Project Gutenberg's Etudes Litteraires - XVIIIe siecle., by Emile Faguet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Etudes Litteraires - XVIIIe siecle. Author: Emile Faguet Release Date: June 26, 2004 [EBook #12749] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ETUDES LITTERAIRES *** Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) EMILE FAGUET DE L'ACADEMIE FRANCAISE ETUDES LITTERAIRES DIX-HUITIEME SIECLE PIERRE BAYLE--FONTENELLE LE SAGE--MARIVAUX--MONTESQUIEU VOLTAIRE--DIDEROT--J.J. ROUSSEAU BUFFON--MIRABEAU--ANDRE CHENIER. AVANT-PROPOS Ce volume, comme ceux que j'ai donnes precedemment, s'adresse particulierement aux etudiants en litterature. Ils y trouveront les principaux ecrivains du XVIIIe siecle analyses plutot en leurs idees qu'en leurs procedes d'art. C'etait un peu une necessite de ce sujet, puisque les principaux ecrivains du XVIIIe siecle sont plutot des hommes qui ont pretendu penser que de purs artistes. L'exposition devient toute differente, et a comme d'autres lois, selon que le critique s'occupe des deux grands siecles litteraires de la France, qui sont le XVIIe et le XIXe, ou des temps ou l'on s'est attache surtout a remuer des questions et a poursuivre des controverses. Du reste, quelque interessant qu'il soit a bien des egards, le XVIIIe siecle paraitra, par ma faute peut-etre, peut-etre par la nature des choses, singulierement pale entre l'age qui le precede et celui qui le suit. Il a vu un abaissement notable du sens moral, qui, sans doute, ne pouvait guere aller sans un certain abaissement de l'esprit litteraire et de l'esprit philosophique; et, de fait, il semble aussi inferieur, au point de vue philosophique, au siecle de Descartes, de Pascal et de Malebranche, qu'il l'est, au point de vue litteraire, d'une part au siecle de Bossuet et de Corneille, d'autre part au siecle de Chateaubriand, de Lamartine et de Hugo. Cette decadence, tres relative d'ailleurs, et dont on peut se consoler, puisqu'on s'en est releve, a des causes multiples dont j'essaie de demeler quelques-unes. Un homme ne chretien et francais, dit La Bruyere, se sent mal a l'aise dans les grands sujets. Le XVIIIe siecle litteraire, qui s'est trouve si a l'aise dans les grands sujets et les a traites si legerement, n'a ete ni chretien ni francais. Des le commencement du XVIIIe siecle l'extinction brusque de l'idee chretienne, a partir du commencement du XVIIIe siecle la diminution progressive de l'idee de patrie, tels ont ete les deux signes caracteristiques de l'age qui va de 1700 a 1790. L'une de ces disparitions a ete brusque, dis-je, et comme soudaine; l'autre s'est faite insensiblement, mais avec rapidite encore, et, en 1750 environ, etait consommee, heureusement non pas pour toujours. J'attribue la diminution de l'idee de patrie, comme tout le monde, je crois, a l'absence presque absolue de vie politique en France depuis Louis XIV jusqu'a la Revolution. Deux etats sociaux ruinent l'idee ou plutot le sentiment de la patrie: la vie politique trop violente, et la vie politique nulle. Autant, dans la fureur des partis excites creant une instabilite extreme dans la vie nationale et comme un etourdissement dans les esprits, il se produit vite ce qu'on a spirituellement appele une "emigration a l'interieur", c'est-a-dire le ferme dessein chez beaucoup d'hommes de reflexion et d'etude de ne plus s'occuper du pays ou ils sont nes, et en realite de n'en plus etre;--autant, et pour les memes causes, dans un etat social ou le citoyen ne participe en aucune facon a la chose publique, et au lieu d'etre un citoyen, n'est, a vrai dire, qu'un tributaire, l'idee de patrie s'efface, quitte a ne se reveiller, plus tard, que sous la rude secousse de l'invasion. C'est ce qui est arrive en France au XVIIIe siecle. Fenelon le prevoyait tres bien, au seuil meme du siecle, quand il voulait faire revivre l'antique constitution francaise, et, par les conseils de district, les conseils de province, les Etats generaux, ramener peuple, noblesse et clerge, moins encore a participer a la chose nationale qu'a s'y interesser[1]. Et on se rappellera qu'a l'autre extremite de la periode que nous considerons, la Revolution francaise a ete tout d'abord cosmopolite, et non francaise, a songe "a l'homme" plus qu'a la patrie, et n'est devenue "patriote" que quand le territoire a ete Envahi. [Note 1: Voir notre _Dix-septieme Siecle_, article Fenelon. (Societe francaise d'Imprimerie et de Librairie.)] Quoi qu'il en soit des causes, c'est un fait que la pensee du XVIIIe siecle n'a ete aucunement tournee vers l'idee de patrie, que l'indifference des penseurs et des lettres a l'endroit de la grandeur du pays est prodigieuse en ce temps-la, et que la langue seule qu'ils ecrivent rappelle le pays dont ils sont. Cela, meme au point de vue purement litteraire, n'aura pas, nous le verrons, de petites consequences. La disparition de l'idee chretienne a des causes plus multiples peut-etre et plus confuses. La principale est tres probablement ce qu'on appelle "l'esprit scientifique", qui existait a peine au XVIIe siecle, et qui date, decidement, en France, de 1700. La "philosophie" du XVIIIe siecle n'est pas autre chose, et quand les auteurs de ce temps disent "esprit philosophique", c'est toujours esprit scientifique qu'il faut entendre. Le XVIIe siecle avait ete peu favorable a l'esprit scientifique, et meme l'avait dedaigne. Il etait mathematicien et "geometre", non scientifique a proprement parler. Il etait mathematicien et geometre, c'est-a-dire aimait la science purement _intellectuelle_ encore, et que l'esprit seul suffit a faire; il n'aimait point la science realiste, qui a besoin des choses pour se constituer, et qui se fait, avant tout, de l'observation des choses reelles. "_Les hommes ne sont pas faits pour considerer des moucherons_, disait Malebranche, _et l'on n'approuve point la peine que quelques personnes se sont donnee de nous apprendre comment sont faits certains insectes, et la transformation des vers, etc... Il est permis de s'amuser a cela quand on n'a rien a faire et pour se divertir_."--Pour les esprits les plus philosophiques et les plus austeres, de telles occupations n'etaient pas meme un "divertissement permis". C'etaient une forme de la concupiscence, _libido sciendi, libido oculorum_, un veritable peche, et une subtile et funeste tentation; c'etait, pour parler comme Jansenius, une "_curiosite toujours inquiete, que l'on a palliee du nom de science. De la est venue la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu'il est inutile de connaitre, et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement_."--Litterature, art, philosophie, metaphysique, theologie, science mathematique et tout intellectuelle, voila les differentes directions de l'esprit francais au XVIIe siecle. Mais, vers la fin de cet age, par les recits des voyageurs, par la medecine qui grandit et que le developpement de la vie urbaine invite a grandir, par le _Jardin du roi_ qui sort de son obscurite, par l'Academie des sciences fondee en 1666, par Bernier, Tournefort, Plumier, Feuillee, Fagon, Delance, Duvernay, les sciences physiques et naturelles deviennent la preoccupation des esprits. Elles profitent, pour devenir populaires, de la decadence des lettres et de la philosophie, de cette sorte de vide intellectuel qui n'est que trop apparent de 1700 a 1720 environ; elles deviennent meme a la mode, et les femmes savantes ont partout remplace les precieuses, et les presidents a mortier en leurs academies de province ne dedaignent point de "considerer des moucherons" et de dissequer des grenouilles. Elles ont cause gagnee en 1725 et ont deja donne son pli a l'esprit du siecle. Comme il arrive toujours a l'intelligence humaine, trop faible pour voir a la fois plus d'un cote des choses, la science nouvelle parait toute la science, semble apporter avec elle le secret de l'univers, et relegue dans l'ombre les explications theologiques, ou metaphysiques ou psychologiques qui en avaient ete donnees. Tout sera explique desormais par les "lois de la nature", le surnaturel n'existera plus, _l'humain_ meme disparaitra; plus de metaphysique, plus de religion; et jusqu'a la morale, qui n'est pas dans la nature, n'etant que dans l'homme, finira elle-meme par etre consideree comme le dernier des "prejuges". Ajoutez a cela des causes historiques dont la principale est la funeste et a jamais detestable revocation de l'Edit de Nantes. Encore que le protestantisme n'ait nullement ete, en ses commencements et en son principe, une doctrine de libre examen, une religion individuelle, insensiblement et indefiniment ployable jusqu'a se transformer par degres en pur rationalisme, encore est-il qu'il etait dans sa destinee de devenir tel. Il a ete, chez les peuples qui l'ont adopte, un passage, une transition lente d'une religion a un etat religieux, et d'un etat religieux a une simple disposition spiritualiste. Ce passage progressif et lent eut pu avoir lieu en France comme ailleurs, sans la proscription des protestants sous Louis XIV. La Revocation a eu, comme toute mesure intransigeante, des consequences radicales; elle a supprime les transitions, et jete brusquement dans le "libertinage" tous ceux qui auraient simplement incline vers une forme de l'esprit religieux plus a leur gre. Ce n'est pas en vain qu'on declare qu'on prefere un athee a un schismatique. A parler ainsi, on reussit trop, et ce sont des athees que l'on fait. Pour ces raisons, pour d'autres encore, moins importantes, comme le trouble moral qu'ont jete dans les esprits la Regence et les scandales financiers de 1718, le XVIIIe siecle a, des son point de depart, absolument perdu tout esprit chretien. Ni chretien, ni francais, il avait un caractere bien singulier pour un age qui venait apres cinq ou six siecles de civilisation et de culture nationales; il etait tout neuf, tout primitif et comme tout brut. La tradition est l'experience d'un peuple; il manquait de tradition, et n'en voulait point. Aussi, et c'est en cela qu'il est d'un si grand interet, c'est un siecle enfant, ou, si l'on veut, adolescent. Il a de cet age la fougue, l'ardeur indiscrete, la curiosite, la malice, l'intemperance, le verbiage, la presomption, l'etourderie, le manque de gravite et de tenue, les polissonneries, et aussi une certaine generosite, bonte de coeur, facilite aux larmes, besoin de s'attendrir, et enfin cet optimisme instinctif qui sent toujours le bonheur tout proche, se croit toujours tout pres de le saisir, et en a perpetuellement le besoin, la certitude et l'impatience. Il vecut ainsi, dans une agitation incroyable, dans les recherches, les essais, les theories, les visions, et, l'on ne peut pas dire les incertitudes, mais les certitudes contradictoires. Il avait tout coupe et tout brule derriere lui: il avait tout a retrouver et a refaire. Il touchait, du moins, a tous les materiaux avec une fievre de decouverte et une naivete d'inexperience a la fois touchante et divertissante, reprenant souvent comme choses nouvelles, et croyant inventer, des idees que l'humanite avait cent fois tournees et retournees en tous sens, et ne les renouvelant guere, parce qu'avant de les trancher il ne commencait pas par les bien connaitre. Il est peu d'epoque ou l'on ait plus improvise; il en est peu ou l'on ait invente plus de vieilleries avec tout le plaisir de l'audace et tout le ragout du scandale. Cherchant, discutant, imaginant et bavardant, le XVIIIe siecle est arrive a ses conclusions, tout comme un autre. Il est tombe, a la fin, a peu pres d'accord sur un certain nombre d'idees. Ces idees n'etaient pas precisement les points d'aboutissement d'un systeme bien lie et bien conduit; c'etaient des protestations; elles avaient un caractere presque strictement negatif; ce n'etait que le XVIIIe siecle prenant definitivement conscience nette de tout ce a quoi il ne croyait pas et ne voulait pas croire. Revelation, tradition, autorite, c'etait le christianisme; raison personnelle, puissance de l'homme a trouver la verite, liberte de croyance et de pensee, mepris du passe sous le nom de loi du progres et de perfectibilite indefinie, ce fut le XVIIIe siecle, et cela ne veut pas dire autre chose sinon: il n'y a pas de revelation, la tradition nous trompe, et il ne faut pas d'autorite.--Par suite, grand respect (du moins en theorie) de l'individu, de la personne humaine prise isolement: puisque ce n'est pas la suite de l'humanite qui conserve le secret, mais chacun de nous, celui-ci ou celui-la, qui peut le decouvrir, l'individu devient sacre, et on lui reporte l'hommage qu'on a retire a la tradition.--Par suite encore, tendance generale a l'idee, un peu vague, d'egalite, sans qu'on sut exactement laquelle, entre les hommes. A cette tendance bien des choses viennent contribuer: l'egalite _reelle_ que le despotisme a fini par mettre dans la nation meme, jadis hierarchisee si minutieusement; l'egalite financiere relative que l'appauvrissement des grands et l'accession des bourgeois a la fortune commence a etablir; plus que tout l'horreur de _l'autorite_, toute autorite, ou spirituelle ou materielle, ne se constituant, ne se conservant surtout, que par une hierarchie, ne pouvant descendre du sommet a toutes les extremites de la base que par une serie de pouvoirs intermediaires qui du cote du sommet obeissent, du cote de la base commandent, ne subsistant enfin que par l'organisation et le maintien d'une inegalite systematique entre les hommes. Et ces differentes idees, aussi antichretiennes qu'antifrancaises, je veux dire egales protestations contre le christianisme tel qu'il avait pris et garde forme en France, et contre l'ancienne France elle-meme telle qu'elle s'etait constituee et amenagee, devinrent, peu a peu, comme une nouvelle religion et une foi nouvelle; car le scepticisme n'est pas humain, je dis le scepticisme meme dans le sens le plus eleve du mot, a savoir l'examen, la discussion et la recherche, et il faut toujours qu'un peuple se serre et se ramasse autour d'une idee a laquelle il croie, autour d'une conviction; et jure et espere par quelque chose. Le XVIIIe siecle devait trouver au moins une religion provisoire a son usage; et la verite est qu'il en a trouve deux. Il a fini par avoir la religion de la raison et la religion du sentiment. C'etaient deux formes de cet _individualisme_ qui lui etait si cher. Autorite, tradition, conscience collective et continue de l'humanite sont sources d'erreur. Que reste-t-il? Que l'homme, isolement, se consulte lui-meme; "_que chacun, dans sa loi, cherche en paix la lumiere_"; que chacun interroge l'oracle personnel, l'etre spirituel qui parle en lui.--Mais lequel? Car il en a deux: l'un qui compare, combine, coordonne, conclut, obeit a une sorte de necessite a laquelle il se rend et qu'il appelle l'evidence, et celui-ci c'est la raison;--l'autre, plus prompt en ses demarches, qui fremit, s'echauffe, a des transports, crie et pleure, obeit a une sorte de necessite qu'il appelle l'emotion; et celui-ci c'est le sentiment. Auquel croire? Le XVIIIe siecle a repondu: a tous les deux. Il s'est partage: les tendres ont ete pour le sentiment, les intellectuels pour la raison. Les hommes ont ete plutot de la religion de la raison, les femmes de la religion du sentiment. Rationalisme et sensibilite ont regne parallelement vers la lin de cet age, se reconnaissant bien pour freres, en ce qu'ils derivaient de la meme source qui n'est autre qu'orgueil personnel et grande estime de soi, mais freres ennemis, qui se defiaient fort l'un de l'autre en s'apercevant qu'ils menaient aux conclusions, aux regles de conduite, aux morales les plus differentes; et aussi, dans les esprits communs et peu capables de discernement, dans la foule, freres ennemis vivant cote a cote, prenant tour a tour la parole, melant leurs voix en des phrases obscures autant que solennelles; dieux invoques en meme temps d'une meme foi indiscrete et d'un meme enthousiasme confus. N'importe, c'etaient des enthousiasmes, des cultes, des elevations, des manieres de religions en un mot; car tout sentiment desinteresse a deja un caractere religieux. De l'instrument meme dont il s'etait servi pour detruire la religion traditionnelle, le XVIIIe siecle avait fini par faire une religion nouvelle, et la pensee humaine avait parcouru le cercle qu'elle parcourt toujours.--De meme le sentiment, la passion, severement refoules, et tenus en suspicion comme dangereux par la religion traditionnelle, apres avoir proteste contre elle et reclame leurs droits (avec Vauvenargues, par exemple) de protestataires, puis d'insurges, etaient devenus dogmes eux-memes et religions, et le cercle, de ce cote-la aussi, etait parcouru. Entre ces deux divinites nouvelles et les deux groupes de leurs croyants, restaient en grand nombre, et resterent toujours, ceux que l'evolution de pensee que je viens d'indiquer n'avait pas entraines jusqu'a son terme, les hommes du "pur" XVIIIe siecle, les hommes a la d'Holbach, qui s'en tenaient a la pure negation, et qui se refuserent a n'abandonner un culte que pour en embrasser un autre.--Plus tard et la pure et simple negation, comme trop seche et trop attristante; et le sentiment et la raison, comme choses trop evidemment individuelles, et qui sont trop autres d'un homme a un autre, pour etre de vrais liens des ames, _relligiones_, et soupconnees de n'etre devenues des divinites que par un effort singulier et un coup de force d'abstraction, devaient cesser d'exercer un empire sur les esprits; et l'on s'essaya a revenir a l'ancienne foi, ou a se mettre en marche vers d'autres solutions encore ou expedients. Mais il etait important de marquer la derniere borne du stade parcouru par le XVIIIe siecle, et celle surtout ou il a comme "tourne". On a fait remarquer, et avec grande raison[2], que le XVIIIe siecle, a le prendre en general, et avec beaucoup de complaisance, avait eu une irreligion plutot deiste, tandis que l'irreligion du XVIIe siecle etait athee. Cette vue est tres ingenieuse, et elle est presque vraie. La minorite irreligieuse du XVIIe siecle nie Dieu; la majorite irreligieuse du XVIIIe siecle, je n'oserais trop dire croit en Dieu, mais aime a y croire. [Note 2: Vinet, _Histoire de la litterature francaise au XVIIIe siecle.--Appendice: Les moralistes francais au XVIIIe siecle_.] La raison c'est precisement qu'elle est majorite. Tout parti qui reussit devient conservateur, et toute doctrine qui a du succes se moralise et s'epure et s'eleve autant que sa nature et son essence le comportent. Le succes est une responsabilite, et se fait sentir comme tel. Une doctrine qui a des partisans, a mesure que le nombre en augmente, sent qu'elle a charge d'ames, cherche a aboutir a une morale, et a prendre au moins un air et une dignite theocratique. C'est pour cela que la philosophie du XVIIIe siecle, et d'assez bonne heure, menagea au moins le mot Dieu, sous lequel on sait qu'on peut faire entendre tant de choses; et toujours et de plus en plus transforma en veritables objets de culte, sanctifia et divinisa les instruments memes de sa critique, et les armes memes de sa rebellion. Voila comme le fond commun et l'esprit general du siecle que nous etudions. Quelle litterature en est sortie, c'est ce qui nous reste a examiner. Ce pouvait etre une admirable litterature philosophique; et c'est bien ce que les hommes du temps ont cru avoir. Il n'en est rien, je crois qu'on le reconnait unanimement a cette heure. Il n'y a point a cela de raison generale que j'apercoive. La faute n'en est qu'aux personnes. Les philosophes du XVIIIe siecle ont ete tous et trop orgueilleux et trop affaires pour etre tres serieux. Ils sont restes tres superficiels, brillants du reste, assez informes meme, quoique d'une instruction trop hative et qui procede comme par boutades, penetrants quelquefois, et ayant, comme Diderot, quelques echappees de genie, mais en somme beaucoup plutot des polemistes que des philosophes. Leur instinct batailleur leur a nui extremement; car un grand systeme, ou simplement une hypothese satisfaisante pour l'esprit (et non seulement les philosophes modernes, mais Pascal aussi le sait bien, et Malebranche) ne se construit jamais dans l'esprit d'un penseur qu'a la condition qu'il envisage avec le meme interet, et presque avec la meme complaisance, sa pensee et le contraire de sa pensee, jusqu'a ce qu'il trouve quelque chose qui explique l'un et l'autre, en rende compte, et, sinon les concilie, du moins les embrasse tous deux. Infiniment personnels, et un peu legers, les philosophes du XVIIIe siecle ne voient jamais a la fois que leur idee actuelle a prouver et leur adversaire a confondre, ce qui est une seule et meme chose; et quand ils se contredisent, ce qui pourrait etre un commencement de voir les choses sous leurs divers aspects, c'est, comme Voltaire, d'un volume a l'autre, ce qui est etre limite dans l'affirmative et dans la negative tour a tour, mais non pas les voir ensemble. Aussi sont-ils interessants et decevants, de peu de largeur, de peu d'haleine, de peu de course, et surtout de peu d'essor. Deux siecles passes, ils ne compteront plus pour rien, je crois, dans l'histoire de la philosophie. Il etait difficile, a moins d'un grand et beau hasard, c'est-a-dire de l'apparition d'un grand genie, chose dont on n'a jamais su ce qui la produit, que ce siecle fut un grand siecle poetique. Il ne fut pour cela ni assez novateur, ni assez traditionnel. Il pouvait, avec du genie, continuer l'oeuvre du XVIIe siecle, en remontant a la source ou le XVIIe siecle avait puise et qui etait loin d'etre tarie; il pouvait continuer de se penetrer de l'esprit antique _et meme s'en penetrer mieux que le XVIIe siecle_, qui, apres tout, s'est beaucoup plus inspire des Latins que des Grecs, maintenir ainsi et prolonger l'esprit classique francais qui n'avait pas dit son dernier mot, et le revivifier d'une nouvelle seve. Et il pouvait, decidement novateur, avec du genie, creer, a ses risques et perils, ce qui est toujours le mieux, une litterature toute nationale et toute autonome. Il n'a fait ni l'un ni l'autre. Il a commence par etre novateur sterile; puis il a ete traditionnel timide, cauteleux, servile, traditionnel par _petite imitation_, traditionnel par contrefacon. Il a commence par etre novateur. Il etait naturel qu'il le fut en litterature comme en tout le reste et qu'il repoussat la tradition litteraire comme toutes les autres. C'est ce qu'il fit. Fontenelle, Lamotte, Montesquieu, Marivaux sont en litterature les representants d'une reaction presque violente contre l'esprit classique francais en general, et le XVIIIe siecle en particulier. Ils sont "modernes", et irrespectueux autant de l'antiquite classique que de l'ecole litteraire de 1660. Et cela est permis; ce qui ne l'etait point, c'etait d'etre novateur par simple negation, et sans avoir rien a mettre a la place de ce qu'on pretendait proscrire. Les novateurs de 1715 ne sont guere que des insurges. Ils meprisent la poesie classique, mais ils meprisent toute la poesie; ils meprisent la haute litterature classique, mais ils meprisent a peu pres toute la haute litterature. Si, comme font d'ordinaire les nouvelles ecoles litteraires, ils songeaient a se chercher des ancetres par dela leurs predecesseurs immediats qu'ils attaquent, ils remonteraient a Benserade et a Furetiere. Esprit precieux et realisme superficiel, voila leurs deux caracteres. "Roman bourgeois" avec le _Gil Blas_, comedie romanesque et spirituellement entortillee avec les _Fausses Confidences_, croquis vifs et humoristiques de la ville, sans la profondeur meme de La Bruyere, avec les _Lettres Persanes_, eglogues fades et pretentieuses, fables elegantes et malicieuses sans un grain de poesie, voila ce que font les plus grands d'entre eux. Cette premiere ecole, malgre un bon roman de mauvaises moeurs, deux ou trois jolies comedies et un brillant pamphlet, sent singulierement l'impuissance, et n'est pas la promesse d'un grand siecle. Le siecle tourna, brusquement, fit volte-face, non pas tout entier, nous le verrons, mais en majorite, sous l'impulsion vigoureuse et multipliee de Voltaire. Celui-ci n'etait pas novateur le moins du monde. Conservateur en toutes choses, et seulement force, pour les interets de sa gloire, a feindre et a imiter une foule d'audaces qui n'etaient nullement conformes a son gout intime, dans le domaine purement litteraire il etait libre d'etre conservateur decide et obstine, et il le fut de tout son coeur. Il ramena vivement a la tradition ses contemporains qui s'en detachaient. Il precha Boileau et crut continuer Racine. Il fut franchement traditionnel, et beaucoup le furent a sa suite. Mais c'etait la la tradition prise par son petit cote. Ce que, surtout au theatre, l'ecole de Voltaire nous donna, ce fut une "imitation" des "modeles" du XVIIe siecle. Pour etre dans la grande tradition et dans le vrai esprit classique, il ne s'agissait pas de les imiter, il s'agissait de faire comme eux; il s'agissait de comprendre l'antique et de s'en inspirer librement; et, au lieu de remonter a la premiere source, imiter ceux qui deja empruntent, c'est risquer de faire des imitations d'imitations. La tradition telle que l'a comprise le XVIIIe siecle est une sorte de conservation des procedes, et c'est pour cela que, plus qu'ailleurs, ce fut alors un metier de faire une tragedie ou une comedie. Une tragedie coulee dans le moule de Racine, ou une comedie _developpee_ sur un portrait de La Bruyere comme un devoir d'ecolier sur une matiere, voila bien souvent le grand art du XVIIIe siecle. Elles viennent de la la sensation de vide et l'impression de profonde lassitude que laisserent dans les esprits, vers 1810, les derniers survivants de cette sorte d'atelier litteraire. Le grand art du XVIIIe siecle est une maniere de mandarinat tres lettre, tres circonspect, tres digne, et tres impuissant. Le petit vaux mieux. L'ecole de 1715, nonobstant Voltaire, avait laisse quelque chose derriere elle. Les precieux s'etaient evanouis, ou attenues, ou transformes en faiseurs de madrigaux et en poetes du _Mercure_; mais les realistes etaient restes. Partis d'assez bas, ils ne s'eleverent jamais, et meme au contraire; mais ils furent interessants; ils conterent bien leurs vulgaires histoires, quelquefois vilaines, ils creerent toute une ecole de romanciers et de nouvellistes intelligents, vifs de style, piquants, parfois meme, quoique trop peu, observateurs, parfois meme et, comme par hasard, donnant un petit livre ou il y a du genie. De Le Sage a Laclos c'est toute une serie, dont il faut bien savoir que le roman francais moderne a fini par sortir. Seulement ce n'est encore ici qu'une sorte d'essai et une promesse. Deux choses, non pas toujours, mais trop souvent, manquent a ces romanciers, le gout du reel et l'emotion. Ces romanciers realistes sont des romanciers qui ne sont pas touchants et des realistes qui ne sont pas realistes. Ils n'ont pas le don d'attendrir et de s'attendrir. Une certaine secheresse, ou, plus desobligeante encore, une sensibilite fausse, et d'effort et de commande, est repandue dans toutes leurs oeuvres, jusqu'a ce que Rousseau retrouve, mais seulement pour lui, les sources de la vraie et profonde sensibilite.--Et ils ne sont pas assez realistes, j'entends, non point qu'ils ne peignent pas d'assez basses moeurs, ce n'est point un reproche a leur faire, mais qu'ils observent vraiment trop peu, et trop superficiellement, le monde qui les entoure. Ils ne sont pas assez de leur pays pour cela. Cette litterature, celle-la meme, et non plus la haute et pretentieuse, n'est pas nationale. Ni chretien ni francais, c'est le caractere general; ceux-ci ne sont pas plus francais que les autres, et, precisement, si l'ecole de 1715, dont ils derivent, si cette ecole novatrice n'a pas ete plus feconde, c'est que si l'on repoussait la tradition classique comme insuffisamment autochtone, c'etait une litterature nationale, curieuse de nos moeurs vraies, de nos sentiments particuliers, de notre tour d'esprit special, de notre facon d'etre nous, qu'au moins il fallait essayer de creer; et c'est a quoi l'on n'a pas songe. Une philosophie peu profonde, et, aussi, insuffisamment sincere; un "grand art" sans inspiration et qui n'est souvent qu'une contrefacon ingenieuse; une "litterature secondaire" habile, agreable et de peu de fond, aucune poesie, voila soixante annees, environ, de ce siecle. Vers la fin un souffle passa, qui jeta les semences d'une nouvelle vie. Un homme doue d'imagination et de sensibilite se rencontra, c'est-a-dire un poete. Rousseau emut son siecle. Par dela la Revolution la secousse qu'il avait donnee aux ames devait se prolonger.--Un autre, de sensibilite beaucoup moindre, et peut-etre peu eloignee d'etre nulle, mais de grandes vues, de haut regard, et d'imagination magnifique, deroula le grand spectacle des beautes naturelles, et ecrivit l'histoire du monde. Non seulement dans la science, mais dans l'art, sa trace est restee profonde. Un troisieme, beaucoup moins grand, traverse du reste trop tot par la mort, s'avisa d'etre un vrai classique parmi les pseudo-classiques qui l'entouraient, retrouva les vrais anciens et la vraie beaute antique, et donna au XVIIIe siecle ce que, sans lui, il n'aurait pas, un poete ecrivant en vers. Enfin, tres penetre des grandes lecons de ces trois artistes, tres digne d'eux, en meme temps profondement original, comprenant la nature, comprenant l'art antique, capable d'attendrir et de troubler, et aussi croyant que la litterature et l'art devaient redevenir francais et chretiens, apportant une poetique nouvelle, et, ce qui vaut mieux, une imagination a renouveler presque toutes les formes de l'art litteraire, un grand poete apparait vers 1800, ferme le XVIIIe siecle, quoique en retenant quelque chose, et annonce et presque apporte avec lui tout le dix-neuvieme[3]. [Note 3: Voir dans nos _Etudes litteraires sur le XIXe siecle_ l'article sur _Chateaubriand_. (Societe francaise d'Imprimerie et de Librairie.)] Le XVIIIe siecle, au regard de la posterite, s'obscurcira donc, s'offusquera, et semblera peu a peu s'amincir entre les deux grands siecles dont il est precede et suivi.--Cependant n'oublions point, et qu'il a sa vivacite, sa grace et son joli tour dans les menus objets litteraires, et qu'il a aussi ses nouveautes, ses inventions qui lui sont propres. Il a cree des genres de litterature, ou, si l'on veut, et c'est mieux dire, il a ressuscite des genres de litterature que l'on avait, a tres peu pres, laisse deperir. Il a presque cree la litterature politique; il a presque cree la litterature scientifique; il a presque cree la litterature historique. Montesquieu n'est pas seulement un homme de l'ecole de 1715, et meme il n'en a pas ete longtemps; et il a fonde une ecole lui-meme. Voltaire a fait trop de tragedies; mais il a _essaye_ un Essai sur les moeurs, et, trop incapable d'impartialite pour y reussir, il a du moins, a qui aura plus de sang-froid, montre le vrai chemin. Buffon enfin a fait entrer une si belle litterature dans la science, qu'il a fait entrer la science dans la litterature, et que, desormais, il est comme interdit d'etre un grand naturaliste sans savoir exposer avec clarte, gravite et belle ordonnance. Ces agrandissements du domaine litteraire sont les vraies conquetes du XVIIIe siecle. Par elles il est grand encore, et attirera les regards de l'humanite. On remarquera peut-etre avec malice que les conquetes du XVIIIe siecle se sont renversees contre lui, que les sciences qu'il a creees se sont retournees contre les idees qui lui etaient cheres. Le XVIIIe siecle a cree, ou plutot restitue la science politique; et la science politique est peu a peu arrivee a cette conclusion que la politique est une science d'observation, ne se construit nullement par abstractions et par syllogismes, et, tout compte fait, n'est pas autre chose que la philosophie de l'histoire, ou mieux encore une sorte de pathologie historique; conception modeste et realiste, qui, pour avoir ete celle de Montesquieu, n'a nullement ete celle du XVIIIe siecle en general, et tant s'en faut. Le XVIIIe siecle a cree, ou dirige dans ses veritables voies l'histoire civile; et l'histoire civile, constituee, fortifiee, enrichie, et semble-t-il, presque achevee par notre age, condamne presque completement l'oeuvre et l'esprit du XVIIIe siecle, enseigne qu'au contraire de ce qu'il a cru, la tradition est aussi essentielle a la vie d'un peuple que la racine a l'arbre, estime qu'un peuple qui, pour se developper, se deracine, d'abord ne peut pas y reussir, ensuite, pour peu qu'il y tache, se fatigue et risque de se ruiner par ce seul effort; qu'enfin les developpements d'une nation ne peuvent s'accomplir que par mouvements continus et insensibles, et que le progres n'est qu'une accumulation et comme une stratification de petits progres. Le XVIIIe siecle a cree, ou admirablement lance en avant les sciences naturelles; et les sciences naturelles ont des opinions tres differentes de celles du XVIIIe siecle. Elles ne croient ni au contrat social, ni a l'egalite parmi les hommes. Par les theories de l'heredite et de la selection elles retablissent comme verites scientifiques les prejuges de la "race" et de "l'aristocratie". Elles sont assez patriciennes, et un peu contre-revolutionnaires. Mais il n'importe. C'est la destinee des hommes de commencer des oeuvres dont ils ne peuvent mesurer ni les proportions, ni les suites, ni les retours; et ce que nous creons, par cela seul qu'il garde notre nom, sinon notre esprit, dut-il tourner un peu a notre confusion, reste encore a notre gloire. Celle du XVIIIe siecle, encore que faible par certains cotes, demeure grande et nous est chere. Que ce n'ait ete ni un siecle poetique, ni un siecle philosophique, il nous le faut confesser; mais c'est un siecle initiateur en choses de sciences, et l'annonce et la promesse, deja tres brillante, de l'age scientifique le plus grand et le plus fecond qu'ait encore vu l'humanite. Force de l'etudier surtout au point de vue litteraire, j'etais en mauvaise situation pour bien servir ses interets. Je l'ai considere avec application, et retrace avec sincerite, sans plus de rigueur, je crois, que de complaisance. J'avertis, comme toujours, les jeunes gens qu'ils doivent lire les auteurs plutot que les critiques, et ne voir dans les critiques que des guides, des indicateurs, pour ainsi parler, des differents points de vue ou l'on peut se placer en lisant les textes. Les auteurs du XVIIIe siecle ayant presque tous beaucoup ecrit, j'ai indique, suffisamment, je crois, pour chacun d'eux, les oeuvres essentielles qui permettent a la rigueur de laisser les autres, mais qu'il faut qu'un homme d'instruction moyenne ait lues de ses yeux. On consultera aussi, avec fruit, et a coup sur avec plus d'interet que le mien, les ouvrages de critique qu'il est de mon devoir de mentionner ici. C'est d'abord le livre de Villemain, encore tres bon, tres nourri et tres judicieux, et plein d'apercus sur les litteratures etrangeres, tres utiles a l'intelligence de la notre. C'est ensuite le cours sur la _Litterature francaise au XVIIIe siecle_, du sagace, profond et si pur Vinet. C'est encore le _Diderot_ du regrette Edmond Scherer; le _Marivaux_ si complet et si agreable en meme temps de M. Larroumet; l'admirable _Montesquieu_ de M. Albert Sorel; sans prejudice du bon livre, plus scolaire, de M. Edgard Zevort sur le meme sujet; les differents articles de M. Ferdinand Brunetiere, et particulierement ses _Le Sage, Marivaux, Prevost, Voltaire et Rousseau_, dans le volume intitule _Etudes critiques sur l'histoire de la litterature francaise_ (troisieme serie).--J'ai profite de ces maitres, dont je suis fier que quelques-uns soient mes amis. Je ne souhaiterais que n'etre pas trop indigne d'eux. Janvier 1890. E. F. DIX-HUITIEME SIECLE PIERRE BAYLE I BAYLE NOVATEUR Il est convenu que le _Dictionnaire_ de Bayle est la Bible du XVIIIe siecle, que Pierre Bayle est le capitaine d'avant-garde des philosophes, et cela, encore que generalement admis, n'est pas trop faux; cela est meme vrai; seulement il faut savoir que jamais eclaireur n'a moins ressemble a ceux de son armee, et que, s'il les eut connus, il n'est personne au monde, non pas meme les jesuites et les dragons de Villars, qu'il eut, j'en suis sur, plus cordialement deteste que ses successeurs. Au premier regard il parait bien l'un d'eux, tres exactement. On feuillette, et voici les principaux traits distinctifs du XVIIIe siecle, tant litteraire que philosophique et "religieux", qui apparaissent. Bayle est "moderne", admire froidement Homere, le trouve souvent un peu "bas", et, du reste, est aussi ferme a la grande poesie, et meme a toute poesie, qu'il soit possible. Voltaire aura le gout plus large et plus eleve que lui.--Bayle a l'esprit d'examen minutieux, etroit et negateur; il ne croit qu'au petit fait et aux grandes consequences du petit fait, comme Voltaire; il a comme Voltaire, une sorte de positivisme historique, et la ou nous trouvons, sans nul doute, ce nous semble, l'explosion d'un grand sentiment et le deploiement soudain de grandes forces d'ame, il ne voit qu'une intrigue habile et une supercherie bien conduite. Savez-vous ou est, a peu pres, le sommaire de la _Pucelle_ de Voltaire? Dans un passage de Haillan, amoureusement transcrit et encadre par Bayle dans son dictionnaire.--Bayle a l'esprit de raillerie bouffonne et irreverencieuse, et cette methode du burlesque applique a la metaphysique et aux religions, qui est celle du XVIIIe siecle tout entier, depuis Fontenelle jusqu'a Beranger. Les plaisanteries sur le systeme de Spinoza (Dieu modifie en Gros-Jean est un imbecile, et Dieu, modifie en Leibniz est un grand genie; Dieu modifie en trente mille Autrichiens a assomme Dieu modifie en dix mille Prussiens), ces plaisanteries de Voltaire ne sont pas de Voltaire; elles sont de Bayle, ou plutot elles ont commence par etre de Bayle. --"Les idees de l'Eglise gallicane touchant le concile et sur le Pape parlant _ex cathedra_ peuvent etre comparees a celles du paganisme touchant les oracles de Jupiter et celui de Delphes. Le Jupiter olympien repondant a une question trouvait dans l'esprit des peuples beaucoup de respect; mais enfin son jugement, quand meme il aurait ete rendu _ex cathedra_, ou plutot _ex tripode_, ne passait pas pour irreformable. Voila le Pape de l'Eglise gallicane. L'Apollon de Delphes etait le juge de dernier ressort: voila le concile."--Cela est-il assez voltairien? C'est du Bayle. Il a, non seulement l'esprit irreligieux, rebelle au sentiment du surnaturel, mais le gout de l'agression, et de la polemique, et de la taquinerie irreligieuses. Non seulement il ne cesse pas... je ne dis point de nier Dieu, la providence, et l'immortalite de l'ame; car il se garde bien de nier; je dis non seulement il ne cesse pas d'amener subtilement et captieusement son lecteur a la negation de Dieu, a la meconnaissance de la providence, et a la persuasion que tout finit a la tombe; mais encore il prend plaisir a bien montrer aux hommes, patiemment, obstinement, avec la persistance tranquille de la goutte d'eau percant la pierre, qu'ils n'ont aucune raison de croire a ces choses sinon qu'ils y croient, qu'autant la foi y mene tout droit, autant tout raisonnement, quel qu'il puisse etre, en eloigne, et qu'ainsi ils font bien de croire, ne peuvent mieux faire, sont admirablement bien avises en croyant. Ce detour malicieux, tactique absolument continuelle chez lui, sent le mepris et un peu d'intention mechante; c'est un moyen d'interesser l'amour-propre dans la cause de la negation, et, si l'on n'y reussit point, d'indiquer au rebelle qu'on le tient doucement pour un sot, ce qu'on le felicite d'etre d'ailleurs, et de vouloir rester, puisque aussi bien il ne pourrait etre autre chose. C'est du plus pur XVIIIe siecle. Et dix-huitieme siecle encore le gout tres marque et aussi desobligeant que possible de l'obscenite. Les details scabreux recherches avec soin et etales avec complaisance, abondent dans ces volumes de forme austere. Le cynisme cher au XVIe siecle, contenu et reprime au XVIIe, recommence a couler de source et a deborder, et en voila pour un siecle; en voila jusqu'a ce que la reaction de la satiete et du degout y mette, pour un temps, une nouvelle digue. La defense de Bayle sur ce point est significative; c'est une accusation tres grave, dans le plus grand air de bonhomie et d'innocence, a l'adresse des contemporains. Bayle fait remarquer, avec le plus grand sang-froid, qu'un livre, pour etre utile, doit etre achete, et pour etre achete doit contenir de ces choses qui plaisent a tout le monde, interessent tout le monde, eveillent, entretiennent et satisfont toutes les curiosites. Autrement dit, ce n'est point Bayle qui est cynique, mais ses contemporains qui le sont trop pour ne pas l'obliger a l'etre un peu, et meme enormement, dans le seul but de ne point leur rester etranger. Un savant meme est bien force d'etre a peu pres a la mode. Et voila bien toute la physionomie du XVIIIe siecle qui se dessine a nos yeux, au moins de profil. Il n'y a pas jusqu'a ce que j'appellerai, si on me le permet, le _primitivisme_, je ne sais quel esprit de retour aux origines de l'humanite, et je ne sais quel sentiment que l'humanite en s'organisant s'est eloignee du bonheur, en se civilisant s'est denaturee et pervertie, idee familiere au XVIIIe siecle meme avant Rousseau, et devenue populaire apres lui, que l'on ne trouvat encore dans Bayle, a la verite en y mettant un peu de complaisance. Ne croyez pas, nous dit-il, que l'effort, humain ou divin, pour eloigner progressivement le monde de l'etat primitif et naturel, soit un bien, et soit signe, ou de la bonte de l'homme, ou d'une bonte celeste. C'est une idee singuliere des Platoniciens que, par exemple, Dieu ait cree le monde par bonte. La creation est plutot une premiere decheance. Le chaos c'etait le bonheur. "Tout etait insensible dans cet etat: le chagrin, la douleur, le crime, tout le mal physique, tout le mal moral y etait inconnu... La matiere contenait en son sein les semences de tous les crimes et de toutes les miseres que nous voyons; mais ces germes n'ont ete feconds, pernicieux et funestes qu'apres la formation du monde. La matiere etait une Camarine[4] qu'il ne fallait pas remuer."--Bayle s'amuse, car il s'amuse toujours; mais cette theorie de polemique n'est pas autre chose que la doctrine de Rousseau poussee a l'extreme, en telle sorte qu'elle pourrait etre ou page d'un disciple de Rousseau logique et naif, ou parodie de Jean-Jacques dans la bouche d'un de ses adversaires. [Note 4: Ville de Sicile, ruinee par les Syracusains, qui la surprirent en traversant un marais desseche par les habitants, malgre la defense de l'oracle.] Ce gout de critique negative, ce gout de faire douter, cette impertinence savante et froide a l'adresse de toutes les croyances communes de l'humanite, cet art de ne pas etre convaincu, et de ne pas laisser quelque conviction que ce soit s'etablir dans l'esprit des autres; cet art, delicat, nonchalant et charmant dans Montaigne; rude, pressant, imperieux et haletant, en tant que visant a un but plus eleve que lui-meme, dans Pascal; cauteleux, insidieux, tranquille et lentement tournoyant et enveloppant dans Pierre Bayle; conduit a une sorte de desorganisation des forces humaines et a une maniere de lassitude sociale. Bayle le sait, et le dit fort agreablement: "On peut comparer la philosophie a ces poudres si corrosives qu'apres avoir consume les chairs baveuses d'une plaie, elles rongeraient la chair vive et carieraient les os, et perceraient jusqu'aux moelles. La philosophie refute d'abord les erreurs; mais si on ne l'arrete point la, elle refute les verites, et quand on la laisse a sa fantaisie, elle va si loin qu'elle ne sait plus ou elle est, ni ne trouve plus ou s'asseoir." Voila une belle porte d'entree au XVIIIe siecle, et ou l'inscription ne laisse rien ignorer de ce qu'on a chance de trouver dans l'enceinte. Nous savons d'avance ce qui sera, du reste, la verite, que l'_Encyclopedie_ et le _Dictionnaire philosophique_ ne sont que des editions revues, corrigees et peu augmentees du _Dictionnaire_ de Bayle, que dans ce dictionnaire est l'arsenal de tout le philosophisme, et le magasin d'idees de tous les penseurs, depuis Fontenelle jusqu'a Volney. Le XVIIIe siecle commence. II BAYLE ANNONCE LE XVIIIe SIECLE SANS EN ETRE Et il n'en est pas moins vrai que rien ne ressemble si peu que Bayle a un philosophe de 1750. Presque tout son caractere et presque toute sa tournure d'esprit l'en distinguent absolument. Et d'abord c'est un homme tres modeste, tres sage, tres honnete homme dans la grandeur de ce mot. Laborieux, assidu, retire et silencieux, personne n'a moins aime le fracas et le tapage, non pas meme celui de la gloire, non pas meme celui qu'entraine une influence sur les autres hommes. De petite sante et d'humeur tranquille, il a horreur de toute dissipation, meme de tout divertissement. Ni visites, ni monde, ni promenades, ni, a proprement parler, relations. La _vita umbratilis_ a ete la sienne, exactement, et il l'a tenue pour la _vita beata_. Il a lu, toute sa vie--une plume en main, pour mieux lire, et pour relire en resume--et voila toute son existence. Il ne s'est soucie d'aucune espece de rapport immediat avec ses semblables. L'idee n'est pas pour lui un commencement d'acte, et il s'ensuit que ce n'est jamais l'action a faire qui lui dicte l'idee dont elle a besoin; et c'est la une premiere difference entre lui et ses successeurs, qui est infinie. Il n'a pas de dessein; il n'a que des pensees. Ajoutez, et voila que les differences se multiplient, qu'il n'a pour ainsi dire pas de passions. Son trait tout a fait distinctif est meme celui-la. Il n'est pas seulement un honnete homme et un sage--on l'est avec des passions, quand on les dompte--il est un homme qui ne peut pas comprendre ou qui comprend avec une peine extreme et un etonnement profond qu'on ne soit pas un sage. Le pouvoir des passions sur les hommes le confond. "Ce qu'il y a de plus etrange, dans le combat des passions contre la conscience, est que la victoire se declare le plus souvent pour le parti qui choque tout a la fois et la conscience et l'interet." Il y a la quelque chose de si monstrueux que le bon sens en est comme etourdi, et il ne faut pas s'etonner que "les paiens aient range tous ces gens-la au nombre des fanatiques, des enthousiastes, des energumenes et de tous ceux en general qu'on croyait agites d'une divine fureur." Certes Bayle ne se fait aucune gloire, il ne se fait meme aucun compliment d'etre un honnete homme: il croit simplement qu'il n'est pas un fou. Entre les Diderot, les Rousseau et les Voltaire, il eut ete comme effare, et se serait demande quelle divine fureur agitait tous ces nevropathes. Enfin il est homme de lettres, et rien autre chose qu'homme de lettres. Les hommes du XVIIIe siecle ne l'etaient guere. Ils etaient gens qui avaient des lettres, mais qui songeaient a bien autre chose, gens persuades qu'ils etaient faits pour l'action et pour une action immediate sur leurs semblables, gens qui avaient la pretention de mener leur siecle quelque part, et ils ne savaient pas trop a quel endroit; mais ils l'y menaient avec vehemence; gens qui etaient capables d'etre sceptiques tour a tour sur toutes choses, excepte sur leur propre importance; gens qui faisaient leur metier d'hommes de lettres, a la condition, avec le privilege, et dans la perpetuelle impatience d'en sortir. --Bayle n'en sort jamais. Il est homme de lettres sans reserve, sans lassitude, sans degout, sans arriere-pensee, et sans autre ambition que de continuer de l'etre. Rien au monde ne vaut pour lui la vie de labeurs, de recherches desinteressees et de tranquille mepris du monde qu'il a choisie. Il a ce signe, cette marque du veritable homme de lettres qu'il songe a la posterite, c'est-a-dire aux deux ou trois douzaines de curieux qui ouvriront son livre un siecle apres sa mort. "Que craignez-vous? Pourquoi vous tourmentez-vous?.. Avez-vous peur que les siecles a venir ne se fachent en apprenant que vos veilles ne vous ont pas enrichi? Quel tort cela peut-il faire a votre memoire? Dormez en repos. Votre gloire n'en souffrira pas... Si l'on dit que vous vous etes peu soucie de la fortune, content de vos livres et de vos etudes, et de consacrer votre temps a l'instruction du public, ne sera-ce pas un tres bel eloge?... Les gens du monde aimeraient autant etre condamnes aux galeres qu'a passer leur vie a l'entour des pupitres, sans gouter aucun plaisir ni de jeu, ni de bonne chere... Mais ils se trompent s'ils croient que leur bonheur surpasse le sien; il (un savant, Francois Junius) etait sans doute l'un des hommes du monde les plus heureux, a moins qu'il n'ait eu la faiblesse, que d'autres ont eue, de se chagriner pour des vetilles..." Voila Bayle au naturel. Considere a ces moments-la, il apparait aussi peu moderne que possible, et tel que ces artistes anonymes de nos cathedrales qui passaient leur vie, inconnus et ravis, dans le lent accomplissement de la tache qu'ils avaient choisie, au recoin le plus obscur du grand edifice. Aussi bien, il ne voulait pas signer son monument. Des exigences de publication l'y obligerent. "A quoi bon? disait-il. Une compilation! Un repertoire!" Et, en verite, il semble bien qu'il a cru n'avoir fait qu'un dictionnaire. Et, par suite, ou si ce n'est pas par suite, du moins les choses concordent, aussi bien que toutes les vanites des hommes du XVIIIe siecle, tout de meme les orgueilleuses et ambitieuses idees generales des philosophes de 1750 sont absolument etrangeres a Pierre Bayle. Il ne croit ni a la bonte de la nature humaine, ni au progres indefini, ni a la toute-puissance de la raison. Il n'est optimiste, ni progressiste, ni rationaliste, ni regenerateur. Le monde pour lui "est trop indisciplinable pour profiter des maladies des siecles passes, et _chaque siecle se comporte comme s'il etait le premier venu_". L'humanite ne doute point qu'elle n'avance, parce qu'elle sent qu'elle est en mouvement. La verite est qu'elle oscille, "Si l'homme n'etait pas un animal indisciplinable, il se serait corrige." Mais il n'en est rien. "D'ici deux mille ans, si le monde dure autant, les reiterations continuelles de la bascule n'auront rien gagne sur le coeur humain." Ce serait un bon livre a ecrire "qu'on pourrait intituler _de centro oscillationis moralis_, ou l'on raisonnerait sur des principes a peu pres aussi necessaires que ceux _de centro oscillationis_ et des vibrations des pendules". On eut etonne beaucoup cet aieul des Encyclopedistes en lui parlant du regne de la raison et de la toute-puissance a venir de la raison sur les hommes. Personne n'est plus convaincu que lui de deux choses, dont l'une est que la raison seule doit nous mener, et l'autre qu'elle ne nous mene jamais. Elle est pour lui le seul souverain legitime de l'homme, et le seul qui ne gouverne pas. Il est tres enclin, sur ce point, a "_soutenir le droit et nier le fait_"; a soutenir "qu'il faut se conduire par la voie de l'examen, et que personne ne va par cette voie". La raison en est (dont Pascal s'etait fort bien avise) dans l'horreur des hommes pour la verite. Un instinct nous dit que la verite est l'ennemie redoutable de nos passions, et que si nous lui laissions un instant prendre l'empire, d'un seul coup nous serions des etres si absolument raisonnables et sages que nous peririons d'ennui. Plus de desir, plus de crainte, plus de haine, vaguement l'homme sent que la verite, le simple bon sens, s'il l'ecoutait une heure, lui donnerait sur-le-champ tous ces biens, et c'est devant quoi il recule, comme devant je ne sais quel vide affreux et desert morne. Comment veut-on que jamais il s'abandonne a celle qu'il devine qui est la source de tout repos et la fin de toute agitation et tourment? Remarquez, du reste, que l'homme, s'il a une horreur naturelle et interessee de la verite, n'en a pas une moindre de la clarte. Il peut approuver ce qui est clair, il n'aime passionnement que ce qui est obscur, il ne s'enflamme que pour ce qu'il ne comprend pas. Certains reformateurs fondent leur espoir sur ce qu'ils ont detruit ou efface de mysteres. C'est une sottise. C'est ce qu'ils en ont laisse qui leur assure des disciples, joint aux nouveaux sentiments de haine et de mepris dont, en creant une secte, ils ont enrichi l'humanite. "C'est l'incomprehensible qui est un agrement." Quelqu'un qui inventerait une doctrine ou il n'y eut plus d'obscurite, "il faudrait qu'il renoncat a la vanite de se faire suivre par la multitude". Cela est eternel, parce que cela est constitutionnel de l'humanite. L'homme est un animal mystique. Il aime ce qu'il ne comprend pas, parce qu'il aime a ne pas comprendre. Ce qu'on appelle le besoin du reve, c'est le gout de l'inintelligible. L'humanite revera toujours, et d'instinct repoussera toujours toute doctrine qui se laissera trop comprendre pour permettre qu'on la reve. La raison est donc comme une sorte d'ennemie intime que l'homme porte en soi, et qu'il a le besoin incessant de reprimer. C'est Cassandre, infaillible et importune. "Je sais que tu dis vrai; mais tais-toi."--Il est donc d'un esprit tres etroit de travailler a fonder le rationalisme dans le genre humain; c'est une faute de psychologie et une _ignorantia elenchi_, comme Bayle aime a dire, tout a fait surprenante. Certes Bayle ne songe point a un tel dessein, et personne n'a cru plus fort et n'a dit plus souvent que l'humanite vit de prejuges, qui, seulement, se succedent les uns aux autres et se transforment, comme de sa substance intellectuelle. Bayle est encore d'une autre famille que les philosophes du XVIIIe siecle en ce qu'il adore la verite. J'ai dit qu'il n'a point de passion; il a celle-la. Aucune rancune, aucune blessure ne peut gagner sur lui qu'il croie vrai ce qu'il croit faux. Il a des sentiments tres vifs contre le catholicisme, cela est certain; jamais cela ne le conduira a faire l'eloge du paganisme et du merveilleux esprit de tolerance qui animait les religions antiques. Il laisse ce panegyrique a faire a Voltaire. Il sait, lui, qu'il est difficile a une doctrine d'etre tolerante quand elle a la force, et qu'en tout cas, si cela doit se voir un jour, il est hasardeux d'affirmer que cela se soit jamais vu.