jeune Sinclair. -- Evidemment, dit le Docteur, c'est un homme qui s'en tient a la verite la plus prosaique. -- Ou bien c'est le menteur le plus original qui fut jamais. Je me demande lequel des deux avait raison. [1] Proprietaire terrien. [2] Titre honorifique d'un "gentleman". [3] Cabriolet. 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