--Il penche tres sensiblement pour le protestantisme, et jamais il n'a dissimule l'intolerance du protestantisme. Il insiste meme avec complaisance sur celle de Jurieu, parce que, sans qu'on ait jamais tres bien su pourquoi, il a contre Jurieu une petite inimitie personnelle; mais d'une facon generale, et qu'il s'agisse ou de Luther ou de Calvin, ou meme d'Erasme, la rectitude de sa loyaute intellectuelle et de son bon sens fait qu'il signale l'esprit d'intolerance partout ou il est. Il l'eut peut-etre trouve jusque dans l'_Encyclopedie_, et l'eut denonce. Je dirai meme que j'en suis sur. Il faut indiquer un trait tout special par ou Bayle se distingue des heritiers qui l'ont tant aime. L'intrepidite d'affirmation des philosophes du XVIIIe siecle leur vient, pour la plupart, de leurs connaissances scientifiques et de la confiance absolue qu'ils y ont mise. Bayle ne s'est pas occupe de sciences, presque aucunement, et sa _Dissertation sur les cometes_ est un pretexte a philosopher, non proprement un ouvrage scientifique. Dans son _Dictionnaire_, deux categories d'articles sont d'une regrettable et tres significative secheresse: c'est a savoir ceux qui concernent les hommes de lettres et ceux qui concernent les savants. Encore sur les hommes de lettres, si sa critique est superficielle, hesitante, ou, pour mieux dire, assez indifferente, du moins est-il au courant. Pour ce qui est des savants, il me semble bien qu'il n'y est pas. Il en est reste a Gassendi. Inutile de dire que c'est la une lacune facheuse. A un certain point de vue ce lui a ete un avantage. La certitude scientifique a comme enivre les philosophes du XVIIIe siecle, la plupart du moins, et leur a donne le dogmatisme intemperant le plus desagreable, le plus dangereux aussi. Nous y reviendrons assez. Je ne sais si c'est par peur du dogmatisme que Bayle s'est tenu a l'ecart des sciences, ou si c'est son incompetence scientifique qui l'a maintenu dans une sage et scrupuleuse reserve; mais toujours est-il qu'il n'a rien de l'infaillibilisme d'un nouveau genre que le XVIIIe siecle a apporte au monde, que le pontificat scientifique lui est inconnu, et que, rebelle a l'ancienne revelation, ou il n'a pas assez vecu, ou il n'avait pas l'esprit assez prompt a croire pour accepter la nouvelle. Aussi toutes ses conclusions, ou plutot tous les points de repos de son esprit, sont-ils toujours dans des sentiments et opinions infiniment moderes. En general sa methode, ou sa tendance, consiste a montrer aux hommes que sans le savoir, ni le vouloir, ils sont extremement sceptiques, et beaucoup moins attaches qu'ils ne l'estiment aux croyances qu'ils aiment le plus. Il excelle a extraire, avec une lente dexterite, de la pensee de chacun le principe d'incroyance qu'elle renferme et cache, et non point a arracher, comme Pascal, mais a derober doucement a chacun une confession d'infirmite dont il fait un aveu de scepticisme. Il tire subtilement, pour ainsi dire, et mollement, le catholicisme au jansenisme, le jansenisme au protestantisme, le protestantisme au socinianisme et le socinianisme a la libre pensee. Il aimera, par exemple, a nous montrer combien la pensee de saint Augustin est voisine de celle de Luther, combien il etait necessaire que le calvinisme finit par se dissoudre dans le socinianisme, et comment, apres le socinianisme, il n'y a plus de mysteres, c'est-a-dire plus de religion.--Il n'y a pas jusqu'a Nicole qu'il n'engage nonchalamment, qu'il ne montre, sans en avoir l'air, comme s'engageant dans le chemin de pyrrhonisme. Non point "qu'en fait", je l'ai indique, il ne voie d'infinies distances entre les hommes; mais c'est entre les hommes que sont ces espaces, non point du tout entre les doctrines. Ce sont abimes que creuse entre les hommes leur passion maitresse, qui est de n'etre point d'accord; mais, en raison, il n'y a point de telles divergences, et leurs passions desarmant, leurs vanites disparues, ils s'apercevraient qu'ils pensent a peu pres la meme chose. Il est vrai que jamais les passions ne desarmeront, ni ne s'evanouiront les vanites. Ainsi Bayle circule entre les doctrines, les comprenant admirablement, et merveilleusement apte, merveilleusement dispose aussi, et a les distinguer nettement pour les bien faire entendre, et a les concilier, ou plutot a les diluer les unes dans les autres, pour montrer a quel point c'est vanite de croire qu'on appartient exclusivement a l'une d'elles. On l'a appele "l'assembleur de nuages", et voila une singuliere definition de l'esprit le plus exact et le plus clair qui ait ete. Personne ne sait mieux isoler une theorie pour la faire voir, et jeter sur elle un rayon vif de blanche lumiere; mais il aime ensuite, cessant de l'isoler et de la circonscrire, a la montrer toute proche des autres pour peu qu'on veuille voir les choses d'ensemble, et a meler et confondre l'etoile de tout a l'heure dans une nebuleuse. Au fond il ne croit a rien, je ne songe pas a en disconvenir, mais il n'y a jamais eu de negation plus douce, moins insolente et moins agressive. Son atheisme, qui est incontestable, est en quelque maniere respectueux. Il consiste a affirmer qu'il ne faut pas s'adresser a la raison pour croire en Dieu, et que c'est lui demander ce qui n'est pas son affaire; que pour lui, Bayle, qui ne sait que raisonner, il ne peut, en conscience, nous promettre de nous conduire a la croyance, niais que d'autres chemins y conduisent, que, pour ne point les connaitre, il ne se permet pas de mepriser.--Il se tient la tres ferme, dans cette position sure, et dans cette attitude, qui, tout compte fait, ne laisse pas d'etre modeste. Ce genre d'atheisme n'est point pour plaire a un croyant; mais il ne le revolte pas. Bien plus choquant est l'atheisme dogmatique, imperieux, insolent et scandaleux de Diderot; bien plus aussi le deisme administratif et policier de Voltaire, qui tient a Dieu sans y croire, ou y croit sans le respecter, comme a un directeur de la surete generale. Quand Bayle laisse echapper une preference entre les systemes, et semble incliner, c'est du cote du manicheisme. Il n'y croit non plus qu'a rien, mais il y trouve, manifestement, beaucoup de bon sens. C'est qu'avec sa surete ordinaire de critique, surete qu'il tient de sa rectitude d'esprit, mais aussi qui est facile a un homme qui n'a ni prejuge, ni parti pris, ni parti, il a bien vu que tout le fond de la question du deisme, du spiritualisme, c'etait la question de l'origine du mal dans le monde, que la etait le noeud de tout debat, et le point ou toute discussion philosophique ramene. C'est parce qu'il y a du mal sur la terre qu'on croit en Dieu, et c'est parce qu'il y a du mal sur la terre qu'on en doute; c'est pour nous delivrer du mal qu'on l'invoque, et c'est comme bien createur du mal qu'on se prend a ne le point comprendre. Et il en est qui ont suppose qu'il y avait deux Dieux, dont l'un voulait le mal et l'autre le bien, et qu'ils etaient en lutte eternellement, et qu'il fallait aider celui qui livre le bon combat.-- C'est une consideration raisonnable, remarque Bayle. Elle rend compte, a peu pres, de l'enigme de l'univers. Elle nous explique pourquoi la nature est immorale, et l'homme capable de moralite; pourquoi l'homme lui-meme, engage dans la nature et essayant de s'en degager, secoue le mal derriere lui, s'en detache, y retombe, se debat encore, et appelle a l'aide; elle justifie Dieu, qui, ainsi compris, n'est point responsable du mal, et en souffre, loin qu'il le veuille; elle rend compte des faits, et de la nature de l'homme et de ses desirs, et de ses espoirs, et, precisement, meme de ses incertitudes et de son impuissance a se rendre compte. --Je le crois bien, puisque cette doctrine n'est pas autre chose que les faits eux-memes decores d'appellations theologiques. Ce n'est pas une explication, c'est une constatation qui se donne l'air d'une theorie. Il existe une immense contrariete qu'il s'agit de resoudre, disent les philosophes ou les theologiens. Le manicheen repond: "Je la resous en disant: il existe une contrariete. Des deux termes de cette antinomie j'appelle l'un Dieu et l'autre Ahriman. J'ai constate la difficulte, j'ai donne deux noms aux deux elements du conflit. Tout est explique." Si Bayle penche un peu vers cette doctrine, c'est justement parce qu'elle n'est qu'une constatation, un peu resumee. Ce qu'il aime, ce sont des faits, clairs, verifies et bien classes. Le dualisme manicheen lui plait, comme une bonne table des matieres, sur deux colonnes. Du reste, sa demarche habituelle est de faire le tour des idees, de les bien faire connaitre, d'en faire un releve exact, et d'insinuer qu'elles ne resolvent pas grand'chose. En politique Bayle ne se paie pas plus qu'en autre affaire de nouveautes ambitieuses et de theories systematiques. Il semble meme persuade qu'il ne faut ecrire nullement sur la politique, tant les passions des hommes rendront vite defectueuses et funestes dans la pratique les plus subtiles et les plus parfaites des combinaisons sociologiques [5]. Il est a l'oppose meme des ecoles qui croient qu'un grand peuple peut sortir d'une grande idee, et, la comme ailleurs, rien ne lui parait plus faux que la pretendue souverainete de la raison. Il est tres franchement monarchiste, conservateur et antidemocrate. Sans etudier a fond la question, car la politique est au nombre des choses qui ne l'interessent point, quand il rencontre la theorie de la souverainete du peuple, il lui fait la supreme injure: il ne la tient pas pour une theorie. Il la prend pour un appareil oratoire a l'usage de ceux qui veulent assassiner les souverains, et complaisamment nous la montre reparaissant dans les ouvrages des tyrannicides appartenant aux ecoles les plus diverses.--Seulement son impartialite ordinaire est ici un peu en defaut. M. de Bonald, non sans bonnes raisons, attribuait le dogme de la souverainete du peuple aux ecoles protestantes, et c'est surtout aux jesuites que Bayle l'impute de preference. Il n'ignore pas, et connait trop bien pour cela la _Justification du meurtre du duc de Bourgogne_ par Jean Petit en 1407, que la theorie est anterieure aux jesuites aussi bien qu'aux lutheriens, et il declare meme que "l'opinion que l'autorite des rois est inferieure a celle du peuple et qu'ils peuvent etre punis en certains cas, a ete enseignee et mise en pratique dans tous 1es pays du monde, dans tous les siecles et dans toutes les communions [6]"; mais il assure que si ce ne sont pas les jesuites qui ont invente ces deux sentiments, ce sont eux qui en ont tire les consequences les plus extremes; et il s'etend longuement sur l'apologie du crime de Jacques Clement et sur le _De Rege et regis institutione_ de Mariana[7].--Evidemment, chose bien rare dans Bayle, notre auteur, ici, s'interesse personnellement dans l'affaire. C'est un homme tranquille et timide qui a besoin d'une autorite indiscutee et inebranlable pour proteger la paix de son cabinet de travail, qui en affaires philosophiques se contente de mepriser la foule illettree, brutale et incapable de raisonner juste, meme sur ses interets; mais qui en choses politiques en a peur, n'aime point qu'on lui fournisse des theories a exciter ses passions, a decorer d'un beau nom ses violences et a excuser d'un beau pretexte ses fureurs; et qui, sur ces matieres, est tout franchement de l'avis de Hobbes. [Note 5: Article sur _Hobbes_.] [Note 6: Article _Loyola_.] [Note 7: Article _Mariana_.] Enfin, en morale pratique, Bayle n'est pas un modere; il est la moderation meme. L'exces quel qu'il soit, sauf celui du travail, qu'il ne considere pas comme un exces, le choque, le desole et le desespere. Son ideal n'est pas bien haut, et on peut dire qu'il n'a pas d'ideal; mais il semble avoir voulu prouver, et par ses paroles et par son exemple, quelle bonne regle morale ce serait deja que l'interet bien entendu, avec un peu de bonte, qui serait encore de l'interet bien compris. Labeur, patience, egalite d'ame, contentement de peu, tranquillite, absence d'ambition et d'envie, et conviction qu'ambition et envie sont plus que des fleaux, etant des ridicules du dernier burlesque, respect des opinions des autres, sauf un peu de moquerie, pour ne pas glisser a l'absolue indifference, c'est son caractere, et c'est sa doctrine. La _mitis sapientia Laeli_ revient a l'esprit en le lisant, en y ajoutant _cum grano salis_. Tout cela en fait bien un homme qui a fraye la voie au XVIIIe siecle et qui n'a rien de son esprit. Il eut bien hai les philosophes, et les aurait railles un peu. Un seul se rapproche de lui par beaucoup de points: c'est Voltaire, parce que Voltaire, en son fond, est ultra-conservateur, ultra-monarchiste et parfaitement aristocrate; aussi parce que Voltaire, s'il est intolerant, est partisan de la tolerance, et, s'il est assez dur, est partisan de la douceur. Ils ont des traits communs. Quand on lit Voltaire, on se prend a dire souvent: "Un Bayle bilieux." Mais voila precisement la difference. Aussi emporte et apre que Bayle etait tranquille et debonnaire, Voltaire, avec tout le fond d'idees de Bayle, a voulu remuer le monde, et a donne, a moitie, dans une foule d'idees qui etaient fort eloignees de ses penchants propres, si bien qu'il y a dans Voltaire une foule de courants parfaitement contradictoires; et Voltaire, dans ses coleres, ses haines et ses represailles, a donne aux opinions memes qu'il avait communes avec Bayle, un ton de violence et un emportement qui les denature. Bayle represente un moment, tres court, tres curieux et interessant aussi, qui n'est plus le XVIIe siecle et qui n'est pas encore le XVIIIe, un moment de scepticisme entre deux croyances, et de demi-lassitude intelligente et diligente entre deux efforts. L'effort religieux, tant protestant que catholique, du XVIIe siecle s'epuise deja; l'effort rationaliste et scientifique du XVIIIe n'a pas precisement commence encore. Bayle en est a un rationalisme tout negateur, tout infecond, et tout convaincu de sa sterilite. Il est du temps de Fontenelle, et Fontenelle a continue sa tradition. Trente ans plus tard, Fontenelle dira: "Je suis effraye de la conviction qui regne autour de moi." C'est tout a fait un mot de Bayle. Il l'aurait dit avec plus de chagrin meme que Fontenelle, et personne n'aurait pu lui persuader que gens si convaincus fussent ses disciples, encore qu'il y eut bien quelque chose de cela. III LE "DICTIONNAIRE" LU DE NOS JOURS A le lire maintenant pour notre plaisir, et sans chercher autrement a marquer sa place et a determiner son influence, il est agreable et profitable. Il est tres savant, d'une science sure, et qui va scrupuleusement aux sources, et d'une science qui n'est ni hautaine, ni herissee, ni outrageante. Figurez-vous qu'il n'injurie pas ceux qu'il corrige. Tres modeste en son dessein, il n'avait, en commencant, que l'intention de faire un dictionnaire rectificatif, un dictionnaire des fautes des autres dictionnaires, et il a toujours poursuivi ce projet, tout en l'agrandissant. Et, nonobstant ce role, il es tres indulgent et aimable. Il manque rarement de commencer ainsi son chapitre rectificatif: "'ai peu de fautes a relever dans Moreri..." sur quoi il en releve une vingtaine; mais voila au moins qui est poli. Son livre est mal compose; il est eminemment disproportionne. La longueur des chapitres ne depend pas de l'importance de l'homme ou de la question qui en fait le sujet; elle depend de la quantite de notes qu'avait sur ce sujet M. Bayle. Des inconnus, dont tout ce que Bayle ecrit sur eux ne sert qu'a demontrer qu'ils etaient dignes de l'etre et de rester tels, s'etalent comme insolemment sur de nombreuses pages enormes. Des gloires sont etouffees dans un paragraphe insignifiant. D'Assouci tient dix fois plus de place que Dante. C'est que Bayle est sceptique si a fond qu'il l'est jusque dans ses habitudes de travail. Il est si indifferent qu'il s'interesse egalement a toutes choses; et Aristote ou Perkins, c'est tout un pour lui. L'un n'est autre chose qu'une curiosite a satisfaire et une rechercher a poursuivre--et l'autre aussi. Personne n'a ete comme Bayle amoureux de la verite pour la verite, sans songer a voir ou a mettre entre les verites des degres d'importance. Il en resulte, sauf une petite reserve que nous ferons plus tard, que son livre va un peu au hasard, comme il croyait qu'allait le monde. Il ne semble pas qu'il y ait beaucoup de providence ni beaucoup de finalite dans cet ouvrage. Ce dictionnaire devrait s'intituler: ce que savait M. Bayle. Ce qu'il savait, c'etait la mythologie, l'histoire et la geographie ancienne, l'histoire des religions (tres bien, admirablement pour le temps), la theologie proprement dite, la philosophie, l'histoire europeenne du XVIe et du XVIIe siecle.--Ce qu'il savait moins et ce qu'il aimait peu, c'etait la litterature, la poesie, l'histoire du moyen age.--Ce qu'il ne savait pas du tout, c'etaient les sciences. Ce qu'on trouve dans ce dictionnaire, c'est donc une histoire a peu pres complete, et souvent d'un detail infini et tres amusant, de l'Europe et surtout de la France de 1500 a 1700, une mythologie interessante, des particularites d'histoire ancienne, et presque une histoire complete du developpement du christianisme, et presque une histoire complete des philosophies; et ni Voltaire, quand il travaille a son _Dictionnaire philosophique_, ni Diderot quand il travaille a la partie philosophique de l'_Encyclopedie_, n'ignorent ces deux derniers points. Le tresor est donc beau, si les lacunes sont considerables. Quelque chose est plus desobligeant que les lacunes: ce sont les commerages et les obscenites. Le mepris bienveillant de Bayle pour les hommes et la conviction ou il est qu'ils ne liraient point un livre ou il n'y aurait ni polissonneries ni propos de concierge, ne suffit vraiment pas a excuser l'auteur. Nous savons lire, et nous ne prenons pas le change sur ces choses. Il est parfaitement clair que Bayle se plait personnellement et bien pour son compte a ces recits ridicules, ou scabreux. Il goute ces plaisirs secrets de petite curiosite malsaine qui sont le peche ordinaire, sauf exceptions, Dieu merci, des vieux savants solitaires et confines. Il lui manque d'etre homme du monde. Il ne l'est ni par le bon gout, ni par la discretion ou brievete dedaigneuse sur certains sujets, ni par l'indifference a l'egard des choses qui sont la preoccupation des collegiens et des marchandes de fruits. Il devait bavarder avec sa gouvernante en prenant son repas du soir. Son livre, comme souvent ceux de Sainte-Beuve, sent quelquefois l'antichambre et un peu l'office. Et voyez le trait de ressemblance, et voyez aussi qu'il faut s'attendre a la pareille: la principale question qui a inquiete Sainte-Beuve en son article sur Bayle a ete de savoir si M. Bayle a ete l'amant de Madame Jurieu. Sans trop les lui reprocher, il faut signaler encore ses artifices et ses petites roueries de faux bonhomme. Il use d'abord de la classique ruse de guerre employee, ce me semble, deja avant Montaigne, et, depuis Montaigne jusqu'a nos jours, tellement pratiquee, qu'elle ne trompe personne, et meme que personne n'y fait attention. Elle consiste, comme vous savez bien, a presenter l'impuissance de la raison a demontrer Dieu comme une preuve de la necessite de la foi, et par consequent tout livre rationnellement atheistique comme une introduction a la vie devote. A ce compte, on est bien tranquille. Bayle a abuse de ce detour. Ce lui devient une _clausula_ et comme un refrain. On est toujours sur a l'avance que tout article sur le platonisme, le manicheisme, le socinianisme, la creation, le peche originel ou l'immortalite de l'ame, finira par la. Il a d'autres stratagemes, j'ai presque envie de dire d'autres terriers. C'est la ou l'on cherche sa pensee sur les questions graves et perilleuses qu'on ne la trouve pas, le plus souvent. C'est dans un article portant au titre le nom d'un inconnu, que Bayle, comme a couvert, et protege par l'obscurite du sujet et l'inattention probable du lecteur, ose davantage, et traite a fond un probleme capital, au coin d'une note qui s'enfle et sournoisement devient une brochure. Aussi faut-il le lire tout entier, comme un livre mal fait; car son livre est mal fait, moitie incurie (au point de vue artistique), moitie dessein, et prudence, et malice. Sainte-Beuve dit que c'est un livre a consulter plutot qu'a lire. C'est le contraire. A le consulter on croit qu'il n'y a presque rien; a le lire on fait a chaque pas des decouvertes la precisement ou l'on se preparait a tourner deux feuillets a la fois. C'est le livre qu'il faut le moins lire quatre a quatre. Et a lire jusqu'au bout on decouvre une chose qui est bien a l'honneur de Bayle: c'est que tous ces defauts que je viens d'indiquer diminuent et s'effacent presque a mesure que Bayle avance. Les histoires grasses ou saugrenues deviennent plus rares, les questions philosophiques et morales attirent de plus en plus l'attention de l'auteur, la commere cede toute la place au philosophe, l'ouvrage devient proprement un dictionnaire des problemes philosophiques. On le voit finir avec regret. Tout compte fait, c'est une substantielle et agreable lecture. C'est le livre d'un honnete homme tres intelligent avec un peu de vulgarite. Son impartialite, relative, comme toute impartialite, mais reelle, sa modestie, sa loyaute de savant, nonobstant ses petites ruses et malignites de bon apotre, surtout son solide, profond et plein esprit de tolerance, le font aimer quoi qu'on en puisse avoir. La tolerance etait son fond meme, et l'etoffe de son ame. Quand il s'anime, quand il s'eleve, quand il oublie sa nonchalance, quand il montre soudain de l'ardeur, de la conviction, une maniere d'onction meme, c'est qu'il s'agit de tolerance, c'est qu'il a a exprimer son horreur des persecutions, des guerres civiles, des guerres religieuses, du fanatisme, de la stupidite de la foule tuant pour le service d'une idee qu'elle ne comprend pas, et en l'honneur d'un contresens. Il n'a pas dit: "Aimez-vous les uns les autres": mais il a repete toute sa vie, avec une veritable angoisse et une vraie pitie: "Supportez-vous les uns les autres." C'est la qu'est la difference, et pourquoi il ne faut pas dire comme Voltaire: "C'etait une ame divine." Mais c'etait une ame honnete, droite et bonne. Malgre sa prolixite, il est extremement agreable a lire; car si ses articles sont longs, son style est vif, aise, franc, et va quelquefois jusqu'a etre court. Il a deux manieres, celle du haut des pages et celle des notes. En grosses lettres il est sec, compact, tasse et lourd; en petit texte il s'abandonne, il cause, il laisse abonder le flot presse de ses souvenirs, il plaisante, avec sa bonhomie narquoise, malicieuse et prudente, et tres souvent, presque toujours, il est charmant. On dirait un de ces professeurs qui en chaire sont un peu gourmes, contraints et retenus, mais qui vous accompagnent apres le cours tout le long des quais, et alors sont extremement instructifs, amusants, profonds et puissants, a la rencontre, et se sentent tellement interessants qu'ils ne peuvent plus vous quitter. C'est au sortir du cours qu'il faut prendre Bayle; tout le suc de sa pensee et toute la fleur de son esprit sont dans ses notes, dont certaines sont des chefs-d'oeuvre. Ici encore on retrouve la timidite un peu cauteleuse de Bayle, qui ne se decide a se livrer que dans un semblant de huis-clos, dans un enseignement au moins apparemment confidentiel. Il a beaucoup d'esprit, et un esprit tres particulier, une maniere d'_humour_ naive, de malice qui semble ingenue, avec toutes sortes d'epigrammes qui ressemblent a des traits de candeur. C'est le scepticisme joint a la bonte qui produit de ces effets-la: "Desmarets avait raison contre Boileau[8], mais Boileau avait pour lui d'avoir amuse. Les raisons de Desmarets avaient beau etre solides; la saison ne leur etait pas favorable. C'est a quoi un auteur ne doit pas moindre garde qu'un jardinier." Voila sa maniere. Elle est bien aimable. Voyez-vous le geste arrondi et paternel et le demi-sourire dans une demi-moue?--De meme: "Nous regardons la stupidite comme un grand malheur. Les peres qui ont les yeux assez bons pour s'apercevoir de la betise de leurs fils s'affligent extremement: ils leur voudraient voir un grand genie. C'est ignorer ce qu'on souhaite. Il eut cent fois mieux valu a Arminins d'etre un hebete que d'avoir tant d'esprit; car la gloire de donner son nom a une secte est un bien chimerique en comparaison des maux reels qui abregerent ses jours, et qu'il n'aurait point sentis s'il eut ete un theologien a la douzaine, un de ces hommes dont on fait cette prediction qu'ils ne feront point d'heresie." Ce ton de plaisanterie attenuee, adoucie et fourree d'hermine, est admirable.--Voyez encore cette remarque pleine de gravite, et le beau serieux avec lequel elle est faite: "La discipline du celibat parait incommode a une infinite de gens: le mariage est pour eux celui de tous les sacrements dont la participation parait la plus chere et precieuse; et qui voudrait faire sur ce sujet un livre semblable a celui de la _Frequente communion_ se rendrait aussi odieux que M. Arnauld le devint quand il publia, sur une autre matiere, un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit."--Quelquefois la plaisanterie de Bayle est plus lourde; quelquefois, tres rarement, elle devient plus mechante. [Note 8: J'abrege le texte.] Le scepticisme est desenchantement, et le desenchantement, de quelque bonte qu'il s'accompagne, ne peut pas aller toujours sans amertume. M. Renan a une page, une seule, qui est du Swift. Bayle a la sienne, peut-etre en a-t-il deux; mais je dois exagerer: "Les disputes, les confusions excitees par des esprits ambitieux, hardis, temeraires, ne sont jamais un mal tout pur... Il en resulte des utilites par rapport aux sciences et a la culture de l'esprit. Il n'est pas jusqu'aux guerres civiles dont on n'ait pu quelquefois affirmer cela. Un fort honnete homme l'a fait a l'egard de celles qui desolerent la France au XVIe siecle. Il pretend qu'elles raffinerent le genie a quelques personnes, qu'elles epurerent le jugement a quelques autres, et qu'elles servirent de bain aux uns, aux autres d'etrille... A la verite, le public se passerait bien de telles etrilles ou de telles limes." Voila, a peu pres, jusqu'ou va l'amertume de Bayle; elle n'est pas rude; il n'aurait pas ecrit _Candide_. Mais on voit tres bien qu'il aurait ete tres capable de le concevoir. Il suffit pour montrer combien la lecture de Bayle est non seulement instructive et suggestive, mais combien agreable, attachante, enveloppante et amicale. C'est un delicieux causeur, savant, intelligent, spirituel, un peu cancanier et un peu bavard. Il dit souvent qu'il ecrit pour ceux qui n'ont pas de bibliotheque et pour leur en tenir lieu. Je le crois bien, et il a fort bien atteint son but. Il etait lui-meme une bibliotheque, une grande et savante bibliotheque, incomplete a la verite, et un peu en desordre, avec de mauvais livres dans les petits coins. IV C'est l'homme dont les hommes du XVIIIe siecle ont fait comme leur moelle et leur substance, et cela est amusant. Cela prouve (et j'ai trop dit que Bayle s'en fut irrite, il s'en fut amuse un peu lui-meme) que le scepticisme est absolument inhabitable pour l'homme. L'homme est un animal qui a besoin d'etre convaincu. Voila un auteur qui, d'un solide bon sens et d'une rectitude d'esprit surprenante, detruit tous les prejuges, ne laisse debout que la raison, et ajoute, en le prouvant, que la raison ne mene a rien, et n'est qu'un dernier prejuge plus flatteur et seduisant que les autres. Ses disciples font de la raison une nouvelle foi, une nouvelle idole et un nouveau temple, et du scepticisme de leur maitre trouvent moyen de tirer un dogmatisme aussi imperieux, aussi orgueilleux, aussi batailleur et aussi redoutable au repos public que tout autre dogmatisme. De cet homme qui ne croyait a rien ils tirent des raisons a demontrer qu'il faut croire a eux; et de ce contempteur de l'humanite ils tirent des raisons a prouver que l'humanite doit s'adorer elle-meme, puisqu'elle n'a plus autre chose a adorer, ce qui est une consequence un peu ridicule, mais parfaitement naturelle. Et Bayle, par le plus singulier detour, mais a prevoir, se trouve etre le promoteur d'une croyance et le fondateur bien authentique, encore que bien involontaire, d'une religion. Imaginez Montaigne--_currente rota, cur urceus exit?_ car il faut citer du latin quand on parle de Montaigne--devenant chef de secte. La roue aurait pu tourner ainsi; personne n'est le potier de soi-meme. Ce qui eut console Bayle, si tant est qu'il en eut eu besoin, car il etait peu inconsolable, c'est qu'il avait refute a l'avance ses disciples devots jusqu'a le travestir; c'est qu'il n'y a guere aucune de leurs theories dont il n'ait, comme par provision, denonce la temerite et raille la vanite presomptueuse; et c'est qu'il est un precurseur de XVIIIe siecle qui en degoute.--Il eut pu tres legitimement se laver les mains de ce qu'on tenait pour son ouvrage, et qui, tout compte fait, l'etait un peu. Une derniere chose l'eut fait sourire sur la terre, a savoir son influence, et la direction, tres inattendue de lui, de son propre prolongement parmi les hommes. Il aurait considere cette derniere aventure comme une de ces bonnes folies de l'humanite dont il se divertissait doucement, comme une des bonnes "scenes de la grande comedie du monde", comme un effet des "maladies populaires de l'esprit humain"; et il n'est pas a croire que son scepticisme desenchante et malicieux en eut ete diminue. FONTENELLE Le XVIIIe siecle commence par un homme qui a ete tres intelligent et qui n'a ete artiste a aucun degre. C'est la marque meme de cet homme, et ce sera longtemps la marque de cette epoque. Ce qui manque tout d'abord a Fontenelle d'une maniere eclatante, c'est la vocation, et la vocation c'est l'originalite, et l'originalite, si elle n'est point le fond de l'artiste, du moins en est le signe. Il vient a Paris, de bonne heure, non point, comme les talents vigoureux, avec le dessein d'etre ceci ou cela, mais avec la volonte d'etre quelque chose. Et ce que pourra etre ce quelque chose, Dieu, table ou cuvette, il n'en sait rien. "Prose, vers, que voulez-vous?" Il n'est pas poete dramatique, ou moraliste, ou romancier. Il est homme de lettres. La chose est nouvelle, et le mot n'existe meme pas encore. Il fait des tragedies puisqu'il est le neveu des Corneille, des operas puisque l'opera est a la mode, des bergeries en souvenir de Segrais, et des lettres galantes en souvenir de Voiture. Il a en lui du Thomas Corneille, du Benserade, du Celadon et du Trissotin.--Plusieurs disent: "C'est un sot; mais il est pretentieux. Il reussira." Il etait pretentieux; mais il n'etait point sot. Ce qui devait le sauver, et deja lui faisait un fond solide, c'etait sa curiosite intelligente. Ce poete de ruelles, ce "pedant le plus joli du monde", faisait avant la trentaine (1686) des "retraites" savantes, comme d'autres des retraites de piete. Il disparaissait pendant quelques jours. Ou etait-il? Dans une petite maison du faubourg Saint-Jacques, avec l'abbe de Saint-Pierre, Varignon le mathematicien, d'autres encore qui tous "se sont disperses de la dans toutes les Academies"[9]. Tous jeunes, "fort unis, pleins de la premiere ardeur de savoir", etudiaient tout, discutaient de tout, parlaient, a eux quatre ou cinq, "une bonne partie des differentes langues de l'Empire des lettres", travaillaient enormement, se tenaient au courant de toutes choses.--C'est le berceau du XVIIIe siecle, cette petite maison du faubourg Saint-Jacques. Un savant, un publiciste ideologue, un historien, un mondain curieux de toutes choses, deja journaliste, d'un talent souple, et tout pret a devenir un vulgarisateur spirituel de toutes les idees; ces gens sont comme les precurseurs de la grande epoque qui remuera tout, d'une main vive, laborieuse et legere, avec ardeur, intemperance et temerite.--De tous Fontenelle est le mieux arme en guerre et par ce qu'il a, et par ce qui lui manque. Il est de tres bonne sante, de temperament calme, de travail facile et de coeur froid. Il n'a aucune espece de sensibilite. Ses sentiments sont des idees justes: loyaute, droiture, fidelite a ses amis, correction d'honnete homme. On se donne ces sentiments-la en se disant qu'il est raisonnable, d'interet bien compris et de bon gout de les avoir. Il n'est point amoureux, et rien ne le montre mieux que ses poesies amoureuses. Il a, avec tranquillite, des mots durs sur le mariage: "Marie, M. de Montmort continua sa vie simple et retiree, d'autant plus que, par un bonheur assez rare, le mariage lui rendit la maison plus agreable." Il est ferme et malicieux dans la dispute, mais non passionne. Il est de son avis, mais il n'est pas de son parti. Son amour-propre meme n'est pas une passion. C'est dire que la passion lui est inconnue. Il est ne tranquille, curieux et avise. Il est ne celibataire, et il etait centenaire de naissance. Plusieurs dans le XVIIIe siecle seront ainsi, meme maries, par accident, et mourant plus tot, par aventure. [Note 9: Eloge de Varignon.] I SES IDEES LITTERAIRES ET SES OEUVRES LITTERAIRES Ainsi constitue, il etait fait pour avoir toute l'intelligence qui n'a pas besoin de sensibilite. Cela ne va pas si loin qu'on pense. Car l'intelligence, meme des idees, a besoin de l'amour des idees pour se soutenir. Fontenelle ne comprendra rien aux choses d'art, et, tout en comprenant admirablement toutes les idees, il n'aura jamais pour elles la passion qui fait qu'on en cree, qu'on les multiplie, qu'on les poursuit, qu'on les unit, qu'on les coordonne, qu'on en fait des systemes puissants, faux parfois, mais animes d'une certaine vie, parce qu'on a jete en elles une ame humaine. Nous verrons cela plus tard. Pour le moment considerons-le dans les choses d'art. Veritablement, il n'y entre pas du tout. On a remarque que, si en avance et vraiment precurseur au point de vue philosophique, il est arriere en choses de lettres. Cela est tres vrai. Sa poesie et sa fantaisie sont du gout de Louis XIII. Ses tragedies sont d'un homme qui est neveu de Corneille, mais qui a l'air d'etre son oncle. Elles ont des graces surannees et de ces gestes de vieil acteur qui semblent non seulement appris, mais appris depuis tres longtemps.--Ses operas, qui sont tres soignes, sont d'un homme naturellement froid, qui s'est instruit a pousser le doux, le tendre et le passionne. Ses _Bergeries_ sont bien curieuses. Elles ne sont pas fausses, ce qui est, en fait de bergeries, une nouveaute bien singuliere. On sent que cela est ecrit par un homme avise qui sait tres bien ou est l'ecueil, et qu'on a toujours fait parler les patres comme des poetes. Les siens ne sont pas de beaux esprits ni des philosophes, et il faut lui en tenir compte. Mais ce n'est la qu'un merite negatif, et n'etre pas faux ne signifie point du tout etre reel. Les bergers de Fontenelle ne sont point faux; ils n'existent pas. Ils n'ont aucune espece de caractere. Il a voulu qu'ils ne fussent ni grossiers, ni spirituels, ni delicats, ni comiques, ni tragiques. Restait qu'ils ne fussent rien. C'est ce qui est arrive. Il semble que Fontenelle voudrait peindre simplement des hommes oisifs et voluptueux. Mais il faut encore une certaine sensibilite, d'assez basse origine, mais reelle, pour composer des scenes voluptueuses, Fontenelle n'est pas assez sensible pour etre un Gentil-Bernard. On sent qu'il ne s'interesse pas le moins du monde au succes des tentatives galantes de ses heros et ne tiendrait nullement a etre a leur place. On voit aisement des lors combien ces scenes sont laborieusement insignifiantes. C'est une chose d'une tristesse morne que les _juvenilia_ d'un homme qui n'a jamais eu de jeunesse.--Cette singuliere destinee d'un ecrivain qui, apres Moliere et Racine, jouait le personnage d'un contemporain de Theophile, a du bien surprendre, et, en effet, elle a etonne les hommes de l'ecole de 1660, les Boileau et La Bruyere. Ce "Cydias", ce "petit Fontenelle" leur est souverainement desagreable, et leur parait etrange. Le phenomene, de soi, n'est pas surprenant. Fontenelle est l'_homme de lettres_ par excellence, l'homme intelligent qui n'a en lui aucune force creatrice, mais qui est doue d'une grande facilite d'assimilation et d'execution. Ces gens-la ne devancent jamais, en choses d'art; ils imitent, et non pas toujours la derniere maniere, celle de leurs predecesseurs immediats. N'ayant point d'inspiration personnelle, ils s'en sont fait une avec les objets de leurs premieres admirations et de leurs premieres etudes, et cette influence, chez eux, persiste longtemps. Fontenelle, en litterature pure, est un homme qui adore l'_Astree_, comme fait La Fontaine, mais qui ne sait pas, comme La Fontaine, la transformer en lui. Il la reedite, et, n'etait une autre direction que son esprit devait prendre, il aurait toujours ecrit l'opera de _Psyche_, moins les deux ou trois passages partis du coeur, c'est-a-dire une _Astree_ un peu moins longue.--Sa critique est comme ses poesies, et les explique bien. Le sentiment du grand art y manque absolument.--Et il est tres intelligent!--Sans aucun doute; mais c'est une erreur de croire qu'il ne faille pour comprendre les choses d'art que de l'intelligence. Il y faut un commencement de faculte creatrice, un grain de genie artistique, juste la vertu d'imagination et de sensibilite qui, plus forte d'un degre, ou de dix, au lieu de comprendre les oeuvres d'art, en ferait une. On n'entend bien, en pareille affaire, que ce qu'on a songe a accomplir, et ce qu'on est a la fois impuissant a realiser et capable d'ebaucher. Le critique est un artiste qui voit realise par un autre ce qu'il n'etait capable que de concevoir; mais pour qu'il le voie, il fallait qu'il put au moins le rever.--Fontenelle n'a pas meme eu le reve du grand art. Il n'aime point l'antiquite. Il lui fait une petite guerre indiscrete, ingenieuse et taquine, qui n'a point de treve. A chaque instant, dans les ouvrages les plus divers, nous lisons: "... Et voila les raisonnements de cette antiquite si vantee"[10].--"Nous ne sommes arrives a aucune absurdite aussi considerable que les anciennes fables des Grecs; mais c'est que nous ne sommes point partis d'abord d'un point si absurde"[11].--Il faut se debarrasser "du prejuge grossier de l'antiquite"[12]. Il y a la pour lui comme une obsession. On dirait un chretien du IIIe siecle attaquant les paiens, ou un homme de parti de notre temps qui ne peut dire une parole, dans l'entretien le plus indifferent, sans exprimer son horreur pour le parti adverse.--Et, en effet, sa critique, toute de detail, a bien ce caractere. Dans son _Discours sur la nature de l'Eglogue_, il fait son proces a Theocrite, puis a Virgile, reprochant a l'un surtout d'etre trop bas, et a l'autre surtout d'etre trop haut, mais trouvant moyen aussi de montrer qu'il arrive a Theocrite d'etre trop haut et a Virgile d'etre trop bas. C'est une serie de chicanes pueriles.--Quand lui-meme s'eleve un peu, et laisse cette petite guerre pour des considerations plus serieuses, il montre une inquietante infirmite. Il n'atteint pas la grande poesie, c'est-a-dire la poesie. Le _Silene_ de Virgile lui parait une etrange absurdite, a lui, homme de science, et qui, ailleurs, comprend la majeste de la nature. C'est que _Silene_ est lyrique, et c'est le lyrisme qui est la chose la plus etrangere a ces beaux esprits du XVIIIe siecle commencant, aux Lamotte, aux Terrasson, et tout aussi bien, quoique "anciens", aux Dacier. C'est ce sens de la grande poesie qui manquera aux plus grands hommes du XVIIIe siecle, et, s'ajoutant a d'autres causes, les maintiendra dans le mepris de l'antiquite dont precisement le caractere est d'avoir converti en poesie tout ce qu'elle touchait.--Il ne faut pas croire qu'en cela le XVIIIe siecle soit la suite du XVIIe. L'ecole de 1660 a ete peu lyrique, il est vrai, et il est bien arrive a Boileau de dire que l'excellence des anciens consiste a peindre elegamment les petites choses[13]; mais Racine comprenait la poesie des grandes passions tragiques autant que faisaient les anciens, et trop meme pour etre bien entendu de son temps; et Fenelon avait le sens de la grande mythologie, et d'Homere, autant que de Virgile; et Boileau, "moderne" en cela au vrai sens du mot, defend contre Perrault, non seulement Homere et Pindare, mais le lyrisme des poetes hebreux, et donne a ce propos la definition de la poesie lyrique en homme qui sait ce que c'est.--C'est bien vers 1700 que les hommes de prose, ou de poesie prosaique, prennent le dessus, parce que quelque chose disparait alors, qui, tout compte fait, et sauf tres rare exception, ne reparaitra qu'un siecle apres, l'enthousiasme litteraire, le gout ardent du beau pour le beau, ce qui fait les grands artistes en vers, les grands orateurs, et meme les grands critiques.--Soit, et de grande poesie, et de lyrisme, et de Lucrece non plus que d'Homere, qu'il ne soit plus question. Mais quand les enthousiastes s'eloignent, les realistes arrivent. C'est une loi d'histoire litteraire en effet, et nous verrons qu'au XVIIIe siecle elle s'est verifiee. Mais rien ne montre a quel point Fontenelle, en choses d'art, etait un arriere et non un precurseur, comme ceci qu'il a ete encore moins realiste qu'enthousiaste. Il a tout une theorie sur l'Eglogue[14]. C'est la qu'il trouve Virgile tour a tour trop vulgaire et trop noble. Admettons. Que faut-il donc etre dans les Bergeries? Il faut sans doute etre vrai, nous montrer cette poesie, plus humble, moins ambitieuse que l'autre, qui est dans le travail de l'homme, dans son rude et patient effort, dans ses joies simples et naives. L'inquietude du patre pour ses chevres, du laboureur pour ses boeufs ou ses bles qui poussent; et aussi les vignerons attables, les moissonneurs buvant a la derniere gerbe...--Nullement. "La poesie pastorale n'a pas grand charme si elle ne roule que sur les choses de la campagne. Entendre parler de brebis et de chevres, cela n'a rien par soi-meme qui puisse plaire."--Qu'est-ce donc qui plaira, et qu'est-ce qui fait la poesie des hommes des champs? --Pour Fontenelle c'est leur oisivete. Les hommes aiment a ne rien faire; ils "veulent etre heureux, et voudraient l'etre a peu de frais". La tranquillite des campagnards, voila le fond du charme des eglogues, et c'est pour cela que les poetes ont choisi pour heros de ces ouvrages, non les laboureurs qui travaillent peniblement, ou les pecheurs qui peinent si fort; mais les bergers, qui ne font rien.--C'est bien cela. L'_Astree_, et non les _Georgiques_. A defaut de la poesie qui est l'expression des plus beaux reves de l'homme, Fontenelle ne comprend pas meme celle qui est l'expression de sa vie reelle dans la simplicite touchante de ses douleurs et de ses joies, et plus que le Silene de Virgile, il ne gouterait les paysans de La Fontaine.--Que lui reste-t-il? Rien, absolument rien. Et c'est bien pour cela qu'il ne sent point l'antiquite, qui, precisement, a, tour a tour, ouvert ces deux sources eternelles de poesie. A la verite, s'il a persiste dans cette erreur de jugement, il ne s'est point entete dans l'erreur plus forte qui consistait, n'entendant rien a la poesie, a en faire. Il etait tres souple, et quoique vain, tres avise. Il vit assez vite, non point qu'il n'etait pas poete, mais qu'on ne goutait pas sa poesie. Il y renonca, et, comme il a dit dans le plus mauvais vers de la litterature francaise, Et son carquois oisif a son cote pendait. Sur quoi il se contenta quelque temps d'etre homme d'esprit. Il l'etait veritablement, et de la bonne sorte, et de la mauvaise, et de toutes les facons dont on peut l'etre. Il y a en lui du Voiture, du Le Sage et du Voltaire. La encore il est arriere et bel esprit de province, mais de son temps aussi, frequemment, et meme du temps qui va venir. Ses _Lettres Galantes_, que Voltaire ne peut pas souffrir, sont le plus souvent, en effet, du pur Benserade, mais parfois aussi ont bien du piquant et un joli tour. Le fond en est d'une cruelle insignifiance. Figurez-vous des _chroniques_ comme nos journaux en publient a notre epoque. Un mariage, un proces, une dame qui change de soupirant, le tout vrai ou suppose, et la-dessus des turlupinades. Il y en a d'execrables. A une jeune personne protestante, qui, pour se marier avec un catholique, changeait de religion: "... Nous regardons avec beaucoup de pitie nos pauvres freres errants; mais j'en avais une toute particuliere pour une aimable petite soeur errante comme vous. J'etais tout a fait fache de croire que votre ame, au sortir de votre corps, ne dut pas trouver une aussi jolie demeure que celle qu'elle quittait..."--Il y en a de plaisantes, sinon comme idees, du moins comme grace de geste, pour ainsi dire, et de mot jete: "Il y a longtemps, Madame, que j'aurais pris la liberte de vous aimer, si vous aviez le loisir d'etre aimee de moi... Gardez-moi, si vous voulez, pour l'avenir; j'attendrai quinze ou vingt ans, s'il le faut. Je me passerai a un peu moins d'eclat que vous n'en avez aujourd'hui... Aussi bien y a-t-il beaucoup de superflu dans votre beaute. Je ne veux que le necessaire, que vous aurez toujours... Je ne vous demande que ce temps de votre vie que vous auriez donne aux reflexions. Au lieu de rever creux, ou de ne rever a rien, vous pourrez rever a moi. Adieu, Madame, jusqu'a nos amours."--Sans doute, il y a encore du Mascarille dans tout cela; mais comme l'allure est vive, la phrase preste, et combien aisee, en sa precision rapide, la pirouette sur le talon: "Adieu, Madame, jusqu'a nos amours."--On peut mesurer la distance parcourue depuis Voiture, d'autant mieux que le fond est le meme. Grace au travail des auteurs comiques et de La Rochefoucauld et de La Bruyere, la grande phrase patiemment tressee du commencement du XVIIe siecle s'est denouee et assouplie, et desormais on peut etre entortille en phrases courtes. C'est l'instrument au moins qui est cree, la phrase rapide et cinglante, qui va etre si redoutable aux mains d'un Voltaire. [Note 10: Histoire des oracles.] [Note 11: Origine des Fables.] [Note 12: Digression sur les Anciens et les Modernes.] [Note 13: Lettre a Maucroix, 29 avril 1695.] [Note 14: Discours sur la nature de l'Eglogue] Ailleurs c'est l'epigramme emoussee, la malice sournoise, le "coup de patte" lance de cote et retire du meme mouvement, si familier a Le Sage, et qui est une des graces de l'esprit que nous goutons le plus: "Mes souhaits sont accomplis, j'ai un successeur... Je vous assure que j'ai desire avec un egal empressement la tendresse, et l'indifference de Madame de L. Enfin je les ai obtenues toutes deux l'une apres l'autre, et c'est sans doute tirer d'une personne tout ce qui s'en peut tirer."--C'est ici meme le genre d'esprit particulierement propre a Fontenelle, homme d'ironie couverte et qui sourit du coin des yeux. Nous la retrouverons souvent dans les _Eloges_: "M. Dodart etait laborieux. Ses amusements etaient des travaux moins penibles. Il lisait beaucoup sur les matieres de religion; car sa piete etait eclairee, et il accompagnait de toutes les lumieres de la raison la respectable obscurite de la foi." Le bon apotre! Nous voila bien au temps des _Lettres Persanes_, et Cydias, avec cette adresse a manier la langue, a lancer l'epigramme et surtout a la retenir, n'est plus ce je ne sais quoi "immediatement au-dessous de rien" qu'il etait au temps de La Bruyere. II SES IDEES ET SES OUVRAGES PHILOSOPHIQUES Il avait en effet assez d'intelligence, d'esprit et de style pour occuper une grande place dans le monde des lettres, a la condition de trouver sa voie. Il etait de ceux qui ne la trouvent point tout de suite parce qu'ils n'ont ni passion, ni faculte dominante. Il etait de ceux qui peuvent ne jamais la trouver, precisement parce qu'ils ont l'esprit souple, et s'accommodent du premier chemin qui s'ouvre a eux. Ils ont besoin des circonstances. Les circonstances servirent admirablement Fontenelle. Le moment ou il parut dans le monde, celui surtout ou il commencait a etre connu sans etre encore illustre, etait le temps ou les decouvertes scientifiques attiraient vivement les esprits curieux, comme etait le sien. La science moderne date du XVIIe siecle. Descartes, Leibniz, Newton, coup sur coup, presque en meme temps, font aux yeux de l'intelligence un monde nouveau, renouvellent la matiere des meditations de l'esprit humain. Les litterateurs du XVIIe siecle sont trop de purs artistes pour avoir tendu l'oreille de ce cote, et pourtant, comme ils sont moralistes, tres prompts a observer les changements des gouts, ils n'ont pas ete sans s'apercevoir de cet etat nouveau des esprits et de son influence au moins sur les moeurs. Descartes inquiete La Fontaine, l'astrolabe de madame de la Sabliere preoccupe Boileau, et Moliere fait une place, d'avance, a madame du Chatelet ou a la "marquise" de la _Pluralite des mondes_ dans son salon, agrandi desormais, des Precieuses.--Au commencement du XVIIIe siecle, ce mouvement s'accuse de plus en plus. Fontenelle y prit garde de tres bonne heure. Il n'etait pas plus lettre, de vocation, que savant. Il etait intelligent et curieux. Il s'occupa de sciences comme de pastorales. Seulement les sciences avaient plus de raisons de l'attirer. Elles etaient chose de mode, et il etait homme a suivre la mode, comme tous ceux qui n'ont pas une forte originalite. Surtout elles etaient chose que l'antiquite n'avait point connue, et c'etait le point sensible de Fontenelle. Les sciences ont ete d'abord pour lui un element essentiel de la querelle des anciens et des modernes. S'il est une idee a laquelle tient un peu cet homme qui ne tenait a rien, c'est que l'on n'a pas dit grand'chose de bon avant lui, ou, sinon avant lui (car il est de bon ton et, meme en le pensant un peu, ne le dirait point), avant le temps ou il a eu l'honneur de naitre. Il n'a pas le sens de l'admiration, ni le respect de la tradition, et "le prejuge grossier de l'antiquite" n'est point son fait. Il est "homme de progres." Dans l'idee du progres il y a de tres bons sentiments, et toujours aussi une tres notable partie de fatuite. Tout au fond du Fontenelle savant et ami des sciences, personnage tres respectable, en cherchant bien, en cherchant trop, on trouverait encore un peu de Cydias. Voyez-le dans ses premiers ouvrages, les _Dialogues des morts_, par exemple. Sa malice, et elle est piquante, est toute en paradoxes, et en adresses legeres a taquiner les opinions recues. Elle consiste a prouver combien Phryne est incomparablement superieure a Alexandre, autant que les conquetes pacifiques l'emportent sur les conquetes meurtrieres; a montrer Socrate s'inclinant devant la sagesse de Montaigne, etc. Ce n'est point seulement un jeu. Fontanelle n'aime point les idees traditionnelles. Elles ont d'abord le tort de n'etre plus spirituelles, ensuite celui de supposer que nos peres etaient aussi habiles que nous. Tres doucement, en homme du monde, il a continue pendant quelque temps cette petite guerre, qui etait le prelude de la guerre de Cent Ans du XVIIIe siecle. Le christianisme, par exemple, sans le gener, car qu'est-ce qui pouvait gener cet homme si souple et qui glissait dans toute etreinte? l'importunait quelque peu. C'est que le christianisme aussi est une antiquite, sans compter qu'il est un sentiment. Il l'a attaque obliquement, et, du premier coup, en strategiste consomme. Sous couleur d'attaquer les erreurs de l'antiquite paienne, il fait deux petits traites, l'un sur "_l'Origine des fables_", l'autre sur "_les Oracles_", qui sont de petits chefs-d'oeuvre de malice tranquille et grave, et de scepticisme a la fois discret et contagieux. Il y laisse tomber comme par megarde quelques gouttes d'une essence subtile qui, destinees a detruire les prejuges antiques, doivent d'elles-memes se repandre dans les esprits a la perte de toute croyance. Le procede est habile, l'adresse legere, l'art tres delicat. Les fables ne sont point l'effet d'un artifice et d'une tromperie grossiere. Il ne serait pas bon qu'on le crut: on aurait confiance quand a l'origine des croyances on ne verrait pas de thaumaturge. Elles sont des produits naturels de l'ignorance aidee de l'imagination. Tous les peuples, en leur age grossier, en ont eu, qui, peu a peu, se sont parees des prestiges de l'art, et, parfois, recommandees de quelques considerations morales. Il ne faut pas les detester, il faut s'en debarrasser doucement par l'efficace de la raison. Car nous avons les notres, moins ridicules que celles des anciens, mais que le temps nous fait cherir comme eux les leurs. "Nous savons aussi bien qu'eux etendre et conserver nos erreurs, mais heureusement elles ne sont pas si grandes, _parce que nous sommes eclaires des lumieres de la vraie religion et, a ce que je crois, des rayons de la vraie philosophie_."--Il n'a pas dit quelles etaient ces erreurs; il compte, pour en avoir raison, et sur la religion et sur la philosophie, et il n'y a rien de plus innocent que ces remarques, ni de plus orthodoxe.--Faites bien attention que l'histoire de tous les peuples, grecs, romains, pheniciens, gaulois, americains et chinois commence par des fables... Voila qui peut mener loin par voie de consequences. Attendez! "... _excepte le peuple elu, chez qui un soin particulier de la providence a conserve la verite_." Restriction pieuse et precaution honnete, a laquelle ce n'est pourtant point la faute de l'auteur si l'on trouve un air d'epigramme.--Et c'est ainsi, de l'air le plus doux du monde, que Fontenelle nous amene a cette modeste conclusion qui ne vise personne et n'est assurement qu'un conseil de haute prudence: "Tous les hommes se ressemblent si fort qu'il n'y a point de peuple dont les sottises ne nous doivent faire Trembler." Fontenelle excelle a ces insinuations qui ont besoin de la complicite du lecteur, qui comptent sur elle et s'en assurent sans l'exciter. Il est l'homme dont parle La Bruyere, qui ne medit point, qui n'articule aucun grief, qui se tait presque avant d'avoir parle. "Et il a raison: il en a assez dit."--Meme art, avec un peu plus d'insistance et une malice un peu plus appuyee dans les _Oracles_. On saura que ce livre est inspire par le zele chretien le plus pur, et par une horreur pour le paganisme que certains chretiens ont eu l'imprudence de ne pas pousser aussi loin que Fontenelle. Ils ont cru qu'ils pouvaient tirer avantage de deux choses: de ce que certains oracles paiens avaient annonce l'avenement du christianisme, et de ce que, le Christ venu, les oracles avaient cesse. De ces deux choses la seconde est fausse, les oracles ayant continue de sevir, quoique avec moins de vehemence, pendant quatre cents ans apres Jesus; et la premiere blesse infiniment l'auteur qui n'aime pas que les verites de la foi aient un appui dans les instruments de l'idolatrie. Les chretiens, flattes d'etre annonces par la bouche meme de leurs ennemis, ont suppose que les oracles etaient inspires par les _demons_, c'est-a-dire par les anges dechus, a qui Dieu a permis de dire quelquefois la verite. C'est une erreur. Mille exemples prouvent que les oracles n'etaient qu'une jonglerie assez grossiere, et Fontenelle enumere religieusement tous ces ridicules artifices, dans le dessein de montrer, non pas tant, soyez-en surs, qu'une des preuves au moins dont se soutient le christianisme est ruineuse, et que parmi les propheties, celles qui sont d'origine paienne sont vaines et ridicules, que de prouver combien le paganisme est abominable. 11 n'y a rien d'edifiant au monde comme ce petit livre. Ainsi allait, desormais prudent, modere et delicieusement perfide, l'ancien auteur de l'_ile de Borneo_, satire par allegorie du catholicisme, dont Bayle avait fait un ornement de son journal[15], mais qui avait eu un succes un peu trop bruyant pour les oreilles sensibles de Fontenelle.--Aussi bien la science commencait a l'attirer pour elle-meme, et sans cesser d'y voir une arme excellente contre le christianisme et l'antiquite, instrument a les detruire et pretexte a les mepriser, il s'y donnait deja d'une ardeur vraie, certainement sincere et presque desinteressee. Fontenelle a commence par des operas comiques et continue par des pamphlets. La _Pluralite des Mondes_ est un ouvrage de savant, ou il n'y a plus que des traces de pamphlet et des souvenirs d'opera comique. On y sent encore une legere demangeaison d'embarrasser les theologiens, et une certaine vanite a se montrer recherche des belles. Il insiste complaisamment sur les "hommes dans la lune", ce dont peuvent s'alarmer les catholiques, et il nous fait de tout son coeur les honneurs de la marquise qui est censee l'ecouter. Pour les habitants de la lune, il n'y a rien a dire: il se defend trop bien d'en faire une armee a attaquer la foi. "Il serait embarrassant en theologie qu'il y eut des hommes qui ne descendissent point d'Adam...; mais je ne mets dans la Lune que des habitants qui ne sont point des hommes... Je n'attends donc plus cette objection que des gens qui parleront de ces Entretiens sans les avoir lus. Est-ce un sujet de me rassurer? C'en est un au contraire de craindre que l'objection ne me vienne de bien des endroits[16]."--Pour sa marquise, il faut confesser qu'elle est bien incommode. Elle a de l'esprit sans doute: "... Vous voyez, Madame, que la Geometrie est fille de l'interet, la Poesie de l'amour, et l'Astronomie de l'oisivete.--En ce cas, je vois bien qu'il faut que je m'en tienne a l'astronomie." Mais le role que lui a menage Fontenelle est bien desobligeant. Sous pretexte de donner une suite naturelle aux raisonnements, elle ne sert qu'a les interrompre a tout moment, et a les faire languir. Elle comprend ou ne comprend pas, trop visiblement, selon qu'il y a longtemps ou peu de temps qu'elle n'a parle, et selon que Fontenelle sent ou ne sent point le besoin de nous rappeler sa presence. J'aimerais mieux les naifs [Grec: panu ge ] ou [Grec: pos dhou] des interlocuteurs de Socrate, qui au moins ne sont que des signes de ponctuation.--Et puis ce procede du dialogue, quand l'ecrivain y est si scrupuleusement fidele, est impatientant. Je souhaiterais que l'auteur s'adressat enfin a moi-meme; je suis fatigue de l'ecouter ainsi comme de profil; je me sens en tiers dans une conversation, et je crains d'etre genant. Le plus simple, le plus naturel et le plus poli dans un livre destine au public, est encore de lui parler. [Note 15: Nouvelles de la Republique des Lettres.] [Note 16: _Pluralite_, Preface.] Sauf ces reserves, qui sont legeres, ce livre est de grand merite. Pour la premiere fois Fontenelle y montre un certain sens du grand. Il l'a comme malgre lui, il est vrai; car a chaque moment il fait effort pour abaisser le sujet ou en faire oublier la majeste par les finesses et les petites graces dont il l'accompagne. Mais le sujet prend sa revanche et quelquefois l'entraine. La description de la Lune, de Venus, surtout de Saturne, ne sont pas sans une certaine poesie contenue, et que l'auteur s'obstine a contenir, mais qui eclate. C'est un passage presque eloquent que celui ou la rotation de la terre inspire a l'auteur ce tableau mouvant, glissant devant nos yeux, des differents peuples humains. En ce meme point de l'espace ou Fontenelle cause avec une grande dame, au milieu d'un parc, la Normandie va passer, puis une grande nappe d'eau, puis des Anglais qui causent politique, puis une mer immense, puis des Iroquois, puis la Terre de Jesso; et voila cent aspects divers: ici ce sont des chapeaux, la des turbans, et puis des tetes chevelues, et puis des tetes rases; et tantot des villes a clocher, tantot des villes a longues aiguilles qui ont des croissants, et des villes a tours de porcelaine, et de grands pays qui ne montrent que des cabanes... Elle est charmante cette page. Elle le serait plus encore, si l'on ne sentait que l'auteur se contient, s'observe, se premunit contre l'eloquence par le soin de badiner. Mon Dieu! qu'il a peur d'etre pittoresque! Et il l'a ete, malgre lui: c'est sa punition. Et prenez garde. Elle va tres loin, sans affectation, ou avec l'affectation d'un enjouement inoffensif, cette petite lecon de cosmographie. Il est bon apotre encore avec sa precaution de dire qu'il met dans les mondes qui ne sont pas la terre des habitants qui ne sont pas des hommes. C'est precisement cela qui forme une difficulte nouvelle dont la philosophie libre penseuse va s'emparer. Des habitants dans toutes les planetes?--Tres probablement.--Semblables a nous?--Assurement non! qui ont une autre nature, une autre complexion, d'autres sens.--Plus que nous?--Il est possible.--Et alors le monde est pour eux tout different, et l'ame tout autre?--Sans doute.--Et notre verite a nous, verite philosophique, verite scientifique, verite morale, qu'est-elle donc?--Une verite relative, une verite de ver de terre, qui ne vaut pas qu'on en soit fier...--Ni qu'on y tienne?--Que voulez-vous? C'est le "_verite en deca des Pyrenees_" de Montaigne et de Pascal, mais renouvele et agrandi, plus frappant de cette enorme difference qu'on sent bien qui doit exister entre nous et Saturne; et tout le XVIIIe siecle, et Diderot comme Voltaire, vont agiter avec vehemence cet argument du sixieme sens ou du quinzieme, que Fontenelle introduit le premier, en jouant, du bout des doigts, comme il fait toujours. La science l'avait saisi; elle ne le lacha plus. Il s'y sentait admirablement a l'aise. Il la comprenait tres bien; il en etait l'interprete clair et elegant aupres des gens du monde: elle lui servait de pretexte perpetuel a faire entendre sans tumulte et sans scandale qu'avant Descartes personne n'avait eu le sens commun; elle donnait a son scepticisme l'apparence, la dignite, et peut-etre pour lui-meme l'illusion d'une croyance. C'etait pour lui une surete, un agrement, une arme, et presque une doctrine. Il s'y delassait, s'en amusait et s'en faisait honneur. Il en enveloppait ses epigrammes, et en habillait decemment sa frivolite. Du reste, il en avait le gout; mais il n'en avait pas la vertu. Le savant de coeur et d'ame, selon sa tournure d'esprit, ou se cantonne dans une etroite province de la science et l'agrandit, ou cherche a entendre les rapports qui unissent les differentes sciences de son temps et en tire une doctrine: il fait une decouverte bien precise ou un systeme bien general. Fontenelle lit tout, comprend tout, ne decouvre rien, ne generalise rien, et fait des rapports qui sont excellents. Il est le secretaire general du monde scientifique.--Non pas tout-a-fait en dilettante. Il a son but qu'il ne perd pas de vue: persuader au monde par mille exemples que desormais la verite devra etre scientifique, et que la science est la source, desormais trouvee, de toute opinion generale. Le mot lui echappe, qui porte loin. Il appelle la science _Philosophie experimentale_. L'auteur des _Eloges_ est bien le meme homme que l'auteur de l'_'Origine des Fables_ et des _Oracles_. Seulement il a trouve un terrain solide ou il etablit sa place d'armes, et le tirailleur prudent sent desormais derriere lui un corps de reserve.--Il y a infiniment gagne, meme au point de vue litteraire. Il a tant ete dit que ces _Eloges_ sont des chefs-d'oeuvre, qu'on voudrait qu'ils ne le fussent point tout a fait, pour pouvoir dire quelque chose de nouveau. Il en faut prendre son parti: ce sont des chefs-d'oeuvre. C'est le vrai ton convenable en une academie des sciences, simple, net, tranquille, grave avec une sorte de bonhomie, sans la moindre espece de recherche soit d'eloquence, soit d'esprit. Pour la premiere fois de sa vie, Fontenelle est spirituel sans paraitre y songer. Le trait, qui est frequent, est naturel a ce point qu'il n'est pas meme dissimule. Il vient de lui-meme et dans la mesure juste, disant precisement ce que l'on croit, apres l'avoir entendu, qu'on allait dire. Tout au plus, dans les _grands_ eloges, dans celui d'un Leibniz ou d'un Malebranche, voudrait-on un peu plus de largeur, un ton qui imposat davantage, et une admiration non plus vive, mais, sans etre fastueuse, plus declaree. Mais toutes ces courtes biographies de laborieux chercheurs maintenant inconnus, sont de petites merveilles de verite, de tact et de gout. Le _portrait litteraire_ n'y est jamais fait, et la figure du personnage y est vivante, individuelle, tracee d'une maniere ineffacable en quelques traits. Ce sont des eloges, et rien n'y est dissimule. Ces savants sont bien la avec leurs petits defauts caracteristiques, leur simplicite, leur naivete, parfois leur ignorance des manieres et des usages, leurs manies meme, et les aliments peses de celui-ci, et le sommeil regle au chronometre de celui-la. Et ces traits ne sont qu'un art de mieux faire revivre les personnages; et ce qui domine, sans etalage du reste, et sans rien surcharger, ce sont bien les vertus charmantes de ces laborieux: leur probite, leur loyaute, leur labeur immense et tranquille, leur modestie, leur piete, leur devotion meme naive et comme enfantine, et delicieuse en sa bonhomie, comme celle de ce mathematicien[17] qui disait "qu'il appartient a la Sorbonne de disputer, au Pape de decider, et au mathematicien d'aller au ciel en ligne perpendiculaire." Ils sont exquis ces savants de 1715, vivant de leurs lecons de geometrie ou d'une petite pension de grand seigneur, sans eclat, presque sans journaux, inconnus du public, formant en Europe comme une petite republique dont les citoyens ne sont connus que les uns des autres, tranquilles et simples d'allures dans leur regularite de quinze heures de labeur par jour, et disant quelquefois du Regent: "Je le connais. J'ai frequente dans son laboratoire. _Oh! c'est un rude travailleur_."--Fontenelle en vient a les aimer, personnellement. C'etait la passion dont il etait capable. Et quelque chose se communique a lui, a sa maniere, a son style, de leur candeur, de leur simplicite, de leur solidite, de leur verite. [Note 17: Ozanam.] III Il avait trouve la place juste qui lui convenait, entre le monde, les lettres et les sciences. Ce genie moyen etait bien fait pour une sorte de situation intermediaire. Elle convenait a ses gouts aussi, a son besoin d'etre en vue sans etre jamais trop a decouvert. Il allait des salons a l'Academie des sciences, comme du Forum aux _templa serena_, et l'un lui etait un divertissement, agreable et necessaire de l'autre. De cela il se composait un bonheur delicat, elegant et discret, qui etait bien celui qu'il avait defini naguere[18], quand il indiquait que le bonheur humain ne pouvait etre qu'une absence de peine, faite d'esprit avise, de froideur de coeur et de mesure dans l'ambition. Il alla longtemps ainsi, comme un homme qui avait assez menage sa monture pour la mener loin. Il mourut de la mort qu'il avait souhaitee, c'est-a-dire extremement tardive, et comme il l'avait dit, avec complaisance, puisqu'il le repetait[19]: "d'une mort douce et paisible, et par la seule necessite de mourir." Il avait fait beaucoup de bruit avec des querelles litteraires qui n'aboutirent a rien, et sans bruit ni eclat, il avait souleve les plus graves questions que Voltaire et l'_Encyclopedie_ devaient remuer plus tard. Il les avait, surtout, posees, sans paraitre y prendre garde, sur le terrain le plus favorable, les presentant comme la Science opposee a la Foi, le Progres oppose a la Tradition et l'Experience au Prejuge. C'etait le XVIIIe siecle qui devait naitre de la. Il en est le pere discret et prudent. Ce qui chez lui ne va que de la taquinerie a une demi-conviction, deviendra chez d'autres une doctrine, et chez d'autres un entetement, et chez d'autres encore une fureur. Il a seme, d'une main nonchalante et d'un geste elegant, les dents du dragon. [Note 18: _Du bonheur_.] [Note 19: A propos de _Du Hamel_, et aussi de _Cassini_.] LE SAGE I TRANSITION ENTRE LE XVIIe SIECLE ET LE XVIIIe AU POINT DE VUE PUREMENT LITTERAIRE Il ne faut point se piquer de nouveaute quand on n'a rien trouve de nouveau. Il a ete dit un peu partout que Le Sage est le createur du roman realiste en France, et il a ete dit, peut-etre encore plus, qu'il formait une transition entre le XVIIe siecle et le XVIIIe siecle; et je ne hasarderai dans cet article rien de plus que ces deux banalites, ayant pour raison que je les crois vraies; et pour ce qui est de donner au lecteur de l'inattendu, il faudra que ce soit pour une autre fois.--Homme de transition entre les deux siecles, Le Sage l'est excellemment. Tout un cote du XVIIIe siecle, Le Sage l'a ignore, meconnu, repousse, tant il appartient a l'autre age, et tout un cote du XVIIIe siecle Le Sage l'a prepare, amene, presse d'etre, tant il appartient au temps ou il ecrit. Il ne manque guere d'exprimer son admiration et son culte pour l'age precedent. Lope de Vega et Calderon, c'est-a-dire Corneille et Racine; car il n'y a pas a s'y tromper, malgre ce que ces pseudonymes peuvent, avoir de surprenant; voila les dieux qu'il ne cesse d'opposer au heros du jour. Il est "classique" et il est "ancien". Il est pour ceux qui parlaient "comme le commun des hommes", et il approuve Socrate, c'est-a-dire Malherbe, d'avoir dit "que le peuple est un excellent maitre de langue"[20]. Il y a de son temps cinq ou six "Fabrice" qu'il ne designe pas autrement, mais ou l'on peut reconnaitre, sans etre tres mechant, Lamotte, Fontenelle, un peu Voltaire, et certainement Marivaux, qu'il poursuit de ses epigrammes, dont il trouve insupportables "les expressions trop recherchees", les "phrases entortillees, pour ainsi dire", le langage "mignon" et "precieux", "les attraits plus brillants que solides", les pensees "souvent tres obscures", les vers "mal rimes", etc.[21].--C'est presque une affectation chez lui que de ne point vouloir etre de cette litterature-la, ni, pour ainsi dire, de son temps. Aussi bien les compliments que les epigrammes que recoit son cher Gil Blas comme ecrivain vont a montrer a quel point Gil Blas a un style naturel et simple, peu en usage autour de lui: "Tu n'ecris pas seulement avec la nettete et la precision que je desirais, je trouve encore ton style leger et enjoue", lui dit le duc de Lerne. "Ton style est concis et meme elegant, lui dit le comte d'Olivares; mais je le trouve un peu trop naturel..." Sur quoi Gil Blas fait un second memoire plein d'emphase, qu'Olivares, homme a la mode, trouve "marque au bon coin".--Evidemment, pour Le Sage la litterature et surtout la langue, au commencement du XVIIIe siecle, sont sur la pente d'une rapide decadence. Il est homme de 1660. Il n'est pas sur qu'il eut ecrit les _Precieuses ridicules_ et les _Femmes savantes_; mais il les refait, discretement, a sa maniere, a plusieurs reprises. De Fontenelle et de Marivaux le bon lui echappe, et le mauvais l'exaspere; et de la _Henriade,_ en son _Temple de memoire_, malgre l'engouement d'alentour, il se moque cruellement. C'est tout a fait un retardataire. [Note 20: _Gil Blas_, VII, 13.] [Note 21: _Ibid._, et X, 5.] Notez que du siecle precedent il en est aussi par la tournure d'esprit, du moins par un certain tour de l'esprit. Il a l'instinct generalisateur. Il n'est point contestable, bien que je ne me lasse point de protester contre l'exces ou l'on a pousse cette consideration, que les hommes du XVIIe siecle aiment fort les idees generales, les conceptions qui s'etendent loin et embrassent un tres grand nombre d'objets. Dieu sait si Le Sage est philosophe; mais, a sa maniere, il aime aussi generaliser, et sinon avoir des idees universelles, du moins tracer des tableaux d'ensemble. Ce n'est rien moins que toute la vie humaine qu'il encadre dans chacun de ses romans. C'est tous les toits des maisons d'une ville, et ceux des bourgeois, et ceux des nobles, et ceux des princes, et ceux des prisonniers, et ceux des fous, que souleve le _Diable boiteux_; c'est toutes les conditions humaines, de dupe, de fripon, d'ecolier, de bandit, de valet, de gentilhomme, d'homme de lettres, d'homme d'Etat, de medecin, d'homme a bonne fortune, de mari tranquille et campagnard, et la pudeur m'avertit d'en passer, que traverse successivement _Gil Blas_. Le gout du XVIIe siecle est la. Les hommes de ce temps, ou simplement de cet esprit, aiment les grands aspects, les perspectives vastes; il ne leur deplait pas de faire le tour du monde en un volume; et quand ce n'est pas le monde de la pensee humaine, ou celui de l'histoire, que ce soit celui de la societe, avec tous ses vices, tous ses ridicules et tous ses travers. Et voyez encore de qui Le Sage procede directement, ou sont ses origines et comme ses racines litteraires. Il est tout autre que La Bruyere; mais il est ne de lui. Avant d'avoir pris possession de sa pleine originalite, il ecrit un livre qui est le _Chapitre de la Ville_ arrange en petit roman fantaisiste. Apres l'immense succes des _Caracteres_, cent imitations ou contrefacons du livre a la mode se succederent. La centieme, et la meilleure, c'est le _Diable boiteux_. Autre style, et un cadre, mais meme procede. Quel est celui-ci?... Et celui-la?... C'est un homme qui... et des portraits; et, pour varier, entre les portraits, des anecdotes, des actualites, des _nouvelles a la main_. Comparez aux _Lettres Persanes_. Dans celles-ci, des portraits encore, sans doute, mais, plus souvent, des idees, des discussions, des vues, des paradoxes, des espiegleries, et, tout compte fait, plus de pamphlet que de tableau de moeurs; et dans Duclos il en sera de meme, et aussi dans les romans de Voltaire, et c'est bien la qu'est la difference entre les deux siecles, celui des moralistes et celui des "penseurs". Tres naturellement, quand on lit Le Sage, c'est plutot a ce qui precede qu'on songe, qu'a ce qui suit. Et s'il n'en etait que cela, Le Sage ne serait pas une transition entre les deux ages, mais appartiendrait tout simplement au precedent. Il est vrai; mais a cote de ces inclinations d'esprit qui en font un contemporain de La Bruyere, et comme derriere elles et plus au fond, Le Sage en a d'autres, par ou il tend vers une toute autre date, un peu trop meme peut-etre, et c'est ce qu'on verra par la suite. II LE "REALISME DANS" LE SAGE Ce n'est pas encore indiquer par ou Le Sage est de son temps que le considerer comme realiste. Presque au contraire. Le realisme en effet a son germe dans l'Ecole de 1660, en ce que cette ecole a ete un retour au naturel, a l'observation exacte, au gout du reel, et une reaction tres violente contre le genre romanesque. Le realisme remplit les satires de Boileau, les comedies de Moliere, le _Roman bourgeois_ de Furetiere, aime de Boileau, et les _Caracteres_ de La Bruyere. En 1715, le realisme n'est point une nouveaute, c'est une tradition, et bien plus novateurs seront ceux qui de la sphere des faits se jetteront dans celles des idees et des systemes, ce qui souvent sera encore un retour au romanesque par une autre voie.--Le Sage, homme tres peu pretentieux du reste, et modeste dans ses ambitions litteraires, ne fait donc, ou ne croit faire, que ce qu'on faisait avant lui. Il regarde, il observe, il collectionne, et il ecrit des "caracteres" avec l'assaisonnement d'un "roman comique". Seulement, si, a proprement parler, il n'invente rien, il apporte dans l'art realiste sa nature propre, et il se trouve que cette nature est comme merveilleusement appropriee a cet art, ne le depasse pas, ne reste point en deca, s'y accommode et le remplit exactement. Le Sage est ne realiste par gout de l'etre, par capacite de le devenir, et par impuissance d'etre autre chose. Il l'est plus qu'eminemment; il l'est exclusivement. Le realisme est d'abord curiosite et bonne vue. Personne n'a ete plus curieux que Le Sage, et n'a vu plus juste dans le monde ou il lui etait permis de regarder.--Mais ce monde n'etait pas le tres grand monde, et ce n'etait pas un gentilhomme de lettres que Le Sage. Tres honnete homme, et meme presque heroique dans sa probite, encore est-il qu'il n'a guere frequente que dans les theatres, dans les cafes et chez les petits bourgeois.--Precisement! Je ne dirai pas tout a fait: "C'est ce qu'il faut," mais je dirai, presque: ce n'est pas une mauvaise condition ni un mauvais point de vue pour le realiste. Le plus haut monde et le plus bas sont tout aussi reels que le moyen; je le sais sans doute, et il n'est pas mauvais de le repeter; et, pourtant l'art realiste a deux ecueils dont le premier est de trop s'enfoncer dans la sentine humaine, et l'autre de vouloir peindre les sommets brillants. Tel grand realiste moderne, Balzac, a echoue piteusement a vouloir faire des portraits de duchesses, et tel autre moins grand, tres bien doue encore, Zola, a denature le realisme a s'obstiner dans la peinture cruelle de tous les bas-fonds. C'est que l'art est toujours un choix, et par consequent une exclusion. C'est sa raison d'etre. S'il etait la reproduction exacte de la nature tout entiere, il ne s'en distinguerait pas. Il s'en distingue, avant tout, en ce qu'il est moins complet qu'elle. Il consiste, avant tout, a la voir d'un certain point de vue, bien choisi, ce qui est n'en voir qu'une portion. Or l'art realiste, comme tout autre, est un point de vue, et comme tout autre, decoupe dans l'ensemble des choses la circonscription qui lui est propre. Mais laquelle, puisque ce dont il se pique, de par son nom meme, est de nous donner la verite meme des moeurs humaines? La verite des moeurs humaines, pour l'art realiste, ne pourra etre que la _moyenne_ des moeurs humaines, et son point de vue devra etre pris a mi-cote. Pour le sens commun, qui se marque a l'usage courant de la langue, la realite c'est ce qui frappe le plus souvent et comme assidument nos regards. Un grand homme, comme Napoleon, est parfaitement reel; seulement il ne semble pas l'etre. Du seul fait de sa grandeur il est legendaire, relegue, meme en un entretien populaire, dans le domaine du poeme epique.--Et il en est tout de meme d'un scelerat hors de la commune mesure: il est vrai, et parait etre imaginaire. Remarquez que vous l'appelez un _monstre_: vous le mettez, quoiqu'il en soit aussi bien qu'un autre, en dehors de la nature. Par une sorte de necessite rationnelle, qui pour l'artiste devient une loi de son art, qui dit realite--chose singuliere mais incontestable--ne dit donc pas toute la realite, mais ce qui, dans le reel, parait plus reel, parce qu'il est plus ordinaire. L'art realiste, comme un autre art, et precisement parce qu'il est un art, aura donc ses limites, en haut et en bas, et devra s'interdire la peinture des caracteres trop particuliers soit par leur elevation, soit par leur bassesse, soit, simplement, par leur singularite. Or Le Sage etait, par sa situation dans la vie, admirablement place pour observer, sans effort et naturellement, les limites de cet art. Il ne le creait point; et souvent il en semble le createur; moins parce qu'il l'inventait, que parce que cet art semblait invente pour lui. Il ne devait guere songer a peindre les creatures d'exception, ou seulement les hommes d'un monde eleve et raffine; car, petit bourgeois modeste, timide meme, a ce qu'il me semble, et un peu farouche, il ne faisait guere que passer dans les salons, parfois meme un peu plus vite qu'on n'eut desire. Il ne devait pas se plaire dans la peinture des trop vils coquins; car il etait tres honnete homme, et, notez ce point, tres rassis d'imagination et tres simple d'attitudes, n'ayant point, par consequent, ou ce gout du vice qui est un travers de fantaisie depravee chez certains artistes d'ailleurs bonnes gens, ou cette affectation de tenir les scelerats pour personnages poetiques, qui est demangeaison puerile de scandaliser le lecteur naif chez certains artistes d'ailleurs tres reguliers et tres bourgeois.--Restait qu'il fut un bon realiste en toute sincerite et franchise, sans ecart ni invasion d'un autre domaine, et bien chez lui dans celui-la. Voila pourquoi il semble avoir invente le genre. Ses predecesseurs, en effet, ne le sont pas si purement. D'abord ils le sont moins _essentiellement_ qu'ils ne le sont par reaction contre les romanesques qui les precedaient eux-memes. Et puis ils le sont avec quelque melange. Les uns, comme Boileau, le sont avec une intention satirique, et c'est cela, sans doute, mais ce n'est pas tout a fait cela. Le realisme est une peinture dont le lecteur peut tirer une satire, mais dont il ne faut pas trop que l'auteur fasse une satire lui-meme, auquel cas nous serions deja dans un autre genre, tenant un peu du genre oratoire, lequel est precisement un des contraires du realisme. L'intention satirique n'est pas moins marquee dans La Bruyere, dans Furetiere. Ai-je besoin de dire que quand nous donnons Racine pour un realiste, nous ne cedons point a un gout de paradoxe ou de taquinerie, et croyons avoir raison; mais qu'encore ce n'est qu'en son fond que Racine est realiste, par son gout du vrai, du precis, et du naturel, et de la nature; et que sur ce fond, qui du reste est un de ses merites, il a mis et sa poesie, qui est d'une espece si delicate et precieuse, et son gout d'une certaine noblesse de sentiments, de moeurs et de langage, une sorte d'air aristocratique qui se repand sur son oeuvre entiere. Racine est un realiste qui est poete et qui est homme de cour.--Le Sage est realiste sans aucun de ces melanges. Il l'est comme un homme qui non seulement a le gout de la realite, mais l'habitude de ces moeurs, moyennes qui sont la matiere meme du realisme. Pour etre un bon realiste, il ne faut pas seulement l'habitude et le gout des moeurs moyennes, il faut presque une moralite moyenne aussi, dans le sens exact de ce mot, et sans qu'on entende par la un commencement d'immoralite. Il faut n'avoir ni ce leger gout du vice, vrai ou affecte, dont nous avions l'occasion de parler plus haut, ni un trop grand mepris, ou du moins trop ardent, des bassesses et des vulgarites humaines. Philinte eut ete bon realiste, lui qui voit ces defauts, dont d'autres murmurent, comme vices unis a l'humaine nature, et qui estime les honnetes gens sans surprise, et desapprouve les autres sans etonnement.--Il faut remarquer qu'une certaine elevation morale donne de l'imagination, etant probablement elle-meme une forme de l'imagination. Un Alceste qui ecrit fait les hommes plus mauvais qu'ils ne sont, par horreur de les voir mauvais. Tels La Rochefoucauld, ou meme La Bruyere, et encore Honore de Balzac. Ils prennent un plaisir amer a montrer les sceleratesses des hommes pour se prouver a eux-memes, avec insistance et obstination chagrine, a quel point ils ont raison de les mepriser. Et nous voila dans un genre d'ouvrage qui s'eloigne de la realite, qui donne dans les conceptions imaginaires.--L'inverse peut se produire, et tel esprit delicat, par gout d'elevation morale, fermera les yeux aux petitesses humaines, s'habituera a ne les point voir, et peindra les hommes plus beaux qu'ils ne sont. Une partie de l'imagination de Corneille est dans sa haute moralite, ou sa moralite tient a son tour d'imagination; car que la morale rentre dans l'esthetique ou que l'esthetique tienne a la morale, je ne sais, et ici il n'importe. Eh bien, le bon Le Sage n'est ni un Corneille ni un La Rochefoucauld. Il est tranquille dans une conception de la nature humaine ou il entre du bien et du mal, qui, certes, se distinguent l'un de l'autre, mais ne s'opposent point l'un a l'autre violemment, et n'ont point entre eux un abime. Vous le voyez tres bien ecrivant une bonne partie des _Caracteres_, avec moins de finesse et de force; mais vous ne le voyez point du tout y ajoutant le chapitre des _Esprits forts_, essayant de se faire une philosophie, d'affermir en lui une croyance religieuse, mettant tres haut et prenant tres serieusement sa fonction et sa mission de moraliste. Non, sans etre un simple baladin, comme Scarron, il n'a pas une vive preoccupation morale qui circule au travers de ses imaginations et qui les dirige, comme La Bruyere ou comme Rabelais. C'est pour cela qu'il est si vrai. Point de cette amertume qui force le trait et noircit les peintures. Il n'en a guere que contre certaines classes de gens qui apparemment l'ont maltraite, les financiers, les comediens et comediennes. Ailleurs il est tranquille. Il peint les coquins sans complicite, certes, mais sans horreur, et, pour cela, les peint tres juste. Il ne se refuse point du tout a voir des honnetes gens dans le monde, des hommes bons et charitables, meme de bonnes femmes, devouees et simples, et il les peint sans plus de complaisance, ni d'ardeur, ni d'etonnement, tres juste ici encore, et du meme ton placide. Mais ou il excelle, c'est a voir et a bien montrer des hommes qui sont du bon et du mauvais en un constant melange, et qu'il ne faudrait que tres peu de chose pour jeter sans retour dans le mal, ou sans defaillance prevue, dans le bien. C'est en cela qu'il est plus capable de verite que personne. La realite ne se deforme point en passant a travers sa conception generale de la vie; parce que de conception generale de la vie, je crois fort qu'il n'en a cure. Est-il pessimiste ou optimiste? Soyez sur que je n'en sais rien, ni lui non plus. Croit-il l'homme ne bon, ou ne mauvais? Il n'en sait rien, et comme, au point de vue de son art, il a raison de n'en rien savoir! Il voit passer l'homme, et il a l'oeil bon, et cela lui suffit tres bien. Il nous le renvoie, comme ferait un miroir qui, seulement, saurait concentrer les images, aviver les contours, et rafraichir les couleurs. --Mais cela revient presque a dire, ou mene a croire que le "bon realiste" ne doit pas avoir de personnalite.--Ce ne serait point une idee si fausse. L'art realiste est la forme la plus impersonnelle de l'art, celle ou l'artiste met le moins de lui-meme, et se soumet le plus a l'objet. On est toujours quelqu'un, sans doute; mais la personnalite de l'un peut etre dans ses passions, et alors, comme artiste, il sera lyrique, ou elegiaque, ou orateur; et la personnalite de l'autre peut etre dans ses appetits, et alors il ne sera pas artiste du tout;--c'est le cas du plus grand nombre;--et la personnalite de celui-ci peut etre dans sa curiosite, dans son intelligence, et dans son gout de voir juste, et alors, comme artiste, il sera realiste. Et c'est le cas de Le Sage, qui n'a pas une personnalite tres marquee, qui semble n'avoir eu ni passion forte, ni gout decide, ni systeme, ni idee fixe, ni manie, ni vif amour-propre, ni grande vanite, et qui pour toutes ces raisons "n'etait quelqu'un" que par les yeux, que par l'habitude d'observer et par le gout (aide du besoin de vivre) de consigner ses observations. III L'ART LITTERAIRE DE LE SAGE Tout cela est tout negatif. C'est de quoi eviter les ecueils de l'art realiste: ce n'est pas de quoi y bien faire. Le Sage avait mieux pour lui qu'une absence de defauts. Il avait d'abord, ce qui me parait le merite fondamental en ce genre d'ouvrages, un tres grand bon sens. Quand les hommes--car des qu'il s'agit d'art realiste il ne faut guere songer a avoir des lectrices--quand les hommes s'eprennent d'art realiste, c'est par un desir assez rare, mais qui leur vient quelquefois, par reaction, degout d'autre chose, ou seulement caprice, de trouver le vrai dans un ouvrage d'imagination. Le cas se presente. Nous aimons successivement toutes choses, en art, et meme la verite. Mais voyez comme pour l'auteur il est malaise de contenter ce gout particulier. Les termes de son programme sont apparemment, et meme plus qu'en apparence, contradictoires. Il doit imaginer des choses reelles. Et ceci n'est pas jeu d'antithese de ma part. Il est bien exact que nous demandons au romancier realiste des inventions et non absolument des choses vues, des creations de son esprit, et non des faits divers; mais inventions et creations qui donnent, plus que choses vues et faits divers, la sensation du reel. Et je crois que pour aboutir, ce qu'il faut a notre artiste, c'est un peu d'imagination dans beaucoup de bon sens; un peu d'imagination, une sorte d'imagination legere et facile, qui est surtout une faculte d'arrangement,--et beaucoup de bon sens, c'est-a-dire de cette faculte qui voit comme instinctivement les limites du possible, du vraisemblable, et celles de l'extraordinaire et du chimerique, Nous appelons homme de bon sens dans la vie celui qui sait prevoir et qui se trompe rarement dans ses previsions, et nous disons que cet homme a "le sens du reel". Qu'est-ce a dire sinon qu'il a une idee nette de la moyenne des choses? Car l'inattendu et l'extraordinaire aussi sont reels, et le trompent quand ils surviennent; seulement il nous semble qu'ils ont tort contre lui, parce qu'ils sont en dehors des coups habituels, et qu'on aurait tort de parier pour eux. L'homme de bon sens est celui qui ne met pas a la loterie. De meme en art l'homme de bon sens est celui qui aura le sens du reel, c'est-a-dire de cette moyenne des moeurs humaines que nous avons vu qui est la matiere du realisme. Ce bon sens en art est fait de tranquillite d'ame, d'absence de parti pris, de moderation, d'une sorte d'esprit de justice aussi, a ce qu'il me semble, et d'une certaine repugnance a trancher net, a declarer un homme tout coquin, ce qui est toujours lui faire tort, ou impeccable, ce qui est toujours exagerer. Cet art n'est point fait d'observations et d'enquete; ne nous y trompons pas. Il s'en aide, mais il n'en depend point. Car on peut etre observateur tres injuste, et voir avec iniquite. Personne n'a plus observe que notre Balzac, et ses observations etaient soumises a une imagination, et a une passion qui les deformaient a mesure qu'il les faisait. C'est ce qui me fait dire que le bon sens est le fond meme du vrai realiste. Le Sage avait cette qualite pleinement. Balzac est comme effraye devant ses personnages; "Le Sage est familier avec les siens. Il semble leur dire: "Je vous connais tres bien; car je sais la vie. Vous ne depasserez guere telle et telle limite; car vous etes des hommes, et les hommes ne vont pas bien loin dans aucun exces. Vous serez des friponneaux; car il n'y a guere de bandits; et vertueux avec sobriete; car il n'y a guere de saints dans le monde. Et vous ne serez pas tres betes; car la betise absolue n'est point si commune; et vous n'aurez pas de genie; car il est tres rare. Et vous ne serez point maniaques; car c'est encore la une exception, et les etres exceptionnels ne me semblent pas vrais. Si vous le deveniez, je serais tres etonne, et je ne m'occuperais plus de vous." Et c'est ainsi qu'il procede, des le principe. Son _Turcaret_ est bien remarquable a cet egard. Le sujet est d'une audace inouie pour le temps, et la moderation est extreme dans la maniere dont il est traite. Pour la premiere fois dans une grande comedie, le public verra en scene un gros financier voleur, et pour la premiere fois une fille entretenue, et pour la premiere fois un favori de fille. Les trois temerites de notre theatre contemporain sont hasardees, toutes trois ensemble, du premier coup, en 1709, tant il est vrai que c'est bien de Le Sage (en y ajoutant, si l'on veut, Dancourt) que date la litterature realiste et "moderne".--Mais ces trois temerites, il n'y avait guere que Le Sage qui les put faire passer. Ce n'est point qu'il attenue, qu'il tourne les difficultes; non, mais il les sauve a force de naturel, a force de n'en etre ni effraye lui-meme, ni echauffe. On ne s'apercoit pas qu'il est hardi, parce qu'il est hardi sans declamation. Tout y est bien qui doit y etre, dans ce drame: braves gens ruines par le financier, financier "pille" par une "coquette", coquette "plumee" par qui de droit; c'est un monde abominable. Voyez-vous l'auteur du XIXe siecle, qui, cent cinquante ans apres Le Sage du reste, decouvre ce monde-la, et ose l'exposer au jour. Il sera comme etourdi de son audace et, dans son emotion, il la forcera; chaque trait sera d'une amertume atroce; l'oeuvre sera d'un bout a l'autre "brutale" et "cruelle" et "navrante"; il n'y aura pas une ligne qui ne nous crie: "quels etres puissamment abjects, et quelle puissante audace il y a a les peindre!"--et de tout cela il resultera une grande fatigue pour nous, comme de tout ce qui est guinde et tendu.--Tout naturellement, et non point par timidite, car s'il eut ete timide, c'est devant le sujet qu'il eut recule, Le Sage borne sa peinture a la realite, a l'aspect ordinaire des choses. Ces monstres sont des monstres tres bourgeois, parce que c'est bien ainsi qu'ils sont dans la vie reelle.--Cette "coquette" est d'une inconscience naive qui n'a rien de noir, rien surtout de calcule pour l'effet et pour le "frisson"; elle est abjecte et bonne femme; elle a perdu tout scrupule et n'a point perdu toute honnetete; car, notez ce point, elle est capable encore d'etre blessee de la perversite des autres: "Ah! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d'un tel procede." C'est la verite meme.--Et ce Turcaret! Comme cela est de bon sens de n'avoir pas dissimule sa sceleratesse, de l'avoir montre voleur et cruel, mais de n'avoir pas insiste sur ce point, et de l'avoir montre beaucoup plus ridicule que meprisable. C'est connaitre les limites de la comedie, dit-on. Oui, et c'est surtout connaitre le train du monde. Scelerat, un tel homme l'est de temps on temps, quand l'occasion s'en presente; burlesque, il l'est sans cesse, dans toute parole et dans tout geste, et de toute sa personne et de toute la suite naturelle de sa vie. C'est ce que nous voyons de lui a tout moment; c'est en quoi il est "reel", c'est-a-dire dans le continuel developpement et non dans l'accident de non etre.--Tous ces personnages ont comme une vie facile et simple. Ils n'ont pas une vie "intense", ce qui, je crois, est chose assez rare. Ils vivent comme vous et moi. Ils posent aussi peu que possible; ils n'ont pas d'attitudes. C'est au point que _Turcaret_ est comme un drame qui n'est point theatral. S'il plait mieux (de nos jours surtout) a la lecture qu'aux chandelles, c'est probablement pour cela. _Gil Blas_ est tout de meme. C'est le chef-d'oeuvre du roman realiste, parce que c'est l'oeuvre du bon sens, du sens juste et naif des choses comme elles sont. Petits filous, petits debauches, petites coquines, petits hommes d'Etat, petits grands hommes, petits hommes de bien aussi, et capables de petites bonnes actions, il n'y a pas un genre de mediocrite dans un sens ou dans un autre, qui ne soit vivement marque ici, et pas un genre de grandeur qui n'en soit absent. L'impression est celle d'un tour que l'on fait dans la rue. --Et par consequent cela ne vaut guere la peine d'etre rapporte.--Pardon, mais fermez les yeux, et, un instant, regardant dans le passe, retracez-vous a vous-meme votre propre vie. C'est precisement cette impression de mediocrite tres variee que vous allez avoir. Cent personnages tres ordinaires, dont aucun n'est un heros, ni aucun un gredin, tous avec de petits vices, de petites qualites et beaucoup de ridicules; cent aventures peu extraordinaires ou vous avez ete un peu trompe, un peu froisse, un peu ennuye, ou parfois vous avez fait assez bonne figure, dont quelques-unes ne sont pas tout a fait a votre honneur, et sans la bourreler, inquietent un peu votre conscience: voila ce que vous apercevez.--Rendre cela, en tout naturel, sans rien forcer, vous donner dans un livre cette meme sensation, avec le plaisir de la trouver dans un livre et non dans vos souvenirs personnels, que vous aimez assez a laisser tranquilles, voila le talent de Le Sage. Son heros c'est vous-meme; mettons que c'est moi, pour ne blesser personne, ou plutot pour ne pas me desobliger moi non plus, c'est tout ce que je sens bien que j'aurais pu devenir, lance a dix-sept ans a travers le monde, sur la mule de mon oncle. Gil Blas a un bon fond; il est confiant et obligeant. Il s'aime fort et il aime les hommes. Il compte faire son chemin par ses talents, sans leser personne. Nous avons tous passe par la. Et le monde qu'il traverse se charge de son education pratique, tres negligee. C'est l'education d'un coquin qui commence. On va lui apprendre a se delier, et a se battre, par la force s'il peut, par la ruse plutot. Une dizaine de mesaventures l'avertiront suffisamment de ces necessites sociales. Mais remarquez que ces lecons, Le Sage ne leur donne nullement un caractere amer et desolant. Le pessimisme, la misanthropie, ou simplement l'humeur chagrine consisteraient a montrer Gil Blas tombant dans le malheur du fait de ses bonnes qualites Il y tombe du fait de ses petits defauts. Il est vole, dupe et mystifie parce qu'il est vaniteux, imprudent, etourdi; parce qu'il parle trop, ce qui est etourderie et vanite encore; et ainsi de suite, jusqu'au jour ou il est gueri de ces sottises, et un peu trop gueri, je le sais bien, mais non pas jusqu'a etre jamais profondement deprave.--Car ici encore la mesure que le bon sens impose serait depassee. Il faut que l'education du coquin soit complete, mais ne donne pas tous ses fruits, parce que c'est ainsi que vont les choses a l'ordinaire. Ce serait ou declamation ou conception lugubre de la vie que de faire commettre a Gil Blas, desormais instruit, de veritables forfaits. Ce serait dire d'un air tragique: "Voila l'homme tel que la vie et la societe le font." Eh! non! sur un caractere de moyen ordre elles ne produisent pas de si grands effets, nous le savons bien. Elles peuvent pervertir, elles ne depravent point. C'est merveille de verite que d'avoir laisse a Gil Blas, une fois passe du cote des loups, un reste de naivete et de candeur. Disgracie, mais sa disgrace ignoree encore, il rencontre une de ses creatures, qui se repand en actions de graces et en protestations de devouement. Et le bon Gil Blas confie son chagrin a cet ami si cher, lequel aussitot prend un air "froid et reveur" et le quitte brusquement. Et Gil Blas a un moment de surprise, comme s'il ne connaissait point encore les choses. Toujours le mot de la Comtesse: "Ah! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d'un tel procede." Il recoit encore des lecons d'immoralite; il peut en recevoir encore. Les plus mauvais d'entre nous en recevront jusqu'au dernier jour, et Dieu merci! Et si l'experience durcit peu a peu son coeur et detruit ses scrupules, elle affine son intelligence, et par la, tout compte fait, le ramene aux voies de la raison. Tant d'aventures lui font desirer le repos, et tant de batailles et de ruses, une vie simple et calme.--Mais voyez encore ce dernier trait. N'est-ce point une idee tres heureuse que d'avoir ramene Gil Blas de sa retraite sur le theatre des affaires? Il est tranquille, il a vu le fond des choses; et il s'est dit: "cultivons notre jardin"; et il le cultive. Il se croit sage; mais dans cette sagesse la necessite entrait pour beaucoup, sans qu'il s'en doutat. Le prince qu'il a servi monte sur le trone. Notre homme revient a Madrid, sans precipitation a la verite, sans ardeur, et comme retenu par ce qu'il quitte. Mais une fois a la cour, une fois poste sur le passage du Roi dont il attend un regard, il confesse honteusement qu'il ne peut repartir: "_Afin que Scipion n'eut rien a me reprocher_, j'eus la _complaisance_ de continuer le meme manege _pendant trois semaines_." On sent ce que c'est que cette complaisance. Il reviendra plus tard a son jardin, sans doute; mais il etait naturel qu'il eut au moins une rechute. La conversion d'un ambitieux est-elle vraisemblable, qu'il n'ait ete relaps au moins une fois? Tout cela est bien juste et bien penetrant, sans la moindre affectation de profondeur. Il y a, je l'ai dit, une certaine imagination qui se mele a ce bon sens, a cette vue juste de la condition humaine. C'est l'imagination du poete comique. Elle est tres difficile a definir, n'etant, pour ainsi dire, qu'une demi-faculte d'invention. Elle consiste, ce me semble, a _vivifier l'observation--et a lier entre elles les observations_, ce qui n'est encore rien dire, mais nous met sur la voie. Le poete comique observe les hommes, qui se presentent toujours a nous en leur complexite, c'est-a-dire dans une certaine confusion. Pour les mieux voir, il debrouille, il distingue, il analyse; il essaye de saisir la qualite ou le defaut principal de chacun d'eux, de l'isoler de tout le reste, et de le considerer a part. Cela fait, s'il a de bons yeux, il peut tracer _le portrait d'une faculte abstraite_, de l'avarice, de l'ambition, de la jalousie, ou de "l'avare", de "l'ambitieux ", du "jaloux", ce qui est absolument la meme chose.--S'il s'arrete la, il n'est qu'un moraliste, une maniere de critique des caracteres, nullement un artiste. S'il va plus loin, si ce produit de son analyse, sec et decharne, s'entoure comme de lui-meme, en son esprit, d'une foule de particularites, de details, qui s'y accommodent, le completent, l'elargissent, qu'est-il arrive? C'est que l'imagination est intervenue; c'est que cette complexite de l'etre humain, notre poete, apres l'avoir detruite par l'analyse, l'a retablie par une sorte de faculte creatrice qui est le don de la vie; l'a retablie moins riche a coup sur qu'elle n'est dans la realite; l'a retablie dans les limites de l'art, qui etant toujours choix est toujours exclusion; l'a retablie juste assez incomplete encore pour qu'elle soit claire; mais enfin l'a reconstituee.--C'est ce que j'appelle vivifier l'observation.--C'est ce que le poete comique doit savoir faire. C'est ce que Le Sage fait excellemment. Ses personnages vivent. Ils se meuvent devant ses yeux; il les voit circuler et se promener par le monde. Voit-il bien le fond de leur ame? Il faut reconnaitre, et on l'a dit avec raison, que sa psychologie n'est point bien profonde. Mais, sans vouloir pretendre que c'est un merite, je crois pouvoir dire que dans le genre qu'il a adopte c'est un air de verite de plus. Il ne voit pas le fond de ces ames, parce que les ames de ces heros n'ont aucune profondeur. Il n'y a pas a "faire la psychologie" d'un intrigant, d'une rouee et de son associe, d'un garcon de lettres moitie valet, moitie truand, d'un archeveque beau diseur, d'un ministre qui n'est qu'un "politicien" et un faiseur d'affaires. Les ames moyennes, voila, encore un coup, ce qu'etudie Le Sage; et les ames moyennes sont, de toutes les ames, celles qui sont le moins des ames. Celles des grands passionnes, celles des hommes superieurs, celles des solitaires, qui au moins sont originales, celles des hommes du bas peuple, ou l'on peut etudier les profondeurs secretes, et les singuliers aspects et les forces inattendues de l'instinct, demandent un art psychologique bien plus penetrant. --Autant dire que l'art qui veut donner la sensation du reel ne donne que la sensation de la mediocrite.--Sans aucun doute; seulement la mediocrite vraie, bien vivante, parlante, et ou chacun de nous reconnait son voisin est infiniment difficile a attraper, et Le Sage, autant, si l'on veut, par ce qui lui manquait, que par ses qualites, etait merveilleusement habile a la saisir: et je ne dis pas qu'il n'y ait un art superieur au sien, je dis seulement que ce qu'il a entrepris de faire, il l'a fait a merveille. En quelque affaire que ce soit, ce n'est pas peu. Je dis encore qu'il avait l'art, non seulement de vivifier les observations, mais de lier entre elles les observations. C'est d'abord la meme chose, et ensuite quelque chose de plus. C'est d'abord avoir ce don de la vie qui, de mille observations de detail, cree un personnage vivant, c'est ensuite inventer des circonstances, des incidents, vrais eux-memes, et qui, de plus, servent a montrer le personnage dans la suite et la succession des differents aspects de sa nature vraie. On peut dire que c'est ici que Le Sage est inimitable. Les aventures de Gil Blas sont innombrables; toutes nous le montrent, et semblable a lui-meme, et sous un aspect nouveau. Il y a la et un don de renouvellement et une surete dans l'art de maintenir l'unite du type qui sont merveilleux. De ces histoires si nombreuses, si diverses, aucune ne depasse le personnage, ne l'absorbe, ne le noie dans son ombre. Il en est le lien naturel, et aussi il est comme porte par elles, comme presente par elles a nos yeux tantot dans une attitude, tantot dans une autre; elles le font comme tourner sous nos regards, sans que jamais l'attention se detache de lui, et de telle sorte, au contraire, qu'elle y soit sans cesse ramenee d'un interet nouveau.--Et avec quel sentiment juste de la realite, encore, pour ce qui est du train naturel des choses! Elles ne se succedent, ces aventures, ni trop lentement, ni trop vite. Par un art qui tient a l'arrangement du detail et qui est repandu partout sans etre particulierement saisissable nulle part, elles semblent aller du mouvement dont va le monde lui-meme. On ne trouve la ni la precipitation amusante, mais comme essoufflee, et qu'on sent factice, du roman de Petrone, ni cette lenteur, amusante aussi, et ce divertissement perpetuel des digressions, qui est un charme dans Sterne, mais qui nous fait perdre pied, pour ainsi dire, nous eloigne decidement du reel, et nous donne bien un peu cette idee, qui ne va pas sans inquietude, que l'auteur se moque de nous. Le Sage a tellement le sens du reel que jusqu'a la succession des faits et le mouvement dont ils vont a l'air, chez lui, de la demarche meme de la vie. Les episodes meme, les aventures intercalees, qui sont une mode du temps dont il n'est aucun roman de cette epoque qui ne temoigne, ont un air de verite dans le _Gil Blas_. Ils suspendent l'action et la reposent, juste au moment ou il est utile. Au milieu de toutes ses tribulations, le heros picaresque s'arrete un instant, avec complaisance, a ecouter un roman d'amour et d'estocades, et s'y delasse un peu. On sent qu'il en avait besoin. On sent que ce sont la comme les reves de Gil Blas entre deux affaires ou deux mesaventures. Il a pris plaisir a se raconter a lui-meme une histoire fantastique et consolante de beaux cavaliers et de belles dames, au bord du chemin, en trempant des croutes dans une fontaine, pour ne pas manger son pain sec. Il a fait treve ainsi au reel. Nous lui en savons gre. Et notez que Le Sage, avec un gout tres sur, et pour bien marquer l'intention, ne met ces histoires-la que dans les episodes. Ce sont choses qui se disent dans les conversations, que ses personnages se racontent pour s'emerveiller et se detendre. L'auteur n'en est pas responsable. Lui se reserve la realite.--Notez encore qu'a mesure que le roman avance, ces episodes sont moins nombreux. L'action, sans se precipiter, domine, prend le roman tout entier. Cela veut dire qu'a mesure qu'il arrive aux grandes affaires, et aussi a la maturite, Gil Blas reve moins, ou rencontre moins de reveurs sur sa route; et c'est la meme chose; et sa pensee est moins souvent traversee de Dons Alphonse et d'Isabelle. Adieu les belles equipees d'amour, meme en conversation ou en songes; et c'est encore le train veritable de la vie: car il faut toujours en revenir a cette remarque; et le roman se termine par la plus bourgeoise et la plus tranquille des conclusions. C'est en quoi il est bien compose, a tout prendre, ce roman, quoi qu'on en ait pu dire. Qu'on observe qu'il semble quelquefois recommencer (comme la vie aussi a des retours), qu'il n'y a pas de raison necessaire pour qu'il ne soit pas plus court ou plus long d'une partie, je le veux bien; mais il est bien lie, et il est en progression, et il s'arrete sur un denouement naturel, logique, et qui satisfait l'esprit. Il est d'une ordonnance non rigoureuse, mais sure, facile et ou l'on se retrouve aisement. Dans quelle partie du livre se trouve telle scene caracteristique? D'apres l'age de Gil Blas, et la tournure d'esprit particuliere chez lui qu'elle suppose, vous le savez, sans rouvrir le livre. Voila la marque.--Et surtout, ce qui est art de composition superieure encore, l'impression generale est d'une grande unite. Ignorez-vous que les _Pensees_ de Pascal et les _Maximes_ de La Rochefoucauld sont livres mieux composes, tels qu'ils sont par la volonte ou contrairement au dessein de leurs auteurs, que tel livre bien dispose, bien _arrange_, bien symetrique et ou l'unite et la concentration de pensee font defaut; parce que toutes les idees des _Maximes_ et des _Pensees_ se rapportent et se ramenent a une grande pensee centrale, gravitent autour d'elle, et parce qu'elles y tendent, la montrant toujours?--A un degre inferieur il en est de meme de _Gil Blas_. Il y a dans ce livre une conception de la vie, que chaque page suggere, rappelle, dessine de plus en plus vivement en notre esprit, et que la derniere complete. Cette conception n'est point sublime; elle consiste a penser que l'homme est moyen et que la vie est mediocre, et qu'il faut peindre l'un et raconter l'autre avec une grande tranquillite de ton et d'un style tres naturel et tres uni, ce qui revient a dire que dans la pratique il faut prendre l'un et l'autre avec une grande egalite d'humeur et une grande simplicite d'attitude. La vie (c'est Le Sage qui me semble parler ainsi) est une plaisanterie mediocre, et, aux plaisanteries de ce genre, il y a ridicule a le prendre trop bien ou trop mal; il ne faut etre ni assez sot pour en trop rire, ni assez sot pour s'en facher.--Voila une belle philosophie!--Je n'ai pas dit qu'elle fut belle, je dis que c'en est une, et que ce livre l'exprime fort bien, d'ou je conclus qu'il est bien fait. IV LE SAGE PLUS VULGAIRE Et, a y regarder de tres pres, Le Sage a-t-il bien songe a tout cela, et est-il bien le philosophe meme de moyen ordre que nous disons? Il l'est dans _Gil Blas_, et c'est un eloge encore a lui faire, que donnant _Gil Blas_ partie par partie, a des intervalles tres eloignes, il ait toujours retrouve cette meme direction de pensee et ce meme etat d'humeur, et ce meme ton.--Mais il y a tout un Le Sage qui n'a pas meme cette demi-valeur morale que nous cherchions tout a l'heure a mesurer au plus juste. On dirait qu'il est dans la destinee du realisme de tendre au bas, qui n'est pas moins son contraire que le sublime. Je comprends tres bien les critiques, comme Joubert par exemple, qui n'admettent pas ces peintures de l'humanite moyenne, et ne trouvent jamais assez de delicatesse et de distinction dans la litterature. Si on les pressait, ils nous diraient: "Oh! c'est que je vous connais! Des que vous n'etes plus au-dessus de la commune mesure, vous etes infiniment au-dessous. L'etude de la realite n'est jamais qu'un acheminement ou un pretexte a explorer les bas-fonds, et la region moyenne entre l'exception distinguee et l'exception honteuse, c'est ou vous ne vous tenez jamais."--Il y a du vrai en verite, je ne sais pourquoi. Voila un homme qui a ecrit le _Gil Blas_, qui a montre un sens etonnant du reel, qui s'est tenu, comme la vie, egalement eloigne des extremes, qui n'est pas distingue, mais qui est de bonne compagnie bourgeoise, qui n'est pas tres moral, mais qui n'a pas le gout de l'immoralite, et qui, du reste, est honnete homme. Quand il recommence, c'est de coquins purs et simples qu'il nous entretient, avec complaisance peut-etre, en tout cas avec une remarquable impuissance a nous entretenir d'autre chose, _Guzman d'Alfarache, le Bachelier de Salamanque_, traductions ou adaptations de la litterature picaresque, sont du picaresque tout cru. Voila des gens qui n'ont pas besoin de recevoir de la vie des lecons d'immoralite. Ils naissent gradins de parents voleurs, vivent en brigands, meurent en bandits, apres avoir fait souche de canaille. Le premier effet de la chose, c'est qu'ils sont cruellement ennuyeux.--Quel interet voulez-vous en effet qu'il y ait, et quelle variete, et quel eveil de curiosite, et ou se prendre, dans une serie de fourberies se continuant par des vols auxquels succedent des espiegleries de Cartouche? Je remarque qu'a la page 50 c'est Guzman qui est le voleur, et qu'a la page 55 c'est Guzman qui est le vole; le divertissement est mince; et cela dure, et les volumes sont gros.--Et je remarque aussi, sans oublier que le Sage est honnete homme, que l'indifference entre le mal et le bien, que j'acceptais chez un peintre realiste, il ne la garde plus tout a fait. Il penche vers les coquins, il faut l'avouer. Ou est mon bon archeveque de Grenade qui n'etait qu'un honnete sot? Je vois dans _Guzman_ tel eveque qui est absolument enchante de l'habilete de son laquais a lui voler ses confitures. Quel adroit coquin! Quel genie inventif! Mais voyez comme il me vole bien! Est-il assez gentil! Et toute l'assistance est en extase. On cherche des compliments a ajouter a ceux de Monseigneur. On envie le voleur. Que ne sait-on aussi spirituellement piller la maison pour meriter l'applaudissement du maitre et entrer en faveur! Voila le gout pour les coquins qui commence.--Oh! chez Le Sage, ce n'est pas encore bien grave. Mais c'est un commencement, c'est un signe. Au XVIIe siecle l'ideal moral est toujours present aux esprits, du moins dans le domaine des lettres. Les comiques memes ne l'oublient pas; et c'est La Bruyere qui marque son mepris des malhonnetes gens a chaque page, et ne veut pas qu'un livre de portraits satiriques signe de lui s'en aille a la posterite sans un chapitre ou se montre le grand honnete homme et le chretien; et c'est Moliere qui ecrit _Scapin_, mais qui ecrit _Alceste_ aussi et _Tartuffe_. Ils ont au moins la preoccupation des choses morales; ils l'ont, ou leur public la leur impose, et cela revient presque au meme. Le Sage est leur eleve, moins cette preoccupation, moins ce souci, du moins la plume en main. Et dans _Gil Blas_ il n'est qu'insoucieux des choses de la conscience, et voila qu'un peu plus tard, il descend d'un degre, d'un seul; mais la chute commence. D'autres iront jusqu'au bas de l'echelle. Nous aurons deux phenomenes litteraires tres curieux: le gout du bas, et le gout du mal, les amateurs de mauvaises moeurs et les amateurs de mechancete. Et ce sera la _Pucelle_, et Crebillon fils et Laclos, et il y a pire que Laclos. Plus on avance dans l'etude du XVIIIe siecle, plus on s'apercoit de cette brusque rupture qui s'est faite, des son commencement, dans les traditions intellectuelles. Une lumiere s'est eteinte. L'affaiblissement des idees religieuses a eu pour effet une diminution morale. Les hommes se plairont un peu, pendant quelque temps, dans cet etat, et puis, s'en fatiguant, chercheront a reconstruire la conscience. Pour le moment il ne faut pas se dissimuler qu'ils s'en passent. Et voila comment le bon Le Sage, avec tout ce qu'il tient du XVIIe siecle, est de son temps, nonobstant, et annonce un peu celui qui va suivre, et comment on a bien eu raison de voir dans son oeuvre modeste une transition d'un age a l'autre. V Excellent homme, au demeurant, qui n'y a pas mis malice, et bon auteur qui a laisse un chef-d'oeuvre de bon sens, d'observation juste, de narration facile et vive, de satire douce et fine; auteur dont il faut se defier, tant il a l'art de deguiser l'art, tant on est expose a ne pas s'aviser assez des qualites incomparables qu'il cache sous sa bonhomie et l'aisance modeste de son petit train: auteur aussi qui fait le desespoir des critiques, parce qu'il ne fournit pas la matiere d'un bon article n'offrant guere prise a l'attaque, ni aux grands eloges oratoires, ni aux grandes theories.--Il en est ainsi pour tous ceux qui ont excelle dans un genre moyen. Cela leur fait un peu de tort: ils n'ont pas de belles oraisons funebres, ni, ce qui est plus flatteur encore pour une ombre, de batailles sur leurs tombeaux. Leur compensation c'est qu'ils sont toujours lus. Et ils sont lus _personnellement_, ce qui vaut beaucoup mieux que de l'etre par "fragments bien choisis", dans les livres des autres. MARIVAUX Ce sera un divertissement de la critique erudite dans quatre on cinq siecles: on se demandera si Marivaux n'etait point une femme d'esprit du XVIIIe siecle, et si les renseignements biographiques, peu nombreux des a present, font alors totalement defaut, il est a croire qu'on mettra son nom, avec honneur, dans la liste des femmes celebres.--Si on se bornait a le lire, on n'aurait aucun doute a cet egard. Il n'y eut jamais d'esprit plus feminin, et par ses defauts et par ses dons. Il est femme, de coeur, d'intelligence, de maniere et de style. Il l'etait, dit-on, de caractere, par sa sensibilite, sa susceptibilite tres vive, une certaine timidite, l'absence d'energie et de perseverance, une grande bonte et une grande douceur dans une sorte de nonchalance, et apres des caprices d'ambition, des retours vers l'ombre et le repos. Ses sentiments religieux, des mouvements de tendresse pour ceux qui souffrent, son gout pour les salons et les relations mondaines, completent, si l'on veut, l'analogie.--Mais c'est par sa tournure d'esprit qu'il semble, surtout, appartenir a ce sexe, qu'il a, souvent, peint avec tant de bonheur. Son nom est fragilite, et coquetterie, et grace un peu manieree. Je n'ai pas dit frivolite, je dis fragilite, pensee fine, brillante et legere, incapable des grands objets, et se brisant a les saisir. Je n'ai pas dit mauvais gout, je dis coquetterie, demangeaison de toujours plaire, avec detours, manoeuvres et ressources un peu empruntees pour y atteindre. Faut-il ajouter encore un certain manque de suite dans les demarches de son esprit? Il quitte, reprend, et quitte encore les plus chers objets de son etude; il a comme de l'inconstance dans le talent.--Faut-il dire encore qu'un certain degre d'originalite lui manque, ou plutot, car ici il y a lieu a de grandes reserves, qu'il ne sait pas bien se rendre compte de sa vraie originalite, et une fois qu'il l'a trouvee, s'y bien tenir?--Il y a toujours du je ne sais quoi dans Marivaux, et un tres piquant mystere. Il inquiete. Il echappe. Il entre tres difficilement dans les definitions toutes faites, et non moins dans celles qu'on fait pour lui. Il impatiente par une inegalite de talent qui semble une inegalite d'humeur. On le trouve quelquefois absurde, quelquefois ennuyeux, quelquefois exquis; et tout compte fait, on est amoureux de lui. Decidement c'est l'erudit du vingt-cinquieme siecle qui a raison. I MARIVAUX PHILOSOPHE Il etait absolument incapable d'une idee abstraite. Comme le gout de son temps etait a la philosophie, il a philosophe de tout son coeur, en plusieurs volumes; car il avait cela aussi de feminin qu'il obeissait a la mode. Il semble meme avoir eu une grande inclination pour cette mode-la. A plusieurs reprises il a voulu courir la carriere de publiciste. Apres le _Spectateur francais_, l'_Indigent philosophe_; apres l'_Indigent philosophe_, le _Cabinet du philosophe_, et les _Lettre de Madame de M***_, et le _Miroir_. C'etaient feuilles volantes, sorte de journal intermittent ou il pretendait exprimer, au hasard des circonstances, ses idees sur toutes choses. La lecture en est cruelle. On prefererait l'abbe de Saint-Pierre, qui, du moins, provoque la discussion. Dans le Marivaux publiciste, il n'y a pas meme une idee fausse. Quand ce ne sont point des anecdotes et petites histoires sentimentales, sur quoi nous reviendrons, ce sont des lieux communs entortilles dans des phrases difficiles, ou des banalites de sentiment delayees dans du babillage. Il n'y a rien au monde qui soit plus vide. On saisit la le fond de la pensee de Marivaux, qui etait qu'il ne pensait point. On s'est efforce de trouver dans ces volumes au moins des _tendances_ philosophiques, interessantes a relever, comme indication du tour d'esprit general de l'aimable ecrivain. On le montre ennemi du prejuge nobiliaire, tres touche de l'inegalite des conditions sociales, etc. A le lire sans parti pris ni pour ni contre lui, et meme avec la complaisance qu'il merite, on reconnaitra qu'il ne nous donne sur ces sujets, faiblement exprimees, que les idees courantes, et qui couraient depuis bien longtemps. Ses dissertations sont democratiques comme la satire de Boileau sur la Noblesse, et socialistes comme un sermon de Massillon. C'etaient la propos de salon, a remplir les heures, et rien de plus. Quand il ne raconte pas quelque chose, on ne saurait dire a quel point Marivaux, dans le _Spectateur_ et ouvrages analogues, nous tient les discours d'un homme qui n'a rien a dire.--"Du moment qu'il se fait journaliste...", me repondra-t-on.--Sans doute; mais ce journaliste est Marivaux, et dans tout le fatras ordinaire des feuilles volantes, on s'attendrait a trouver, ca et la, quelque passage revelant un homme qui reflechit, ou qui a, d'avance, certaines idees arretees sur les choses. C'est ce qui manque. L'absence d'idees generales, et probablement l'incapacite d'en avoir, est un trait important du personnage que nous considerons. A lire les autres oeuvres de Marivaux, on soupconne cette lacune; a lire le _Spectateur_, on s'en assure. La chose est peut-etre plus sensible, quand on s'enquiert des idees litteraires de Marivaux. On sait que Marivaux est un "moderne", ce que je ne songe nullement a lui reprocher; car non seulement il est permis d'etre "moderne", mais il n'est pas mauvais de l'etre, quand on est artiste, pour avoir le courage d'etre original. Marivaux est donc contre les anciens; mais rien ne montre mieux son impuissance a exprimer une idee, c'est-a-dire a en avoir une, que la maniere dont il plaide sa cause. Tout a l'heure, il etait diffus et vide, maintenant il est inintelligible et inextricable: "Nous avons des auteurs admirables pour nous, et pour tous ceux qui pourront se mettre au vrai point de vue de notre siecle. Eh bien, un jeune homme doit-il etre le copiste de la facon de faire de ces auteurs? Non! cette facon a je ne sais quel caractere ingenieux et fin dont l'imitation litterale ne fera de lui qu'un singe, et l'obligera de courir vraiment apres l'esprit, l'empechera d'etre naturel. Ainsi, que ce jeune homme n'imite ni l'ingenieux, ni le fin, ni le noble d'aucun auteur ancien ou moderne, parce que ou ses organes s'assujettissent a une autre sorte de fin, d'ingenieux et de noble, ou qu'enfin cet ingenieux et ce fin qu'il voudrait imiter, ne l'est dans ces auteurs qu'en supposant le caractere des moeurs qu'ils ont peintes. Qu'il se nourrisse seulement l'esprit de tout ce qu'ils ont de bon (il faudrait indiquer a quoi ce bon se reconnait) et qu'il abandonne apres cet esprit a son geste naturel." Toutes les fois qu'il touche a cette question, c'est ainsi qu'il parle. Ce qui precede est a la fin de la septieme feuille du _Spectateur_; le galimatias est plus terrible au commencement de la huitieme. --Voici de son style quand il se fait critique. Sur _Ines de Castro_: "... Et certainement c'est ce qu'on peut regarder comme le trait du plus grand maitre: on aurait beau chercher l'art d'en faire autant, il n'y a point d'autre secret pour cela que d'avoir une ame capable de se penetrer jusqu'a un certain point des sujets qu'elle envisage. C'est cette profonde capacite de sentiment qui met un homme sur la voie de ces idees si convenables, si significatives; c'est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs a nos coeurs; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entrainer avec eux l'image de tout ce qui s'est deja passe, et pour preter aux situations qu'on traite ce caractere seduisant qui sauve tout, qui justifie tout, et qui meme, exposant les choses qu'on ne croirait pas regulieres, les met dans un biais qui nous assujettit toujours a bon compte; parce qu'en effet le biais est dans la nature, quoiqu'il cessat d'y etre si on ne savait pas le tourner: car en fait de mouvement la nature a le pour et le contre; et il ne s'agit que de bien ajuster." Marivaux etait de ceux, ou de celles, a qui l'idee pure, meme tres peu abstraite, echappe completement, qui n'ont ni prise pour la saisir, ni force pour la suivre, ni langage pour l'exprimer. Il n'etait un "penseur" a aucun degre, et le peu de cas qu'en ont fait les philosophes du XVIIIe siecle tient en partie a cette raison. --Il etait mieux qu'un penseur; il etait un moraliste.--Ce n'est pas encore tout a fait le vrai mot, et c'est chose curieuse meme, comme ce romancier si agreable, et cet auteur dramatique si rare, est peu moraliste a proprement parler. Il me semble qu'il observe assez peu, et qu'on ne trouverait guere dans Marivaux de veritables etudes de moeurs ni de copieux renseignements sur la societe de son temps. Dans ses journaux, pour commencer par eux, on ne rencontre que tres peu de details de moeurs. Il trouve le moyen de faire des "chroniques" non politiques, rarement litteraires, et ou la societe qu'il a sous les yeux n'apparait point. Il n'a pas meme cette vue superficielle des choses environnantes qui rend lisible Duclos. Ses causeries, pour ce qui est du fond, et dans une forme abandonnee et languissante qui, malheureusement, n'est qu'a lui, annoncent beaucoup moins Duclos qu'elles ne rappellent les _Lettres galantes_ de Fontenelle. Ce sont des memoires pour ne pas servir a l'histoire de son temps. Il est juste de faire quelques exceptions. On a releve avec raison ce passage ou nous apparait un pauvre jeune homme, distingue, aimable, causeur spirituel, et qui devient absolument muet, stupide et paralyse de terreur devant son pere. Voila qui est vu, et voila un renseignement. Mais dirais-je qu'il me semble que cela a bien l'air d'un cas tres particulier et exceptionnel, et forme un renseignement plutot sur l'epoque anterieure que sur celle dont est Marivaux?--J'aime mieux citer la jolie page sur l'admiration des Francais pour les etrangers, parce que c'est la un travers qui parait bien s'introduire en France precisement dans le temps que Marivaux l'observe et le denonce. Le passage, du reste, est charmant: "C'est une plaisante nation que la notre: sa vanite n'est pas faite comme celle des autres peuples; ceux-ci sont vains tout naturellement, ils n'y cherchent point de subtilite; ils estiment tout ce qui se fait chez eux cent fois plus que ce qui se fait ailleurs... voila ce qu'on appelle une vanite franche. Mais nous autres, Francais, il faut que nous touchions a tout et nous avons change tout cela. Nous y entendons bien plus de finesse, et nous sommes autrement delies sur l'amour-propre. Estimer ce qui se fait chez nous! Eh! ou en serait-on s'il fallait louer ses compatriotes?... On ne saurait croire le plaisir qu'un Francais sent a denigrer nos meilleurs ouvrages, et a leur preferer les fariboles venues de loin. Ces gens-la _pensent plus que nous_, dit-il; et, dans le fond, il ne le croit pas... C'est qu'il faut que l'amour-propre de tout le monde vive. _Primo_ il parle des habiles gens de son pays, et, tout habiles qu'ils sont, il les juge; cela lui fait passer un petit moment assez flatteur. Il les humilie, autre irreverence qui lui tourne en profondeur de jugement: qu'ils viennent, qu'ils paraissent, ils ne l'etonneront point, ils ne deferreront pas Monsieur; ce sera puissance contre puissance. Enfin, quand il met les etrangers au-dessus de son pays, Monsieur n'a plus du paysan au moins: c'est l'homme de toute nation, de tout caractere d'esprit; et, somme totale, il en sait plus que les etrangers eux-memes." A la bonne heure! voila surprendre en ses commencements une manie qui n'existait point a l'age precedent, qui est un caractere assez important de tout le XVIIIe siecle, qui aura ses suites, bonnes, mauvaises, parfois heureuses, souvent ridicules, dans l'avenir, et dont le principe psychologique est tres finement demele. Cela est rare. Le plus souvent Marivaux n'observe point, ou fait des observations deja faites, par exemple sur les financiers et les directeurs, sans les renouveler par le detail ou par la forme. Dans ses romans meme, je ne le trouve point si profond connaisseur en choses humaines. Ce que je dis ici sera redresse par ce qui va suivre; mais je fais une remarque generale qui m'inquiete un peu: voici deux romans de moeurs, formellement et de profession romans de moeurs, qui se passent dans le temps ou l'auteur ecrit, dans le pays et dans la societe ou il vit, des romans ou le petit detail des actions humaines a sa place, des "romans ou l'on mange", comme on a dit spirituellement, enfin des romans de moeurs. Eh bien, j'en vois un ou il n'y a guere que des gens parfaits, et un autre ou il n'y a guere que de plats gueux et des femmes perdues. Je ne sais pas lequel (a les considerer en leur ensemble) est le plus faux. Dans _Marianne_, jusqu'aux loups sont tendres, sensibles et vertueux. Marianne est exquise de delicatesse; voici une dame qui a la passion du desinteressement, en voici une autre qui est l'ideal meme. Le Tartuffe de l'affaire, M. de Climal, a une fin si edifiante et dans tout le cours de son histoire une attitude si piteuse dans le mal, qu'on en vient a se dire que ce n'est point du tout un Tartuffe, mais un homme bon et vraiment pieux, qui a eu une faiblesse, ou plutot une tentation de quinquagenaire, tres pardonnable quand on connait Marianne. Savez-vous ce qu'aurait fait M. de Climal, s'il eut vecu, en presence de la resistance de la jeune fille? Je suis sur qu'il l'eut epousee. Voila l'aspect general de _Marianne_; on y voit comme un parti pris d'optimisme et une indiscretion de vertu. Et voici le _Paysan parvenu_ ou je ne trouve ni un honnete homme ni une femme sage, ou tout roule, je ne dis pas sur les plus bas sentiments, mais sur le plus bas des instincts, sur l'appetit sexuel, sans que rien, absolument, s'y mele, de ce qui, d'ordinaire, le releve, le deguise, ou au moins l'habille. Lui, rien que lui. Par lui les interieurs sont troubles, les familles desunies, robe, finances et ministeres en emoi; par lui on meurt, on epouse, on s'enrichit, on entre en place, on parvient a tout. Je reviendrai plus tard sur ces choses; pour le moment, je ne montre que l'ensemble et le contraste entre ces deux oeuvres d'imagination, et je crois voir que ce sont bien des oeuvres, en effet, ou l'imagination domine. La realite n'est point si tranchee que cela, ni dans le bien ni dans le mal. Ces romans renferment, nous le verrons, des parties d'observation tres distingues, qu'il faut connaitre; mais, en leur fond, ils ne procedent pas de l'observation; ils n'ont point ete concus dans le reel; un peu de reel s'y est seulement ajoute. Ils procedent chacun d'une idee, et un peu d'une idee en l'air, d'une fantaisie seduisante, qui a amuse l'esprit de l'auteur. Ce n'est point un vrai moraliste qui a ecrit cela. C'est qu'en effet il l'etait peu, et seulement comme par boutades. La preuve en est encore dans ce tour d'esprit singulier, dans cette humeur fantasque d'imagination, dans cette excentricite laborieuse qui le guide plus souvent qu'on ne l'a remarque dans le choix de ses sujets. Il s'en ira ecrire des comedies mythologiques ou figurent Minerve, Cupidon et Plutus, echangeant des "discours sophistiques et des raisonnements quintessencies". C'est ce que disait La Bruyere de Cydias; et ce que ces singulieres productions dramatiques rappellent le plus, c'est bien en effet les _Dialogues des morts_ de Fontenelle, et leur banalite attifee de paradoxes. Voyez plutot: Cupidon fait l'eloge de la Pudeur, ce qui est le fin du fin, le plus piquant ragout, et il dit: "Moi! je l'adore, et mes sujets aussi! Ils la trouvent si charmante qu'ils la poursuivent partout ou ils la trouvent. Mais je m'appelle Amour; mon metier n'est point d'avoir soin d'elle. Il y a le Respect, la Sagesse, l'Honneur qui sont commis a sa garde; voila ses officiers..."--Que tout cela est joli, et que voila un rien bien travaille! Sur cette pente, il va jusqu'au bout, et quel est l'extreme en cela? Rien autre que la Moralite a allegories du moyen age. Ne doutez point qu'il n'en ait ecrit. Nous voici sur le _Chemin de Fortune_. Deux gentilshommes se rencontrent non loin du palais de _Fortune_. Ils voient de petits mausolees, avec des epitaphes: "Ci git _la fidelite d'un ami!_"--"Ci git _la parole d'un Normand!_"--"Ci git _l'innocence d'une jeune fille!_"--"Ci git _le soin que sa mere avait de la garder_", ce qui est bien plus finement imagine encore, car il faut rencherir.--Et les deux gentilshommes avancent. Un seigneur qui s'appelle _Scrupule_ sort d'un petit bois et les arrete; une dame qui se nomme _Cupidite_ les soutient et les encourage, et le drame continue ainsi... N'est-ce pas curieux ce retour au XVe siecle par-dessus toute la litterature classique, et qu'est-ce a dire, sinon, d'abord que Marivaux a une naturelle contorsion dans l'esprit, et ensuite qu'un esprit s'abandonne a ces singulieres demarches parce qu'il n'est pas nourri et soutenu de connaissances solides et de verite?--Il y a autre chose, certes, dans Marivaux; qu'il y ait cela, c'est un signe, non seulement de mauvais gout, mais d'un certain manque de fond. Le fond, ce sont les idees et les observations morales, et les grands siecles litteraires sont riches, avant tout, de cette double matiere. Quand elle fait un peu defaut, il arrive qu'un homme de beaucoup d'esprit, et novateur sur certains points, recule tout a coup, par dela les grandes generations litteraires dont il sort, jusqu'au temps ou les hommes de lettres pensaient peu, observaient moins encore, et ou la litterature etait une frivolite penible, et une charade tres soignee. II MARIVAUX ROMANCIER Faible penseur et mediocre moraliste, qu'etait-il donc?--Il avait de tres grands dons de romancier et de psychologue. Car il ne faut pas confondre le psychologue et le moraliste. Ils sont tres differents. Pascal dirait que le moraliste a l'esprit de finesse et le psychologue l'esprit de geometrie. Le moraliste a la passion de regarder et le don de voir juste. Il se penetre de realite de toutes parts. Il voit une multitude de details, du menus faits, "principes" tenus et innombrables de sa connaissance, et c'est de la lente accumulation de ces multiples impressions du reel que se fait l'etoffe du son esprit. Il peut n'etre pas psychologue: ces faits qu'il saisit si bien, et en si grand nombre, et qu'il garde surement, il peut ne pas les analyser, n'en pas voir les sources ou les racines, les causes prochaines ou eloignees, l'enchainement, l'evolution, la secrete economie. Personne n'est plus sur moraliste que Le Sage, personne n'est moins psychologue.--Le psychologue ne voit, ou peut ne voir que quelques faits moraux, assez sensibles, assez gros meme, "principes" peu nombreux et facilement saisissables de son art. Il peut n'etre pas plus informe que chacun de nous. Mais, ces principes, il sait en tirer tout ce qu'ils contiennent; ces faits moraux, il sait les creuser, les analyser, voir ce qu'ils supposent, ce qu'ils comportent, et d'ou ils doivent venir, et ou ils menent, et penetrer comme leur constitution, comme leur physiologie. Le moraliste se prolongeant en un psychologue sera un romancier admirable. Le moraliste qui n'est que moraliste, le psychologue qui n'est que psychologue, pourra etre un romancier de grand merite, mais incomplet.--Tout romancier est l'un et l'autre, mais il tient plus de l'un que de l'autre, selon sa complexion naturelle. Marivaux est surtout psychologue, et il l'est presque exclusivement. Voila pourquoi ses romans semblent faux dans leur ensemble: il n'a pas assez vu;--et ont des parties eclatantes de verite: certaines choses qu'il a vues, il les a tres profondement penetrees. Quant a etre attire vers le roman, et ne pour cela, il l'etait absolument. Le psychologue a toujours au moins la tentation d'etre romancier. Le moraliste l'a souvent aussi, mais beaucoup moins. Reunir beaucoup de documents sur l'espece humaine, c'est la son plaisir, et le plus souvent il se borne a ecrire les _Caracteres_. Coordonner ses documents dans un tableau d'ensemble et faire mouvoir ce tableau sous les yeux du lecteur par la machine simple et legere d'un recit un peu lent, l'idee peut lui en plaire, et il ecrira le _Gil Blas_; mais il faut deja qu'il ait d'autres dons, et partant d'autres sollicitations que ceux du simple moraliste. Le psychologue, lui, va droit au roman, de son mouvement naturel, et sans se douter qu'il n'a pas tout ce qu'il faut pour l'achever; d'ou, peut-etre, vient que Marivaux a toujours commence les siens et ne les a jamais finis. Il va droit au roman, parce que sa maniere d'etudier est deja une facon de se raconter quelque chose. Il n'est pas l'homme qui jette de tous cotes avec promptitude des regards exerces et puissants; il est l'homme qui, frappe d'un certain fait, le creuse et le scrute avec patience pour remonter a ses origines, quitte a redescendre ensuite a ses consequences. Il suit l'evolution d'un sentiment, d'une passion, soutenant tel point de la chaine d'une observation ou d'un souvenir, et comblant discretement les lacunes avec quelques hypotheses. Il va, vient, induit, deduit, raccorde, et tout compte fait, c'est un petit recit de la naissance, du developpement, de la grandeur et de la decadence d'un fait moral, qu'il s'expose a lui-meme.--Que le roman sorte naturellement de la, c'est tout simple; qu'il en sorte complet, avec tous ses organes, et doue d'une vie, c'est une autre affaire. Quant a la tentation de l'ecrire, elle est sure. Et c'est bien ce qui arrive a Marivaux. J'ai assez dit, et un peu trop, qu'il n'y a rien dans le _Spectateur_, et suites. Il n'y a presque rien dont le moraliste ou l'historien des idees puisse faire son profit. Mais il y a a chaque instant des commencements de roman, des nouvelles, des romans rudimentaires. A chaque instant Marivaux glisse au recit. Et quel est le caractere de ce recit? Ce sont toujours, non precisement des observations morales, mais des _situations psychologiques_. Une jeune fille lui ecrit: "J'ai ete seduite, et je suis bien malheureuse, et voici ce que j'ai senti, et ce que je sens pour le coupable..."--Un mari lui ecrit: "Je n'ai pas de chance. Ma femme a telle conduite a mon egard. Je suis jaloux, et je suis perplexe. D'un cote... de l'autre... etc."--L'_Indigent philosophe_ devrait etre, comme le _Spectateur_, un recueil de reflexions diverses: tres vite il se tourne de lui-meme en recit picaresque. Ainsi partout. Quoi qu'ecrive Marivaux, il ne va pas loin sans qu'on voie poindre le roman, et sans qu'on voie aussi, peut-etre, que c'est roman tres mince d'etoffe et qui ne comportera guere que l'histoire d'un seul sentiment traversant deux ou trois situations legerement differentes, et entoure, pour qu'il y ait cadre, a peu pres de n'importe quoi. _Marianne_ et le _Paysan parvenu_ sont concus ainsi, avec plus de pretentions, plus de suite, plus de succes aussi; mais au fond tout de meme. Marivaux a ete frappe d'un trait du caractere feminin, l'amour-propre dans le desir de plaire. Il a vu une jeune fille francaise, assez froide de coeur et de sens, intelligente, avisee et fine, sans aucune passion, et meme sans aucun sentiment fort, ni pour le bien ni pour le mal, incapable d'exaltation, a peu pres fermee aux ardeurs religieuses et parfaitement a l'abri des emportements de l'amour, ne desirant que plaire et inspirer aux autres le culte tres delicat qu'elle a d'elle-meme, et puisant dans cette complaisance qu'elle a pour soi une foule de vertus moyennes qui la rendent tres aimable et tres recherchee. Elle est nee avec des instincts de delicatesse, de precaution a ne point se salir, de proprete morale, et la coquetterie est chez elle comme une forme de son amour-propre: quel que soit le miroir ou elle se regarde, que ce soit sa petite glace d'ouvriere, sa conscience ou le coeur des autres, elle veut s'y voir a son avantage. En butte a la poursuite d'un vieux libertin, elle n'aura point le mouvement de degout violent d'un coeur orgueilleux, la nausee d'une patricienne. Elle feindra de ne pas comprendre le desir qui la poursuit, elle se persuadera a elle-meme qu'elle ne s'en apercoit pas. Tant qu'elle peut dire, ou se dire, qu'elle ne sait pas ce qu'on lui veut, l'amour-propre est sauf. Cet argent qu'on lui donne, ce trousseau qu'on lui achete, tant qu'on n'a rien demande en echange, cela peut passer pour charites paternelles; qui sait si ce n'est pas cela? L'orgueil refuserait, l'amour-propre accepte, parce que l'amour-propre est un sophiste. Ce baiser sur l'oreille en descendant de voiture meritait un soufflet. Mais s'il peut passer pour un heurt involontaire? Il faut qu'il passe pour cela, qu'il soit cela: "Ah! Monsieur! vous ai-je fait mal?" Le sophisme est un peu fort; mais encore pour cette fois l'amour-propre s'est tire d'affaire. Mais quand M. de Climal en est venu aux declarations franches, et aux propositions sans periphrases?--Cette fois, il n'est sophisme qui tienne. Il faut renvoyer l'argent. On le renvoie. Il faut renvoyer la robe. Ah! la robe, c'est plus difficile, et c'est ici que le coeur se gonfle. Marianne se sent si bien nee pour porter cette robe-la, offerte autrement! Est-ce qu'elle ne devrait pas venir d'elle-meme sur ses epaules? Enfin on la renvoie aussi; le sacrifice est fait, et l'on peut se regarder dans son miroir. Voila la conscience de Marianne. Elle est reelle, puisqu'elle ne capitule point; mais elle negocie. Elle ne fait point de sortie; elle s'assure, au plus juste, et sans sacrifices inutiles, les honneurs de la guerre. Elle est faite d'un fond de dignite ou s'ajoute beaucoup d'adresse et de prudence: il n'est pas defendu d'etre habile. Marianne la definit elle-meme bien finement: "On croit souvent avoir la conscience delicate, non pas a cause des sacrifices qu'on lui fait, mais a cause de la peine qu'on prend avec elle pour s'exempter de lui en faire." Ses coquetteries auront le meme caractere que ses defenses; et comme ses resistances etaient mesurees juste a ce que l'amour-propre exige, ses demi-provocations se tiendront dans les limites d'une dignite qui est ferme, sans se croire obligee d'etre barbare. On est a l'eglise. On se place parmi le beau monde. Et pourquoi non? On s'y place, on ne s'y etale point. La modestie, c'est la dignite, et l'on est modeste; mais l'humilite ce n'est plus de la conscience; cela depasse les bornes; c'est du christianisme.--On regarde les vitraux, non point parce que ce mouvement fait valoir les yeux et l'attache du cou, mais parce que ces vitraux sont de belles choses; et si les yeux et le cou en profitent, ce n'est pas de notre faute.--Il n'est pas bien de montrer la naissance de son bras; mais il n'est pas defendu de redresser sa cornette, et si, dans ce geste, le bras attire quelque regard approbateur, ce n'est point qu'il se montre, ce n'est point qu'il se laisse voir; c'est la faute de la cornette. Ce sont coquetteries innocentes, parce qu'elles sont involontaires, ou du moins qu'elles pourraient l'etre. Et en presence d'un amour serieux qu'elle a fait naitre, comment se comportera notre Marianne? Remarquez d'abord que les amours qu'elle inspire sont vifs mais non point ardents ni profonds. Les grandes passions ne vont point a des femmes comme Marianne; elles vont plus haut, ou plus bas. Trois hommes aiment Marianne: un libertin qui n'a vu que ses quinze ans; un Dorante qui a vu sa grace; un homme mur et serieux qui a vu l'equilibre, l'assiette ferme de son esprit. Le libertin est repousse; l'homme serieux a le sort ordinaire des hommes serieux: il a un grand succes d'estime; le Dorante, M. de Valville, est accueilli, severement puni d'un instant d'infidelite, et, en definitive, serait epouse, si Marianne avait termine son oeuvre[23]. [Note 23: Il epouse dans le denouement que le continuateur de Marivaux a ajoute.] Marianne aime donc, mais comme elle fait toute chose: elle aime sur la defensive. Elle ne s'abandonne ni a l'amour, ni meme au plaisir d'etre aimee, parce qu'elle ne s'oublie jamais. L'amour-propre defend d'etre dupe. Tant que Valville se montre empresse, elle se montre attentive, et rien de plus. Et comme elle a bien raison! Car voila que Valville est infidele, et ou en serions-nous maintenant, si nous avions laisse voir que nous aimions? Mais nous n'avons point fait cette faute, et nous confondons le perfide par une petite scene de generosite dedaigneuse tres bien conduite: "Allez! Monsieur, il vous est tout loisible..."--Et alors, comme nous sommes, sinon heureuse, du moins contente de nous, ce qui est la petite monnaie du bonheur! Comme nous puisons dans notre vanite satisfaite, dans notre amour-propre chatouille, dans notre dignite qui se sent intacte et qui se rengorge un peu, une consolation que d'autres trouveraient amere, mais que nous trouvons tres suffisante! "Pour moi, je revenais tout emue de ma petite expedition; mais je dis agreablement emue: cette dignite de sentiments que je venais de montrer a mon infidele; cette honte et cette humiliation que je laissais dans son coeur; cet etonnement ou il devait etre de la noblesse de mon procede; enfin cette superiorite que mon ame venait de prendre sur la sienne, superiorite plus attendrissante que facheuse... tout cela me chatouillait interieurement d'un sentiment doux et flatteur... Voila qui etait fait: il ne lui etait plus possible, a mon avis, d'aimer Mlle Walthon d'aussi bon coeur qu'il l'aurait fait; je le defiais d'avoir la paix avec lui-meme... et c'etaient la les petites pensees qui m'occupaient... et je ne saurais vous dire le charme qu'elles avaient pour moi, ni combien elles temperaient ma douleur." Fort bien, Marianne, vous n'aimez point, voila qui est clair; mais, d'abord, vous prenez le vrai chemin pour etre aimee, et du reste, vous etes une petite personne clairvoyante, tres ferme, tres sure de soi, tres forte, et qui le sait, et qui s'en felicite tres complaisamment, et qui trouve dans ce sentiment tous les reconforts du monde; et c'est plaisir de voir avec quelle gratitude envers vous-meme vous vous regardez dans votre miroir. Voila Marianne. Ce n'est guere qu'un portrait; ce n'est guere que l'etude minutieuse d'un seul sentiment, ou d'un groupe de sentiments qui ont ensemble etroit parentage, et qui s'entrelacent les uns dans les autres. Mais c'est une etude psychologique tres poussee, et souvent tres finement juste. Quelquefois on dirait du La Rochefoucauld un peu delaye. Marivaux connait bien les femmes. Je crois qu'il ne connait qu'elles; mais il s'y entend. Il demele tres heureusement les ressorts delies et freles d'un caractere feminin. A ne considerer dans _Marianne_ que Marianne seule, la lecture de ce livre est d'un tres grand charme. Sur le reste je reviendrai, et j'aurai bien a dire; mais ce que je crois voir pour le moment, c'est combien Marivaux a de penetration psychologique pour aller jusqu'au fond intime d'un sentiment surprendre la structure secrete, compter les contractions, isoler les fibres. Le _Paysan parvenu_, a ne regarder encore que le personnage principal, est beaucoup moins distingue. Ne crions pas trop vite a la pure convention. Il y a de la verite dans M. Jacob. L'homme qui arrive par les femmes est un caractere saisi sur le vif, qui est particulierement contemporain de Marivaux; mais qui est de tous les temps; et Marivaux en a bien saisi le trait principal, la confiance tranquille et presque beate, le laisser-aller, l'aimable abandon. Un tel homme se sent tres vite une force naturelle, une puissance sereine et inevitable du monde physique, une seve. Il a la placidite d'un element. Il en a l'inconscience. Les succes lui sont dus, comme au fleuve les vallees profondes; il s'y laisse aller d'un mouvement lent et sur. A cela s'ajoute, chez M. Jacob, un peu de finesse rustique, un patelinage de paysan madre, qui est un bon detail, et met un peu de variete dans la monotonie forcee, et comme essentielle, d'un tel personnage. La progression meme, dans le developpement du caractere, est bien observee. Au commencement quelques scrupules, et aussi quelques timidites. Le propre d'une force comme celle qui fait le fond de l'honorable M. Jacob est de s'ignorer d'abord, et, tant qu'elle s'ignore, d'etre contenue par les prejuges de l'education en usage chez les honnetes gens. M. Jacob commence par n'accepter que quelques ecus de la dame et de la femme de chambre; il refuse une forte somme, parce qu'elle est trop forte, et d'origine suspecte. Il refuse d'epouser la suivante, a certaines conditions que le maitre de la maison veut imposer. On a son honneur, un honneur de valet, point trop delicat, mais qui ne s'accommode pas encore de tout. Mais ensuite M. Jacob apprend peu a peu ce qu'il est, et il s'abandonne a son etoile; et il est admirable d'assurance sur le domaine qu'il sait qui est a lui. Distinction tres fine: il est a l'aise, et tres vite, beau parleur avec les femmes; mais les hommes l'intimident longtemps. A l'opera, au milieu des beaux marquis, il se sent gene, voudrait se cacher; il rencontre le regard d'une marquise, et le voila retabli dans ses avantages.--Il y a des details excellents. On lui offre une place; il est chez celui qui en dispose; il l'a acceptee. La pauvre femme de celui a qui on la retire arrive en larmes et supplie. Voyez-vous Gil Blas a la place de Jacob? Je crois l'entendre: "Je m'en allai tres confus et faisant reflexion que le bonheur des uns est toujours forme du malheur des autres. Mais elle etait arrivee un instant trop tard; j'avais accepte, el il eut ete desobligeant de rendre." M. Jacob, lui, rend la place. Ce n'est point un ambitieux ou batailleur dans le combat de la vie. Il ne se pousse pas, il arrive. Il fait cent fois pis que Gil Blas; mais point les memes choses. Leurs empires sont differents. Cette place, il a le sentiment qu'il n'en a pas besoin; il la retrouvera, ou mieux. Sa carriere est ailleurs que dans les antichambres ministerielles, et plus sure. Chacun n'a d'assurance, d'energie, et meme d'effronterie que dans son metier. Il est donc bon ce Jacob; mais il n'est pas conduit, ce me semble, jusqu'au terme logique et naturel de son developpement (ce qui tient peut-etre a ce que Marivaux n'a pas termine lui-meme le _Paysan parvenu_, non plus que _Marianne_). J'ai soupcon que l'assurance de l'homme doue de la puissance naturelle qui fait la fortune de M. Jacob, doit se tourner assez promptement, en une sorte de brutalite. Se sentir sur de l'amour de toutes les femmes developpe etrangement le fond de ferocite qui est en l'homme. Si les mortels ordinaires ont tant d'aversion pour les Jacob, c'est un peu jalousie; un peu sentiment de dignite; surtout certitude que ces gens-la ne se bornent pas a etre des miserables et deviennent tres vite des coquins. Moliere n'a pas manque de faire son Don Juan mechant. Il faut un peu l'etre pour etre Don Juan, et surtout a faire comme Don Juan, on est sur de le devenir. Le _Leone-Leoni_ de George Sand, encore qu'un peu pousse au noir, est tres bien vu a cet egard[24]. Marivaux ne l'a pas entendu ainsi et s'est peut-etre trompe. [Note 24: Je n'ai pas besoin de rappeler le _Bel Ami_ de Maupassant, qui pourrait etre intitule le _Sous-officier parvenu_, et ou ce trait est tres bien marque, peut-etre meme avec exces.] Ainsi M. Jacob s'est marie. Il etait dans son caractere de rendre sa femme horriblement malheureuse, la rencontrant comme un obstacle apres l'avoir saisie comme un premier echelon. Marivaux est doux; il lui a epargne cette cruaute, en tuant sa femme a propos. C'est peut-etre reculer devant le point delicat, difficile et interessant.--Passons, et apres tout, Mme Jacob a pu mourir. Mais M. Jacob ne montre nulle part le plus petit trait de cette durete si naturelle a ses semblables, et dont il fallait au moins qu'il eut comme un germe. Il est benin, et tout passif. Il est choye, dorlote, engraisse et doucement papelard. Souvent on le prendrait plutot pour un "directeur" que pour ce qu'il est, et il n'y a rien de plus different. C'est que Marivaux est un genie feminin, et s'entend a peindre surtout les femmes et les personnages qui leur ressemblent. Il a fait un Jacob un peu adouci, un peu feminise, sans songer que les Jacob reussissent aupres des femmes precisement parce qu'ils ne leur ressemblent pas; un Jacob qui n'est point faux, car le trait principal est bien saisi; mais qui s'arrete comme a mi-chemin de son evolution naturelle, qui benite a s'accomplir, qui reste indecis parce qu'il resta inacheve, et qui devrait, ce me semble, ne pas reussir, du moins entierement. Jolie esquisse du reste, etude psychologique dessinee d'un trait delie et fin, a laquelle il manque, comme toujours, la vigueur, la plenitude, les dons, pour tout dire, du grand moraliste. Et, enfin, sont-ce la des romans? Mon Dieu, non, et l'on voit bien que c'est a cette conclusion que je suis force de venir. Marivaux est un psychologue; il fait un bon "portrait" ou un bon "caractere"; il l'expose bien, dans un bon jour, il le fait deux ou trois fois pour montrer son modele dans deux ou trois attitudes et dans le jeu nouveau de lumiere et d'ombres que de nouveaux entours font sur lui, et il croit avoir ecrit un grand roman. Mais il n'a pas assez de matiere, une assez grande richesse d'observations pour que ce qui environne sa figure centrale ait autant de realite qu'elle en a. Il s'ensuit que dans ses romans le personnage principal est vrai, et tout le reste conventionnel. J'exagere un peu. Dans _Marianne_, apres Marianne, il y a M. de Climal. Dans le _Paysan_, apres Jacob, il y a Mlle Habert cadette. Je le veux bien. Et encore M. de Climal est-il d'une si puissante realite? Deux ou trois discours de lui sont de petits chefs-d'oeuvre, melanges infiniment heureux de fausse devotion qui ronronne et de libertinage honteux qui balbutie. Mais il y a bien quelque incertitude dans le trait general, et je ne sais pas si c'est moi que je dois accuser quand j'hesite a son egard entre le degout, la pitie et presque l'estime, selon les circonstances. La complexite, dans la composition d'un personnage, est, suivant les cas, trait de genie ou signe d'impuissance. Le mal est que, pour M. de Climal, le doute au moins reste dans l'esprit. Mlle Habert n'est point complexe; et elle a de la verite; mais elle est pale, elle est sans relief. Elle ne laisse presque rien dans la memoire. Une figure pleine et grasse, des yeux qui luisent sous des paupieres discretes, les lignes arrondies d'une chatte gourmande, voila ce que je me rappelle, et c'est quelque chose, mais c'est tout. Je suis sur que cette impuissance relative a fournir de matiere ses personnages secondaires, Marivaux en a conscience, et que c'est pour cela qu'il les tue a mi-chemin, M. de Climal au tiers de _Marianne_, Mlle Habert a la moitie du _Paysan_. Sans doute il ne pouvait point les soutenir, et il s'en est debarrasse, et le vice de composition n'est peut-etre qu'une indigence d'invention. Quant a ce qui reste, quand on en parle, savez-vous ce qui arrive? C'est que ce n'est plus de Marivaux qu'on s'entretient. Ce n'est plus lui qui ecrit, c'est son temps. Marivaux, dans ses romans, se trace un cadre assez vaste, y dessine, avec sa psychologie adroite, mais peu puissante, et son observation juste, mais peu riche, une, deux, trois figures, et surtout une, qui ont de la verite; et il remplit les espaces vides avec ce que lui donnent le tour d'esprit, le tour d'imagination, le bel air, le gout general, les lieux communs et les manies intellectuelles de son epoque. Or dans l'epoque dont il est, il y a surtout deux gouts dominants en litterature d'imagination: c'est a savoir la vertu et le devergondage. Je dis le devergondage, et c'est chose bien connue deja du lecteur: il sait que Crebillon fils commence de tres bonne heure au XVIIIe siecle, avec les _Lettres Persanes_ et le _Temple de Gnide_. Ce qu'on oublie quelquefois, c'est que la "vertu", la vertu a la mode de Jean-Jacques, "l'ame vertueuse et sensible" n'est point nee sous les auspices de Diderot et de Rousseau. Elle vient au jour, elle aussi, presque au commencement du siecle. On la trouve dans ces memes _Lettres Persanes_ a l'episode des _Troglodytes_; on la trouve dans tout le theatre sentimental de La Chaussee, et ne perdons pas de vue que le theatre de La Chaussee est exactement contemporain des deux romans de Marivaux. Il faut bien se persuader, et que Diderot n'a invente ni le libertinage, ni la sensibilite, et que l'un et l'autre sont venus a peu pres ensemble, des que l'influence du XVIIe siecle s'est affaiblie, comme frere et soeur, qu'ils sont en effet. Car ils sont de meme famille, et se soutiennent l'un et l'autre, et meme se supposent. Des que la gravite chretienne a cesse de remplir, ou de soutenir, ou, au moins, de reprimer les esprits, le libertinage s'y est insinue; et des que le libertinage s'y est introduit, le respect humain, pour en temperer la crudite, y a mele le gout de la vertu et le don de l'attendrissement. On est licencieux, on est lubrique; mais on a bon coeur, on est pitoyable, le spectacle du malheur vous arrache de genereuses larmes, et, sous ce couvert, on continue d'etre libertin en toute decence. Et le lecteur peut lire sans rougir l'oeuvre ou tant de vertu enveloppe un peu de cynisme; et l'auteur se sauve de ses ecarts par la beaute morale de ses conclusions; et tout le monde trouve son compte; et vertu et devergondage s'en vont de concert tout le long du siecle, jusqu'a Diderot et Rousseau, si enclins a l'un comme a l'autre, et qui ont a l'un et a l'autre, unis et enlaces jusqu'a se confondre, fait de si grandes fortunes, qu'ils passent pour les avoir inventes. Le fait est constant; quant a la theorie, elle n'est pas de moi; elle est de Marivaux. C'est lui qui etablit cette regle de l'union necessaire de la licence et de l'honnetete. Il gronde Crebillon fils: Vous etes trop cru, lui dit-il. Il faut des debauches dans un bon ouvrage, mais temperees par des tendances vertueuses; "nous sommes naturellement libertins, ou, pour mieux dire, corrompus; mais il ne faut pas nous traiter d'emblee sur ce pied-la. Voulez-vous mettre la corruption dans vos interets? Allez-y doucement, apprivoisez-la, ne la poussez point a bout. Le lecteur aime les licences, mais non point les licences extremes, excessives... Le lecteur est homme; mais c'est un bomme en repos, qui a du gout, qui est delicat, qui s'attend qu'on fera rire son esprit; qui veut pourtant bien qu'on le debauche, mais honnetement, avec des facons, avec de la decence."--Que disais-je? Ces deux gouts dominants, ces deux lieux communs de l'esprit public au XVIIIe siecle, ils n'etaient guere, a la verite, dans Marivaux. La ou Marivaux est superieur, ils sont absents; mais c'est avec quoi il a comble les vides et fait l'etoffe courante et commune de ses romans; c'est ce qu'on trouve dans son oeuvre quand il n'y intervient pas directement, et qu'il la laisse aller d'elle-meme. Sensibilite conventionnelle, toute la partie de _Marianne_ (le second tiers) ou la jeune fille est menee dans le monde, conduite chez le ministre, etc. Il y a la une scene dans le cabinet ministeriel, avec larmes, genuflexions, genoux embrasses, et ministre la main sur son coeur, qui meriterait d'etre peinte par Greuze. Il n'y manque qu'un huissier au second plan ouvrant les bras a demi etendus dans un geste qui veut dire: "Spectacle divin pour une ame sensible!" Libertinage concerte et appuye, toutes les dames qui veulent du bien a M. Jacob; details scabreux, peintures lascives qui se repetent a satiete; une certaine gorge de madame de Fecourt qui reparait regulierement, toutes les dix pages... Et tout cela aussi tres conventionnel, sans relief, sans individualite des personnes: mademoiselle Habert a part, je confesse que je confonds toutes les autres, et que j'attribue peut-etre a madame de Fecourt la gorge de madame de Ferval ou de madame de Vambures.--Il y a meme un peu de libertinage dans _Marianne_, et le, pied, dechausse par accident, de Marianne est bien le pendant du pied, volontairement sans pantoufle, de madame de Ferval. En verite tout cela n'est pas de Marivaux; c'est de tout le monde qui est autour du lui; cela n'a pas d'originalite parce que ce n'est pas conception de l'auteur, substance de son esprit, mais matiere commune dont il entoure et gonfle ses conceptions pour faire volume. Il a un bien joli mot quelque part: "... moins a la honte de mon coeur qu'a la honte du coeur humain; car chacun a d'abord le sien, et puis un peu celui de tout le monde..."--Et chacun aussi a d'abord son esprit, et puis un peu celui des autres, qu'on ajoute au sien pour etendre un peu son domaine; mais a ces biens d'emprunt on ne laisse pas sa marque et les traces d'une possession veritable. Ce qui est bien de lui, ce sont des longueurs d'une autre espece, d'interminables reflexions. "Je suis naturellement babillard", dit-il en une preface. Il l'est doublement, etant de complexion un peu feminine, et faisant etat de psychologue. Il faut qu'il explique tout par le menu, et, quand il a tout explique, qu'il recommence. Il peint deux devotes engloutissant des plats enormes avec des mines degoutees qui doivent donner le change, et convaincre le spectateur, et elles-memes, qu'elles n'y mettent point de concupiscence. Il suffisait de dire cela. Il le dit, deja longuement, et ensuite: "... Je vis a la fin de quoi j'avais ete dupe. C'etait de ces airs de degout que marquaient mes maitresses, et qui m'avaient cache la sourde activite de leurs dents. Et le plus plaisant, c'est qu'elles s'imaginaient elles-memes etre de tres petites, de tres sobres mangeuses. Et comme il n'etait pas decent que des devotes fussent gourmandes (_sans doute, passons_); qu'il faut se nourrir pour vivre et non pas vivre pour manger; que, malgre cette maxime raisonnable et chretienne, leur appetit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouve le secret de la gloutonnerie..." Ah! c'est fini!--Non! "... et c'etait par le moyen de ces apparences de dedain pour les viandes; c'etait par l'indolence avec laquelle elles y touchaient qu'elles se persuadaient etre sobres, en se conservant le plaisir de ne pas l'etre; c'etait (_allez! allez!_) a la faveur de cette singerie que leur devotion laissait innocemment le champ libre a l'intemperance." Voila trop souvent sa maniere. Il semble croire que son lecteur est tres inintelligent et n'a jamais compris. Marianne ne veut pas avouer au jeune Valville qu'elle est fille de magasin chez Mme Dutour. Elle refuse de donner son adresse; elle retournera a pied, quoique blessee. Elle evite de prononcer le nom de la lingere. Puis, a un moment donne, perdant la tete: "Il faudra donc envoyer chez Mme Dutour." Quel malheur! elle s'est trahie! "--Ah! cette marchande de linge...., repond Valville; c'est donc elle qui aura soin d'aller chez vous dire ou vous etes." Quelle bonne fortune! Valville n'a pas compris!--Le revirement est joli, il est tres clair, et le lecteur n'a pas besoin de commentaire. Mais Marivaux en a besoin; il est explicateur fieffe: "... Y avait-il rien de si piquant que ce qui m'arrivait? Je viens de nommer Mme Dutour; je crois par la avoir tout dit, et que Valville est a peu pres au fait. Point du tout. Il se trouve qu'il faut recommencer; que je n'en suis pas quitte; que je ne lui ai rien appris; et qu'au lieu de comprendre (_le voila parti!_) que je n'envoie chez elle que parce que j'y demeure, il entend seulement que mon dessein est de la charger d'aller dire a mes parents ou je suis; _c'est-a-dire qu'il_ la prend pour ma commissionnaire: c'est la toute la relation qu'il imagine entre elle et moi." Cela est continuel. Il le sait lui-meme, s'en accuse, s'en excuse, s'en amuse, et recommence. C'est la marque de la manie psychologique. Vauvenargues a de ce travers; Massillon aussi; Le Sage n'en a pas l'ombre. On voit les pentes differentes. Le roman, de Le Sage a Marivaux, d'oeuvre de moraliste, devient oeuvre de psychologue, avec les defauts et les qualites aussi que comporte ce genre. Il est fait de l'elude tres minutieuse de quelques sentiments, avec beaucoup de reflexions et de considerations; et cela fait un fond un peu denue, et, pour l'etoffer, l'auteur y ajoute des choses qui ne sont pas de lui, mais de ses voisins: un peu de ce realisme des vulgarites qui avait commence a poindre avec Le Sage, et qui devait etre vite a la mode en France, ou le realisme n'a le plus souvent ete qu'un certain gout de s'encanailler; un peu de sensibilite et de vertu larmoyante; un peu de polissonnerie. Et voila, ce me semble, les romans de Marivaux. Ils ont des disparates extraordinaires, et sont, selon les pages, excellents ou assommants. C'est qu'ils ont ete ecrits comme par deux hommes, l'un psychologue, contemporain de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette, qui est exquis, encore qu'un peu long, l'autre par un homme du XVIIIe siecle qui connaissait le gout du jour et qui expediait, comme a la tache, des pages de grivoiseries ou de sensibleries pour aider l'autre. Et il n'y a personne qui ressemble moins au premier que le second, d'ou suit dans l'ouvrage commun quelque incoherence. Trouve-t-on en quelque ouvrage Marivaux a peu pres tout seul, et sans collaborateur trop apparent? Oui, et c'est la que nous allons le considerer pour achever de le bien connaitre. III MARIVAUX DRAMATISTE Il etait ne pour le theatre, et plutot le theatre etait l'endroit ou ses qualites devaient se trouver dans tout leur jour,--ou ce qui lui manquait n'est point necessaire,--ou, enfin, il se pouvait qu'il fut contraint de renoncer a ses defauts, justement parce qu'ils y sont plus graves qu'ailleurs. Cet art psychologique ou il etait fin ouvrier, le theatre en vit; c'est sa ressource propre. Ce ne sont point les grands moralistes qui reussissent a la scene, ce sont les grands psychologues. Ce ne sont point des tableaux tres riches et abondants des moeurs humaines que le theatre peut nous presenter, c'est l'analyse tres nette, tres diligente et bien conduite, d'une ou deux passions dans chaque piece, et c'en est assez; c'est l'evolution, bien suivie en ces phases successives, d'un ou de deux sentiments, qu'on saura presenter et opposer d'une maniere dramatique. Et tant s'en faut qu'il soit besoin d'une foule de personnages, tous bien saisis, c'est-a-dire d'une multitude de renseignements sur les moeurs des hommes, qu'il ne faut pas meme de personnages trop complexes, sous peine de n'etre plus clair. Au theatre l'homme est comme depouille de tous les accessoires de son caractere, il est reduit a ses passions dominantes; et puis, en revanche, ces passions sont etudiees dans tout leur detail et etalees dans tout leur developpement. Essayez de mettre _Gil Blas_ au theatre. Vous vous apercevrez d'abord que tant de personnages si varies, tous si precieux pourtant, deviennent inutiles et genants, fondent et s'effacent, et que Gil Blas seulement et ses amis intimes peuvent rester, et que Gil Blas prend une importance enorme; et que des lors, en revanche, lui n'a plus assez de fond, est trop en surface pour les proportions que vous etes contraint de lui donner; et qu'en fin de compte c'est tout le tableau de moeurs qu'il faut laisser tomber, et un caractere qu'il faut creuser davantage. Eh bien, Marivaux etait a son aise au theatre precisement parce qu'il savait creuser un caractere, et parce que le grand tableau de moeurs, qu'il n'eut pas su remplir, ne lui etait pas demande la. Il n'etait qu'a demi realiste, et comme par caprice. Ceci encore, au theatre, n'etait point mauvais. Le theatre n'admet le realisme qu'a legeres doses, parce que le realisme est tout fait de menus details, et que le theatre procede par grandes lignes. Une scene episodique realiste a de la saveur au theatre; mais les grandes passions eternelles (sous de nouvelles couleurs et regardees d'un nouveau point de vue, tous les cinquante ans), voila toujours le fond ou il ne faut pas tarder a revenir, et ou le spectateur vous ramene. Ses complaisances pour le gout du temps, sensiblerie fade ou manie de libertinage, n'avaient guere leur place sur la scene, ou la gauloiserie est bien recue, mais ou l'art de provoquer des mouvements honteux est absolument proscrit; ou les sentiments delicats sont bien accueillis, mais ou la comedie larmoyante n'avait pas encore pu s'etablir en faveur. Si Marivaux avait eu, de son fond, ce gout de pleurnicherie sentimentale, il l'aurait apporte la, comme fit La Chaussee; mais j'ai cru voir qu'il n'est chez lui que ressource d'emprunt pour allonger ses volumes, et aussi n'y a-t-il pas songe en un genre d'ouvrages ou la mode ne l'imposait point, et qui, du reste, doivent etre courts.--Enfin ses defauts, bien personnels ceux-la, d'abstracteur de quintessence et d'explicateur a perte d'haleine, minutieux commentaires, analyses confuses a force d'etre multipliees, et galimatias dans la finesse, pouvaient le perdre absolument au theatre,--a moins que le theatre ne l'en detournat. C'etait partie de va-tout. Subsistant, ces defauts eussent ete la odieux; mais precisement parce qu'ils devenaient odieux, ils pouvaient, la, lui sembler tels, et le degouter, et, a force d'apparaitre extremes, etre amenes a disparaitre. Dans une circonstance ou une sottise serait enorme, ou bien on la fait, ou bien son enormite vous avertit de ne point la faire. C'est ce dernier qui est arrive, ou a peu pres; car les defauts intimes ne s'abolissent point, mais il arrive qu'ils se contiennent. Rien ne montre mieux que cet exemple combien le theatre est une bonne discipline, en ses rigueurs salutaires, pour les hommes de lettres. Le theatre a ramene les defauts de Marivaux a la mesure de demi-qualites, de dons aimables et un peu suspects, de graces legerement inquietantes. Comme il faut etre court au theatre, ses longueurs se sont restreintes a de simples nonchalances;--comme il faut etre vif, ses analyses se sont ramassees en traits rapides et penetrants, et les coups de sonde ont remplace les longues galeries souterraines;--comme il faut etre clair, son galimatias est reste dans les honnetes limites du precieux; et de tout cela s'est forme le _marivaudage_, dont on n'a jamais su s'il est le plus joli des defauts, ou la plus perilleuse des qualites, ou une bonne grace qui s'emancipe, ou un mauvais gout qui se modere. Le theatre lui etait donc un lieu favorable en somme, ou ses dons avaient leur emploi, ses lacunes leur excuse, ses mauvais penchants leur correctif; et ou il pouvait donner une note toute nouvelle, ce qu'il a d'original s'accommodant bien a la scene, et ce qu'il a de commun ne pouvant guere y trouver place. Aussi ce theatre de Marivaux est-il d'une qualite rare et precieuse. La premiere impression en est ravissante. Il est joli d'abord de tout ce qui n'y est point. On sent, au premier regard, un homme qui n'a point de metier (plus tard on s'apercevra que c'est un homme qui a un metier a lui). On ouvre le volume, on parcourt, et c'est une surprise aimable. Quoi! point d'intrigue; point de quiproquo; point d'obstacle exterieur au bonheur des amants, point de circonstance accidentelle qui les separe, corrigee par une circonstance accidentelle qui les reunit;--et point de tuteur barbare, de pere terrible, d'oncle sauvage et stupide;--et pas davantage de _peinture de la societe_ (oh! non!); point de traitants, d'agioteurs, de femmes d'intrigue, de chevaliers d'industrie, de "chevaliers a la mode", de valets flibustiers, de parvenus, de femmes galantes, de devotes, de directeurs;--et point non plus de _comedies de caractere_: point de piece qui s'intitule le distrait, l'inconstant, le maniaque, le disputeur, le decisionnaire, le grondeur, le grave, le triste, le gai, le sombre, le morne, l'acariatre, le tranquille, l'amateur de prunes, et qui nous offre le divertissement de dix lignes de La Bruyere en cinq actes!--Quel singulier theatre! Voila qui ne ressemble a rien! Mais deja c'est quelque chose que cela, et l'on en est comme tout repose et rafraichi. On lit de plus pres, et l'on s'apercoit qu'il y a la un genre nouveau, une sorte de _comedie romanesque_, des ouvrages dramatiques qui sont des "nouvelles", ou bien plutot, de petits romans traites dans la maniere dramatique, du reste avec le moins de procedes dramatiques qu'il se puisse. Cette comedie n'emprunte presque rien--ayons le courage de dire rien du tout--a la vie courante; elle n'a la pretention ni de corriger les moeurs ni de les peindre; elle n'est ni une these ni un miroir; elle est faite d'une douce et legere aventure de coeurs entre gens qu'on n'a jamais rencontres dans la rue. Les critiques qui veulent voir dans ce theatre la comedie traditionnelle, et y chercher des renseignements sur les hommes du temps, ont le double malheur de n'y trouver rien, et de nous amener, par leurs analyses les plus laborieuses, a cette conclusion, tres fausse, qu'il est nul. Les personnages y sont d'un pays qui n'est nullement geographique. Les suivantes sont des dames tres bien elevees, et qui ne sont pas seulement spirituelles, qui sont ingenieuses. Et faites bien attention, souvent les grandes dames ont des naivetes, de petites impatiences, de legers et adorables manques de reflexion ou de tenue qui en font de charmantes grisettes. Il n'y a pas une grande distance, non seulement d'allures, mais meme de race, entre maitres et valets. Au theatre les acteurs jouent ces roles chacun selon son "emploi" et retablissent la difference; mais examinez, et vous verrez qu'elle est factice.--Et, pareillement, les meres (le plus souvent) sont aussi jeunes de coeur que leurs filles; les peres dressent des pieges joyeux ou se prendront leurs enfants, d'une humeur aussi gaie et alerte que de jeunes valets.--Et tout cela est leger, capricieux, aerien, fait de rien, ou d'un reve bleu, qui nous emmene bien loin, loin des pays qui ont un nom, dans une contree ou l'on n'a jamais pose le pied, et que pourtant nous connaissons tous pour savoir qu'on y a les moeurs les plus douces, les caracteres les plus aimables, des imperfections qui sont des graces, et que c'est un delice d'y habiter. --Autrement dit, cette comedie est ultra-romanesque, et differe de toutes les autres en ce qu'elle est plus conventionnelle qu'aucune d'elles.--Il faut voir. Relisons un peu. Ces gens-la ne sont que des ames, cela est clair; mais des ames peuvent avoir une certaine realite, qui consiste a ressembler aux notres tout en etant beaucoup plus belles; elles peuvent avoir une certaine vie qui consiste a aimer, a desirer, a sentir, a se chercher, a se fuir, a se contracter douloureusement dans la tristesse, a s'epanouir delicieusement dans la joie, a hesiter dans l'incertitude, a se mouvoir enfin librement dans l'atmosphere legere et pure qu'elles habitent; et si le moraliste proprement dit, ou pour mieux parler l'historien de moeurs, n'a guere que faire ici, il me semble que le psychologue peut s'y trouver bien.--Marivaux n'a pas compris autrement la comedie. Il a considere des ames humaines parfaitement en dehors de quelque temps et de quelque lieu que ce fut, mais qui etaient bien des ames humaines, et qu'il regardait de tres pres. Il n'est fantaisiste que de premiere apparence, et parce qu'il supprime a peu pres le support materiel et l'habitacle ordinaire des esprits humains; mais avec les ressorts memes de ces esprits, il ne badine point; il n'invente pas, il est tres informe et tres diligent, et il arrive ainsi que ce theatre, qui contient si peu de _realite_, contient plus de _verite_ que beaucoup d'autres.--Il est tres libre, tres degage, tres affranchi de toute imitation des choses de la rue ou de la maison; il parait tres imaginaire, et tout a coup on s'apercoit qu'il est tres profond. Figurez-vous qu'on dit a Racine: "Vos Grecs ne sont pas des Grecs. Ils sont du temps d'Homere et ils n'ont rien d'homerique." Il eut repondu sans doute: "Ce ne sont guere des Francais davantage. Ce sont des hommes. J'ai un gout pour l'etude des sentiments humains en eux-memes, et ce gout ne s'accommode guere du souci de la couleur des temps et des lieux. S'il me conduit a tracer des developpements de passion qui ne soient ni d'un siecle ni d'un autre, mais qui soient vrais, il suffit peut-etre." A un degre inferieur, et dans un autre ordre, Marivaux procede de meme. La couleur locale de la comedie, c'est le realisme. Il n'en a souci, et d'autant plus peut-etre, etant connaisseur en choses de l'ame, il nous donne l'impression de la verite pure. Veut-on voir comment une idee de comedie lui vient en l'esprit, et d'ou il part pour en faire une? Allons chercher une comedie qu'il n'a point faite, et dont il n'a jete sur le papier que la matiere: "J'ai eu autrefois une maitresse qui etait savante. Sa folie etait de philosopher sur les passions quand je lui parlais de la mienne. Cela m'impatienta... J'avais remarque quelle etait glorieuse de savoir si bien jaser; je pris le parti de la louer beaucoup et de faire le surpris de sa penetration. Elle m'en croyait enchante. Savez-vous ce qui arriva? C'est que pendant qu'elle definissait les passions, je lui en donnai en tapinois une pour moi, que sa vanite lui fit prendre par reconnaissance, et qui m'ennuya a la fin, parce que j'en meprisais l'origine. Elle fut fachee de la retraite que je fis: mais elle ne perdit pas tout; car, comme elle aimait a philosopher, je lui laissai de la besogne pour cela en me retirant. Elle ne parlait des passions que par theorie. Il n'y avait que son esprit qui les connut, et je les lui avais mises dans le coeur... des lors je crois qu'elle s'occupa plus a les sentir qu'a les examiner." Ceci est une page de l'_Indigent philosophe_, et c'aurait pu devenir une comedie de Marivaux. C'est une analyse d'une facon d'aimer. La Rochefoucauld a dit qu'il y a bien des gens qui n'auraient jamais connu l'amour s'ils n'en avaient pas entendu parler, et l'on a dit depuis que parler d'amour c'est deja le foire. Voila justement le sujet de cette comedie que Marivaux n'a pas ecrite. La Comtesse, le Marquis, le Chevalier. La Comtesse discute sur l'amour avec une profondeur extraordinaire, en femme qui affecte d'etre sure de ne point le ressentir, quand on cause en theoricien, avec une froide raison, de ces choses, c'est qu'on est bien loin d'aimer... En effet, il n'y a aucun danger, dit le marquis. Mais comme vous en parlez bien! quelle intelligence, quelle finesse, que d'esprit! C'est plaisir de s'entretenir avec une femme superieure." LA COMTESSE.--Lisette, je sais trop la vanite de l'amour pour trouver un homme aimable; mais je sais connaitre le merite. Le marquis est fort bien. Voila un homme qui m'apprecie. LA COMTESSE.--Lisette, le marquis vient moins souvent. Cela est facheux. Il a dit la conversation. Il sait les choses. Dans cette campagne, on ne sait avec qui causer. Il me manque... Ah! vous voila, marquis! on ne vous voit plus. L'entretien d'une pauvre femme est sans doute languissant... LE MARQUIS.--Non, l'entretien d'une femme superieure est intimidant. Les femmes qui sentent encouragent, et les femmes qui savent effrayent. LA COMTESSE.--Qui vous dit que savoir empeche de sentir? LE MARQUIS.--Il y est au moins un retardement, ou une distraction. LA COMTESSE.--Ou un acheminement peut-etre. LE MARQUIS.--Ce n'est vrai que de celles qui ne savent qu'a moitie. Mais il n'est point de secret pour vous; et connaitre le fond de la passion, c'est s'en garantir. Ah! c'est dommage! LA COMTESSE.--Pour qui? LE MARQUIS.--Pour... mettons pour le chevalier qui vous aime, et qui ne vous le dira jamais. Il sait trop bien qu'on n'aime point les philosophes; on les admire. LA COMTESSE.--L'admiration n'est-elle point une forme deguisee de l'amour? LE MARQUIS.--Pas plus que parler amour n'est une facon de le ressentir. A ce compte, vous m'aimeriez infiniment. Vous voyez bien! LA COMTESSE.--Je vois que vous voulez me faire dire que je vous aime! LE MARQUIS.--Vous pourriez le dire; car vous aimez a badiner. Mais ce serait pour faire une etude sur la fatuite des hommes en ma pauvre personne. LA COMTESSE.--Lisette, ce marquis est un sot. Quand je songe que j'etais sur le point de lui dire que je l'aimais, et peut-etre de le croire! Il est tres borne, avec toutes ses finesses. J'aime les gens plus unis. Ce pauvre chevalier, si simple, doit savoir aimer... Mais il est timide. Si on l'aimait, ne fut-ce que pour punir le marquis, il ne faudrait pas le decourager en l'eblouissant..." Voila la methode de Marivaux. Decomposer un sentiment, en saisir les elements, demeler les parties dont il se compose, et de ces legers mouvements du coeur, de leur suite, de leurs demarches, de leurs chocs et de leurs conflits faire le drame lui-meme avec ses peripeties couvertes, secretes, intimes, cachees meme aux yeux des personnages, et surtout aux leurs. Il n'y a pas beaucoup de sentiments sur lesquels il soit capable de faire ce travail menu et delicat d'analyse. A vrai dire, il n'y en a qu'un. Les femmes, a l'ordinaire, ne se connaissent bien qu'en amour. Il ressemble aux femmes extremement. Sa petite decouverte est tout simplement d'avoir introduit l'amour dans la comedie francaise; et cette petite decouverte etait une tres grande nouveaute, Je ne crois pas exagerer aucunement. Avant Marivaux il y avait eu des amoureux sur notre theatre comique; seulement il n'y avait pas eu de peintures de l'amour. L'amour etait un des ressorts de toutes les comedies; il n'en etait jamais le fond et la matiere. L'auteur comique nous presentait une Angelique qui etait amoureuse de Valere, et un Valere qui etait le soupirant declare d'Angelique. Leur amour etait chose acquise, fait authentique, anterieur a l'ouverture des debats; et ce qui s'opposait a cette passion, et comment elle finissait par triompher des obstacles, la etait la matiere de la comedie. Il semblait que l'amour fut un fait tout simple, qu'on ne decompose point, irreductible a l'analyse; qu'on est amoureux ou qu'on ne l'est pas. On nous disait: "Ceux-ci le sont. Ils le seront toujours. Il n'y a pas a y revenir, et nous ne nous en occuperons plus. La comedie part de la, et elle porte sur autre chose."--C'est pour cela que vous voyez tant de titres de comedies qui annoncent des analyses de caractere: _Avare, Imposteur, Glorieux, Grondeur_; et que vous ne voyez pas une comedie qui s'intitule l'_Amoureux_; car l'_Homme a bonnes fortunes_, je n'ai pas besoin de dire que c'est autre chose. A voir de pres, on s'apercoit bien que chez nos comiques l'amour est meme a peine un _ressort_; il est une maniere de signalement: il est un moyen d'indiquer au spectateur ceux des personnages auxquels il doit s'interesser. Comme il est entendu, au theatre, que c'est les amoureux qui ont raison, a condition qu'ils soient aimes, l'auteur nous dit en commencant: "Amoureux: Angelique et Valere. Vous etes prevenus que c'est des autres que je vais me moquer. Quant a eux, je ne m'en occuperai qu'au denouement; et c'est bien naturel, puisqu'il n'y a qu'eux qui ne soient pas comiques." Mesurez l'importance qu'a l'amour dans toutes nos comedies classiques, et jugez si nos auteurs comiques ont pris autrement les choses. A peine pourrez-vous citer comme sortant de cette regle le _Depit amoureux_, qui n'est qu'une comedie d'intrigue, et le _Misanthrope_, qui est en partie une etude sur une maniere comique d'aimer, et en grande partie autre chose. Un ouvrage portant sur l'amour lui-meme et ses demarches eut paru moins du domaine de la comedie que du roman. Marivaux a cru que l'amour n'etait pas un fait simple, qui ne put servir que d'un point de depart. Il a vu qu'il etait compose de beaucoup d'elements divers, qu'il avait ses raisons d'etre, et ses developpements, et ses marches et contre-marches, son _mouvement_ par consequent; et, par suite, qu'il pouvait _contenir sa comedie en lui-meme_, sans avoir besoin, pour entrer dans une comedie, d'avoir des obstacles exterieurs a lui. Il a vu cela parce qu'il etait bon psychologue, et surtout parce qu'il avait une admirable psychologie feminine, j'entends une psychologie de la femme comme il semblerait qu'une femme seule put l'avoir. On est quelquefois etonne de sa penetration sur ce point. Par exemple, c'etait, c'est peut-etre encore une banalite que d'estimer que les femmes sont fausses. Marivaux sait parfaitement qu'il n'en est rien. Ce n'est vrai que pour ceux qui ne font que les ecouter, et qui s'en tiennent a leurs paroles. A ce compte, on peut, en effet, les accuser quelquefois d'artifice. Mais c'est une injustice veritable. Comment un etre qui est tout de sentiment et de passion pourrait-il tromper? Il ne peut que mentir. Precisement parce qu'il a conscience que la vivacite de ses sentiments et son incapacite de reflexion livre a tout venant ses secrets, il essaye peut-etre d'abuser par ses discours. Mais ce n'est que la preuve qu'il est et qu'il se sent incapable de tromper autrement.--Et, de fait, vous n'avez qu'a ne pas l'ecouter: la verite sort et eclate de tous ses gestes, de tous ses airs, de tous ses regards, de toutes ses attitudes, et se precipite de tout son etre. Ce qu'il pense, il vous l'apprend toujours "par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquietude, de la joie, du babil, et du silence de toutes les couleurs... Une femme ne veut etre ni tendre, ni delicate, ni fachee, ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime et qu'elle ne veut pas le dire. Morbleu! nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui perce a travers son silence[25]?" [Note 25: _Surprises de l'amour_, I, 2.] Avec cette connaissance qu'il avait des femmes, des sentiments qu'elles eprouvent et de ceux qu'elles inspirent, il avait tout un theatre tout nouveau dans la tete. La comedie de l'amour, voila ce qu'il a ecrit, et que personne n'avait ecrit avant lui. Racine en avait fait le drame, et precisement Marivaux est un Racine a mi-chemin, un Racine qui ne pousse pas le conflit des passions de l'amour jusqu'a leurs consequences funestes, et qui, par cela, reste auteur comique, un Racine qui n'ecrit que le second acte d'_Andromaque_. On a dit qu'il n'avait jamais peint que "l'aube de l'amour", que l'amour en ses commencements incertains et indecis, et qui s'ignore encore. C'est que c'est la, et non ailleurs, qu'est la comedie de l'amour. L'amour declare, connu de celui qui l'eprouve et de celui a qui il s'adresse, n'est point matiere de comedie a lui tout seul. Car de deux choses l'une: ou il est malheureux, et c'est un drame qui commence, ou il est heureux, et il n'y a rien a en tirer du tout. L'amour commencant, au contraire, peut etre comique, parce qu'il s'ignore pendant que le spectateur s'en apercoit; parce qu'il se trompe d'objet; parce qu'il hesite, recule, louvoie, se prend aux pieges des precautions dont il se defend; par tout ce qui s'y mele de depit, de honte, de fausse honte, de fierte qui finit par capituler, d'amour-propre qui finit par etre confondu, de mille autres choses, et la est le drame gai et divertissant de l'amour.--Dans une comedie ou l'amour n'est pas un ressort, mais le fond meme, c'est le moment ou les amoureux s'apercoivent clairement qu'ils aiment, _qui est celui du denouement_, et, au contraire des autres, c'est par la declaration d'amour que ce genre de drame doit finir.--Et c'est ainsi que finissent d'ordinaire les comedies de Marivaux.--On concoit combien cette maniere d'entendre la comedie rend le travail de l'auteur difficile. Il doit suivre avec surete le travail insaisissable d'un sentiment a peine forme au fond d'un coeur, et le rendre tres visible au public, sans qu'il le soit aux personnages. Il doit etudier des passions si indecises encore que ceux qui ont le plus d'interet a s'en rendre compte ne s'en doutent point, et que le spectateur qui n'a que l'interet de son plaisir doit les voir pleinement et les suivre sans peine. Il doit mettre le public dans la confidence, sans y mettre aucun des acteurs; et dans la confidence, non d'un fait, facile a faire connaitre une fois pour toutes, mais des lueurs fugitives d'une passion secrete, des velleites de l'amour. Il y a de la gageure dans cette conception de l'art et le desir malicieux, la pretention piquante de vouloir etre compris sans presque rien dire. Marivaux a de la femme jusqu'a la coquetterie. Il reussit du reste pleinement a ce jeu aimable. C'est que, d'abord, cette science si sure qu'il faut avoir, en pareil dessein, de la complexion, pour ainsi dire, et de la nature intime de l'amour, il l'a pleinement. Personne, depuis La Rochefoucauld, mais en matiere d'amour seulement, n'a su demeler si finement ce qui entre dans la composition d'un sentiment ou d'une passion. De quoi l'amour est fait, dans telle circonstance ou dans telle autre, c'est ce qu'il voit d'abord; ce qui l'amene a prendre peu a peu conscience de lui-meme, c'est ce qu'il voit et montre ensuite.--Ici, il est fait de depit amoureux (_Surprises_): que deux personnes qui ont jure de ne plus aimer se rencontrent et se confient leurs resolutions, il y a de grandes chances qu'elles en arrivent a la sympathie, et de la a l'amour: "Comme celui-ci sait me comprendre!"--La il est fait d'impatience de ce qu'on possede et du desir de ce qu'on vous defend (_Double inconstance_).--Ailleurs il est fait de la honte meme d'aimer: "Quoi! l'on me soupconne d'aimer! J'ai bonne opinion de cet homme! Quelle insolence! ecartons cette idee..." Il ne faut pas l'ecarter avec violence, parce que la combattre c'est s'en preoccuper, et deja voila qu'on aime (_Jeu de l'amour et du hasard_).--Ailleurs il est fait du bonheur naif d'etre aime, de bonte, de douceur, d'esprit de contradiction aussi, quand tout le monde vous repete que l'objet de votre amour en est indigne, et qu'a force de se dire: "C'est vrai, je serais folle!" on finit par penser: "Serait-ce si fou?" (_Fausses confidences_.)--Tout cela avec une science des nuances, une connaissance de nos petits secrets, qui ne nous accable pas, comme Moliere, lequel connait les grands, mais qui nous surprend et nous inquiete un peu.--La _Double inconstance_ est un ouvrage un peu languissant; mais c'est plaisir comme Marivaux a bien marque chaque inconstance, celle de l'homme et celle de la femme, de son trait veritable et distinctif. Le bon Arlequin est inconstant sans oublier ses premieres amours. On sent que le present n'efface qu'a moitie le passe, que le desir ne fait qu'un peu tort a la gratitude. Au fond il les aime toutes deux, la nouvelle seulement plus vivement que l'ancienne, comme il est juste. Le petit fond de polygamie, instinctif au moins, sinon de fait, qui est dans l'homme, est indique, avec mesure du reste, d'une maniere tres heureuse.--Silvia, au contraire, des qu'elle aime ailleurs, n'aime plus ou elle aimait. L'ancien sentiment est ruine absolument par le nouveau. Elle n'est plus retenue meme par un regret; elle ne se sent plus attachee que par le devoir, ce dont il est facile de venir a bout. Et tout cela, dira-t-on, est bien frele, bien tenu, et, qui sait? bien superficiel peut-etre. Dans ces analyses de l'amour qui s'ignore, ne serait-ce point l'amour vrai que l'auteur oublie, et a force de nous montrer de quels elements l'amour se compose, amour-propre, depit, et autres menus suffrages, ne nous le montrerait-il point fait precisement de tout ce qui n'est pas lui?--Il y a du vrai dans cette objection; mais il y a aussi beaucoup a dire. Et d'abord nous sommes ici dans la comedie. L'amour qui est parce qu'il est, le coup de foudre de Juliette et de Phedre, est affaire de tragedie ou de drame. L'amour-gout, pour parler comme Stendhal, qui, fortifie par l'accoutumance, l'estime, les bons rapports, peut aller tres loin et peut-etre plus loin que l'autre, est essentiellement du domaine de la comedie, parce qu'il est dans les conditions moyennes de l'existence. Et lui seul peut servir a la comedie de l'amour; lui seul est piquant, tandis que l'autre, force simple, est redoutable comme les armees qui marchent en bataille, ainsi qu'il est dit aux Livres saints.--Lui seul, par le conflit et le va-et-vient des sentiments dont il se mele, ou dont il nait, ou qu'il fait naitre, car tout cela s'entrelace, et est plaisant pour cette raison meme, forme un petit drame a lui tout seul, et c'est le point; et un petit drame divertissant et tendre parce qu'il a pour denouement, "apres beaucoup de mystere", comme dit La Rochefoucauld, l'eclosion de l'amour meme. Notez ceci encore. S'il est bien vrai qu'un sentiment profond est parce qu'il est, et qu'a le decomposer, on risque tout simplement de passer a cote; il est vrai aussi qu'il est bien rare que nos sentiments aient ce sublime et cet absolu. "Ce que j'aime en vous... disait une dame, qu'a connue Chamfort a celui qui lui plaisait.--Arretez, repondit le galant; si vous le savez, je suis perdu." Le galant avait de l'esprit et meme de la profondeur; mais il y avait a repondre: "Sans doute, le grand amour romanesque est aveugle, et je n'aime point follement, si j'ai des yeux, meme pour voir vos merites. Mais si ce n'est pas etre aime pour soi-meme qu'etre aime pour ses qualites, au moins est-ce etre aime pour quelque chose qui nous touche d'assez pres. L'amour mele d'estime, par exemple, s'il n'est pas pur, est du moins d'un alliage assez agreable. L'amour, ne peut-etre du ressentiment contre quelqu'un qui ne vous vaut pas, est tout au moins une preference. Ainsi de suite; et de tels sentiments on peut encore s'accommoder."--Eh! oui! et c'est de ce train que vont d'ordinaire les choses, et c'est de ce petit manege de l'amour susceptible d'analyse parce qu'il n'est pas absolument pur, et de degre et de gradation parce qu'il n'est pas absolu, que se fait une comedie. Et encore! Savez-vous bien que La Rochefoucauld a dit que "s'il existe un amour pur et exempt du melange des autres passions, c'est celui qui est cache au fond du coeur et que nous ignorons nous-memes." Eh bien, c'est cet amour qui s'ignore, precisement, que peint Marivaux, ou, du moins, c'est par lui qu'il commence. Puis il le montre mele de ces autres passions dans lesquelles il prend conscience de lui-meme, dont il a besoin pour se connaitre et en quelque sorte pour revetir un corps; mais c'est encore de l'amour, et le vrai, celui qui a ete longtemps cache au fond du coeur.--C'est pour cela que cette comedie de l'amour est divertissante et touchante. Elle est divertissante parce que c'est un malin plaisir, un des plus vifs au theatre, de voir plus clair dans les sentiments des personnages qu'eux-memes, et de savoir mieux qu'eux ce qu'ils vont faire; elle est touchante parce que cet amour qui s'ignore longtemps c'est bien l'amour meme, et qu'on s'interesse a l'amour bien plus quand il a son obstacle en lui, dans son impuissance a se connaitre ou a se faire entendre, que quand il se heurte a un obstacle exterieur: on voudrait l'aider a naitre. Et quand ces autres passions, depit, amour-propre, capables de le faire eclater, commencent a poindre, on les aime pour ce qu'elles vont faire; on les donnerait aux personnages pour les exciter un peu: "Sois donc jaloux! Tu vas t'apercevoir que tu aimes!" Elle est touchante encore, cette comedie de l'amour, parce que l'auteur y a repandu une exquise bonte. C'est notre Terence, un Terence un peu attife. Ses personnages sont d'une bonte charmante. Il n'y a rien de plus difficile que de mettre la bonte au theatre, parce qu'elle y prend tres vite l'air fade de la sensiblerie. Marivaux se sauve du danger parce que ses bonnes gens ont de l'esprit. On veut oter Silvia a Arlequin. "Laissez Silvia au prince. Il l'aime. Il sera malheureux s'il ne l'epouse pas.--A la verite, il sera d'abord un peu triste; mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'epouse, il la fera pleurer; je pleurerai aussi; il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a point plaisir a rire tout seul."--Voila leur maniere; ils ont de l'esprit jusqu'au fond du coeur. Ou l'on voit bien et toute la finesse de psychologie de Marivaux, et cette bonte qu'il mele a toute sa finesse, c'est dans le _Legs_. Le _Legs_ est une etude d'homme boudeur, grognon, injuste, et qui, pour un peu plus, va devenir insupportable. Il est tres aime. Rien de mieux vu; les hommes de ce genre ont tres souvent beaucoup de succes, des succes serieux et durables. C'est que d'abord l'esprit de contradiction est un de ces elements de l'amour que Marivaux a si bien demeles; on met son amour-propre, et Dieu sait a quel degre d'entetement va l'amour-propre chez une femme, a apprivoiser un ours; c'est une belle victoire,--Ensuite c'est que notre boudeur est rebarbatif par timidite, et que la femme qui l'aime s'en est apercu; mais il fallait plus que la finesse feminine, il fallait de la bonte pour s'en apercevoir. Tel est le fond de la comedie dans Marivaux. C'est quelque chose de tout nouveau, d'inattendu, de parfaitement original, et de tres profond sous les apparences d'un jeu de societe. Marivaux, en mettant l'analyse de l'amour dans la comedie, a conquis a la comedie des terres nouvelles. Il a trace des chemins. Ce sont petits chemins, je le sais bien, "il connait tous les sentiers du coeur et il en ignore la grande route"; Voltaire a raison; mais on pouvait repondre: "La ou personne n'est alle, il n'y a pas meme de sentiers." La maniere dont il dispose ses legeres fictions dramatiques est bien interessante a suivre de pres. Il n'y a chez lui aucun art de "composition", j'entends de composition factice, il n'y a pas l'ombre de "metier". Cela tient d'abord a ce qu'il n'en a point, et ensuite a ce qu'il n'en a pas besoin. Son petit drame n'est pas compose de faits materiels qu'il faudrait distribuer en un certain ordre pour en faire une suite enchainee et logique aboutissant a une conclusion contenue dans les premisses: il est compose de faits moraux se succedant d'eux-memes, sans la moindre circonstance exterieure qui les suscite ou les pousse.--En pareil cas l'art de la composition se confond avec l'art meme de lire dans les coeurs, et le drame n'a pas d'autre marche que le progres meme des sentiments. L'intrigue n'est point necessaire la ou le mouvement dramatique est intime en quelque sorte et vient de l'evolution meme des mouvements du coeur. L'intrigue est la part d'invention proprement dite que l'auteur apporte dans le drame. A qui voit parfaitement la succession des sentiments dans les ames, inventer n'est point necessaire; voir suffit. Celui-ci restreindra tout naturellement son invention a trouver une _situation_, et, la situation trouvee, laissera ses personnages aller tout seuls. Ce sera meme une tendance commune a tous les grands psychologues au theatre de reduire l'intrigue a rien. Racine glisse, d'un penchant naturel, a _Berenice_; et quand il a trouve ce chef-d'oeuvre de la suppression de l'intrigue, et qu'on lui reproche de n'avoir pas d'invention, il repond: "Precisement! J'ai l'invention par excellence. L'invention _consiste a creer quelque chose de rien_." A la verite, dans un grand drame, une situation et l'evolution naturelle des sentiments qu'elle a mis en presence ne suffit pas. Les sentiments, d'eux-memes, ont un mouvement trop lent, et restent trop longtemps pareils a ce qu'ils sont d'abord pour qu'il ne soit pas necessaire que quelques circonstances habilement menagees les renouvellent, les pressent, et les fassent comme tourner pour presenter leurs divers aspects. Pour que nous ne voyions point Phedre toujours pleurer et mourir, il faut que Thesee soit cru mort, puis que Thesee revienne, puis que les amours d'Aricie soient connus de Phedre, et c'est la l'intrigue, que, nonobstant ses dedains, Racine est passe maitre a disposer. D'un psychologue pur psychologue, comme Marivaux, on peut donc dire et qu'il n'a pas besoin d'intrigue et que l'intrigue est sa borne. Autrement dit, il sera a l'aise dans les ouvrages de courte etendue ou l'intrigue lui est inutile, et il ne pourra aborder les oeuvres de longue haleine ou le secours de l'intrigue lui serait indispensable. C'est ce qui est arrive a Marivaux. Ses chefs-d'oeuvre sont de petites pieces qui sont des drames en raccourci. Du drame ils ont l'essence, qui est la vie morale, ils ont le mouvement et la distribution aisee du mouvement. Ils n'ont pas l'ampleur et la variete, parce qu'ils n'ont pas l'invention des incidents, des incidents chose vile en soi, simples machines, mais machines qui servent, l'evolution d'un sentiment etant accomplie, a en faire paraitre un autre, lequel, a son tour, fait son chemin, marque son trait, et complete la peinture du caractere. De la le seul defaut serieux des petits drames de Marivaux: ils ont une certaine uniformite, et ils sont un peu prevus. Ils ne nous trompent point; nous savons un peu trop ou ils vont. Rien n'est sot, dans le theatre aussi bien que dans le roman, comme l'inattendu qui n'est qu'un caprice de l'auteur; mais l'inattendu naturel, l'inattendu dont on se dit apres coup qu'on s'y devait attendre, savoir donner cet inattendu-la, c'est connaitre le fond des choses; et savoir ne pas le montrer tout d'abord, c'est avoir des reserves de renseignements psychologiques et etre habile a les dissimuler, c'est la science menagee par l'art. Dira-t-on aussi qu'une certaine indigence (tres relative, et qu'on ne peut qualifier ainsi que quand on songe aux grands maitres du theatre), qu'une certaine indigence de fond se marque dans le raffinement meme de ces sentiments si delies? Ces gens qui ont des commencements de passion si impalpables, des lueurs d'emotion si fugitives, des aubes d'amour si delicieusement indistinctes, ils sont soupconnes d'etre ainsi pour etre agreables a l'auteur; ils mettent un peu de bonne volonte a se comprendre si tard; c'est peut-etre avec complaisance qu'ils passent si lentement du crepuscule de l'inconscient a la lumiere de la conscience. On est tente de leur dire, quand ils s'apercoivent qu'ils aiment ou qu'ils n'aiment plus: "Ne vous en doutiez-vous pas un peu depuis quelque temps?" Et ils repondraient: "Peut-etre; et peut-etre aussi n'est-ce point pour le profit de l'auteur, mais pour notre plaisir, et point pour votre amusement, mais pour le notre, que nous ne nous pressions point d'aboutir, et n'avions point hate d'eclore. C'est un grand delice que de ne point savoir ou l'on en est en pareille chose, et le chatouillement que des raffines plus vulgaires que nous eprouvent a ne pas dire tout de suite qu'ils aiment, nous le sentons, nous, a ne pas meme le penser, et a ne pas trop le sentir." Car ce sont de fins artistes en sensations suaves et legeres, et il n'y eut jamais hommes aussi habiles qu'eux a manier leur coeur comme un instrument de musique tres delicat, tres susceptible et infiniment complique. IV Marivaux, qui meritait d'etre commensal de M. de La Rochefoucauld et ami de Mme de La Fayette, et qui, du reste, eut cause finement avec Joubert ou avec Henri Heine, est un peu deplace au XVIIIe siecle.--Il en tient, certes, et il a des parties de La Motte, et des parties de Crebillon fils; mais son pays d'origine est ailleurs. Il est psychologue en un temps ou la psychologie est infiniment courte et pauvre. Il est fin et delie en un temps ou ce n'est pas exagerer que de dire que tout le monde a vu un peu gros en toute chose. Malgre son Jacob, il a la connaissance, le sentiment et le gout de l'amour tres delicat, tres pur, tres timide et un peu inquiet de lui-meme, en un temps ou l'amour est, a l'ordinaire, une grossierete exprimee en tours spirituels.--Il est un de ces hommes du XVIIe siecle que le XIXe siecle comprend et prend plaisir a comprendre. Place entre les deux par la destinee, il n'a pas reussi pleinement. Il lui fallait l'un ou l'autre, non seulement pour que son merite fut estime, mais pour qu'il remplit tout son merite. En l'un ou en l'autre, il eut ete plus goute, et meme il fut devenu plus digne de l'etre. Il eut fait des romans moins gros, et ou certaines banalites de sensiblerie ou de libertinage n'eussent point trouve place. Il eut, au theatre, fait ce qu'il a fait, mis l'amour dans la comedie, ce qui avait a peine ete essaye jusqu'a lui, et le public, un peu guide par Racine ou par Musset, s'en fut apercu davantage.--Tel qu'il est, il n'est pas grand, mais il est considerable, parce qu'il a invente quelque chose dont on ne s'etait point avise, et qu'il est assez difficile meme d'imiter. Il est le plus original de nos auteurs comiques depuis Moliere jusqu'a Beaumarchais et peut-etre au dela. Il fait beaucoup songer a Racine, a un Racine qui aurait passe par l'ecole de Fontenelle. Il a beaucoup bavarde, un peu coquete, et dit deux ou trois choses exquises, qui, quand on y regarde d'un peu pres, se trouvent etre des choses profondes.--La conversation des femmes a de ces surprises; et c'est pour cela que la posterite s'est engouee, sans avoir lieu d'en rougir, de cette coquette, de cette caillette, de cette petite baronne de Marivaux, qui en savait bien long sur certaines choses, sans en avoir l'air. MONTESQUIEU La plupart des etudes qui ont ete publiees sur Montesquieu ont un caractere commun: elles sont comme fragmentaires. On y voit un cote du grand publiciste, puis un autre, et il semble que cet autre n'a aucun rapport avec le premier. Ce n'est point de la faute des commentateurs; et si je fais de meme, comme je ferai certainement, peut-etre ne sera-ce qu'a moitie de la mienne. C'est que Montesquieu lui-meme, sans etre precisement ni mobile, ni fuyant, a la facon d'un Montaigne, a comme un caractere d'ubiquite. Il y a dans sa complexion plusieurs hommes, qui ne font pas societe tres etroite, et dans son esprit plusieurs systemes, qui se rencontrent quelquefois, mais qu'il ne s'est pas donne la peine, ou qu'il n'a pas eu le souci, de lier. Il est complexe sans etre enchaine. Il est partout; et la continuite, l'embrassement, la vaste etreinte lui manquent pour etre, ou pour paraitre, universel. Il y a en lui un ancien, un homme de son temps, un homme du notre, un homme des temps a venir, un conservateur, un aristocrate, un democrate, un philosophe naturaliste, un philosophe rationaliste, autre chose encore; et tout cela non point confus et fumeux, comme chez d'autres, admirablement clair et lumineux au contraire, mais a l'etat d'etoiles brillantes, point coordonne par quelque chose qui ramasse, ou, seulement qui nous guide. C'est un monde immense et brillant ou manque une loi de gravitation. Il faudrait, pour l'exposer sous forme de systeme, avoir plus de genie qu'il n'en a eu, ce qui est peut-etre difficile; ou plutot faire entrer ces diverses conceptions dans un systeme plus etroit que chacune d'elles, ce qui serait le trahir.--Peut-etre ce qu'il y a de mieux a faire est de le decrire par parties, patiemment et fidelement, quitte ensuite a indiquer, a nos risques, non point la pensee qui nous semblera envelopper toutes ses pensees--il n'y en a point d'assez vaste, et s'il y en avait une, il l'aurait eue,--mais les tendances plus accusees parmi ses tendances; les idees qui, chez un homme qui les a eues toutes, ont au moins pour elles qu'elles lui sont plus cheres; la doctrine, qui, sans etre plus, a le bien prendre, qu'une de ses doctrines, semble du moins celle ou il prefererait vivre si elle devenait une realite. I MONTESQUIEU JEUNE Je vois d'abord dans Montesquieu l'homme de son temps, d'un temps tres spirituel, tres curieux; tres intelligent, tres frivole, et qui semble, dans tous les sens de ce mot, ne tenir a rien. Ce monde n'a plus d'assiette. C'est pour cela qu'il est si amusant. Il semble danser. Il ne s'appuie a quoi que ce soit. Il a perdu ses bases, qui etaient religion, morale, et patriotisme sous forme de devouement a une royaute patriote; qui etaient encore, a un moindre degre, enthousiasme litteraire, amour du beau, conscience d'artistes. Il a perdu une certitude, et il ne s'en est point fait encore une nouvelle, pas meme celle qui consiste a croire que, s'il n'y en a pas encore, il y eu aura une un jour, certitude sous forme d'esperance qui sera celle du XVIIIe siecle, et au dela.--En attendant, ou plutot sans rien attendre, il s'amuse de lui-meme, se decrit dans de jolis romans satiriques, dans des comedies sans profondeur et sans portee, et s'occupe, sans s'en inquieter, de sciences, ou plutot de curiosites scientifiques. Avec cela, frondeur, parce qu'il est frivole, et tres irrespectueux des autres, comme de lui-meme; se moquant de l'antiquite autant au moins que du christianisme, et un peu pour les memes raisons, l'antiquite etant une des religions du siecle qui le precede; mettant en question l'art lui-meme, et tres dedaigneux de la poesie, comme de tout ce dont il a perdu le sens; sceptique, fin curieux, un peu mediocre et un peu impertinent. Montesquieu, dans sa jeunesse, est l'homme de ce temps-la, el il lui en restera toujours quelque chose (comme aussi des sa jeunesse, il ne tient pas tout entier dans ce caractere). Au premier regard on dirait un Fontenelle. Il est sec, malin, curieux et precieux. Il n'a ni conviction forte, ni sensibilite profonde. Il est homme du monde aimable, et meme charmant, "la galanterie meme aupres des femmes", dit un contemporain; mais sans attachement durable ni profonde emotion; "Je me suis attache dans ma jeunesse a des femmes que j'ai cru qui m'aimaient. Des que j'ai cesse de le croire, je m'en suis detache soudain[26]". Il a l'ame la moins religieuse qui soit. Les athees sont plus religieux que lui; car l'atheisme est souvent haine de Dieu, et la haine est une forme de la crainte, un signe de la croyance, en tout cas une preoccupation a l'endroit de l'objet hai. Montesquieu ne songe pas a Dieu. Il n'en parlera guere qu'une fois dans sa vie, et en pur rationaliste, non comme d'un etre, mais comme d'une loi, comme d'une formule. Il ne le sent aucunement. [Note 26: Cf. Usbeck dans les _Lettres Persanes_ (Lettre vi). "Dans le nombreux serail ou j'ai vecu, j'ai prevenu l'amour et l'ai detruit par l'amour meme." (L'ensemble des _Persanes_ donne l'idee que c'est dans le personnage d'Usbeck que Montesquieu s'est peint lui-meme, et l'on s'accorde a l'y reconnaitre.)] Il n'est pas chretien. Les _Persanes_ sont avant tout un pamphlet contre le christianisme, non plus a la Fontenelle, indirect et voile, mais acere et rude, a la Voltaire: "Il y a un autre magicien plus fort... c'est le Pape: tantot il fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin; et mille autres choses de cette espece." Voila le ton general des _Lettres_ qui touchent aux choses de religion, et elles sont nombreuses. Plus tard le ton sera tout different, mais non la pensee. En cela, comme en toutes choses, remarquons-le bien tout d'abord, des _Persanes_ aux _Lois_, Montesquieu a change de caractere, il n'a pas change d'esprit, et il n'y a de difference que du ton plaisant au ton grave. Il pourra ne plus traiter legerement le christianisme, il pourra le considerer comme une force sociale, et non plus comme un objet de railleries; mais il n'en aura jamais la pleine intelligence, et moins encore le sentiment. Il est de son temps encore par l'inintelligence du grand art. Il meprise les poetes, epiques, lyriques, elegiaques, pele-mele, surtout les lyriques[27], ne faisant grace qu'aux poetes dramatiques, ces "maitres des passions" parce que nos poetes dramatiques sont surtout des moralistes et des orateurs.--Les quatre plus grands poetes sont pour lui Platon, Malebranche, Montaigne et Shaftesbury, opinion ou il y a du vrai, et beaucoup d'inattendu. Il faut entendre sans doute que les plus grands poetes, a ses yeux, sont les philosophes, les createurs et evocateurs d'idees. Mais il n'a que des mepris pour "l'harmonieuse extravagance" des lyriques, pour "ces especes de poetes" qu'on appelle les romanciers "qui outrent le langage de l'esprit et celui du coeur", pour tous ces hommes dont "le metier est de mettre des entraves au bon sens, et d'accabler la raison sous les agrements". On sent la l'homme de raison froide qui n'aura de passion que pour les idees. Quoi qu'il en soit de Montaigne et de Shaftesbury, et meme de Racine, ce maitre des idees n'a pas aime les "maitres des passions"; cet homme qui a vu si peu de sentiments dans le monde n'a pas aime ceux qui en vivent et qui les peignent. [Note 27: _Persanes_, lettre CXXXVII.] Il y a une preuve indirecte, et comme a rebours, de ce peu de gout de Montesquieu pour les choses d'art. Le paradoxe de Rousseau sur les effets funestes des arts et des lettres parmi les hommes, il l'a fait d'avance, et, d'avance aussi, refute; et c'est sa refutation meme qui montre qu'il ne les aime point d'une vraie tendresse[28]. Elle est d'un economiste, et non pas d'un artiste. A quoi bon ces decouvertes, demande _Rhedi_, dont les suites salutaires ont toujours leur compensation, et au dela, dans des malheurs, inconnus avant elles, qu'elles versent sur l'humanite?--_Usbeck_ va-t-il repondre par les arguments de Goethe: Qu'importe? plus de verite, plus de lumiere, plus d'horizon, plus d'espace; epuisons toute la faculte humaine, pour remplir toute l'idee de l'homme?--Non, mais par les arguments du _Mondain_ et par "_l'homme a quatre pattes_" de Voltaire: Les arts engendrent le luxe, qui alimente le travail des hommes. La toilette d'une mondaine occupe mille ouvriers, et voila l'argent qui circule, et la progression des revenus. Cela ne vaut-il pas mieux que d'etre un de ces peuples barbares "ou un singe pourrait vivre avec honneur, passerait tout comme un autre, et serait meme distingue par sa gentillesse?"--Il est possible; mais de l'art pour l'art, c'est-a-dire de l'art pour le beau, pas un mot dans les raisonnements d'Usbeck. [Note 28: _Persanes_, lettre CVI.] De son temps, il en est encore par un certain souci de choses scientifiques, et, comme disait Fontenelle, de _philosophie experimentale_. "Le philosophe epuise sa vie a etudier les hommes...", disait La Bruyere. Le philosophe de 1715 epuise ses yeux a dissequer un insecte. Ce n'est point du tout que je l'en blame, ni le tienne pour inferieur a l'autre. J'indique le nouveau sens du mot, et, du meme coup, le nouveau tour des idees. Montesquieu disseque donc, et observe, et use du microscope, et fait des rapports a l'Academie de Bordeaux sur ses etudes d'histoire naturelle. Est-il en route, lui aussi, pour l'Academie des sciences? Non. Il est seulement de sa generation, et c'est un point a ne pas oublier que le premier des grands _philosophes_ du XVIIIe siecle a, lui aussi, le signe qui leur est commun, la marque encyclopedique, la curiosite des choses de sciences, l'idee plus ou moins arretee que la est la clef d'un monde nouveau. Mais l'esprit de sa generation, il le montre surtout dans la maniere dont il observe les hommes, et dont il les peint. Ces _Lettres Persanes_ sont significatives. Voltaire a raison, cela est "facile a faire", j'entends pour un homme comme Voltaire. Sauf quelques-unes, dont nous reparlerons, il est bien vrai qu'il n'y fallait que beaucoup d'esprit. Elles sont d'une frivolite charmante. En voulez-vous une preuve qui saute aux yeux? Elles font paraitre La Bruyere profond. Oui, veut-on, de parti pris, trouver La Bruyere, non seulement tres serieux, tres convaincu et tres penetrant, ce qu'il est, mais grand philosophe, donnant le dernier mot de la misere humaine et encore d'une sensibilite dechirante, et d'une imposante grandeur? Veut-on faire de La Bruyere un Pascal? Il n'y a qu'a commencer par les _Lettres Persanes_. Du reste, elles sont charmantes. Un tour vif, une allure cavaliere, un sourire qui mord, un clin d'oeil qui perce, un geste rapide qui trace toute une silhouette. De petits chefs-d'oeuvre de style sec, net et cassant, infiniment difficile a attraper, du moins a un pareil degre d'aisance. Mais comme observations, des observations de journaliste. Que voyons-nous passer dans ces pages si vives? Un nouvelliste, un inventeur de pierre philosophale, une coquette, un pedant, un petit-maitre, un directeur...--C'est quelque chose!--Eh! non! pas meme cela, le front plisse d'un nouvelliste, l'effarement d'un inventeur, l'attifement d'une coquette, le geste fat d'un petit-maitre, le dos arrondi d'un directeur. Ce sont des croquis, des crayons rapides d'actualites bien saisies au vol. Dans La Bruyere il y a, comme dit Voltaire, "des choses qui sont de tous les temps et de tous les lieux"; c'est-a-dire que, ne peignant que ce qu'il voyait, La Bruyere a penetre assez avant pour trouver le fond commun, la nature humaine permanente, et pour nous la montrer dans une vive lumiere. Montesquieu se tient au dehors. Un geste caracteristique ne lui echappe point; l'homme lui echappe. Je ne voudrais pas lui reprocher de n'avoir pas ete pedant; mais enfin sur l'homme, revele par une epoque aussi singuliere que la Regence, il me semble bien qu'il y avait quelque chose de plus intime a surprendre et a nous dire. Le siecle sera ainsi, bon peintre satirique, faible moraliste, ayant de bons yeux, et tres aigus, mais ne voyant bien que les choses du moment, _actualiste_, et incapable de soutenir l'observation au jour le jour de la science pleine et solide de l'homme eternel. Une partie de sa faiblesse, une partie aussi de son charme tiendra a cela. Et voyez encore comme Montesquieu, en ces annees de jeunesse, est homme de sa date par d'autres penchants, que je ne releve que parce qu'il lui en restera toujours quelque chose. Il a du libertinage dans l'imagination et de la preciosite dans le style. Nous sommes au temps des salons litteraires et scientifiques." Faites bien attention a l'epoque de Catulle, disait mechamment Merimee a une de ses correspondantes. C'est l'epoque ou les femmes ont commence a faire faire des betises aux hommes." Le commencement du XVIIIe siecle est l'epoque ou les salons commencent a faire dire des sottises aux ecrivains. Tout homme de lettres a dans son coeur un Trissotin qui sommeille, ou tout au moins un Cydias qui germe. Etre lu des femmes du monde qui se piquent de lettres est chez les auteurs une forme du desir d'etre aime, parce qu'ils sentent que chez les femmes l'admiration litteraire est une forme vague de l'amour. Selon les temps cette demangeaison les mene a etre libertins, cavaliers ou mystiques, et parfois le tout ensemble. Au temps de Fontenelle et de Montesquieu, elle les poussait a un libertinage precieux, a un melange de mignardise et de grossierete, a une gauloiserie coquette, qui tient du courtisan et aussi de la courtisane, et qui est la pire des gauloiseries et des coquetteries. Meme avant le _Temple de Gnide_, Montesquieu donne un peu dans ce travers. Il y donne plus que Fontenelle. Dans la _Pluralite des Mondes_ il n'y avait qu'une marquise; dans les _Persanes_, il parait que ce n'est pas trop de tout un serail. Dans les _Mondes_ on voyait un savant s'excusant de tracer des figures de geometrie sur le sable d'un parc ou il ne devrait y avoir que chiffres entrelaces sur l'ecorce des arbres. Dans les _Persanes_, nous aurons des histoires de harem et les memoires d'un eunuque. Cela est plus desobligeant qu'on ne saurait dire. Toute une lettre (la CXLIe), voluptueuse de sang froid, avec ses graces manierees, semble etre ecrite par un vieillard. Ce qui est grave, c'est que c'est un jeune homme, et de genie, qui en est l'auteur. Je ne sais quel air de corruption elegante commence a se repandre des les premieres annees de ce siecle. Nous verrons pire, mais non point different. La marque du siecle apparait, une certaine impudeur froide et raffinee, qui ne se fait point excuser par sa naivete, qui n'a point le rire large et franc, mais le sourire oblique, qui ne brave pas le scandale, qui le sollicite, et qui fait qu'on estime Rabelais, et qu'on le regrette. Tel etait Montesquieu... Nullement, tel etait un des hommes que Montesquieu, deja tres complexe, portait en lui, et promenait dans le monde. A la verite, en 1721, il faisait surtout les honneurs de celui-la. II MONTESQUIEU AMATEUR DE L'ANTIQUITE Il en avait d'autres comme en reserve. Et d'abord un homme extraordinaire pour cette date, un homme qui n'etait point du tout de son temps, et qui semblait appartenir a l'epoque precedente, un adorateur de l'antiquite. "Ils adoraient les anciens", dit La Fontaine de la petite ecole litteraire de 1660. "J'adore les anciens... cette antiquite m'enchante...", dit Montesquieu. D'un coup nous voila bien loin de Fontenelle. Montesquieu depasse la Regence. Sous le sceptique aimable et leger, curieux d'observation mondaine, d'histoire naturelle, de peintures scabreuses et de malices irreligieuses, il y a un homme qui est attire vers quelque chose de solide et de grave. Du mepris que les hommes de son temps affectent pour tout ce qui est antique, christianisme et civilisation ancienne, Montesquieu ne prend pour lui que la moitie. Il n'est pas tout entier un homme a la mode. Entendons-nous bien cependant. Ce qu'aime Montesquieu dans l'antiquite, ce n'est pas precisement ce que l'antiquite a de plus grand; ce n'est pas l'art antique. A-t-il lu Homere? Je n'en sais rien. Le sentirait-il? Je le crois; mais je ne reponds de rien. Ce qui "l'enchante", ce n'est pas ce que l'antiquite a d'enchanteur, c'est ce qu'elle a d'imposant. Il aime le grand, lui, homme de 1720, contemporain de Le Sage et de Massillon, marque singuliere d'une forte originalite, qui le sauvera. Il aime l'histoire grecque et surtout l'histoire romaine. Il aime Tite-Live et Tacite. Le developpement d'un grand peuple, fort par ses vertus, sa patience et son courage, les grands consuls, les durs tribuns, les censeurs rigides, et ce Senat, qui, vu d'un peu loin, semble un seul homme, une seule pensee traversant les ages, toute pleine d'une force inebranlable et d'un dessein eternel, voila ce qui le ravit. Il a le sens et le gout de l'eternite. Un grand monument fonde sur une grande force, l'empire romain etabli sur la vertu romaine, le Capitole eclatant rive a son rocher inderacinable, cela plait a ce meridional, a ce gallo-romain, a ce juriste, ne en terre latine, au pays des Ausone et des Girondins. Il y a une antiquite d'une certaine espece, non point fausse, melee seulement d'un peu de convention, et vraie d'une verite dramatique et oratoire, une antiquite faite de la naivete de Plutarque, de la noblesse de Tite-Live, et des regrets de Tacite, et des coleres de Juvenal, et des grands airs des Stoiciens, qui met dans l'esprit des lettres un ideal excellent et precieux de vertu austere, de simplicite hautaine, de frugalite un peu fastueuse, d'energie et de constance infatigable; qui, par l'image repetee qu'elle place sous nos yeux du desinteressement en vue d'une fin superieure, tend a devenir une maniere de religion. Les Francais ont ete tres sensibles a cet ascendant. Bossuet, si bien defendu par une autre religion, a senti celle-la, assez pour la comprendre. Montesquieu en est tres penetre, en un temps ou on l'a completement mise en oubli. Est-il arriere, est-il precurseur? Il est, en cela, l'un et l'autre. Ce culte fait partie de notre patrimoine classique. Il est parmi nos _sacra_. Notre XVIe siecle l'a mis en honneur, notre XVIIe siecle l'a soutenu. Au commencement du XVIIIe on en perdait le sens; mais vers la fin de ce meme siecle il revivait avec une force singuliere, avait son contrecoup, et ridicule, et terrible aussi, sur les moeurs et sur l'histoire. Montesquieu, en 1720, gardait, comme une superstition domestique, ce qui avait ete un culte national et devait devenir un fanatisme. III SON GOUT POUR LES RECITS DE VOYAGES Ajoutez un nouveau personnage, un Montesquieu qui ressemble a Montaigne, qui est curieux de moeurs singulieres, de coutumes locales, de relations de voyage, et de voyages. Il lit Chardin de tres bonne heure, avec passion, avec une grande application de reflexion aussi; car si les _Persanes_ en sont sorties, une partie de l'_Esprit des Lois_ y a sa source. Il est original par ce cote encore. De son temps on est curieux de sciences, comme aussi bien il l'est lui-meme; on ne l'est point d'exotisme. Au XVIe siecle les savants voyageaient beaucoup, mais surtout pour courir a la recherche de manuscrits precieux et de savants. Au XVIIe siecle, les Francais voyagent moins: la France est si grande, son influence est si loin repandue! C'est a elle qu'on vient. Au XVIIIe siecle on voyagera moins encore. La grande illusion des philosophes de ce temps a ete de croire que Paris pensait pour le monde. L'idee de legiferer a Paris pour l'humanite toute entiere en devait sortir. Montesquieu s'est infiniment inquiete des differentes manieres qu'on avait de penser et de sentir au dela des Pyrenees et des Alpes. Il a voyage d'abord, et avec soin, dans les livres. Chardin; _Lettres edifiantes et curieuses des missions etrangeres; Description des Indes occidentales_ de Thomas Gage; _Recueil des voyages qui ont servi a l'etablissement de la Compagnie des Indes_, etc., voila ses excursions de bibliotheque.--Il a pousse plus loin. Il a voulu se donner le sens de l'etranger, non plus la science par oui-dire de ce qui se passe loin de nous, mais le tour d'esprit qu'on se donne a vivre en dehors de la sphere natale, cette souplesse particuliere d'intelligence que la transplantation donne aux esprits vigoureux, comme, du reste, elle rape et use les esprits vulgaires. Il visita l'Angleterre, l'Allemagne, la Hongrie, l'Autriche, Venise, l'Italie, la Suisse, la Hollande, curieux, attentif, lisant, regardant, ecoutant, conversant avec les hommes les plus celebres de toute l'Europe. Voyage tout intellectuel, remarquez-le, tout de savant, de moraliste, d'economiste et d'homme d'Etat, ou le meditatif n'est nullement diverti par l'artiste, ou la reflexion n'est nullement interrompue par le spectacle d'un monument ou d'un paysage; car Montesquieu n'est pas artiste, n'a de pittoresque, ni dans l'esprit ni, presque, dans le style. Son genie s'est agrandi ainsi, et enrichi, je ne dirai pas fortifie. Sans ce gout de l'exotisme, Montesquieu fut reste enferme dans sa vision, haute et puissante, de l'antiquite heroique; et son esprit, reste plus etroit, eut probablement semble plus fort. C'est de la _Grandeur et decadence_ que fut sorti _l'Esprit des Lois_; et, son beau reve antique, il l'eut ordonne en un systeme. Le Montesquieu voyageur a contribue a nous faire un Montesquieu plus instructif, de plus de portee, de fonds plus riche; moins imposant et moins maitrisant. IV IDEES GENERALES DE MONTESQUIEU En effet, a mesure que l'esprit critique s'aiguisait en Montesquieu par ce soin de chercher tant d'aspects divers des choses, la force systematique s'affaiblissait d'autant, et de meme qu'il y a en Montesquieu plusieurs hommes, de meme il y a aussi plusieurs pensees dominantes. Ce que, sans doute, il ne sera jamais, nous le savons: ni idealiste, ni religieux, ni porte au mysterieux, ni tres sensible a la beaute. C'est un philosophe. Mais que de personnages encore il peut prendre, et que de chemins ouverts! Philosophe experimental, comme dit Fontenelle, positiviste, il peut l'etre. Il l'est deja, de tres bonne heure. Je vois dans les _Lettres Persanes_[29] telle theorie sur les peuples protestants et les peuples catholiques, qui est toute positive, tout appuyee sur de simples faits, qui ne veut tenir compte que des realites palpables et tombant sous la statistique: tant d'enfants ici, tant de celibataires la, terres labourees, terres en friches, rendement des impots. Le sociologue positif apparait.--Le voici encore, plus accuse (lettre CXXXI). Une sorte de fatalisme scientifique semble s'emparer de son esprit. L'action inevitable du climat sur les hommes une premiere fois se presente a sa pensee: "Il semble que la liberte soit faite pour le genie des peuples d'Europe, et la servitude pour celui des peuples d'Asie. Rappelez vous les Romains offrant la liberte a la Cappadoce, et la Cappadoce ne sachant qu'en faire"--Soit; nous allons avoir un politique naturaliste comprenant et expliquant les developpements des nations, les grands mouvements des peuples, les accroissements et les decadences, les conquetes, les soumissions, par d'enormes et eternelles causes naturelles pesant sur les hommes et les poussant sur la surface de la terre comme les gouttes d'eau d'une grande maree; et cela, dans un autre genre, et comme en contre-partie, sera aussi beau, si le genie s'en mele, que ce "_Discours_" immortel ou nous voyions naguere empires et peuples menes d'en haut, par une invisible main, a travers des revolutions qu'ils ne comprennent pas, vers une fin mysterieuse. [Note 29: Lettre CXVII.] --Eh bien, non! Montesquieu ne sera pas un pur fataliste. Rappelez-vous l'adorateur de l'antiquite, l'homme qui admire chez le Romain deux forces personnelles, individuelles, supposant et prouvant la liberte humaine, haute raison et pure vertu, puissances parlant d'elles-memes, ressorts sans appui, causes en soi, qui faconnent et dressent un peuple, soumettent et organisent un monde. Voila un autre homme, qui s'appelle encore Montesquieu, un rationaliste, un philosophe qui croit que la raison humaine est la reine de cette terre, qu'un grand dessein est une cause, qu'une grande intelligence a des effets dans l'histoire, qu'une loi bien faite peut faire une epoque.--N'en doutez point, il le croit. C'est peut-etre meme ce qu'il croit le plus. Les societes, qui lui apparaissaient tout a l'heure comme les combinaisons de forces naturelles et aveugles, se presentent a ses yeux maintenant comme des systemes d'idees. Des principes deviennent feconds: "L'amour de la liberte, la haine des rois conserva longtemps la Grece dans l'independance et etendit au loin le gouvernement republicain[30]." Une loi n'est pas un fait qui se repete, c'est une idee juste. L'idee est au-dessus des faits. Elle est, malgre eux et par elle-meme. "La justice est eternelle et ne depend point des conventions humaines." Elle oblige les hommes de par soi, et ils doivent se defendre de croire qu'elle resulte de leurs contrats. Si elle en dependait, ce serait une verite terrible qu'il faudrait se derober a soi-meme." Elle oblige Dieu. "S'il y a un Dieu, il faut _necessairement_ qu'il soit juste... il _n'est pas possible_ que Dieu fasse jamais rien d'injuste. Des qu'on suppose qu'il voit la justice il tant _necessairement_ qu'il la suive..." [Note 30: _Persanes_, CXXXI.] Voila comme un nouveau fatalisme, un fatalisme rationnel qui s'impose a la pensee de Montesquieu et qu'il impose a la notre. "Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'etre de celui de l'equite." Supposons que Dieu n'existe pas, l'idee de justice existe, et nous devrons l'aimer, faire nos efforts pour ressembler a un etre hypothetique superieur a nous, "qui, s'il existait, serait necessairement juste"[31]. Qu'est-ce a dire, sinon que voila Montesquieu rationaliste pur, mettant la plus haute pensee humaine (car il y en a une plus elevee, qui est la charite; mais c'est un sentiment) au centre et au sommet du monde, comme une force independante des fois naturelles, creant puisqu'elle oblige, dominant hommes et dieux, reine et guide de l'univers? [Note 31: _Persanes_, LXXXIII.] Cela dans les _Lettres Persanes_, dans ce livre frivole dont je disais un peu de mal tout a l'heure. C'est que la fin n'en ressemble guere au commencement. A mesure que le livre avance, le ton s'eleve, les questions graves sont touchees, l'_Esprit des lois_ s'annonce. Origine des societes (lettre XCIV), monarchie, et comment elle degenere soit en republique, soit en despotisme (lettre CII); perils des gouvernements sans pouvoirs intermediaires entre le roi et le peuple (lettre CIII); ces grandes affaires sont indiquees d'un trait rapide, mais qui frappe et fait reflechir. L'observateur mondain s'efface peu a peu devant le sociologue. Des hommes divers qui composent Montesquieu, on voit qu'il en est un qui ecrira l'_Esprit des Lois._ Il ne serait meme pas impossible que tous y missent la main. V L'ESPRIT DES LOIS, LIVRE DE "CRITIQUE POLITIQUE" Et, en effet, il en a ete ainsi. L'_Esprit des Lois_ nous montrera, agrandies, toutes les faces differentes de l'esprit de Montesquieu. Ce grand livre est moins un livre qu'une existence. C'est ainsi qu'il faut le prendre pour le bien juger. Il y a la, non seulement vingt ans de travail, mais veritablement une vie intellectuelle tout entiere, avec ses grandes conceptions, ses petites curiosites, ses lectures, son savoir, ses imaginations, ses gaites, ses malices, sa diversite, ses contradictions.--Imaginez un de nos contemporains, tres souple d'esprit, juriste, mondain, politicien, voyageur et savant, qui reunit des notes et ecrit des articles pour la _Revue des Deux-Mondes_, les _Annales de Jurisprudence_, le _Tour du Monde_ et la _Romania_; qui s'occupe de politique speculative, de science religieuse, de science juridique, de curiosites ethnographiques, d'histoire et d'institutions du moyen age. Au bout de sa vie il a cinq ou six volumes, sur des sujets tres differents, qui n'ont pour lien commun qu'un meme esprit general. Montesquieu a fait ainsi; mais de ces cinq ou six volumes il a forme un livre unique auquel il a donne un seul titre. Ce livre s'appelle l'_Esprit des Lois_; il devrait s'appeler tout simplement _Montesquieu_. Il est comme une vie, il n'a pas de plan, mais seulement une direction generale; il est comme un esprit, il n'a pas de systeme, mais seulement une tendance constante; et tendance constante et direction generale suffisent comme ligne centrale d'un esprit bien fait et d'une vie bien faite. Dirai-je que, comme une vie humaine, a la prendre a partir de la jeunesse, il a, en ses commencements, le ton ferme et decide, les vues d'ensemble un peu imperieuses, les mots hautains qui sentent la force[32], les generalisations ambitieuses; plus tard, les etudes de detail, les investigations minutieuses: plus tard encore certaines traces d'affaiblissement, d'insuffisante clarte dans beaucoup de science, de dessein general perdu, oublie, ou moins passionnement poursuivi? [Note 32: "Tout cede a mes principes."--"J'ai pose les principes et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-memes."] Nous y retrouverons tout Montesquieu, tous les Montesquieu que nous connaissons. D'abord, et disons-le vite pour n'y pas revenir, le bel esprit de la Regence, l'homme de la philosophie en madrigaux et des grands sujets en style de ruelle. Celui-ci peu marque, mais reparaissant de temps a autre. S'il y a deja de l'_Esprit des Lois_ dans les _Lettres Persanes_, il y a encore des _Lettres Persanes_ dans l'_Esprit des Lois_. Tel chapitre se termine par une pointe galante, telle consideration sur les moeurs d'Orient par un compliment epigrammatique aux dames d'Occident qui, "reserves aux plaisirs d'un seul, servent encore a l'amusement de tous".--L'homme du bel air n'a pas disparu. Nous retrouvons encore, et plus accuse, se surveillant moins, le voyageur curieux, le grand collectionneur d'anecdotes des deux mondes. Il est fureteur. Souvent on desirerait qu'il ne quittat point une grande verite encore mal eclaircie a nos faibles yeux, pour rapporter une particularite sur le roi Aribas, ou tel cas etrange de polygamie a la cote de Malabar. Il y a beaucoup trop de rois Aribas dans ce livre compose de notes patiemment accumulees. Montesquieu, si bien fait pour les grands sujets, nous apparait souvent comme un savant de La Bruyere. Il devait savoir si c'etait la main droite d'Artaxerce qui etait la plus longue. Et voici venir le _Romain_, l'adorateur de l'antiquite latine. Tout ce qui se rapporte au gouvernement republicain, dans son livre, est tire de l'etude qu'il a faite et de la vision qu'il a gardee de la vieille Rome. Grandes vertus civiques, legislation forte, amour de la patrie, respect de la loi, un grand courage et un grand dessein; lorsque l'un et l'autre faiblissent, decadence et decomposition, substitution de la Monarchie a la Republique: pour Montesquieu voila toute l'histoire romaine, et voila l'essence de toute republique. La Republique est: _soyez vertueux_. Il s'ingenie, pour ne desobliger personne, a restreindre le sens de ce mot de _vertu_. Qu'on ne s'y trompe point: il ne s'agit que de vertu "_politique_", c'est-a-dire d'amour de la patrie, de l'egalite, de la frugalite. Le lecteur s'est toujours obstine a prendre, en lisant Montesquieu, le mot vertu dans tout son sens; et, en verite, il a raison. L'auteur l'emploie a chaque instant dans sa signification la plus etendue; et quand meme il ne le ferait point, l'amour de la patrie pousse jusqu'a lui sacrifier tout et soi-meme n'est pas autre chose que la vertu tout entiere, parce qu'elle la suppose toute. Montesquieu apporte donc comme un element, au moins, de sociologie moderne, l'ideal un peu convenu, un peu _livresque_, de simplicite voulue, de purete et d'innocence dans les moeurs, qui lui est reste de son commerce avec Plutarque, avec Valere Maxime, et, remarquez-le, aussi avec les _Moeurs des Germains_, qu'il prend un peu trop au serieux, et dont, vraiment, il abuse. Son fond d'optimisme, sa confiance dans les forces morales de l'homme, que lui a si durement reproche Joseph de Maistre, et que nous retrouverons ailleurs, vient de la. Il a eu sur sa pensee, et sur la pensee de beaucoup d'autres en son siecle, une grande influence. Et si l'erudit ancien a sa part dans l'_Esprit des Lois_, l'observateur moderne a la sienne aussi. S'il prend l'idee de l'essence de la Republique dans ses livres latins, il prend l'idee de l'essence de la Monarchie dans le spectacle qu'il a sous les yeux. L'_honneur_ est pour lui le principe des monarchies. Il faut entendre par la, non point le sentiment exalte de la dignite personnelle, ce serait etat d'esprit que les anciens ont connu et qui se confond avec l'instinct du devoir; non point l'orgueil feodal, le respect d'un nom longtemps porte haut par une race fiere, ce qui est l'essence plutot des aristocraties; mais l'aptitude a se contenter pour sa recompense d'un titre "d'honneur" accorde par un souverain genereux et noble en ses graces, le desir d'etre distingue dans une cour brillante, l'amour-propre se satisfaisant dans un rang, un grade, un titre, une dignite. C'est dans ce sens que Montesquieu emploie toujours ce mot d'honneur toutes les fois qu'il en use en parlant monarchie. C'est l'impression laissee en son esprit par le siecle de Louis XIV qui lui a donne cette idee. Dans les _Persanes_ il voyait surtout en France des sentiments legers et delicats de valeur brillante et un peu etourdie, des airs, du _paraitre,_ de la vanite. La vanite francaise elevee presque au degre d'une vertu, voila cet _honneur_ dont il fait le fondement, un peu fragile, de la monarchie temperee. Il suppose un prince magnanime, une noblesse qui ne reve que cour, une bourgeoisie qui n'aspire qu'a devenir noblesse; et il faut confesser qu'un Francais ne sous Louis XIV a quelques raisons de se faire de la monarchie cette idee-la. Et nous tournons la page; et voici que nous nous trouvons en presence d'un autre homme, d'un savant qui a medite sur la physiologie et qui se dit que la sociologie pourrait bien n'etre que l'histoire naturelle des peuples. Il avait deja, nous l'avons vu, ce pressentiment dans les _Persanes_; il arrive, dans les _Lois_, a en faire toute une theorie. Les peuples sont des fourmilieres a qui le sol qu'elles habitent donne leur temperament, leur complexion, leur allure, leurs demarches, leurs lois; car "les lois sont les rapports necessaires qui resultent de la nature des choses". Les climats font ici les fibres plus molles, et la les nerfs plus solides. Ils donnent ici la volonte, et la l'esprit de soumission. Ce n'est pas tel homme qui est monarchiste, c'est telle region. Ce n'est pas tel homme qui est republicain, c'est telle zone. La famille n'est pas la meme dans les pays chauds et les pays froids[33]. La ou le climat fait la femme nubile de bonne heure, il la met dans un etat de dependance plus grande qu'ailleurs. L'egalite des sexes n'est pas une conception de la raison, c'est un effet des climats temperes. Et, l'etat politique se modelant sur l'etat domestique, voila, avec la famille, la constitution, le gouvernement, la legislation, la cite, forces de changer d'une latitude a l'autre, ou seulement de la vallee a la montagne[34]. [Note 33: Livre XVI, ch. 2.] [Note 34: XVI, 9.] Plantes, un peu plus mobiles, nourries par la mere commune, les hommes varient comme les vegetaux d'un point a un autre de cet univers. Forets, un peu plus agitees, les peuples, des tropiques aux zones tiedes, offrent aux yeux des aspects differents dont la raison est dans le sol qui les alimente, l'air qui les secoue ou qui les berce, le soleil qui les soutient ou qui les accable. --Mais qu'il poursuive, dira quelqu'un: toute la theorie physiologique appliquee aux races humaines est dans ces principes! Ajoutez-y ce qu'ils comportent naturellement. Considerez, ainsi qu'il fait, un peuple comme un organisme: voyez en ce peuple sa seve se former, s'accroitre, fleurir, produire, s'epuiser; les sentiments, idees, prejuges, religions, arts, propres a l'essence de cette race, se former lentement, eclore en une civilisation particuliere, decliner, s'effacer, disparaitre... --Permettez! Montesquieu n'ira pas loin dans le chemin qu'il vient d'ouvrir, parce qu'il rencontrera un autre Montesquieu qui ne s'accommoderait pas de ce systeme. Si l'histoire des peuples est fatale comme une vegetation, il n'y a qu'a la laisser aller. Il sera interessant de la decrire, il serait inutile d'essayer de peser sur elle. Il ne faudra pas donner des lois aux peuples; il faudra observer les lois selon lesquelles les peuples se developpent. Le mot meme de legislateur, si cette theorie est juste, est un non-sens. Or Montesquieu est ne legislateur. Il aime a croire aux causes intelligentes; il aime a croire a la raison humaine modelant les peuples, formulant des maximes de conduite qui sont des morales, des principes de statique sociale qui sont des constitutions, des axiomes de justice qui sont des codes; et s'il a dit que "les lois sont des rapports necessaires qui resultent de la nature des choses" et s'il le croit, il ne croit pas moins que les lois sont des rapports justes entre les idees.--Et par suite il arrivera, consequence assez piquante, que l'inventeur meme, en France, de la sociologie fataliste, sera le plus determine et le plus minutieux des legislateurs, sera l'homme qui dira le plus souvent: "les legislateurs doivent faire ceci"; comme s'il n'etait pas contradictoire qu'ils eussent quelque chose a faire. --N'apercoit-il point la contrariete?--Si vraiment Montesquieu n'a point remarque, je crois, a quel point il etait complexe, divers, fleuve ou se jettent et se melent les eaux les plus differentes; mais quand la variete des idees va jusqu'au conflit, il n'est pas homme a ne s'en point aviser. La maniere dont il s'est degage ici montre, de ses differents sentiments, quel est enfin celui qui l'emporte. Cette theorie des climats il ne la pousse pas jusqu'a l'exclusion de la raison legislative; il l'y subordonne. Ces puissances naturelles il y croit; mais il croit que le legislateur peut et doit les combattre (Livre XVI).--Loin que la loi soit la derniere consequence fatale du climat, elle est faite pour lutter contre lui, bonne a proportion qu'elle lui est contraire. "Les bons legislateurs sont ceux qui se sont opposes aux vices du climat, et les mauvais ceux qui les ont favorise." Il faut opposer les "_causes morales_" aux "_causes physiques_" (XIV, 5), combattre la paresse, par exemple, par l'honneur (XIV, 9), l'inertie fataliste des pays chauds par une doctrine d'initiative et d'energie (XIV, 5); etc. Ce n'est pas tout: si les moeurs sont des effets du climat, que le legislateur doit temperer, les constitutions, de plus loin, le sont aussi. Ce sera aux lois particulieres de temperer les constitutions, comme c'etait aux constitutions de redresser les mauvaises influences des climats. La ou la forme du gouvernement comportera une certaine rapidite d'execution, les lois devront y mettre une certaine lenteur (V, 10). "Elles ne devraient pas seulement favoriser la nature de chaque constitution, mais encore remedier aux abus qui pourraient resulter de cette meme nature." Et nous voila aussi loin que possible du point ou nous etions tout a l'heure; nous voila, non plus avec un philosophe experimental, un naturaliste politique; mais avec une sorte de fabricateur souverain, un demiurge, une sorte de mecanicien qui monte et demonte les rouages des institutions humaines, non seulement explique le jeu des ressorts, mais croit qu'on en peut fabriquer, en fabrique, met ici plus de poids, la plus de liant, ralentit ou precipite par l'addition d'une roue ou d'un balancier, a le secret de l'equilibre, et croit avoir la puissance de l'etablir. C'est ceci qu'il est surtout. Ses penchants sont tres divers, comme chez un homme qui a beaucoup d'intelligence et peu de passions. Mais l'intelligence, a s'exercer, devient une passion aussi, et si, souvent, il lui suffit de comprendre, qu'elle aime bien mieux se satisfaire du plaisir ou de l'illusion de creer! Montesquieu y cede avec ravissement. En presence des peuples il est d'abord un spectateur attentif; puis un peintre, un interprete, un historien; puis enfin, un savant qui, a force de connaitre et de comprendre, croit pouvoir redresser, corriger, ameliorer, guerir, qui croit que les lumieres peuvent etre creatrices, que les idees, quand elles sont si belles, doivent etre fecondes;--et qui peut-etre ne se trompe pas. Mais ceci est le dernier trait, le plus important, je crois, mais seulement le dernier. N'oublions pas les autres. Rappelons-nous bien qne Montesquieu, de par son intelligence meme, qui est infiniment souple et admirablement penetrante, entre partout et ne s'enferme nulle part, et de par son temperament qui est tranquille, aurait bien de la peine a etre systematique.--Car un systeme est, selon les cas, une idee, une passion ou une table des matieres.--C'est une idee chez ceux qui ne sont pas tres capables d'en avoir deux, et qui, en ayant concu ou emprunte une, y accommodent toutes les observations de detail qu'ils font sur les routes.--C'est une passion chez ceux qui, incapables de penser autre chose que ce qu'ils sentent, d'un penchant de leur temperament font une idee, optimisme, pessimisme, scepticisme, fatalisme, et y font comme inconsciemment rentrer tout ce que l'experience ou la reflexion leur presente.--C'est un simple _memento_, une methode de classement, pour les intelligences vulgaires qui ont besoin d'un cadre a compartiments, d'un casier commode a ranger leurs pensees et decouvertes dans un bon ordre et a les retrouver aisement. Montesquieu n'a de casier ni dans le temperament ni dans l'intelligence. Il est si peu homme a systeme qu'il est capable d'en avoir plusieurs. Comme il a en lui plusieurs hommes, il a en lui plusieurs idees generales des choses. Sa facilite est incroyable pour se placer successivement a plusieurs points de vue tres divers. Ce serait faiblesse chez un homme mediocre; chez lui, chaque livre de l'_Esprit des lois_ suggerant tout un systeme historique ou politique qui ferait la fortune intellectuelle de l'un de nous, on est bien force de croire que c'est superiorite. De cette nature d'esprit quel genre de livre pouvait sortir? Rien autre chose qu'un livre de critique. Le critique est precisement celui qui a une aptitude naturelle a entrer successivement dans les idees et les etats d'esprit les plus differents, et meme contraires: c'est sa marque propre. Et quand cette aptitude ne lui permet que de bien saisir et traduire les idees des autres, il est dans la hierarchie intellectuelle, mais au plus bas degre; et quand elle va jusqu'a lui permettre de comprendre des idees et des systemes differents et contraires qui n'ont pas meme ete encore inventes, il est precisement au sommet de l'intelligence humaine. Un genie si puissant qu'il est inventeur, et si varie et penetrant dans divers sens qu'il est critique, voila Montesquieu; un livre de critique divinatrice, voila l'_Esprit des lois_. C'est ainsi qu'il le faut prendre pour en saisir toute la portee. Cet homme se place au centre de l'histoire, puis, successivement, envisage toutes les facons dont les hommes ont organise leur association, et de chaque institution il voit la vertu, le vice, le germe vital et le germe mortel, et dans quelles conditions elle peut devenir grande, ou languir, ou durer sans accroissement, ou s'elancer pour tomber vite, ou se transformer en son contraire meme. Il est tour a tour: monarchiste, pour savoir que la monarchie se soutient par le sentiment de l'_honneur_ dans une classe privilegiee qui entoure le prince et qu'elle tombe par l'avilissement de cette classe;--aristocrate, pour comprendre qu'une aristocratie subsiste par la _moderation_, c'est-a-dire par la prudence et la sagesse d'un ordre de l'Etat, et se transforme en ploutocratie et de la en despotisme, des que l'esprit de moderation l'abandonne;--democrate, pour sentir que tout un peuple devant, dans ce cas, avoir la sagesse d'un bon prince ou d'un excellent senat, il faut un prodige (qui s'est vu du reste), la _vertu_ meme, pour gagner une pareille gageure;--despotiste meme (et pourquoi non?) pour nous peindre le bonheur d'un peuple qui a su rencontrer (cela s'est vu aussi) un despotisme intelligent[35]; mais pour nous montrer aussi combien un pareil etat est instable et comme monstrueux, effet d'un heureux hasard qui ne se renouvelle point. [Note 35: _Arsace et Ismenie histoire orientale_.] Et encore il se fera chretien, lui qui, de nature, l'est si peu, pour nous faire voir non seulement l'esprit du christianisme, mais jusqu'a ses transformations et son evolution historique. Qu'un lecteur superficiel ouvre ce livre a telle page, il y verra que le christianisme est antisocial (XXIII, 22): "Le christianisme a favorise le celibat, diminue la puissance paternelle, detache les citoyens de la patrie terrestre au profit d'une autre." Que le meme lecteur regarde le livre suivant, il verra (XXIX, 6) que le christianisme fait les meilleurs citoyens, les plus eclaires sur leurs devoirs, les plus capables de comprendre la patrie, etant les plus habitues au renoncement a eux-memes. C'est que Montesquieu ne borne point sa vue a un temps, et sait qu'une religion ne peut naitre qu'en s'isolant de la cite; ne peut subsister qu'en s'y rattachant; ne peut commencer que comme une secte, ne peut s'assurer qu'en devenant un organe social; a par consequent dans sa maturite des demarches contraires a l'esprit de son origine, jusqu'au jour ou, perdant son influence sur la cite, elle revient a son point de depart. C'est ainsi que certains etonnements qu'il provoque tournent a la gloire de son sens critique. On trouve une petite etude sur le Paraguay dans son chapitre sur les institutions des Grecs[36]. Quel rapport, et que signifie cet eloge de l'_Etat-couvent_ etabli par les Jesuites au nouveau monde? Qu'on lise tout le chapitre, et l'on verra combien Montesquieu a l'intelligence de l'Etat antique: comme il a bien vu que Sparte etait une sorte de couvent, un ordre de moines guerriers, sans idee de la liberte et de la propriete individuelle, rapportant tout a la maison commune, a la grandeur et a la richesse de l'Ordre; qu'il y a quelque chose de cet esprit dans toutes les republiques antiques, et dans la Rome primitive comme dans la Grece ancienne; que ces republiques de l'ancien monde etaient des associations de religieux ayant pour eglise la patrie, et faisant voeu pour elle d'egalite, de frugalite, de pauvrete et de bonnes moeurs[37]; qu'ainsi s'expliquent cette idee de la _vertu_ tenue pour principe des Etats republicains et cette autre idee que l'Etat republicain convient aux pays limites et concentres; et toute cette admirable critique de la constitution republicaine, ecrite par un philosophe solitaire, et qui n'etait pas republicain, au milieu de l'Europe monarchique. [Note 36: Livre IV, ch. 6.] [Note 37: Cf. Livre V, ch. 6.] Et, je l'ai dit, cette critique est tellement puissante, elle va si surement, au fond des organismes sociaux, saisir le secret ressort qui dans telles conditions doit produire tels effets, qu'elle peut devenir prophetique. Montesquieu comprend l'histoire jusqu'a la predire. Il a vu que la Revolution francaise serait conquerante; cela sans songer a la Revolution francaise; mais la prophetie sort, sans qu'il y pense, de la theorie generale: "Il n'y a point d'Etat qui menace si fort les autres d'une conquete que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile..." On croirait a un paradoxe. Il faut se defier des paradoxes de Montesquieu. Le plus souvent il est en dehors de la croyance commune parce qu'il la depasse. Continuons: "_Tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat_, et cet Etat a de grands avantages sur les autres, qui n'ont guere que des citoyens. D'ailleurs, dans les guerres civiles _il se forme sauvent des grands hommes_, parce que, dans la confusion, ceux qui ont du merite se font jour, chacun se place et se met a son rang; au lieu que dans les autres temps on est place presque toujours tout de travers[38]." [Note 38: _Grandeur et Decadence_, XI.--_La Grandeur et Decadence_ est un chapitre detache de l'_Esprit des Lois_ et publie a l'avance] Il a predit Napoleon, rien qu'en indiquant les suites necessaires du passage d'une monarchie temperee a une monarchie militaire: "L'inconvenient n'est pas lorsque l'Etat passe d'un gouvernement modere a un gouvernement modere, mais quand il tombe et se precipite du gouvernement modere au despotisme. La plupart des peuples d'Europe sont encore gouvernes par les moeurs. Mais _si par un long abus du pouvoir, si, par une grande conquete_, le despotisme s'etablissait a un certain point, il _n'y aurait pas de moeurs ni de climats qui tinssent_; et dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres."-- Avec la prediction de 1793 faite en 1789 dans le _Courrier de Provence_ par Mirabeau[39], je ne vois pas d'exemple de genie politique plus habile a penetrer l'avenir; et Mirabeau prevoit de moins loin. [Note 39: _Nouveau coup d'oeil sur la Sanction royale] A le prendre comme un livre de critique, voila cet ouvrage etonnant, ne d'un esprit incroyablement propre a se transformer pour comprendre, a se faire tour a tour ancien, moderne, etranger, non seulement a entrer dans une ame eloignee de lui, mais a s'y repandre, a la penetrer tout entiere, a s'y meler et a vivre d'elle; non moins apte encore a la quitter, et a recommencer avec une autre. Il y a peu d'exemples d'une liberte plus souveraine, d'une intelligence, d'une comprehension plus prompte, plus facile, plus sure et plus complete. J'ai dit que ce livre etait une existence; c'est l'existence d'un homme qui aurait vecu de la vie de milliers d'hommes.--La haute critique, aussi bien, n'est pas autre chose. C'est le don de vivre d'une infinite de vies etrangeres, quelquefois d'une maniere plus pleine et plus intense que ceux qui les ont vecues, et avec cette clarte de conscience, que ne peut avoir que celui qui est assez fort pour se detacher et s'abstraire, et regarder en etranger sa propre ame; ou assez fort, en sens inverse, pour entrer dans une ame etrangere et la contempler de pres, comme chose a la fois familiere et dont on sait ne pas dependre. Et comme c'est une vie de penseur qui est dans ce livre, aussi faut-il le lire comme il a ete ecrit, le quitter, y revenir, y sejourner, le laisser pour le reprendre, le repandre par fragments dans sa vie intellectuelle. Chaque page laisse un germe la ou elle tombe. Il s'est peu soucie de donner, d'un coup, une de ces fortes impressions comme en donnent les livres qui sont construits comme des monuments. Il a seme prodigalement et vivement des milliers d'idees, toutes fecondes en idees nouvelles. C'est dans le foisonnement des pensees qu'il a fait naitre chez les autres qu'il pourrait s'admirer. La beaute est dans la moisson qui ondoie et luit au soleil; la force, l'ame, le Dieu cache etait dans le grain. VI SYSTEME POLITIQUE QU'ON PEUT TIRER "DE L'ESPRIT DES LOIS." Mais encore n'a-t-il ete que critique, que le contemporain, l'hote et l'interprete de tous les peuples, indifferent du reste, a force d'independance, et impartial jusqu'a etre sans opinion? Quoi! rien de didactique dans un livre de philosophie sociale! Montesquieu n'a jamais enseigne? Il a donne des explications de tout et n'a point donne de lecons?--Il faut s'entendre. A le prendre comme professeur de science politique, on le restreint, mais on ne le trahit pas. Le critique explique toutes choses, mais au plaisir qu'il prend a en expliquer quelques-unes, sa secrete inclination se revele. On peut comprendre toutes choses et en preferer une. De tout grand critique on peut tirer un corps de doctrine, en surprenant les moments ou, sans qu'il y songe, sa facon de rendre compte est une maniere de recommander. Lorsque Montesquieu nous dit: "Dans tel cas... tout est perdu!" on peut croire que ce qu'il designe comme etant tout, est ce qu'il aime. Supposons donc un eleve de Montesquieu, tres penetre de toute sa pensee, et soucieux d'en faire un systeme, qui serait pour Montesquieu ce que Charron fut pour Montaigne, et qui voudrait ecrire le livre de la _Sagesse_ politique, exprimer la lecon que l'_Esprit des Lois_ contient, et, aussi, enveloppe. Il diminuera Montesquieu, en donnant pour tout ce qu'il pense seulement ce qu'il souhaite. Mais il l'eclaircira aussi en montrant, parmi tout ce qu'il explique, ce qu'il approuve.--Et voici, ce me semble, a peu pres, ce qu'il dira. Montesquieu etait un modere. Il l'etait de naissance, d'heredite et comme de climat, etant ne de famille au-dessus de la moyenne, sans etre grande, et dans un pays tempere et doux. Il detestait tout ce qui est violent et brutal. Ayant eu vingt-cinq ans en 1715, la premiere grande violence et frappante brutalite qu'il ait vue a ete le despotisme de Louis XIV, la monarchie francaise se rapprochant du despotisme oriental. L'horreur de cette contrainte est le premier sentiment dominant qu'il ait eprouve. Les _Lettres Persanes_ le prouvent assez. La haine du despotisme est restee le fond meme de Montesquieu. Homme modere, il deteste le despotisme, parce qu'il est un etat violent qui tend tous les ressorts de la machine sociale. Homme intelligent, il le deteste parce qu'il est bete: "Pour former un gouvernement modere, il faut combiner les puissances, les regler, les temperer, les faire agir... c'est un chef-d'oeuvre... Le gouvernement despotique saute pour ainsi dire aux yeux. Il est uniforme partout. Comme il ne faut que des passions pour l'etablir, _tout le monde est bon pour cela_[40].--Voyez cette pensee si profonde: "L'extreme obeissance suppose de l'ignorance dans celui qui obeit; _elle en suppose meme chez celui qui commande_. Il n'a point a raisonner, il n'a qu'a vouloir."--Voyez ce qu'il reprochait dans sa jeunesse, et injustement, je crois, a Louis XIV; c'est surtout d'avoir ete un sot[41]. Ce qui n'est pas calcul, prudence, prevoyance, menagements delicats, exercice de l'intelligence ordonnatrice, le revolte; et le despotisme n'est rien de cela. Gouverner, c'est prevoir. Le gouvernement c'est le laboureur qui seme et recolte; le despotisme c'est le sauvage qui coupe l'arbre pour avoir les fruits[42]. [Note 40: _Esprit_ (v. 14).] [Note 41: _Persanes_, XXXVII. "J'ai etudie son caractere...."] [Note 42: _Esprit_, v. 13] Cette haine du despotisme, il l'applique a tout ce qui en porte la marque. Il l'appliquait a son roi; remarquez qu'il l'applique a Dieu. L'idee de Dieu-providence lui repugne. Un Dieu qui intervient dans les affaires particulieres des hommes lui parait un gouvernement arbitraire; c'est un tyran bon. Il resiste a cette conception. Il soumet Dieu a la justice, et pour l'y mieux soumettre il l'y confond. "S'il y a un Dieu, il faut necessairement qu'il soit juste.... [43]." Il ne veut pas de la fatalite, qui est un despotisme bete; il ne voudrait pas d'un Dieu arbitraire, qui lui semblerait un despotisme capricieux: "Ceux qui ont dit qu'une fatalite aveugle gouverne le monde ont dit une grande absurdite"[44]; mais ceux-la aussi lui sont insupportables "qui representent Dieu comme un etre qui fait un exercice tyrannique de sa puissance"[45]. Reste qu'il croit a un Dieu tres abstrait, qui ne differe pas sensiblement de la loi supreme nee de lui[46]. Il s'amuse, dans une des _Persanes_, a dire que si les triangles avaient un Dieu, il aurait trois cotes. Il fait un peu comme les triangles. Par horreur du despotisme, il voudrait mettre a la place de la Divinite une constitution. Il ne la voit guere que comme l'essence des regles eternelles. Pour Montesquieu, Dieu, c'est l'Esprit des Lois. [Note 43: _Persanes_, LXXXIII. ] [Note 44: _Esprit_, L 1.] [Note 45: _Esprit_, ibid.] [Note 46: _Esprit_, ibid.] Haine du despotisme encore, sa mefiance a l'endroit de la democratie pure. Personne n'a parle plus magnifiquement que lui des democraties anciennes. C'est qu'elles etaient mixtes; des qu'elles ont ete le gouvernement du peuple seul par le peuple seul, elles ont penche vers la ruine. "Le peuple mene par lui-meme porte toujours les choses aussi loin qu'elles peuvent aller; et tous les desordres qu'il commet sont extremes[47]. Aussi toute democratie est sur la pente ou du despotisme ou de l'anarchie. L'esprit "d'egalite extreme" la porte a considerer comme des maitres les chefs qu'elle se donne, et a tout niveler au plus bas. Dans ce desert l'espace est libre et l'obstacle nul pour un tyran, a moins que l'idee de despotisme ne soit tout a fait insupportable, auquel cas "l'anarchie, au lieu de se changer en tyrannie, degenere en aneantissement"[48]. [Note 47: _Esprit_, v, ii.] [Note 48: _Esprit_, viii.] Si la crainte du despotisme est tout le fond de Montesquieu, la recherche des moyens pour l'eviter sera toute sa methode. Dans tout son ouvrage on le voit qui guette en chaque etat politique le vice secret par ou la nation pourra s'y laisser surprendre. Le despotisme est pour Montesquieu comme le gouffre commun, le chaos primitif d'ou toutes les nations se degagent peniblement par un grand effort d'intelligence, de raison et de vertu, pour se hausser vers la lumiere, d'un mouvement tres energique et dans un equilibre infiniment laborieux et infiniment instable, et pour y retomber comme de leur poids naturel; les raisons d'y rester, ou d'y revenir, etant multiples, le point ou il faut atteindre pour y echapper etant unique, subtil, presque imperceptible, et la liberte etant comme une sorte de reussite. Comme l'homme, engage dans le monde fatal, dans le tissu materiel et grossier des necessites, sent qu'il est une chose parmi les choses et dependant de la monstrueuse poussee des phenomenes qui l'entourent, le penetrent, le submergent et le noient; et s'eleve pourtant, ou croit s'elever, au moins parfois, a un etat fugitif et precaire d'autonomie et de gouvernement de soi-meme ou il lui semble qu'il respire un moment; --de meme les peuples sont embourbes naturellement dans le despotisme, et quelques-uns seulement, les plus raffines a la fois et les plus forts, par une combinaison excellente et precieuse de raffinement et de force, peuvent en sortir, et peut-etre pour un siecle, une minute dans la duree de l'histoire; et cette minute vaut tout l'effort, et le recompense et le glorifie; car ce peuple, un cette minute, a accompli l'humanite. Montesquieu la cherche donc, cette combinaison delicate. Il en a trouve tout a l'heure des elements dans la democratie et il ne les oubliera pas. Mais, nous l'avons vu aussi, la democratie ne suffit pas a realiser son reve; elle a des pentes trop glissantes encore vers le despotisme, et seule, sans melange, etant le caprice, elle est le despotisme lui-meme.--Nous tournerons-nous vers l'aristocratie, qui pour Montesquieu, et il a raison, n'est qu'une autre forme de la Republique? Montesquieu est profondement aristocrate. Il a donne comme etant le principe du gouvernement aristocratique la qualite qui etait le fond de son propre caractere, la moderation. C'etait trahir son secret penchant. Ce qu'il entend par aristocratie, c'est une sorte de democratie restreinte, condensee et epuree. Un certain nombre--et il le veut assez considerable--de citoyens distingues par la naissance, prepares par l'heredite, affines par l'education (notez ce point, il y tient), et se sentant, et se voulant egaux entre eux, gouvernent l'Etat du droit de leur intelligence, de leurs aptitudes et de leur savoir.--Idees singulieres, qui montrent assez combien Montesquieu reste de son temps et de sa caste. Il en est tellement qu'il semble ne pas soupconner l'idee, vulgaire cinquante ans plus tard, de l'admissibilite de tous aux fonctions publiques. Il est pour la venalite des charges de magistrature, ce qui arrache a Voltaire, si peu democrate pourtant, un cri d'indignation[49]. Ses idees sur ce point sont tres arretees. Il sait bien que la venalite c'est le hasard; mais il estime qu'en cette affaire mieux vaut s'en remettre un hasard qu'au choix du gouvernement[50]. Comme il veut une separation absolue entre le pouvoir executif et le pouvoir judiciaire[51], pour que ce dernier soit absolument independant, a la nomination des juges par le gouvernement il prefere le hasard comme origine, et la fortune comme garantie d'independance. Il n'y a pas d'idee plus aristocratique que celle-la. Sous pretexte que les citoyens peuvent avoir des differends avec le gouvernement, elle etablit, pour les trancher, un pouvoir aussi fort que celui-ci. Tandis que le principe democratique veut que les interets particuliers du citoyen soient sacrifies a l'interet du gouvernement, Montesquieu, pour les sauver, cree un pouvoir aussi independant, aussi solide, et aussi absolu que le Pouvoir. Et il a raison. [Note 49: "Cette venalite est bonne dans les Etats monarchiques, parce qu'elle fait faire comme un metier de famille ce qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu...." (vi.1). Voltaire s'ecrie: "La fonction divine de rendre la justice, de disposer de la fortune ou de la vie des hommes, un metier de famille!"] [Note 50: vi. 1.] [Note 51: xi, 6.] Une aristocratie nobiliaire, une aristocratie judiciaire, il desire l'une et l'autre. Il veut un corps des nobles hereditaire[52], l'aristocratie etant "hereditaire par sa nature", puisqu'elle n'est pas autre chose que selection, traditions, education. Il y voit trois garanties, moderation, stabilite et competence. [Note: 52: XI, 6.] Il reste donc aristocrate?--Non pas exclusivement. L'aristocratie a autant de raisons de glisser au despotisme que la democratie. Sans aller plus loin, sa raison d'etre est raison de sa ruine. "Elle doit etre hereditaire" (XI,6) et "l'extreme corruption est quand elle le devient" (VIII, 5). Ceci n'est pas une contradiction de Montesquieu, c'est une contrariete des choses memes. L'heredite fonde l'aristocratie parce qu'elle fait une classe competente; elle ruine l'aristocratie parce qu'elle fait une classe d'ou les competences isolees sont exclues. Elle fait du corps aristocratique un gouvernement tres intelligent qui arrive vite a n'appliquer son intelligence qu'a son interet. Dans la democratie manque l'intelligence des interets generaux: dans l'aristocratie manque le souci des interets generaux. Et obeissant a sa nature, qui est concentration du pouvoir, l'aristocratie tend a se faire de plus en plus restreinte, jusqu'a n'etre plus qu'aux mains de quelques-uns, dont le plus fort l'emporte: nous voila encore au despotisme. Nous retournerons-nous du cote de la monarchie?--Mais c'est le despotisme!--Non! Non! et Montesquieu tient a cette distinction. Pour lui la monarchie meme non parlementaire, meme sans Chambres deliberantes a cote d'elle, n'est point le despotisme. Les critiques qui depuis 1789 ont etudie Montesquieu ont ete surpris de cette assertion, et l'ont consideree comme une singularite de son imagination. L'idee peut etre une erreur; mais elle n'est pas une nouveaute. Quand elle ne daterait pas de Rodin, elle daterait de Bossuet[53]; c'est une idee commune aux publicistes de l'ancien regime qu'une monarchie sans depot des lois n'est pas pour cela une monarchie sans lois. Elle est absolue, elle n'est pas arbitraire. Elle n'est contenue par rien, mais elle doit se contenir; elle n'est forcee d'obeir a rien, mais elle _doit_ obeir a quelque chose. Elle a devant elle vieilles lois nationales, vieilles coutumes, antiques religions, qu'elle ne doit pas enfreindre. Elle est une volonte qui doit tenir compte des coutumes. Il n'y a despotisme que dans les pays ou il n'y a ni lois, ni religion, ni honneur, ni conscience. [Note 53: "C'est autre chose que le gouvernement soit absolu, autre chose qu'il soit arbitraire.... Outre que tout est soumis au jugement de Dieu... il y a des lois dans les Empires contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de droit, et il y a toujours ouverture a revenir contre, ou dans d'autres occasions ou dans d'autres temps (_Politique_, viii, 2, 1)] Mais la ou la garantie de tout cela n'existe pas?--Il y a pente au despotisme et trop grande facilite a l'etablir, mais non point despotisme. Pour Montesquieu, la monarchie de Louis XIV, par exemple, n'est point despotisme; il est vrai qu'elle y tend. La monarchie ne doit donc pas etre repoussee _a priori_. Elle est tres acceptable. Elle a meme pour elle un singulier avantage: elle fait faire par _honneur_, par besoin d'etre distingue du prince, ce qu'on fait ailleurs par vertu. Elle supplee au civisme. Elle arrive a creer des sentiments, et des sentiments qui sont tres bons: fidelite personnelle, amour pour un homme ou une famille, dont c'est la patrie qui profite.--Autant dire (ce que Montesquieu n'a pas assez dit) qu'elle fait une sorte de deviation du patriotisme, de deviation et de concentration. Cette patrie, qu'on aimerait peut-etre languissamment, on l'aime ardemment, et on la sert, dans cet homme qu'on voit et qui vous voit, et peut vous remarquer, dans cet enfant qui vous sourit, qui vous plait par sa faiblesse, qui, homme, sera la certainement, dans vingt ans, avec une memoire que la grande patrie n'a guere.--Mais le despotisme est la pire des choses, et il est bien vrai que la monarchie y tend tres directement. Il suffit, pour qu'elle y glisse, que le roi soit fort et ne soit pas tres intelligent[54], qu'il soit si capricieux "qu'il croie mieux montrer sa puissance en changeant l'ordre des choses qu'en le suivant... et qu'il soit plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontes". Cela se rencontre bien vite et est bien vite imite. [Note 52: vii, 7.] Que faire donc? Montesquieu n'a pas invente ce qui suit. Aristote savait le secret, et Ciceron avait tres bien lu Aristote. Il faut un gouvernement mixte, qui, par une combinaison tres delicate des avantages des differents gouvernements, s'arrete dans un juste equilibre, et soit aux Etats ce que la vie est au corps, l'ensemble organise des forces qui luttent contre la mort toujours menacante: la mort des Etats, c'est le despotisme. Les anciens ont eu de ces sortes de gouvernements, et ce furent les meilleurs qui aient ete. Ils ont su meler et unir, a certains moments, aristocratie et democratie, dans des proportions tres heureusement rencontrees. Nous avons une force de plus, une institution particuliere apportant, elle aussi, ses avantages propres, la monarchie: faisons-la entrer dans notre systeme. Montesquieu s'arrete a la _monarchie aristocratique entouree de quelques institutions democratiques_. La monarchie, en effet, est excellente a la condition d'etre a la fois soutenue et contenue par quelque chose qui soit entre elle et la foule. Le despotisme n'est pas autre chose qu'une foule d'egaux et un chef. C'est pour cela que despotisme oriental ou democratie pure sont despotisme au meme degre. Une nation n'est pas poussiere humaine, avec un trone au milieu. Elle est un organisme, ou tout doit etre poids et contrepoids, resistances concertees et equilibre. Egalite absolue avec chefs temporaires, c'est despotisme capricieux. Egalite absolue avec chef immuable, c'est, selon le caractere du chef, despotisme capricieux encore, ou despotisme dans la torpeur. Le fondement meme de la liberte, c'est l'inegalite. Ce qu'il faut, c'est quelqu'un qui commande, quelqu'un qui controle, et quelqu'un qui obeisse; et entre ces personnes diverses de l'unite nationale des rapports, fixes par des lois, dont quelqu'un encore ait le depot. Entre le roi et la foule des _Corps intermediaires_, qui limitent, redressent et epurent la volonte de celui-la et preparent l'obeissance de celle-ci. Une noblesse hereditaire est un bon corps intermediaire[55] Elle a la tradition de l'honneur national, et hereditaire comme le roi, mais collective elle est l'obstacle naturel a la volonte du trone quand celle-ci est capricieuse. Elle est un excellent corps de _veto_; c'est la "faculte d'empecher" qui est son office propre[56].--Le clerge est un corps intermediaire assez utile. Bon surtout ou il n'y en a point d'autre[57], il est salutaire dans une monarchie comme obstacle mou et insensible, pour ainsi dire, infiniment fort encore par son ubiquite, sa tenacite, "algue" qui amortit, enerve le flot. [Note 55: II, 4.] [Note 56: **, 6.] [Note 57: *, 1] Il faut encore un ordre intermediaire qui ait "le depot des lois". Sauf en Orient, toutes les monarchies ont des lois, puissances ideales, limitatives du prince, protectrices du citoyen. Ecrites ou non, simples precedents et coutumes, ou textes et chartes, elles existent partout ou il y a organisme social. Elles ne sont que les definitions du jeu de cet organisme. Mais il est des pays ou on les sent plutot qu'on ne les voit. Elles en sont plus redoutables, etant plus mysterieuses. Mais elles sont plus faciles a etudier. Elles sont plus redoutees que contraignantes. Il est bon qu'on puisse les voir, les lire quelque part. Un corps en aura la garde, les retiendra, les transcrira, les rappellera, et, de ce chef, aura des privileges (independance, inviolabilite, autonomie) parce qu'il aura un office social[58]. [Note 58: "L'independance du pouvoir judiciaire est la plus forte garantie de la liberte. Si la monarchie francaise n'est pas encore un pur despotisme, c'est que la magistrature francaise existe". "Dans la plupart des royaumes d'Europe, le gouvernement est modere parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse a ses sujets l'exercice du troisieme." (_Esprit_, XI, 6, alinea 7.)] Enfin, au bas degre, il y a tout le monde. Le peuple doit obeir, mais non pas etre tout passif. Incapable de "conduire une affaire, de connaitre les lieux, les occasions, les moments, d'en profiter", en un mot incapable de gouverner[59], il est essentiel pourtant qu'on sache ce qu'il desire et surtout ce dont il souffre, parce qu'au bout de ses souffrances il y a la revolte qui ruine les lois, ou l'inertie et la desesperance qui distendent et brisent les muscles memes de l'Etat. Le peuple aura donc ses representants, qu'il choisira tres bien, car "il est admirable pour cela", qui interviendront dans la direction generale des affaires publiques. Il aura meme sa part dans le pouvoir judiciaire, non pas en ce qui regarde le depot des lois, mais en ce qui concerne la distribution de la justice. Des jurys, de pouvoirs essentiellement temporaires, seront tires du corps du peuple, charges d'appliquer la loi, sans avoir droit ni de l'interpreter ni de s'y soustraire, jugeant non en equite, mais sur le texte[60]. [Note 59: II, 2.] [Note 60: XI, 6.] --Voila la royaute, les institutions aristocratiques, et les institutions democratiques mises en presence. Et comment tout cela s'organisera-t-il?--Trois puissances: executive, legislative, judiciaire. Le legislateur fait la loi, le prince gouverne en s'y conformant, le magistrat en a le depot, et juge d'apres elle. Ces pouvoirs sont scrupuleusement separes. Le legislateur ne jugera pas; car, alors, il ferait des lois en vue des jugements qu'il voudrait porter. Une loi serait dirigee a l'avance contre un homme qu'on voudrait proscrire. Plus de liberte. Le legislateur ne gouvernera pas, car alors il ferait des lois en vue des ordres qu'il voudrait donner. Une loi serait la preparation d'un caprice. Plus de liberte. Le pouvoir executif ne legiferera point; car il aurait les memes tentations que tout a l'heure le legislateur. Il ne jugera point; car il jugerait pour gouverner. Ses arrets seraient des services, qu'il se rendrait. Plus de liberte.--Il ne nommera meme pas les juges, car il ferait des juges des instruments, et de la justice un systeme de recompenses ou de vengeances personnelles. Plus de liberte. Chacun doit faire un office qu'il n'ait aucun interet a faire, si ce n'est honneur, et souci du bien general. La liberte c'est chaque pouvoir public s'exercant, sans profit pour lui, au profit de tous.--L'execution doit etre prompte: le pouvoir executif sera aux mains d'un homme.--La deliberation doit etre lente: le pouvoir legislatif sera aux mains de deux assemblees, de nature differente, dont l'une aura toutes les chances de ne pas obeir aux prejuges ou ceder aux entrainements de l'autre.--Le depot des lois et la justice sont choses de nature permanente: ils seront aux mains d'un grand corps de magistrats, qui, par l'effet d'un renouvellement insensible, aura comme un caractere d'eternite. "Voila la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le Corps legislatif y etant compose de deux parties, l'une enchainera l'autre par sa faculte mutuelle d'empecher. Toutes les deux seront liees par la puissance executrice, qui le sera elle-meme par la legislatrice." Et rien ne marchera!--Pardon! ces differents ressorts, forment en effet un equilibre, et il semble qu'ils "devraient former une inaction". Mais les choses agissent autour d'eux; les affaires pesent sur eux; il faut "qu'ils aillent"; seulement ils ne pourront qu'aller lentement et "qu'aller de concert", et c'est precisement ce qu'il nous faut[61]. [Note 61: XI, 6. alineas 55, 56.] Mais tout cela, ou du moins de tout cela les germes et les premiers lineaments ne se trouvaient-ils point dans l'ancienne monarchie francaise? Royaute et vieilles lois n'est-ce point la "monarchie"? Clerge, Noblesse, Parlement ne sont-ce point les "pouvoirs intermediaires"? Communes et Etats generaux, n'est-ce point la part necessaire et desirable d'institutions democratiques?--Sans aucun doute; et Montesquieu n'est point un novateur, ce n'est point non plus un conservateur; c'est un retrograde eclaire. Ce serait, s'il faisait une constitution, un restaurateur ingenieux des plus anciens regimes. Il n'aime pas ce qui est de son temps, il aime ce qui a ete. C'etait un "tres bon gouvernement" que le "gouvernement gothique", ou du moins qui avait en soi la capacite de devenir meilleur: "La liberte civile du peuple (_communes_), les prerogatives de la noblesse et du clerge, la puissance des rois, se trouverent dans un tel concert que je ne crois pas qu'il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempere". Tirer du gouvernement "gothique" toute l'excellente constitution qu'il contenait en germe, voila quel aurait du etre le travail du temps et des hommes. Les circonstances et l'esprit despotique de certains hommes ont amene le resultat contraire. Des guerres civiles, et des efforts de Richelieu, Louis XIV, Louvois, les trois mauvais genies de la France[62], une monarchie est sortie, qui n'est point l'apogee de la monarchie francaise, qui en est la decadence, une monarchie melee de despotisme, qui y tend et qui le prepare, d'ou peut sortir le despotisme sous forme de tyrannie ou sous forme de democratie. Il est temps de revenir aux principes et en meme temps aux precedents, aux principes rationnels et aux precedents historiques, qui justement ici se rencontrent; et l'on sauvera deux choses, la monarchie et la liberte. [Note 62: _Esprit_, III, 53; v.11.--_Pensees_.] Un retour en arriere eclaire par la connaissance de l'esprit des constitutions, voila la sagesse. Montesquieu ne raisonne pas d'une autre facon qu'un Saint-Simon qui serait intelligent. Ce qui, dans Monsieur le Duc, est reve confus et entetement feodal, est chez Montesquieu a la fois sens historique, sens sociologique, et sens commun. Il sait que les nations se developpent selon le mouvement naturel des puissances qu'elles portent en elles, et ces puissances, il montre ce qu'elles etaient en France, et ce qu'il importe qu'elles restent. Il sait que certain jeu et certains temperaments d'elements dissemblables sont necessaires a tout gouvernement humain, et cette mecanique, il l'applique a la constitution francaise. Mais l'historien et le mecanicien politique ne s'oublient point l'un l'autre; ils se rencontrent et conspirent. Les principes du gouvernement ideal, c'est a la France telle qu'elle a ete, telle qu'il ne serait pas si difficile qu'elle fut encore, que le sociologue les rapporte; les forces reelles et vives de la France historique, l'historien les place aux mains du mecanicien politique, seulement pour qu'il les mette en ordre et en jeu. VII MONTESQUIEU MORALISTE POLITIQUE Qu'on le considere comme critique ou comme theoricien, Montesquieu parait tres grand. Il a vu infiniment de choses, et il a compris tout ce qu'il a vu. Il etait capable de se detacher de son temps et d'y revenir,--de comprendre l'essence et le principe des Etats antiques, et d'esquisser pour son pays une constitution toute moderne et toute historique, tiree du fond meme de l'organisation sociale qu'il avait sous les yeux;--et encore sa vue d'ensemble etait assez forte pour predire ce que deviendrait ce pays meme quand les anciennes forces dont etait compose son organisme auraient disparu.--Son livre est un etonnant amas d'idees, toutes interessantes, et dont la plupart sont profondes. Il n'y a aucune oeuvre qui fasse plus reflechir. C'est son merveilleux defaut qu'a chaque instant il donne au lecteur l'idee de faire une constitution puis une autre, puis une troisieme, sans compter qu'il persuade ailleurs qu'il est inutile d'en faire une. De quelque biais qu'on le prenne, il parait extraordinaire. Tantot on comprend son oeuvre comme une promenade a la fois tres assuree et tres inquietante a travers toutes les conceptions humaines dont sont penetres comme d'un seul regard les grandeurs, les faiblesses, le ressort puissant, le vice secret. Tantot on la voit comme un monument tres ordonne et tres regulier, construit d'apres les lois d'une logique dogmatique imperieuse, construction solide et immense, qui, encore, a laisse autour d'elle d'enormes materiaux a construire des edifices tout differents. C'est un livre si vaste et si fourni qu'il forme systeme, se suffit a lui-meme, et aussi qu'il se refute, ce qui est une facon de dire qu'il se complete. Ne le prenez pas pour l'ouvrage d'un theoricien uniquement epris d'idees pures, agencant la machine sociale comme par donnees mathematiques. Montesquieu est cela, et cela surtout, soit; mais il est autre chose. Il est l'homme qui sait que ces subtiles combinaisons ne sont rien si elles ne sont soutenues et comme remplies de forces vives, vertus ici, honneur la, bon sens et moderation ailleurs, energie morale partout. Il est etrange qu'on ait cru[63] qu'a ce livre il manque une morale. L'erreur vient de ce qu'il est tres vite dit que le fonds des societes est fait de vertus sociales, et un peu plus long de tracer le cadre savamment ajuste ou ces vertus s'accommoderont le mieux pour produire leurs meilleurs effets. La partie morale de l'ouvrage peut disparaitre, materiellement, a travers la multitude des minutieuses considerations politiques. Mais la morale sociale est le fond meme de ce livre et si l'on y peut decouvrir comment les meilleures volontes sont au risque de demeurer impuissantes dans une constitution politique mal concue, ce qui est vrai, et bien important; encore plus y trouvera-t-on comment les meilleurs agencements sociaux restent, faute de grandes forces morales, des ressorts sans moteur et des cadres vides. [Note 63: Nisard.] Je veux bien qu'on dise que Montesquieu est peut-etre un peu trop optimiste. Il l'est de deux manieres: par trop croire aux hommes, et par trop croire a lui-meme, Il a trop confiance dans la bonte humaine. En plusieurs endroits de l'_Esprit_ et de la _Defense de l'Esprit des Lois_, on le voit tres preoccupe de combattre Hobbes et la theorie du "_Bellum omnium contra omnes_". L'homme naturel, "sorti des mains de la nature", comme on dira plus tard, n'est point pour lui un loup en guerre contre d'autres loups pour un quartier de mouton; c'est un etre timide et doux, et c'est l'etat de societe qui a cree la guerre. Il y a dans Montesquieu un commencement de Jean-Jacques Rousseau, ce qui tient, du reste, a ce que toutes les grandes idees modernes ont leur commencement dans Montesquieu. Encore n'est-ce point tant de n'avoir point fait assez grande la part de ferocite dans l'homme que je reprocherai a Montesquieu, etant tres enclin a penser comme lui sur cette affaire. Je lui reprocherai plutot de n'avoir pas fait assez grande la part de demence. L'homme n'est point un fauve; mais c'est un etre tres incoherent, en qui rien n'est plus rare que l'equilibre des forces mentales, et en un mot la raison. Montesquieu croit un peu trop que l'homme est capable de se gouverner raisonnablement, et que, parce qu'un systeme politique raisonnable, par exemple, peut etre connu par un homme, il peut et doit etre pratique par les hommes. Il y a beaucoup a parier que c'est une noble erreur. Avec un esprit comme celui de Montesquieu il ne faut point se hasarder, et vous pouvez etre sur qu'il connait votre objection mieux que vous. Je sais tres bien que ce gouvernement raisonnable qu'il construit et qu'il enseigne, il le tient lui-meme pour une "reussite" extraordinaire, pour un merveilleux accident dans l'histoire humaine, qui est l'histoire du despotisme. Encore est-il qu'il semble trop croire, comme a des realites et non pas seulement comme a des theories, a la vertu des democraties, a la moderation des aristocraties, surtout a la capacite politique des foules. Il _a affirme_ tres energiquement que le peuple ne se trompe point dans le choix de ses representants, et il en donne comme exemple Athenes et Rome, ce qui est bien un peu etrange. Pour Athenes, cela ne peut pas se soutenir, et figurez-vous Rome sans le Senat. J'ai parfaitement peur de ne pas comprendre et de faire une critique qui ne prouve que ma sottise; mais enfin je le vois reclamer le jury avec insistance (xi, 6, alineas 13, 14, 15, 18) et vouloir en meme temps (alinea 17) que le verdict ne soit que l'application stricte et comme aveugle d'un texte precis, sans etre jamais une "opinion particuliere du juge". Croit-il donc qu'un jury sera assez philosophe pour juger sur texte sans passions et sans prejuge? Ne voit-il pas que c'est precisement avec le jury que les jugements seront toujours des opinions particulieres, et que c'est avec lui, fatalement, qu'on sera toujours juge "en equite"? Qu'on prefere cette maniere de juger, je le veux bien; mais que ce soit l'homme qui n'en veut point qui recommande des juges incapables d'en avoir une autre, cela m'etonne. Il y a certainement un peu de chimerique dans Montesquieu, un peu de l'homme qui n'est pas moraliste tres informe ni tres sur. Je serais tente de dire que ses admirables qualites d'esprit et de caractere lui sont source d'erreur, en ce qu'a les voir en lui, il se persuade qu'elles sont communes. Il est souverainement intelligent et merveilleusement a l'abri des passions: il est un peu porte a en conclure que les hommes sont assez intelligents et peu passionnes. Cher grand homme, c'est faire trop petite la distance qui vous separe de nous. L'erreur est bien naturelle a l'homme; puisque posseder la verite intellectuelle et la verite morale, cela mene encore a une illusion, qui est de croire que la verite est commune. Faudrait-il aux hommes parfaits un peu d'orgueil et de mepris, c'est-a-dire un defaut, pour etre tout a fait dans le vrai? Peut-etre bien. J'ai dit que Montesquieu est trop optimiste en ce qu'il croit trop aux hommes, ce aussi en ce qu'il croit trop en lui. J'entends par ceci qu'il croit peut-etre trop a l'efficace de son systeme, quand il en est a faire un systeme. Encore une fois, avec lui, il faut bien prendre ses precautions, et retirer a moitie sa critique au moment qu'on l'aventure. Je sais qu'il a un fond ou plutot un coin de scepticisme, et qu'il dit tout d'abord que le meilleur gouvernement est celui qui convient le mieux a tel peuple. Et cependant il est si bon theoricien qu'il lui est difficile de ne pas avoir confiance dans l'excellence de sa theorie, de ne pas croire, au moins a demi, qu'elle peut suffire et se suffire, et qu'un Etat bien organise par lui serait, par cela seul, un tres bon Etat. Il lui echappera de dire que dans "une nation libre il est tres souvent indifferent que les citoyens raisonnent bien ou mal; il suffit qu'ils raisonnent: _de la sort la liberte qui garantit des effets de ces memes raisonnements_"--De la sort la liberte, ou plutot c'est la liberte meme, d'accord; mais "qui garantit des effets des mauvais raisonnements", je n'en suis pas bien sur. Voila bien le _point dogmatique_, car il faut toujours qu'on en ait un, voila bien le point dogmatique de Montesquieu. Il deteste tant le despotisme qu'il finit par croire presque que la liberte est un bien en soi, par consequent un but, et que pourvu qu'on l'atteigne tout est gagne. Je ne sais trop. Il me semble que la liberte n'est point precisement un but, mais un etat, un "milieu", comme on dit maintenant, ou la raison peut s'exercer mieux qu'ailleurs, pourvu qu'elle existe; mais que, cet etat favorable une fois obtenu, il n'est point indifferent qu'on y raisonne mal ou bien. Sa conception meme de la liberte a quelque chose de "formel"; et, comme tout a l'heure il prenait pour la perfection sociale la condition qui peut y conduire, de meme il prend pour la liberte ce qui n'est que la formule de son exercice. Elle est selon lui "le droit de faire ce que la loi ne defend pas". Il est vrai, et c'est la le _signe_ a quoi l'on connait un despotisme d'un Etat libre; mais si toute la liberte etait la, il ne pourrait donc pas y avoir de lois despotiques? On sent bien qu'il peut en etre.--C'est que la liberte n'est pas seulement le droit de n'obeir qu'a la loi, elle est la capacite de faire des lois qui ne ressemblent pas a un despote. Elle est un sentiment d'equite et de justice partant de la majorite des citoyens, se deversant et se fixant dans la loi, et revenant aux citoyens sous forme de lois justes, sous lesquelles ils se sentent libres et organises selon l'equite.--Elle n'est pas une forme de constitution, elle est une vertu civique. Un peuple despotique dans l'ame peut renverser le despotisme; apres quoi, il fera immediatement des lois despotiques. Aussitot qu'il ne subira plus la tyrannie, il l'exercera, et contre lui-meme; car la majorite est solidaire de la minorite, les oppresseurs sont solidaires des opprimes; la loi tyrannique que vous faites vous met, avec celui-la meme que vous liez, dans un etat violent dont est gene le peuple entier ou une violence existe, dans une sorte d'etat de guerre ou l'on souffre autant de la guerre qu'on fait que de celle qui vous est faite. Cette idee, il ne me semble point que Montesquieu l'ait eue. Ce domaine reserve des droits individuels devant lequel doit s'arreter meme la loi, il ne me parait pas qu'il le connaisse. Cette idee que la liberte est avant tout mon droit _senti par un autre_, c'est-a-dire un respect et un amour reciproques de la dignite de la personne humaine, c'est-a-dire une solidarite, c'est-a-dire une charite, il l'a eue peut-etre; car il deteste trop le despotisme pour ne l'avoir pas au moins confusement sentie; mais il ne l'a pas exprimee. Et, apres tout, c'est encore un grand liberal; car cette forme et ce mecanisme social ou la liberte vraie s'exerce, ces conditions les meilleures pour que l'idee liberale puisse se degager et venir remplir et animer la loi, il les a si bien comprises, si bien menagees, si delicatement et prudemment et fortement etablies, qu'il suffirait d'un minimum de liberalisme dans l'ame de la nation, pour qu'en un pareil systeme il eut tout son effet, et parut presque plus grand dans ses effets qu'il n'etait en soi. C'est la forme de la liberte, qu'il nomme liberte; mais ici la forme sollicite le fond, et semble presque le contraindre a etre. Voila ce que j'appelais une trop grande confiance dans les systemes politiques qu'il preconise, de meme que je le trouvais un peu trop optimiste aussi dans l'idee qu'il a de la capacite politique des peuples. Remarquez que ces deux optimismes se confondent, l'un supposant l'autre. Quand il nous dit qu'un peuple est capable de la liberte, c'est qu'il le voit dans l'organisation sociale, revee par lui, qui est la plus propre a maintenir un peuple dans l'etat libre; quand il trace le cadre d'une constitution libre, c'est qu'il croit qu'il suffit presque de l'offrir a un peuple pour que demain il en soit digne. "Donnez aux hommes, semble-t-il dire, les procedes pratiques pour n'etre ni tyrannises ni tyrans, ils ne seront ni l'un ni l'autre; car ils en ont en eux les moyens." C'est dans ces derniers mots qu'est l'optimisme, peut-etre aventureux. Mais disons-nous bien que Montesquieu est ici comme dans la necessite de son office. On ne peut pas etre sociologue sans un peu d'optimisme. C'est pour cela que Voltaire n'a pas ete sociologue. On ne saurait ecrire une _politique_, c'est-a-dire un code sans sanction, une legislation superieure ne pouvant s'imposer aux hommes que par l'eclat de la verite qu'elle porte en elle, sans croire que les hommes sont seduits a la verite rien qu'a la voir. Si l'on croit a la fatalite des instincts humains, on sera peut-etre historien, non sociologue. On ne dira point aux hommes ce qu'ils doivent faire; on les regardera faire; et, tout au plus, on indiquera les lois habituelles de leurs errements, les chemins ordinaires par ou ils passent. Cela est si vrai que c'est souvent ce que fait Montesquieu, n'etant sociologue qu'une partie du temps et comme dans ses moments de confiance, de haute bonne humeur. L'optimisme est comme une condition, non seulement du novateur, cela est evident, mais de tout sociologue dogmatique. Bossuet est optimiste au plus haut point. Il croit que tout, meme le mal, est regle et voulu par une parfaite intelligence en vue d'une fin superieure; et par consequent que tout est bien. Montesquieu qui semble croire en Dieu, mais non pas a la Providence, ne peut pas mettre son optimisme dans le ciel; et il reste qu'il le mette sur la terre. VIII "Encore une fois, je le trouve grand", comme disait Fenelon d'un autre, et c'est bien la derniere impression. L'idee de grandeur est surtout inspiree par la noble empreinte de l'intelligence, et ce que Montesquieu a ete, c'est surtout un homme souverainement intelligent. Il est impossible de trouver quelqu'un qui ait mieux compris ce qu'il comprenait, et pour ainsi dire ce qu'il ne comprenait pas. Sa pensee et le contraire de sa pensee, son systeme, et ce qui est le plus oppose a son systeme et ceci, et son contraire et, ce qui est le plus difficile, _l'entre-deux_, il penetre en tous ces mysteres, et s'y meut avec une pleine liberte, comme entoure d'un air lumineux, qui emane de lui. On sent qu'il n'y a pas eu de vie intellectuelle plus forte, plus intense, et, avec cela, plus libre ni plus sereine. Personne n'a plus delicieusement que lui, a l'abri des passions, joui des idees. Voir les idees sourdre, jaillir, abonder, s'associer, se concerter, conspirer, former des groupes et des systemes, et comme des mondes; voir "tout ceder a ses principes", "poser les principes et voir tout le reste suivre sans effort"; et aussi n'etre point esclave de ses principes, et savoir s'y soustraire, et en aborder d'autres, et dans un ordre d'idees qui n'est point celui qu'il prefere, ouvrir des voies que ce sera une gloire a ses successeurs seulement de suivre; ce jeu agile et sur de l'intelligence est pour lui comme une sorte de delice, une ivresse calme et subtile. Le seul transport lyrique qu'il ait connu lui est inspire par cette maniere de ravissement de l'intelligence jouissant d'elle-meme comme d'un sens aiguise et affine. Il s'arrete au milieu de son long travail pour s'ecrier: "Vierges du mont Pierie, entendez-vous le nom dont je vous nomme? Je cours une longue carriere, je suis accable de tristesse et d'ennui. Mettez, dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois et qui fuient loin de moi. Vous n'etes jamais si divines que quand vous menez a la sagesse et a la verite par le plaisir... Divines muses, je sens que vous m'inspirez... Vous voulez que je parle a la raison: _elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de tous les sens_." Il a parle a la raison; pendant vingt annees il a eu avec elle un entretien continu, plein de sincerite, d'abondance de coeur, d'infinis et renaissants plaisirs. Il s'eveillait "avec une joie secrete de voir la lumiere", et son ame aussi voyait avec une joie pleine et une sorte d'elargissement se lever en elle a chaque jour la lumiere pure d'une idee nouvelle. Il s'est penetre d'idees et en a fait comme sa substance. Il a cru qu'elles devaient gouverner le monde, ce qui est peut-etre vrai, et qu'elles pouvaient facilement le gouverner, parce qu'il etait tout entier gouverne par elles. Il a voulu mettre dans l'organisation du monde beaucoup de raison, et meme beaucoup de raisonnement, parce que, si le raisonnement n'est pas la raison, il en est la marque, ou, du moins, le signe qu'on la cherche. Il est si prodigieux pour son temps qu'avant lui on ne se doutait meme pas de la science ou il reste le maitre. Il inspire le temps qui le suit, tout en le depassant, a ce point que Rousseau ne fait que pousser a l'extreme et mettre en systeme _une_ des idees de Montesquieu, presque dedaignee par lui parmi tant d'autres. Apres avoir cherche loin de lui sa lumiere, la France revint a lui, et longtemps chercha a s'organiser selon sa pensee; et maintenant qu'elle l'a definitivement abandonne, quelques-uns se demandent si elle a raison, si notre histoire meme a raison contre lui. Et a mesure que sa pensee devient moins applicable, que ce soit par sa faute ou par la notre, elle n'en parait que plus belle, devenant purement artistique, et comme l'esquisse lumineuse d'un ideal. On ne peut lui reprocher d'avoir embrasse trop de choses pour avoir pu tout approfondir. Il court trop vite au travers de la multitude d'objets qu'il rencontre. "Il annonce plus qu'il ne developpe", dit admirablement Voltaire. Et encore on sent bien qu'il y a la insuffisance de nos yeux et non des siens. Tout ce qu'il a vu, il l'a penetre; il a seulement trop compte que nous le penetrerions aussi vite et aussi a fond que lui. "Je suis, dit-il lui-meme, avec son esprit charmant, comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Egypte, jeta un coup d'oeil sur les Pyramides, et s'en retourna."--Je n'aime pas a le contredire, et je veux bien qu'il soit comme cet antiquaire; seulement il a ete dans tous les pays, et il a vu toutes les Pyramides, et il les a mesurees toutes, et surtout les plus hautes. VOLTAIRE I L'HOMME Je suppose en 1817 un vieil emigre sortant d'une representation du _Bourgeois gentilhomme_, et je l'entends dire: "C'est une tres jolie satire. Elle me rappelle M. de Voltaire, comte de Tournay."--Le propos est injurieux; mais il y a du vrai. Voltaire est avant tout un bourgeois gentilhomme francais du temps de la Regence, devenu tres riche, un peu audacieux, tres impertinent, et gardant tous ses defauts d'origine et d'education.--Seulement c'est un bourgeois gentilhomme tres spirituel, ce qui fait qu'il n'a pas eu tous les ridicules, et tres intelligent, ce qui fait qu'il a mis un grand talent au service de ses prejuges et a tenu par la une tres grande place dans le monde intellectuel. "Ce que j'aime dans les artistes, c'est qu'ils ne sont pas des bourgeois", dit la bourgeoise Michaud dans _Le Buste_ d'Edmond About. Ce qui distingue d'abord le bourgeois, c'est qu'il n'est pas un artiste. Voltaire n'a pas ete artiste pour une obole. Ce qui distingue encore le bourgeois, c'est qu'il n'est pas philosophe. Les hautes speculations le rebutent. Voltaire n'a aucune profondeur ni elevation philosophique, et la synthese lui est interdite. Il est evident qu'il ressemble peu a Platon, et nullement a Malebranche.--Ce qui marque encore, sans doute, le bourgeois, c'est qu'il est peu militaire. Voltaire a une peur naturelle des coups, et n'a rien d'un chevalier d'Assas, ni meme d'aucun chevalier. Ce qui acheve de peindre le bourgeois, c'est qu'il est eminemment pratique. Voltaire est un homme d'affaires de genie, et le sens du reel est son sens le plus developpe et le plus sur, en quoi est une partie de sa valeur, qui est grande. Voltaire est un bourgeois qui a vingt ans en 1715, qui est tres ambitieux, tres actif, fait sa fortune en quelques annees, n'a plus besoin que de consideration, la cherche dans la litterature parce qu'il sait qu'il ecrit bien, n'a point d'idees a lui, ni de conception artistique personnelle, ni meme de temperament artistique distinct et tranche a exprimer dans ses ecrits; mais qui se sait assez habile pour mettre en belle lumiere pendant soixante ans, s'il le faut, les idees courantes, et produire des oeuvres d'art distinguees selon les formules connues. Ce n'est pas un monument a elever; c'est une fortune litteraire a faire. Il la fera, comme il a fait l'autre, avec beaucoup de suite, d'ardeur et de decision. Et il aura toute sa vie les defauts du bourgeois francais. Sans etre precisement cruel, et meme tout en ne detestant point donner quand on le regarde, il sera bien dur pour les petits, et bien meprisant pour la "canaille"; persecuteur, quand il pourra persecuter avec une "suite enragee", comme disait de Saint-Simon le duc d'Orleans. On le verra poursuivre un Rousseau, qui ne lui a rien fait, que lui dire une sottise, avec un acharnement incroyable, le denoncer comme ennemi de la religion, et, a ce titre, au moment ou le malheureux est deja proscrit et traque partout, crier qu'il faut "punir capitalement un vil seditieux"[64], ce qui est un peu fort peut-etre dans la bouche d'un adversaire de la peine de mort. [Note 64: Sentiment des citoyens (1764).] On le verra, incapable de pardon, denoncer de Brosses comme un voleur a toute l'Academie francaise, dans vingt lettres furibondes, parce qu'il a eu un proces de marchand de bois avec de Brosses; tempeter contre Maupertuis par dela le tombeau, vingt ans apres la mort du pauvre savant, dans toutes les lettres qu'il ecrit a Frederic; ne jamais manquer de reclamer les galeres, la Bastille et le Fort-l'Eveque contre tous les Freron, Coger, Desfontaines ou La Beaumelle qui le genent. La prison pour qui l'attaque sera toujours tenue par lui comme son droit strict. Jamais l'idee de la liberte de penser contre lui n'a pu entrer dans son esprit. Ses amis, sur tous les tons, lui disent: "Laissez cela; dedaignez. Si vous croyez que cela vaille la peine...." Il ne veut rien entendre. Il n'a ni le detachement du philosophe, ni l'elevation du vrai artiste. Il ne songe qu'a ecraser ce qui, etant au-dessous de lui, ne l'adule pas. En revanche, il ne songe qu'a aduler ce qui, a quelque titre que ce soit, est au-dessus. Empereurs, imperatrices, rois, princes, grands-ducs, ducs, maitresses des rois, et que ce soit Catherine II, Pompadour, Frederic ou Du Barry, pour ceux-la les apotheoses sont toujours pretes, et de ceux-la les familiarites, meme meurtrissantes, toujours bien recues. Frederic l'a traite comme un valet; mais a celui-ci on pardonne, "et la moindre faveur d'un coup d'oeil caressant nous rengage de plus belle."--"Il fut donne a celui-ci de tromper les peuples"; mais non point de prevaloir contre les rois.--Richelieu ne lui paye point les interets de son argent, et lui joue d'assez mauvais tours. Mais que voulez-vous qu'on dise a "un homme qui parle de vous dans la chambre du roi", si ce n'est merci?--Mme du Deffand lit Freron avec delices et daube Voltaire avec complaisance. Mais une marquise, et qui recoit si bonne compagnie, et qui a si grande influence! On n'en sera que plus galant avec elle. Nul homme n'a recu de meilleure grace les petits coups de pied familiers des puissances. C'est meme alors qu'il est tout a fait charmant, et spirituel. Car "l'esprit est une dignite",--qui supplee a l'autre. C'est meme alors qu'il devient meilleur. Il ne veut pas recevoir la souscription de Rousseau a sa statue. Dix fois Dalembert lui ecrit: "Mais si! cela fait honneur a Rousseau de souscrire. Cela vous fera honneur de pardonner, et d'accepter." La raison de sentiment le touchant peu; il redouble de colere. Mais Dalembert s'avise de lui ecrire: "Rousseau, quoique exile, se promene dans Paris la tete haute. Jugez s'il est protege!" Voltaire n'insiste plus. Il n'a point pardonne Mais il s'adoucit. Il est des cas ou il sait se vaincre. Il a le mepris pour le vaincu devant le vainqueur. Rien ne lui a plus agree que le partage de la Pologne, parce que c'est une belle manifestation de la force, et il en felicite Catherine de tout son coeur. La prise de la Silesie est une chose aussi qui a son charme; il premunit Frederic contre les remords qu'il en pourrait avoir: "Qu'avez-vous donc a vous reprocher?... Vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle preface de vos _Memoires_... N'aviez-vous pas des droits tres reels?.... Je trouve Votre Majeste trop bonne..."--Sire, dit le renardt vous etes trop bon roi. Avec cela, la prudence etant une vertu bourgeoise, il est tres prudent. Il l'est jusqu'a l'anonymat perpetuel et le pseudonymat obstine. Tous ses ouvrages sont des lettres anonymes, a moins qu'ils ne soient signes de noms qui ne sont pas le sien. Du reste, sauf, je crois, la _Henriade_ et sauf, j'en suis sur, _le poeme de Fontenoy_, il les a tous dementis. Cela ne lui coute pas, parce que le contraire pourrait lui couter. Se dementir et mentir, c'est a quoi une bien grande partie de sa vie est occupee. Combler Maffei de compliments sur sa _Merope_, et cribler la _Merope_ de Maffei d'epigrammes dans un ouvrage pseudonyme; dire a Mme de Luxembourg qu'il n'a jamais denonce Rousseau; a l'Academie francaise qu'il a passe sa vie a chanter la religion chretienne, et a l'univers entier qu'il n'a jamais ecrit le _Dictionnaire philosophique_; conseiller le mensonge aux autres comme une chose qui va de soi, et ecrire a Duclos: "Diderot n'a qu'a repondre qu'il n'a pas ecrit les _Lettres philosophiques_ et qu'il est bon catholique; il est si facile d'etre catholique!"; ce sont la des jeux pour Voltaire.--Ce ne lui sont pas meme des jeux. C'est sans effort. Voltaire ment comme l'eau coule. Il est menteur a ce point que la notion du mensonge lui est etrangere. Il est tout a fait stupefait qu'on lui reproche ses pasquinades et ses tartuferies, comme, par exemple, d'offrir le pain benit et de communier solennellement dans son eglise. Puisque c'est utile; puisqu'il y aurait danger a ne pas le faire; puisqu'on le chasserait (car il a toujours peur) lui, pauvre vieillard ruine et sans asile dans toute l'Europe! Ce n'est qu'un acte de haute philosophie pratique. Et il s'admire dans sa sagesse, dans cette vie si bien conduite, troublee quelquefois par le noble souci de plaire au "Trajan" de Versailles ou au "Salomon" de Potsdam, et le desagrement de n'y pas reussir; mais habile en somme et avisee et qui finit bien, et qui finit tard. Il a ete doux envers la mort des autres; il a ecrit le 27 janvier 1733: "J'ai perdu Mme de Fontaine-Martel: c'est-a-dire que j'ai perdu une bonne maison dont j'etais le maitre et quarante mille livres de rente qu'on depensait a me divertir.... Figurez-vous que ce fut moi qui annoncai a la pauvre femme qu'il fallait partir.... J'etais oblige d'honneur a la faire mourir dans les regles.... Je lui amenai un pretre.... Quand il lui demanda si elle etait bien persuadee que Dieu etait dans l'Eucharistie, elle repondit: "Ah! oui!" d'un ton qui m'eut fait pouffer de rire dans des circonstances moins lugubres".--Il voit arriver sa propre mort avec une gaite moindre; mais il lui fait encore bonne figure. Il regarde ce peuple de laboureurs et d'artisans qu'il a cree autour de lui, ces beaux domaines, ces fabriques, cette ville florissante qui est son oeuvre, et son rempart. Il fait du bien en s'enrichissant et en criant qu'il se ruine. Ce sont trois jouissances. Il ecrit pour deux ou trois innocents condamnes, ce qui restitue sa popularite, satisfait ses rancunes contre la magistrature, lui sera compte par la posterite comme s'il n'avait fait autre chose de toute sa vie, et ce qui, du reste, est tres bien. C'est une conscience qu'il se fait sur le tard, et une estime de soi qu'il se menage au dernier moment, et certes, c'est la seule chose qui lui manquat encore. Il est complet desormais; le bourgeois s'est epanoui en gentilhomme terrien, en grand seigneur attache au sol, bienfaisant et protecteur, ce qui vaut mieux, il le fait remarquer, et il a raison, que de courre la pension et le cordon a Versailles. Il joue ce role, comme tous les roles, "en excellent acteur", mais un peu en acteur, avec une insuffisante simplicite. Quand il communie a son eglise, c'est par interet, c'est par malice et pour faire une niche a l'eveque d'Annecy; c'est aussi pour s'etablir dans le personnage de seigneur, et pour haranguer avec dignite, comme c'est son "privilege", ses "vassaux", a l'issue de l'office. C'est une belle vie et une belle fin. Il ne lui a manque qu'une solide estime publique: "Je n'ai jamais eu de _popularite_, s'il vous plait, disait Royer-Collard, dites un peu de _consideration_". Pour Voltaire, c'a ete l'inverse. Ne nous y trompons point. Il a occupe et charme le monde, il ne s'en est pas fait respecter. Cette "royaute intellectuelle", de Voltaire, n'est qu'une jolie phrase. Ses contemporains l'admirent beaucoup et le meprisent un peu. Diderot le meprise meme beaucoup, et evite de lui ecrire. Duclos se tient sur la reserve et le tient a distance. Dalembert le rudoie durement, a l'occasion, et les occasions sont frequentes, et d'un ton qui va jusqu'a surprendre. Quant a Frederic, il ne semble tenir a ecrire a Voltaire et lui dire des douceurs, que pour en prendre le droit de le fouetter, de temps a autre, du plus cruel et lourd et injurieux persiflage qui se puisse imaginer. M. Jourdain a eu de durs moments; Roscius a ete bien vertement siffle dans la coulisse; mais qu'importe quand on est applaudi sur le theatre?--Des rois, des princes lui ecrivent amicalement, sans doute. Je ferai simplement remarquer qu'autant en advint a l'Aretin, et si l'on examine d'un peu pres, on verra que c'est pour les memes motifs, et qu'entre l'Aretin a Venise et Voltaire a Ferney il y a des analogies. C'etait un homme tres primitif en son genre: il ignorait la distinction du bien et du mal profondement. C'etait le coeur le plus sec qu'on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-etre qu'on ait constatee. Il se releve par d'autres cotes, et nous finirons par le trouver moins noir que je ne le fais en ce moment; parce que l'intelligence sert a quelque chose. Mais le fond du caractere est bien la. Il est peu sympathique et singulierement inquietant. II SON TOUR D'ESPRIT Un parfait egoisme, beaucoup d'intelligence et beaucoup d'esprit se trouvent reunis dans un homme. Que va-t-il sortir de la? Un grand ambitieux ou un grand curieux, ou les deux ensemble. Voltaire a ete l'un et l'autre.--De l'ambitieux qui voulut etre ministre, diplomate, et meme homme de guerre, du moins par ses inventions de ses "chars assyriens", nous ne parlerons pas. Pour curieux, eternel et universel curieux, c'est la definition meme de Voltaire. D'autres ont un genie de persuasion, un genie d'emotion, un genie de peinture, un genie d'exaltation ou de melancolie, ou de verite ou de logique. Voltaire a un genie de curiosite. Ce qu'il veut, apres tout avoir, peut-etre avant, c'est tout savoir. Je ne fais pas l'enumeration; il faudrait aller de l'agronomie a la metaphysique en passant par la musique et l'algebre, et remplir des pages. Il a touche absolument a toutes choses. Faire le tour de son temps, savoir ou en est le monde, tout entier, a l'heure ou l'on y passe, c'a ete le reve de quelques hommes d'audaces, tres rares, et c'a ete son effort, et presque son succes.--Seulement, d'abord il etait presse; ensuite il vivait en un temps ou, deja, ces tentatives etaient condamnees a etre vaines; et enfin il n'aimait pas.--Il n'aimait pas; il etait egoiste, et voila pourquoi ce genie universel a ete etroit; universel par dispersion, etroit, borne et sans profondeur sur chaque objet. Pour comprendre a fond quelque chose,--que vais-je dire la, et qui peut rien comprendre a fond?--pour penetrer seulement assez loin dans une etude, la premiere condition est le detachement, le renoncement, l'oubli de soi. Voltaire est superficiel parce qu'il est incapable de devouement. Il y a un devouement intellectuel, un amour passionne pour les idees, une joie profonde a sentir qu'on n'est plus soi-meme, mais l'idee qu'on a eue, et qui a son tour vous possede, une abolition de l'egoisme dans l'ivresse d'embrasser ce que l'on croit etre le vrai. Songez au bonheur sensuel (ce sont ses expressions) que Montesquieu eprouve a cherir les theories qui enchantent son esprit, a jouir pleinement et infiniment de sa "raison, le plus noble, le plus parfait, le plus exquis de tous les sens". Certes, en de pareils moments, les plus voluptueux qui soient ici-bas, le detachement, pour un homme comme lui, est absolu, le renoncement parfait et facile, la personnalite delicieusement oubliee et detruite;--et ce sont ces moments que Voltaire n'a jamais connus. La curiosite n'y suffit point, quoique, deja, ce soit une tres haute distinction. Il y faut davantage; et c'est a ce degre que Voltaire ne s'est pas eleve. Il s'eprend des idees avec avidite, non avec enthousiasme; il a du plaisir a penser, non du bonheur; et toutes les idees l'attirent et aucune ne le retient, et, partant, il sera tour a tour, tres vivement et courtement seduit par l'une, et, sans s'en apercevoir, par la contraire; et de chacune il aura saisi vite et un instant connu, non le fond et l'intimite, mais les brillants dehors, les abords attrayants, presque l'apparence seule, et les contours legers qui la dessinent.--Superficiel parce qu'il est etroit, etroit parce qu'il est egoiste, c'est bien l'homme; avec quelle legerete gracieuse, quel elan preste et precis, quel investissement rapide et vif, a la francaise et en conquerant qui ne fonde pas de colonies, mais laisse partout son nom eclatant et sonore, je le sais; mais enfin a la course, et avec des oublis, des contradictions, des efforts inutiles, des distractions, et peu de resultats. Car enfin il a tout regarde, tout examine, et rien approfondi, ce semble; et qu'est-il? Est-il optimiste? Est-il pessimiste?--Croit-il au libre arbitre humain ou a la fatalite? Croit-il a l'immortalite de l'ame, ou a l'ame purement materielle et mortelle?--Croit-il a Dieu? Nie-t-il toute metaphysique et est-il un pur agnostique, ou ne l'est-il que jusqu'a un certain point, c'est-a-dire est-il encore metaphysicien?--En histoire est-il fataliste, ou croit-il a l'action de la volonte individuelle sur le cours des destinees?--En politique est-il liberal ou despotiste?--En religion, oui, meme en religion, est-il abolitioniste radical, ou abolitioniste modere, c'est-a-dire encore, non pas certes religieux, mais conservateur du culte?--Je defie qu'on reponde par un oui ou par un non bien tranche sur aucune de ces affaires, et, selon la question, on sera plus rapproche du non que du oui, ou du oui que du non, et sur certaines a egale distance de l'un et l'autre; mais jamais, si l'on est sincere, on ne pourra adopter la negative certaine ou l'affirmative absolue, et, si on le relit, s'y tenir. Non pas qu'il soit sceptique, ou qu'il soit "dilettante". Il aime a croire, et il prend les idees au serieux; il est convaincu, et il est pratique. Ce qu'il dit, il le croit toujours, et ce menteur effronte dans la vie sociale est un sincere dans la vie intellectuelle. Et ce qu'il croit, il le croit jusqu'aux resultats, inclusivement; il desire qu'il passe dans l'opinion des hommes, et de leurs opinions dans leurs actes; il _veut_ ce qu'il pense, ce qui en fait le contraire du dilettante, qui pense ce qu'il veut. Tout a l'oppose du sceptique il a conviction facile; et tout a l'oppose du dilettante il a la conviction imperieuse et visant a l'acte. Seulement ses convictions sont multiples, fugaces, contradictoires et aussi inconsistantes qu'elles sont sures d'elles-memes. Il est de ceux dont on a dit qu'ils changent souvent d'idee fixe. Reprenons, en effet, et examinons dans le detail. Est-il optimiste? J'ai deux lecteurs: l'un certainement va me repondre oui, l'autre non, selon le livre de Voltaire, _Mondain_ ou _Candide_, qui l'aura le plus frappe. Voltaire trouve le monde mauvais (_Candide_), et la societe bonne (_Mondain_); ou le monde bon (_Histoire de Jenni_), et la societe mauvaise (_Dictionnaire philosophique_, "_Mechants_"). Il veut que l'homme se trouve heureux (_Mondain_) et il veut qu'il se meprise (_Marseillais et Lion_). Tres souvent vous le prenez pour un pur Condorcet, optimiste beat qui touche de la main le progres et la realisation prochaine de toutes les promesses du progres. Il vous dira: "J'ose prendre le parti de l'humanite contre ce misanthrope sublime (Pascal); j'ose assurer que nous ne sommes ni si mechants ni si malheureux qu'il le dit..." Et ceci est la tradition de Vauvenargues et le pressentiment de Condorcet, et la transition de l'un a l'autre.--Il vous dira: "C'est une etrange rage que celle de quelques messieurs qui veulent absolument que nous soyons miserables. Je n'aime point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade pour me vendre ses pilules. Garde la drogue, mon ami..." Et ceci est contre Jean-Jacques, ou Pascal, et dit dans la crainte que le pessimisme ne conduise a la religion, comme a ce qui le justifie a la fois, et le repare.--Il vous dira: "L'homme n'est point ne mechant; il le devient, comme il devient malade... Assemblez tous les enfants de l'univers; vous ne verrez en eux que l'innocence, la douceur et la crainte... L'homme n'est pas ne mauvais: pourquoi plusieurs sont-ils infectes de cette maladie, c'est que ceux qui sont a leur tete etant pris de cette maladie, la communiquent au reste des hommes..." Et voila du pur Rousseau, l'homme ne bon et perverti par l'etat de societe, et corrompu par ses gouvernements, et Voltaire va ecrire l'_Inegalite parmi les hommes_. --Et c'est _Candide_ qu'il a ecrit, et il vous dira, ailleurs meme que dans _Candide_: L'homme est fou; "historien, je m'amuse a parcourir les petites maisons de l'univers." Le monde est un gouffre: "_Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies_. Le monde est un grand naufrage. La devise des hommes est _sauve qui peut!_" Et dans ses moments de pessimisme il est le plus desespere et le plus desesperant des pessimistes; et si dans le poeme sur le _Tremblement de terre de Lisbonne_ il laisse une place encore, restreinte et precaire, a l'espoir (_Tout est bien aujourd'hui, voila l'illusion; tout sera bien un jour, voila notre esperance_), dans _Candide_ eclate et largement et longuement se deploie le pessimisme absolu, celui qui n'admet ni exception, ni espoir, ni plainte meme et blaspheme, forme encore, sans le vouloir, de la priere, et partant de l'esperance; ni recours a l'avenir humain, ni recours a l'avenir celeste, ni recours a rien, sinon a la resignation muette, qui n'est que le desespoir, bien plus, qui est comme la lassitude du desespoir. Est-il deterministe, ou croit-il au libre arbitre humain? J'en suis aux questions ou chez lui les plateaux de la balance sont dans le plus parfait equilibre. Il est impossible de savoir ici de quel cote je ne dis pas il penche, mais il serait dispose a pencher. Tout au plus pourrait-on dire, et nous le verrons plus tard, qu'en avancant dans la vie il semble avoir plus incline du cote du determinisme. En attendant, pendant cinquante ans, il vous dira, tres pratique, et tres preoccupe du danger qu'il y aurait pour l'homme a se croire esclave de la force des choses: "Nier la liberte c'est detruire tous les liens de la societe humaine."--"Je vous demande comment vous pouvez raisonner et agir d'une maniere si contradictoire, et _ce qu'il y a a gagner_ a se regarder comme des tourne-broches lorsqu'on agit comme un etre libre."--"Le bien de la societe exige que l'homme se croie libre; je commence a faire plus de cas du bonheur de la vie que d'une verite."--Et il vous dira, bon logicien: une seule action libre "derangerait tout l'ordre de l'univers.... Si un homme pouvait diriger a son gre sa volonte, il pourrait deranger les lois immuables du monde. Par quel privilege l'homme ne serait-il pas soumis a la morne necessite que tout le reste de la nature?" La liberte n'est precisement que l'illusion que nous en avons, illusion qui nous est necessaire, comme d'autres, et qui nous maintient dans l'etat ou nous devons etre pour ne pas mourir: "La liberte dans l'homme est la sante de l'ame." Mais l'ame, elle-meme, qu'est-elle donc? Une _entite_, un etre en nous qui nous dirige, nous abandonne, et nous survit? Non, et dans cette negation il n'a pas varie. L'ame pour lui est matiere pensante, faculte donnee a la matiere humaine pour se conduire, comme elle en a d'autres pour se developper et se soutenir.--Mais survit-elle a la matiere qui se dissout? Est-elle immortelle? Eh non, puisqu'elle n'est qu'une faculte d'une matiere essentiellement perissable. Et il insiste cent fois sur cette consideration. --Mais si l'ame n'est pas immortelle, il n'y a ni peine ni recompense par dela le tombeau? Qu'importe, reprend Voltaire: "On chantait publiquement sur le theatre de Rome: _Post mortem nihil est_...." et ces sentiments ne rendaient les hommes ni meilleurs ni pires. Tout se gouvernait, tout allait a l'ordinaire...."--Il importe infiniment, replique Voltaire, et dans le meme ouvrage (_Dictionnaire philosophique_); je tiens essentiellement a l'ame immortelle parce qu'il n'est rien a quoi je tiens plus qu'a l'_Enfer_: "Nous avons affaire a force fripons qui ont peu reflechi; a une foule de petites gens, brutaux et ivrognes, voleurs. Prechez-leur, si vous voulez, qu'il n'y a pas d'enfer, et que l'ame est mortelle. Pour moi je leur crierai dans les oreilles qu'ils sont damnes s'ils me volent."--Et, donc, en style eleve: "Oui, Platon, tu dis vrai, notre ame est immortelle!" Dieu est-il? Dieu n'est-il point? Ici c'est l'affirmative qui saute aux yeux d'abord, dans Voltaire, et, tout compte fait, c'est a elle qu'il a toujours aime a revenir. Mais son idee de Dieu est telle que, sans interpretation abusive et sans chicane, elle ne suggere que l'atheisme. Sa conception de Dieu conduit, d'un seul pas, a le nier, et il est etonnant qu'a croire ainsi en Dieu, il n'ait pas lui-meme conclu qu'il n'y en avait point.--Son idee de Dieu est d'une part un expedient, et d'autre part, elle est toute disciplinaire, et d'autre part tout en l'air et ne tenant a rien qui la soutienne. Il voit Dieu comme un architecte qui a fait le monde, comme un "horloger" dont l'horloge ou nous sommes prouve l'existence. _Quand il veut prouver Dieu_, il jette un regard rapide sur le monde, y trouve de "l'art", dit que "tout est art dans l'univers" (_Histoire de Jenni_), et declare qu'il y a un grand artiste.--Mais son raisonnement repose sur des premisses qu'il a mis tous ses soins a ruiner d'avance. Passer sa vie, ou a bien peu pres, a montrer que l'horloge est derangee et n'a jamais ete reglee; et d'autre part, quand l'idee de l'horloger lui vient a l'esprit, vite s'appliquer a admirer l'horloge, c'est a la fois demontrer Dieu, et demontrer qu'on n'y croit point. C'est plaider pour Dieu en prenant a l'inverse les arguments memes dont on s'est servi pour lui faire proces. Ce serait perfide si ce n'etait leger, et cela va contre le but, puisque cela va par le chemin qu'on prend d'ordinaire pour s'en ecarter. C'est dire: Je crois en Dieu. Voir ma conception du monde.--Vous vous y reportez et vous la trouvez atheistique. Cela revient a dire que Voltaire n'a pas l'idee de Dieu presente a son esprit d'une maniere constante. Il n'y croit que quand il veut le prouver. Un pessimiste qui croit en Dieu tire l'idee de Dieu du pessimisme meme. Le pessimiste qui, quand il songe a enseigner Dieu, reconstruit rapidement un systeme optimiste, c'est un homme qui ne croit en Dieu que tant qu'il l'enseigne. L'idee de Dieu, d'autre part, dans Voltaire, est toute disciplinaire. Il tient a un Dieu "remunerateur et vengeur". Dieu est pour lui un service auxiliaire et superieur de la police: "Il ne faut point ebranler une opinion si utile au genre humain. _Je vous abandonne tout le reste_...."--"Mon opinion est utile au genre humain, la votre lui est funeste...."--"Ah! laissons aux humains la crainte et l'esperance!"--"Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer." Dalembert et Condorcet tiennent des propos irreligieux a sa table. Il renvoie les domestiques: "Maintenant, Messieurs, vous pouvez continuer. Je craignais seulement d'etre egorge cette nuit...."[65].--Mille autres traits; car c'est a cette idee qu'il s'attache de toutes ses forces. Or il n'y en a pas de plus atheistique; car si elle prouvait quelque chose, elle prouverait que Dieu est une invention de la peur, un artifice humain, un expedient social, un instrument de gouvernement, une mesure de salubrite, bref un mensonge utile. Mille athees ont pris immediatement l'argument de Voltaire pour prouver _l'absence reelle_ de Dieu; et il est bien vrai que dire que si Dieu n'existait pas on l'inventerait, c'est dire qu'on l'invente. [Note 65: Mallet-Dupan temoin oculaire (_Mercure Britannique_).] C'est dire qu'on l'invente, surtout quand, comme Voltaire, on ecrit cent volumes ou rien ne mene a lui, ni ne l'inspire, ni ne le suppose, et ou au contraire tout, sauf strictement les pages ou il est question de lui, l'elimine; ou ce qui frappe le plus c'est l'effort incessant pour ecarter le surnaturel de l'histoire, du monde et de l'ame.--C'est ce qui me faisait dire que chez Voltaire l'idee de Dieu est "en l'air" et ne tient a rien. Elle est une exception a son positivisme habituel. Elle est, aux regards du pur logicien, comme un repentir, une timidite, ou une etourderie.--Et precisement l'idee de Dieu est la seule qui ne soit rien si elle n'est pas tout, et celui-la prouve mieux qu'il la possede qui n'en parle jamais, mais dont les idees generales, toutes et chacune, s'y rapportent, et seraient inintelligibles s'il ne l'avait pas.--Par ou on revient bien a dire que, comme presque toutes les idees de Voltaire, l'idee de Dieu est une idee qu'il croit avoir, et non une idee dont il a pris la pleine possession. C'est un des besoins de ses passions qu'il prend pour une conception de son esprit. Il est theiste comme nous verrons qu'il sera monarchiste, et exactement pour les memes causes. Sa religion est une suggestion de ses terreurs et une forme de sa timidite. Et tout cela se tiendrait encore, satisferait a peu pres l'esprit, aurait l'air du moins d'etre raisonne, si Voltaire se donnait pour un homme qui connait son impuissance metaphysique, s'il s'avouait "agnostique" et declarait modestement ne point pouvoir penetrer le secret des choses. Il le fait souvent, reconnaissons-le, pour l'en louer. Mais son agnosticisme, comme le reste, est vacillant, intermittent et contradictoire. Souvent il proclame qu'il y a un inconnaissable qui nous depasse et que nous tachons en vain a atteindre. Plus souvent il s'y elance avec une audace etourdie, et bacle une metaphysique comme une tragedie contre Crebillon. Son esprit, vulgaire en cela, il n'y a pas d'autre mot, et semblable aux notres, n'avait pas besoin de certitude permanente et soutenue et qui se soutint; et avait besoin de certitudes d'un jour et d'une heure, d'une foule de certitudes successives, qui au bout d'un demi-siecle formaient un monceau de contradictions. Nous en sommes tous la, je le sais bien; et c'est ce que je dis, et qu'on est un homme comme nous quand on en est la. Il en va parfaitement de meme pour lui en histoire, en politique, en morale, en questions religieuses proprement dites. Est-il un pur positiviste en morale? Il semble que oui; il semble que non. Il semble que oui: il repousse de toutes ses forces les idees innees. L'homme, animal plus complique que les autres, mais seulement plus complique, est guide par les instincts divers dont le jeu assure sa conservation, et il n'y a en lui rien de plus. Donc point de lumiere speciale, surnaturelle, qui nous distingue des autres etres animes. Donc point de loi morale, ce semble; car la loi morale nous distinguerait du monde, nous donnerait un but en dehors du but commun, qui n'est que perseverer dans l'etre. Point de loi morale; car ce but autre que celui de perseverer dans l'etre, ce n'est pas le monde (qui n'a pas d'autre but que le vouloir vivre) qui pourrait nous l'enseigner;--et il faudrait supposer qu'il nous est enseigne par une idee innee, par une _revelation_, a nous particuliere, choses que nous nions qui existent.--Point de loi morale. --Si! il y en a une, et Voltaire fait une exception en sa faveur. Pour elle, il supposera une idee innee, une maniere de revelation. Dieu a parle. "Il a donne sa loi"; il "jeta dans tous les coeurs une meme semence"; il a mis la conscience en l'homme comme un flambeau. _Qu'on ne dise point_ que la conscience est un effet de l'heredite, de l'education, de l'habitude et de l'exemple, elle est bien un _ordre_ de Dieu a notre ame, non une invention humaine. Et voila la loi morale etablie, et une idee theologique, un minimum, si l'on veut, d'idee theologique admis par Voltaire[66]. [Note 66: _Poeme sur la loi naturelle_] --Mais cette loi morale, quelle est-elle? La meme a Rome qu'a Athenes, comme dit Ciceron, universelle et constante dans l'humanite. Montrez-moi un peuple ou le meurtre, le vol et l'injustice soient honores!--Fort bien, et Voltaire repete cela mille fois; mais jamais il ne va plus loin. La loi morale, pour lui, c'est ne pas commettre l'injustice. Or definir la loi morale ainsi, c'est la restreindre; et la restreindre ainsi, voila que c'est encore la nier. Car si la morale n'est que l'idee qu'il ne faut pas vivre a l'etat barbare, il n'est pas besoin d'une loi pour la fonder; elle n'est que l'instinct social, l'instinct de conservation chez un etre fait pour vivre en societe; l'instinct de perseverance dans l'etre, chez un animal qui, s'il ne vivait pas en societe, ne vivrait plus. Dire: les hommes n'ont jamais cru qu'ils dussent se detruire les uns les autres, ce n'est donc pas dire autre chose que: les hommes ont toujours vecu en societe; ce qui ne signifie pas autre chose que: l'homme existe.--Ce n'est pas en tant que resistant a la mort sociale que la morale est une morale, c'est a partir du moment ou, le trepas social conjure, elle va plus loin. Ce n'est pas quand elle dit: ne tue point! qu'elle est une morale; car _ne tue point_ indique seulement que l'homme a envie de vivre; c'est quand elle dit: donne, devoue-toi, sacrifie-toi. Alors, seulement alors, elle est autre chose qu'un instinct, n'est pas enseignee par la necessite d'etre, ne derive point de nos besoins memes, et semble etre une veritable revelation. L'instinct social embrasse et comprend toute la justice, la morale commence a la charite.--Or c'est ou elle commence que Voltaire n'atteint pas; et voila qu'apres l'avoir niee par ses principes generaux, puis avoir un instant cru l'apercevoir et la proclamer, il se trouve enfin qu'il ne l'a pas connue. En histoire Voltaire est-il fataliste, providentialiste ou spiritualiste; je veux dire croit-il a une simple serie de chocs et de repercussions de faits les uns sur les autres sans qu'aucune intelligence se mele a leur jeu et sans qu'ils aient aucun but?--ou croit-il qu'il s'y mele, ou plutot que les embrasse une intelligence universelle, les guidant vers un but connu d'elle, inconnu d'eux?--ou croit-il qu'a cette melee des evenements se surajoutent et s'appliquent, les ployant, les redressant, les dirigeant, en partie au moins, _l'esprit humain_, l'intelligence independante, la volonte eclairee? Pour ce qui est du providentialisme, la reponse est aisee: Voltaire le repousse absolument. C'est contre "l'homme s'agite, Dieu le mene"; c'est contre le _Discours sur l'histoire universelle_, c'est contre toute l'idee chretienne sur l'histoire qu'a ete ecrit l'_Essai sur les moeurs_, plus les vingt ou trente petits livres ou Voltaire a indefiniment et cruellement reedite l'_Essai sur les moeurs_. Ecarter le surnaturel de l'histoire, c'est l'effort tellement incessant de Voltaire qu'on peut quelquefois le prendre pour toute son oeuvre et y trouver l'idee maitresse de sa vie intellectuelle, qui en realite n'en a pas eu. S'il croit en Dieu (et il croit qu'il y croit), a coup sur l'idee de la Providence lui est etrangere absolument, et radicalement odieuse. Il l'a combattue en tous ses livres, et particulierement, en ses livres d'histoire, avec la derniere energie. Et remarquez ce detail. Tout le monde a observe le gout qu'il a pour montrer les grands evenements comme des effets de petites causes. Ce gout n'est pas autre chose qu'une forme de ce penchant plus general a ecarter le surnaturel de l'histoire. Vous qui aimez a voir dans la serie des faits historiques l'effet et le developpement de grandes causes tres generales, ne voyez-vous point que vous mettez, sans y prendre garde peut-etre, des desseins, des plans, ce qui revient a dire des idees, quelque chose d'intellectuel enfin, dans la marche de l'humanite? Vous y voyez des _lois_. Mais une loi est une idee, et une idee suppose un esprit. Un esprit pensant l'histoire, avant qu'elle commence, pour lui donner sa loi de direction, c'est un Dieu. Vous etes, sans y songer, au meme point de vue, ou de quoi s'en faut-il? que Bossuet ecrivant son _Histoire universelle_.--Direz-vous que cette loi que vous voyez dans l'histoire suppose un esprit en effet, mais ne suppose que le votre; que c'est vous qui la faites apres coup? Alors elle n'est qu'un expedient, elle n'a pas de realite objective, elle n'est pas en effet _dans_ l'histoire, et vous n'y croyez pas. Mieux vaudrait ne pas l'enoncer, puisqu'elle n'est qu'un mensonge d'art. Ou vous croyez a des lois reelles, c'est-a-dire a intention, plan, direction, but que vous n'inventez pas, que vous retrouvez et demelez a travers les faits; et alors vous etes encore, bon gre mal gre, dans un reste de conception theologique;--ou vous devez ne voir dans l'histoire qu'une melee confuse de chocs et de contre-chocs sans but, sans plans, sans lois, sans signification, et comme un tourbillon d'atomes dans le hasard. Le meilleur moyen, en matiere d'histoire, de combattre et d'extirper le surnaturel, c'est donc de montrer qu'elle est absurde, qu'elle ne porte la marque d'aucune intelligence, que les revolutions des empires y dependent d'un verre d'eau qui tombe, d'un nez trop court, d'un grain de sable,--et c'est ce que Voltaire a aime a faire. Il se rencontre ici avec Pascal, parce que l'atheisme se rencontre toujours avec Pascal, la ou Pascal n'en est qu'a la premiere partie de son argumentation. Voltaire est donc radicalement hostile a toute idee de providence dans l'histoire. Est-il donc pur positiviste, pur fataliste? Il devrait l'etre. S'il n'y a pas de lois historiques, ne voyons dans l'histoire que le hasard, agglomerations fortuites, dissolutions sans causes, ou ayant pour causes des riens, grands souffles, sautes de vent, remous. Mais il aime trouver l'intelligence dans les objets de son etude, et si d'intelligence generale il n'en voit pas dans l'histoire, il se plait a y contempler des intelligences particulieres. Il est, du moins il veut etre, spiritualiste en histoire. Il attribue une immense importance aux hommes d'action, aux rois, aux grands ministres, aux gouvernements. Nous avons vu de lui cette idee curieuse, par ou il rejoignait Rousseau, que l'homme est ne bon et que de mechants gouvernements l'ont perverti. Les gouvernements ont cette force. Ils petrissent les hommes. Ils les corrompent parfois, souvent ils les rendent excellents. L'histoire est le domaine et la matiere de la volonte de quelques-uns. Idee importante dans Voltaire. Nous la retrouverons dans ses gouts politiques. Voila pourquoi il a tant aime les grands princes et a aime a les voir plus grands qu'ils n'etaient. Cesar, Louis XIV, Pierre le Grand, Frederic, Catherine, ce sont les heros de sa pensee. C'est que ce sont eux qui ont fait l'histoire, ou qui la font, les demiurges de l'humanite. Il le croit ainsi, et aussi que lui-meme en est un. C'est meme un peu pour ceci qu'il croit cela. Seulement voici l'intelligence qui reparait dans l'univers. Elle reparait au pluriel. Elle n'est pas universelle; elle est fragmentaire; elle eclate ici et la dans une tete elue; mais elle existe; et desormais elle va embarrasser Voltaire presque autant que l'autre. Son fond d'aristocratisme et de monarchisme va gener son fond de positivisme et de fatalisme. Il s'arrete donc, le hasard, va-t-on lui dire; son empire est donc suspendu par une grande intelligence unie a une grande volonte, par un grand esprit qui s'eleve, fixe le chaos flottant, a un plan, commence un dessein? L'histoire est donc le hasard traverse de temps en temps par le genie? Voila la providence generale remplacee par des providences particulieres, le monotheisme historique remplace par un polytheisme historique.--Voltaire a ete, j'avais tort de dire embarrasse, il ne l'est jamais. Il a ete partage sur cette affaire, comme il l'est toujours. Il a beaucoup donne au hasard, il a donne beaucoup au genie. Il est fataliste; et il est spiritualiste, dans le sens que j'ai donne a ce mot. Il parcourt les petites maisons de l'humanite; puis tout a coup salue un grand alieniste, qui quelquefois n'est qu'un chirurgien. Cela, un peu arbitrairement, et attribuant a un "petit fait" un grand evenement dont il pourrait faire remonter la cause a un grand homme. Il passe d'un systeme a l'autre. Son histoire en devient comme bariolee. Tantot elle n'est, comme il y tient, qu'un etat de moeurs, coutumes, usages, croyances, superstitions, manies d'un peuple en un temps; tantot elle est, comme il y tient aussi, ramassee autour d'un grand prince, et, pour ainsi dire, en lui.--Curieux esprit, souple et fuyant, insaisissable, clair a chaque page, et, les cent volumes lus, laissant l'impression la plus confuse! En politique que nous enseigne-t-il? Liberalisme ou despotisme? Plus celui-ci que celui-la, sans doute, mais encore les deux. Il n'a pas laisse de donner dans l'optimisme (nous l'avons vu) et par consequent dans le liberalisme de son temps. Il n'a pas laisse de croire l'homme bon, capable de progres par l'intelligence et le "lumieres". Il le dit, quelquefois: "Non, Monsieur, tout n'est pas perdu quand on met le peuple en etat de s'apercevoir qu'il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonne dans les guerres civiles de la Rose rouge et de la Rose blanche, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles de la Ligue?..." On pourrait trouver quelques passages de ce genre dans ses ouvrages. Il aimait meme a prononcer le mot de liberte. On ne combat point une autorite, sans se persuader a soi-meme qu'on est liberal. Or il combattait energiquement l'autorite religieuse.--Mais il est difficile de savoir ce qu'il entendait par ce mot de liberte. Toutes les formes du liberalisme, c'est-a-dire, sans doute, de quelque chose s'opposant a l'omnipotence de l'Etat, lui sont odieuses. Il a deteste les Parlements, les Etats generaux et la liberte de la presse. On peut citer, de la _Henriade_, une jolie definition, et elogieuse, du gouvernement parlementaire anglais; mais s'il faut prendre la _Henriade_ pour autorite en matiere politique, on y trouve aussi cette jolie epigramme contre le gouvernement par les assemblees: De mille deputes l'eloquence sterile Y fit de nos abus un detail inutile: Car de tant de conseils l'effet le plus commun, Est de voir tous nos maux sans en soulager un. Pour dire tout un peu courtement, mais assez juste, Voltaire ne s'est pas applique a la politique. Il y entrait peu, et ne la goutait pas. Il n'en a pas les premieres notions. Il n'a exactement rien compris a l'_Esprit des lois_, et il fallut lui faire remarquer que le _Contrat social_ etait quelque chose. Quand il pretend refuter, en passant, Montesquieu, il est un peu ridicule. Il observe que le gouvernement turc n'est point si despotique qu'on le veut bien dire, puisqu'il est tempere par les janissaires. Il le dit serieusement; c'est a ces hauteurs qu'il s'eleve. Incertitude, ici comme partout, mais surtout moitie ignorance, moitie mepris. Voltaire en science politique n'a absolument rien a nous apprendre. En questions religieuses, enfin, il sait ce qu'il veut, sans doute. Il faut reconnaitre que la guerre au surnaturel a ete sa grande tache, et preferee. Sa conception de l'histoire intellectuelle de l'humanite est celle-ci: Antiquite: point de surnaturel; un merveilleux d'imagination invente par les poetes, utile aux beaux-arts, et parfaitement inoffensif; tolerance absolue; liberte de conscience indiscutee; sauf les guerres de conquete, paix profonde; bonheur.--Christianisme: apparition de la croyance au surnaturel dans le monde. Des lors "les deux puissances", la spirituelle et la temporelle; monde dechire, guerres pour des idees, et pour des idees qu'on ne comprend pas, persecutions, oppressions, assassinats, buchers, barbarie, enfer sur la terre.--Temps modernes: expulsion du surnaturel, "ecrasement" d'une des puissances, omnipotence de l'autre, retour a l'antiquite, paix, bonheur. Voila, certes, qui est faux, sans doute, mais qui est net. C'est une conception d'ensemble qui est claire, c'est une idee generale qui est precise, chose si rare dans Voltaire. Cela se tient, cela fait corps; Victor Hugo en fera de beaux poemes toute sa vie; cela enfin peut se soutenir.--Eh bien! il ne l'a pas soutenu. La conclusion c'est: "ecrasons l'infame!" et il a dit mille fois "Ecrasons l'infame!"; mais il a dit assez souvent de ne pas l'ecraser. Il veut le maintien, non pas seulement de l'idee de Dieu, comme nous l'avons vu, mais de la religion pour la foule. "Il faut une religion pour le peuple", le mot fameux est de lui. Il faut une religion pour la canaille, "qui sera toujours la canaille, et qui ne sera jamais eclairee", etc.--Ici la contradiction est enorme en raison meme de la hardiesse de l'affirmation de tout a l'heure, maintenant dementie. S'il est vrai, non d'une verite de theorie, de speculation et de souper, mais vrai historiquement et dans le reel, que les hommes, les hommes en chair, les hommes qui vivent et souffrent, ont recu un accroissement de souffrance du christianisme et des notions trop subtiles et dangereuses pour eux a manier qu'il apportait--ce que j'admets qu'on peut pretendre--si cela est vrai, ou si l'on en est convaincu, il ne s'agit pas de reserver cette verite a une aristocratie de beaux esprits, et d'en ecrire des _Ingenus_; il faut sauver ces hommes qui patissent et les arracher a leur torture.--Dire: il faut un Dieu... pour le peuple, ce n'est pas trop loyal; mais j'admets cela. Dieu consolateur vague, Dieu remunerateur et punisseur lointain, que vous n'y croyiez guere et que vous vouliez que les simples y croient, c'est un dedain, peut-etre une pitie: ce n'est pas une cruaute.--Mais dire: l'histoire, la realite terrestre, est atroce a partir du Christ; il convient qu'elle cesse pour nous; et il nous est utile que pour les humbles elle continue; c'est cela qui est monstrueux. Et ce n'est pas monstrueux, parce que c'est de Voltaire. Il est trop leger pour etre cruel. Il dit des choses enormes en pirouettant sur son talon. Mais il est admirable pour se contredire; pour aller d'un bond jusqu'au bout d'une idee et d'un autre elan jusqu'au bout de l'idee contraire; pour etre inconsequent avec une souveraine intrepidite de certitude; pour etre athee, deiste, optimiste, pessimiste, audacieux novateur, reactionnaire enrage, toujours avec la meme nettete de pensee et de decision d'argument, toujours comme s'il ne pensait jamais autre chose, ce qui fait que chaque livre de lui est une merveille de limpidite, et son oeuvre un prodige d'incertitude. Ce grand esprit, c'est un chaos d'idees claires. III SES IDEES GENERALES Ce qu'il y a au fond de tout cela, c'est l'egoisme, comme je l'ai dit, l'egoisme vigoureux, et exigeant, devenant toute une philosophie. A se placer a ce point de vue les contradictions disparaissent. Les besoins ou les gouts de M. de Voltaire sont la mesure de toutes ses idees, les creent, les determinent, et font qu'elles concordent. C'est un grand bourgeois; il est riche, il aime le monde, le luxe, les arts, les conversations libres entre "honnetes gens", le theatre, et la paix sous ses fenetres. Tout ce qui contribuera a ces gouts ou concordera avec eux sera vrai, tout ce qui les contrariera sera faux.--Comme il n'a pas d'imagination, il n'a pas beson de merveilleux, et de surnaturel; donc _il n'y a pas_ de religion.--Comme il a de la curiosite, qu'il aime le theatre, et qu'il n'est pas tres rigoureux sur la regle des moeurs, il n'aime guere une religion hostile a la curiosite, au spectacle et au libertinage; donc _il ne faut pas_ de religion.--Comme il aime que le peuple le laisse tranquille, il aime tous les freins qui peuvent contenir le peuple; donc _il faut_ une religion.--Comme il deteste les guerres civiles, il a horreur de ce qui en a excite et qui peut en dechainer encore; donc _il ne faut pas_ de religion, etc.--Le principe est constant, ce n'est pas sa faute si les consequences sont contradictoires. Comme il est grant bourgeois, a demi gentilhomme et ne dans un siecle ou cette classe peut parvenir a tout, il n'est nullement adversaire de l'aristocratie dont il sent qu'il est; de la monarchie qui ne laisse pas de s'etre faite a demi bourgeoise. Remarquez que Louis XIV est son Dieu, pour les memes raisons qui empechaient Saint-Simon d'aimer Louis XIV. Ce qu'il aime, c'est "ce long regne de vile bourgeoisie" (Saint-Simon), ou Colbert, Louvois et Chamillart sont ministres, Moliere, Boileau et Racine favoris. Remarquez que Louis XV et Louis XVI sont rois de la noblesse beaucoup plus que Louis XIV, et que c'est pour cela qu'il les aime moins. Remarquez qu'il se preparait a ecrire une refutation de Saint-Simon, alors recemment connu, quand il est mort. Quant a la democratie, pourquoi l'aimerait-il? Il la prevoit niveleuse, et il est riche; peu litteraire, ou ayant tendresse pour la litterature mediocre, et il est un fin lettre; bruyante, et il cherit la paix; aimant mieux les phrases que l'esprit, et il est spirituel et "n'a pas fait une phrase de sa vie".--Et certes, mieux vaut entrer dans une aristocratie de gouvernement despotique, c'est-a-dire ouverte au talent, a la richesse et aussi a la flatterie, qu'etre englouti dans une democratie peu clairvoyante sur ces divers genres de merite.--Donc Louis XIV, Catherine, Frederic s'il avait bon caractere, Louis XV s'il voulait ressembler a Louis XIV. Donc il faut une aristocratie sous un despote, une aristocratie dont un despote ouvre les rangs pour qui lui plait.--Mais point de corps privilegies, point de parlements, point de clerge autonome, ni "deux puissances", ni "trois pouvoirs". A quoi serviraient-ils qu'a etre des obstacles au gouvernement personnel, sans profit appreciable pour un homme comme M. de Voltaire; et des lors que signifient-ils? Point d'aristocratie independante, sous aucune forme. Montesquieu est a peu pres inintelligible. Cette inaptitude radicale a sortir de soi est tout Voltaire. Elle fait son caractere, elle fait sa conduite, elle fait sa politique; mais, vraiment, elle fait aussi son histoire et sa philosophie. Elle devient, en considerations historiques, en philosophie, bref en idees generales, une maniere d'anthropomorphisme un peu naif, un peu etroit et a courtes vues, qui est bien curieux a considerer. L'homme est anthropomorphiste naturellement, fatalement, par definition, et presque par tautologie, parce qu'il est homme. Il ne peut s'empecher, ni de se regarder comme le centre de l'univers, et son but et sa cause finale;--ni de se tenir pour le modele de l'univers, ne reussissant jamais a rien voir dans le monde qu'il ne suppose constitue comme lui.--Voltaire lui-meme a bien spirituellement indique cette tendance primitive et inevitable de l'esprit humain. Une taupe et un hanneton causent amicalement dans le coin d'un kiosque: "Voila une belle fabrique, disait la taupe. Il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage.--Vous vous moquez, dit le hanneton; c'est un hanneton tout plein de genie qui est l'architecte de ce batiment." Nous sommes tous hannetons et taupes en cette affaire. Seulement nous le sommes plus ou moins selon, je le repete, que nous avons une plus grande ou moindre puissance de detachement. Le lien entre le caractere et l'intelligence est la plus, intimement plus, qu'ailleurs. Voltaire, extremement personnel, est anthropomorphiste essentiellement. Il n'a pas assez reflechi sur les propos de son hanneton. L'anthropomorphisme, en question d'histoire, consiste principalement a croire que les hommes ont toujours ete tout pareils a ce que nous les voyons, et a ce que nous sommes nous-memes. Voltaire a dans son personnalisme cette source d'erreurs. Toutes les fois que dans l'histoire quelque chose s'ecarte de la facon de penser et de sentir d'un Francais de 1740, et particulierement de la facon de penser et de sentir de M. de Voltaire, il crie; "c'est faux!" tout de suite.--"A qui fera-t-on croire?...", "Comment admettre?...", "Il n'y a pas lieu de croire?..." sont les formules favorites de son _Essai sur les moeurs_. A qui fera-t-on croire que le fetichisme ait existe sur la terre? A qui fera-t-on croire qu'il y ait eu souvent des immoralites melees aux cultes religieux? A qui fera-t-on croire que le polytheisme ait ete persecuteur? A qui fera-t-on croire que Diocletien ait fait couler le sang des chretiens? "Il n'est pas vraisemblable qu'un homme assez philosophe pour renoncer a l'Empire l'ait ete assez peu pour etre un persecuteur fanatique."--C'est surtout ce grand fait de gens qui ne sont pas des chretiens persecutant ceux qui ne pensent pas comme eux qui est pour Voltaire un scandale de la raison, et par consequent une impossibilite, et par consequent un mensonge. Ce qu'il voit dans l'histoire moderne, c'est des guerres religieuses entre chretiens; donc il n'y a jamais eu de guerres religieuses qu'entre chretiens; la persecution est de l'essence du christianisme, a ete inventee par lui, et avant lui n'existait pas, et apres lui n'existera plus. Le polytheisme a ete tolerant, le christianisme oppresseur, la philosophie sera bienfaisante, et voila l'histoire universelle. Le polytheisme a ete tolerant et doux. Qu'on ne parle a Voltaire ni des sacrifices humains de Salamine, ni de la loi d'_asebeia_ comportant peine de mort, ni d'Anaxagoras, ni de Diogene d'Apollonie, ni de Diagoras de Melos, ni de Prodicus, ni de Protagoras, ni de Socrate. Il ignore, ou il attenue. Dans sa chaleur indiscrete a attenuer les choses, il en arrive meme a manquer d'esprit. Sans doute Socrate a bu la cigue. Mais Jean Huss, Monsieur! Jean Huss a ete brule. "Quelle difference entre la coupe d'un poison doux, qui, loin de tout appareil infame et horrible, _laisse_ expirer tranquillement un citoyen au milieu de ses amis, et le supplice epouvantable du feu...!" Entendez-vous l'accent de M. Homais?--Qu'on ne parle pas a Voltaire des persecutions subies par les chretiens pendant quatre siecles, _parfois sous les meilleurs empereurs_. Ceci precisement devait l'avertir que c'est chose naturelle aux hommes de tuer ceux qui ne pensent pas comme eux; il n'en tire que cette conclusion que les persecutions n'ont pas existe. Il les nie, ou les reduit a bien peu de chose, ou les explique par des motifs politiques, ou, le plus souvent, les passe absolument sous silence. Que des hommes qui ne sont ni jansenistes ni jesuites aient fait couler le sang de leurs adversaires, n'est-il pas vrai que cela ne s'est jamais vu? C'est impossible! Evidemment. Donc c'est l'histoire qui se trompe. A ne voir ainsi que l'homme de son temps, c'est sur l'homme que Voltaire se trompe. Il ne peut atteindre jusqu'a cette idee que les hommes ont toujours eu et auront toujours le besoin d'assommer ceux qui pensent autrement qu'eux, et que pour eux les plus grands crimes ont toujours ete et seront toujours les crimes d'opinion. Chaque grande idee generale qui traverse le monde donne seulement matiere a ce besoin imperieux de l'espece. Aucune ne le cree, chacune le renouvelle. Avant le christianisme, le polytheisme a proscrit cruellement, meurtrierement le monotheisme sous forme philosophique d'abord, sous forme chretienne ensuite; et le christianisme vainqueur a persecute le paganisme; et les sectes chretiennes se sont proscrites les unes les autres; et voila que le christianisme detruit par vous, vous croyez l'intolerance exterminee du monde, ne sachant pas prevoir, comme vous ne savez pas voir juste dans le passe, et ne vous doutant point qu'apres vous l'on va s'assassiner pour des idees comme auparavant; que, seulement, les theologiens seront remplaces par des theoriciens politiques, et le crime d'etre heretique par celui d'etre aristocrate. Cette etroitesse d'esprit va plus loin. Elle s'applique a l'histoire naturelle comme a l'histoire. Comme Voltaire est incapable de sortir des idees de son temps pour comprendre le passe historique, tout de meme il est incapable de depasser l'horizon de son siecle pour comprendre ou imaginer le passe prehistorique. Les theories de Buffon paraissent extravagantes. Quoi! La mer couvrant la terre tout entiere, les Alpes sous les eaux; il en reste des coquillages dans les montagnes! Quelle plaisanterie!--On lui montre les fossiles. Il ne veut pas les voir. Laissez donc: ce sont des coquilles de saint Jacques jetees la par des pelerins revenant de Terre Sainte.--Et cet autre, avec sa generation spontanee et ses anguilles nees sans procreateurs! Ce n'est pas meme a examiner.--Et cet autre qui croit a la variabilite des especes, et que les nageoires des marsouins pourraient bien etre devenues avec le temps des mains d'hommes de lettres et des bras de marquise. Quels fous!--Investigations curieuses pourtant, hypotheses fecondes dont un renouvellement de la science, et un peu de l'esprit humain, pourra sortir, et que, la-bas, un Diderot accueille avec attention, examine avec ardeur, homme nouveau, lui, vraiment moderne, donnant le branle a la curiosite publique, et, ce que vous n'etes en rien, precurseur. C'est encore a ce penchant anthropomorphiste, infirmite essentielle de tout homme, je l'ai accorde, mais chez Voltaire plus grave que chez d'autres, que se rattache toute sa philosophie. Ne croyez pas que, quand il passe de l'optimisme au pessimisme, il devienne si different de lui-meme. Il reste au fond identique a soi. Optimiste il l'est a la facon d'un homme du XVIIe siecle, et avec, les arguments de Fenelon. Voyez-vous ces montagnes comme elles sont bien disposees pour la repartition des eaux en vue de la plus grande commodite l'homme[67]... (Voir dans Fenelon la premiere partie du _Traite sur l'existence de Dieu_.) Un monde cree pour l'homme, un Dieu pour creer et organiser le monde au profit de l'homme, l'homme centre du monde et but de Dieu, donc sa cause finale, donc sa raison d'etre, voila l'univers. Pour un contempteur de la Bible, en n'est pas de beaucoup depasser la Bible. [Note 67: _Dissertation sur les changements arrives dans notre globe_.] Et quand il est pessimiste, c'est le meme systeme a l'inverse, mais le meme systeme. C'est un pessimisme d'opposition dynastique. Il consiste a accuser Dieu de n'avoir pas atteint son but. "Vous avez cree l'homme, comme c'etait votre devoir. Mais vous n'avez pas assez fait pour l'homme. Il se trouve insuffisamment bien. Il n'a pas lieu d'etre content de vous. Au moins il faudra reparer. Vous lui devez quelque chose."--Double aspect de la meme idee, optimisme ou pessimisme anthropomorphique, dans les deux cas proclamation des droits de l'homme sur le createur; croyance a Dieu, si vous voulez; creance sur Dieu serait, je crois, mieux dit. Tout son "cause-finalisme", auquel il tient tant, se ramene a cela. Il est le sentiment energique qu'un immense effort des choses a ete accompli pour nous contenter ou pour nous plaire; qu'il a atteint quelquefois ce but si considerable; que le monde est a peu pres digne de nous; que pour cette raison nous devons le trouver intelligent, que le monde reconnu intelligent s'appelle Dieu.--Mais aussi cet universel effort n'a pas laisse d'etre maladroit; nous mesurons ses maladresses a nos souffrances et les lacunes du monde a nos deceptions; nous trouvons l'univers habitable, mais defectueux, donc intelligent mais capricieux ou etourdi, et sans refuser notre approbation, nous retenons quelque chose de notre respect.--Comme le paganisme est bien le fond ancien et toujours pret a reparaitre de la theologie humaine, et comme c'est bien la religion vraie des hommes, meme tres intelligents, quand on creuse un peu, qu'un commerce familier avec la divinite, dans lequel on la craint, on l'admire, on la querelle, et l'on doute un peu qu'elle nous vaille! Voila donc, a ce qu'il parait, un esprit assez etroit, disperse et curieux, mais superficiel et contradictoire, quand on le presse et qu'on le ramene, sans le trahir, il me semble, aux deux ou trois idees fondamentales qui forment son centre; tres peu nouveau, assez arriere meme, repetant en bon style de tres anciennes choses, sensiblement inferieur aux philosophes, chretiens ou non, qui l'ont precede, et ne depassant nullement la sphere intellectuelle de Bayle, par exemple; surtout incapable de progres personnel, d'elargissement successif de l'esprit, et redisant a soixante-dix ans son _credo_ philosophique, politique et moral de la trentieme annee. Prenons garde pourtant. Il est rare qu'on soit intelligent sans qu'il advienne, a un moment donne, qu'on sorte un peu de soi-meme, de son systeme, de sa conception familiere, du cercle ou notre caractere et notre premiere education nous ont etablis et installes. Cette sorte d'evolution que ne connaissent pas les mediocres, les habiles, meme tres entetes, s'y laissent surprendre, et ce sont les plus clairs encore de leurs profits. Je vois deux evolutions de ce genre dans Voltaire. Voltaire est un epicurien brillant du temps de la Regence, et l'on peut n'attendre de lui que de jolis vers, des improvisations soi-disant philosophiques a la Fontenelle, et d'amusants pamphlets. C'est en effet ce qu'il donne longtemps. Mais son siecle marche autour de lui, et d'une part, curieux, il le suit: d'autre part, tres attentif a la popularite, il ne demandera pas mieux que de se penetrer, autant qu'il pourra, de son esprit, pour l'exprimer a son tour et le repandre. Et de la viendra un premier developpement de la pensee de Voltaire. Ce siecle est antireligieux, curieux de sciences, et curieux de reformes politiques et administratives. De tout cela c'est l'impiete qui s'ajuste le mieux au tour d'esprit de Voltaire, et c'est ce que, a partir de 1750 environ, il exploitera avec le plus de complaisance, jusqu'a en devenir cruellement monotone. Quant a la politique proprement dite, il n'y entend rien, ne l'aime pas, en parlera peu et ne donnera rien qui vaille en cette matiere. Restent les sciences ef les reformes administratives. Il s'y est applique, et avec succes. Il a fait connaitre Newton, tres conteste alors en France et que la gloire de Descartes offusquait. Il aimait Newton, et n'aimait point Descartes. Le genie de Newton est un genie d'analyse et de penetration; celui de Descartes est un genie d'imagination. Descartes cree _son_ monde, Newton demele _le_ monde, le pese, le calcule et l'explique. Voltaire, qui a plus de penetration que d'imagination, est tres attire par Newton. Il a pris a ce commerce un gout de precision, de prudence, de sang-froid, de critique scientifique qu'il a contribue a donner a ses contemporains et qui est precieux. Sa sympathie pour Dalembert et son antipathie a l'egard de Buffon, sa reserve a l'egard de Diderot viennent de la. Et s'il n'est pas inventeur en sciences geometriques, ce qui n'est donne qu'a ceux qui y consacrent leur vie, son influence y fut tres bonne, son exemple honorable, son encouragement precieux. Comme Fontenelle, comme Dalembert, il maintenait le lien utile et necessaire qui doit unir l'Academie des sciences a l'Academie francaise. En matiere de reformes administratives il a fait mieux. Il a montre l'impot mal reparti, iniquement percu, le commerce gene par des douanes interieures absurdes et oppressives, la justice trop chere, trop ignorante, trop frivole et capable trop souvent d'epouvantables erreurs. Je crains de me tromper en choses que je connais trop peu; mais il me semble bien que je ne suis pas dans l'illusion en croyant voir qu'il a deux eleves, dont l'un s'appelle Beccaria et l'autre Turgot. Cela doit compter. J'insiste, et quelque admiration que j'aie pour un Montesquieu, quelque cas que je fasse d'un Rousseau, et quelque estime infiniment faible que je fasse de la politique de Voltaire, je le remercie presque d'avoir ete un theoricien politique tres mediocre, en considerant que negliger la haute sociologie et s'appliquer aux reformes de detail a faire dans l'administration, la police et la justice, etait donner un excellent exemple, presque une admirable methode dont il eut ete a souhaiter que le XVIIIe siecle se penetrat. Ici Voltaire est inattaquable et venerable. C'est le bon sens meme, aide d'une tres bonne, tres etendue, tres vigilante information. Ici il n'a dit que des choses justes, dans tous les sens du mot, et tel de ses petits livres, prose, vers, conte ou memoire, en cet ordre d'idees, est un chef-d'oeuvre. Je vois une autre evolution de Voltaire, celle-la interieure (ou a peu pres), intime, et qu'il doit a lui-meme, au developpement naturel de ses instincts. C'est un epicurien, c'est un homme qui veut jouir de toutes les manieres delicates, mesurees, judicieuses, ordonnees et commodes, qu'on peut avoir de jouir. Donc il est assez dur, nous l'avons vu, assez avare ("l'avarice vous poignarde", lui ecrivait une niece), et la charite n'est guere son fait. Cependant le developpement complet d'un instinct, dans une nature riche, intelligente et souple, peut aboutir a son contraire, comme une idee longtemps suivie contient dans ses conclusions le contraire de ses premisses. L'epicurien aime a jouir, et il sacrifie volontiers les autres a ses jouissances; mais il arrive a reconnaitre ou a sentir que le bonheur des autres est necessaire au sien, tout au moins que les souffrances des autres sont un tres desagreable concert a entendre sous son balcon. Pour un homme ordinaire cela se reduit a ne pas vouloir qu'il y ait des pauvres dans sa commune. Pour un homme qui a pris l'habitude d'etendre sa pensee au moins jusqu'aux frontieres, cela devient une vive impatience, une insupportable douleur a savoir qu'il y a des malheureux dans le pays et qu'il serait facile qu'il n'y en eut pas. Voltaire, l'age aidant, du reste, en est certainement arrive a cet etat d'esprit, et je dirai de coeur, si l'on veut, sans me faire prier. Les pauvres gens foules d'impots, tracasses de proces, "travailles en finances" horriblement, lui sont presents par la pensee, et le genent, et lui donnent "la fievre de la Saint-Barthelemy", cette fievre dont il parle un peu trop, mais qui n'est pas, j'en suis sur, une simple phrase.--Et l'on se doute que je vais parler des Calas, des Sirven et des La Barre. Je ne m'en defends nullement. Oui, sans doute, on en a fait trop de fracas. On dirait parfois que Voltaire a consacre ses soixante-dix ans d'activite intellectuelle a la defense des accuses et a la rehabilitation des condamnes innocents. On dirait qu'il y a couru quelque danger pour sa vie, sa fortune ou sa popularite. On sent trop, a la place que prennent ces trois campagnes de Voltaire dans certaines biographies, que le biographe est trop heureux d'y arriver et de s'y arreter; et l'effet est contraire a l'intention, et l'on ne peut s'empecher de repeter le mot de Gilbert: Vous ne lisez donc pas le _Mercure de France_? Il cite au moins par mois un trait de bienfaisance. Oui sans doute, encore, cette pitie se concilie chez Voltaire, et au meme moment, et dans la meme phrase, avec une durete assez deplaisante pour des infortunes identiques: "J'ai fait pleurer Genevois et Genevoises pendant cinq actes... On venait de pendre un de leurs predicants a Toulouse; cela les rendait plus doux; mais on vient de rouer un de leurs freres[68]..." Oui, sans doute, encore, il y a, dans ces belles batailles pour Calas, Sirven, La Barre et Lally, beaucoup de cet esprit processif qui etait chez Voltaire et tradition de famille et forme de sa "combativite". Il a ete en proces toute sa vie et contre tel juif d'Allemagne, ce qui exaspere Frederic, et contre de Brosses, et contre le cure de Moens; et s'il y a dix memoires pour Calas, il y en a bien une vingtaine pour M. de Morangies, lequel n'etait nullement une victime du fanatisme.--N'importe, c'est encore un bon et vif sentiment de pitie qui le pousse dans ces affaires des protestants, des maladroits ou des etourdis. Pour Calas surtout, le parti qu'il prend lui fait un singulier honneur; car, remarquez-le, il sacrifie plutot sa passion qu'il ne lui cede. Ses rancunes auraient interet a croire plutot a un crime du fanatisme qu'a une erreur judiciaire, sa haine etant plus grande contre les fanatiques que contre la magistrature. Il hesite, aussi, un instant; on le voit par ses lettres; puis il se decide pour le bon sens, la justice et la pitie. Ce petit drame est interessant. [Note 68: A Dalembert, 29 mars 1762.] On le voit, d'une part sous l'influence de son temps, d'autre part moitie influence de son temps, qui fut clement et pitoyable, moitie propre impulsion et developpement, dans une heureuse direction, de ses instincts intimes, Voltaire, par certaines echappees, s'est depasse, ce qui veut dire s'est complete. Une partie de son oeuvre de penseur est serieuse, c'est la partie pratique et _actuelle_; une partie (trop restreinte) de son action sur le monde est bonne, ce sont des demarches d'humanite et de bon secours. "_J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage_", est un joli vers, et ce n'est pas une gasconnade. Mais quand on en revient a l'ensemble, il n'inspire pas une grande veneration, ni une admiration bien profonde. Un esprit leger et peu puissant qui ne penetre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes, qui n'entend rien a l'antiquite, au moyen age, au christianisme ni a aucune religion, a la politique moderne, a la science moderne naissante, ni a Pascal, ni a Montesquieu, ni a Buffon, ni a Rousseau, et dont le grand homme est John Locke, peut bien etre une vive et amusante pluie d'etincelles, ce n'est pas un grand flambeau sur le chemin de l'humanite. Quand, tout rempli depuis bien longtemps de ses pensees et s'assurant sur une derniere lecture, recente, attentive et complete de ses ouvrages, on essaye de se le representer a un de ces moments ou l'homme le plus sautillant et repandu en tous sens, et _rimarum plenissimus_, s'arrete, se ramene en soi et se ramasse, fixe et ordonne sa pensee generale et s'en rend un compte precis, voici, ce me semble, comme il apparait.--Positiviste borne et sec, impenetrable, non seulement a la pensee et au sentiment du mystere, mais meme a l'idee qu'il peut y avoir quelque chose de mysterieux, il voit le monde comme une machine tres simple, bien faite et imparfaite, combine par un ouvrier adroit et indifferent, qui n'inspire ni amour ni inquietude et qui est digne d'une admiration reservee et superficielle.--Conservateur ardent et inquiet, il a horreur de toute grande revolution dans l'artifice social et meme de toute theorie politique generale et profonde ayant pour merite et pour danger de penetrer et partant d'ebranler, en pareille matiere, le fond des choses.--Monarchiste ou plutot despotiste, il ne trouve jamais le pouvoir central assez arme, ni aussi assez solitaire, ne le veut ni limite, ni controle, ni couvert ni appuye d'aucun corps, aristocratie, magistrature ou clerge, qui ait a lui une existence propre.--Antidemocrate et anti populaire plus que tout, il ne veut rien pour la foule, pas meme (il le repete cent fois), pas meme l'instruction; et, par ce chemin, il en revient a etre conservateur acharne, _meme en religion_, voyant dans Dieu tel qu'il le comprend, et dans le culte, et dans l'enfer, d'excellents moyens, insuffisants peut-etre encore, d'intimidation.--Et ce qu'il reve, c'est une societe monarchique dans le sens le plus violent du mot, et jusqu'a l'extreme, ou le roi paye les juges, les soldats et les pretres, au meme titre; ait tout dans sa main; ne soit pas gene ni par Etats generaux ni par Parlement; fasse regner l'ordre, la bonne police pour tous, la religion pour le peuple, sans y croire; soit humain du reste, fasse jouer les tragedies de M. de Voltaire et mette en prison ses critiques. Il se fache contre les philosophes de 1770 quand ils "mettent ensemble" les rois et les pretres. Pour les rois, non, s'il vous plait! "Il ne s'agit pas de faire une revolution comme du temps de Luther ou de Calvin, mais d'en faire une dans l'esprit de ceux qui sont faits pour gouverner." Son ideal, c'est Frederic II; non pas encore: Frederic accueille et recueille les Jesuites; son vrai ideal, c'est Catherine II. La societe qu'il a revee c'est celle de Napoleon Ier. Et ce systeme est un systeme. C'est celui de Hobbes. Seulement Voltaire est trop leger pour avoir en soi, ou pour atteindre, du systeme qu'il concoit ou qu'il caresse, la substance et le fond. Il n'appuie sur rien les constructions legeres de sa pensee. Positiviste, il n'a pas l'essence du positiviste; monarchiste, il n'a pas la raison d'etre du monarchiste; antidemocrate, sans etre serieusement aristocrate, il n'a pas les qualites patriciennes; et, conservateur, il n'a pas les vertus conservatrices. Positiviste, il ne sait pas que l'essence du positivisme c'est une qualite, tres religieuse, quoi qu'elle en ait et tres grave, qui est l'humilite; que le positiviste sincere est surtout frappe des bornes etroites et des voutes affreusement basses et lourdes qui limitent et repriment notre miserable connaissance; qu'il dit: "Bornons-nous, puisque nous sommes bornes; sachons ne pas savoir, puisqu'il est si probable que nous ne saurons jamais; a l'_ama nesciri_ de l'_Imitation_ ajoutons _aude nescire_";--et que c'est la une disposition d'esprit plus respectueuse du grand mystere que toute temeraire affirmation, puisqu'elle le proclame.--Voltaire, lui, ne s'humilie point, croit savoir (le plus souvent du moins) et tranche lestement. Il est positiviste assure et audacieux, avec un petit deisme tres positif aussi, sans aucun mystere, dont on fait le tour en trois pas, dont il est facheux aussi qu'il ait besoin comme instrument de terreur, et qui au defaut d'etre un peu naivement positif, joint celui d'etre trop pratique. Il n'a pas le positivisme serieux et reflechi qui s'arrete au seuil du mystere, mais precisement parce qu'il y est arrive. Monarchiste, il n'a pas la raison d'etre du monarchiste, qui n'est autre chose que le patriotisme. Le monarchisme, quand il est profond, est un sacrifice. Il est l'immolation du droit de l'homme au droit de l'Etat pour la patrie. Il part de cette conviction que la patrie n'est pas un lieu, mais un etre, qu'elle vit, qu'elle se ramasse autour d'un coeur; et que ce coeur, s'il n'est pas un Senat eternel, doit etre une famille eternelle, une maison royale, une dynastie; que cette maison est le point vital du pays, languissant parfois (et alors malheur dans le pays, mais respect encore et fidelite au trone: ce ne sera qu'une generation sacrifiee a la perpetuite du pays); puissant parfois et vigoureux et alors gloire dans la nation et elan nouveau vers l'avenir; mais toujours conservateur du pays, en ce qu'il en est la perpetuite, et parce qu'un pays n'est autre chose qu'un etre perpetuel et fidele a sa propre eternite.--Cette conception est absolument inconnue de Voltaire; il est monarchiste sans etre dynastique, il est monarchiste sans etre patriote, d'ou il suit qu'il n'est monarchiste que par instinct banal de conservation. Il est si peu monarchiste dans le sens profond du mot qu'il change de roi; il est si peu patriote qu'il change de patrie. Son indifference pour le pays dont il est, est telle qu'elle a etonne meme ses contemporains. Elle est telle qu'elle le rend inintelligent meme au point de vue pratique, ce qui peut surprendre. Agrandissement de la Prusse, debordement de la Russie, suppression de la Pologne, les Russes a Constantinople, voila sa politique exterieure, cent fois exposee. C'est toujours la France amoindrie qu'il semble rever.--Ce n'est pas qu'il lui en veuille precisement. Il n'en tient pas compte. Que d'enormes monarchies, qui ne risquent pas d'etre catholiques et qu'il espere naivement qui seront "philosophiques", se forment dans le monde, il lui suffit. C'est le plus remarquable cas, non de colere blasphematrice contre la patrie, ce qui serait plus decent, mais d'indifference a l'endroit du pays, qui se soit vu. Antidemocrate, il l'est, sans etre patricien. Ce n'est pas le mepris du peuple qui fait le vrai aristocrate, c'est la certitude que le peuple est incapable de gouverner ses affaires, et que, par consequent, il faut se devouer a lui. Voltaire a le mepris sans avoir le devouement. Il n'a que la plus mauvaise moitie de l'aristocrate. Il veut tenir la foule dans l'ignorance et l'impuissance, et c'est un systeme qui peut se defendre; mais il ne tient a aucune aristocratie eclairee, organisee et pouvant quelque chose dans l'Etat, de quoi etant adversaire, il devrait etre democrate; et Rousseau est plus logique que lui. Mais tout ce qui n'est pas monarchie pure, et que ce soit democratie, ou aristocratie, ou gouvernement mixte, lui est antipathique. On s'attendrait, puisqu'il est si personnel, et puisque c'est notre ridicule a tous de tenir pour le meilleur l'etat ou nous serions les personnages les plus considerables, qu'il revat une aristocratie philosophique et un gouvernement des "hautes capacites" et des "lumieres". Nullement. Diderot y songe plus que lui. C'est meme une chose monstrueuse pour lui que "l'Eglise" ait pu etre jadis un "ordre" de l'Etat. Cela derange sa conception de l'Etat. Cependant, si l'Eglise a ete un ordre. C'est qu'elle etait en ces temps-la la corporation des capacites.--Mais la vraie idee aristocratique est totalement etrangere a ce contempteur du peuple. Il n'est aristocrate que par negation. Et il n'est conservateur que par timidite. Le conservatisme serieux et fecond n'est pas la peur de l'avenir; c'est le respect du passe. C'est une sorte de piete filiale. C'est le sentiment que le passe a une vertu propre, que les institutions du passe sont bonnes, meme quand elles sont un peu mauvaises, comme maintenant dans la nation l'idee de la continuite des efforts, de la longueur de la tache, et de la patience commune. La tradition, c'est la solidarite des hommes d'aujourd'hui avec les ancetres, et par la c'est la patrie agrandie, dans le temps, de tout ce qu'elle retient et venere du passe.--Et cela est vrai que le passe a une vertu, sans avoir ete si vertueux quand il etait le present! Comme d'un pere mort un fils ne garde en memoire, tres naturellement et sans effort, que ce qu'il avait d'excellent, et comme ce souvenir devient en lui un viatique et un principe d'energie morale; de meme un peuple dans les institutions qu'il garde de ses ancetres ne trouve, naturellement, qu'une image epuree de ce qu'ils etaient, qui lui devient un reconfort et un ideal. Montaigne gardait dans son cabinet les longues gaules dont son pere avait accoutume de s'appuyer en marchant, et certes, je voudrais qu'il les eut gardees meme si son pere s'en fut servi quelquefois pour le fustiger.--Voltaire n'a point ce genre de piete. Il est _homme nouveau_ essentiellement; et il n'a aucune espece de respect. Il n'est conservateur que parce qu'il se trouve a peu pres a l'aise dans la societe telle qu'elle est. Il est conservateur par apprehension beaucoup plus que par respect. Il est conservateur beaucoup moins des souvenirs que des defiances, et beaucoup plus des remparts que du Palladium.--Il n'y a pas a s'y tromper: l'humanite qu'il a revee serait l'humanite ancienne, seulement un peu, je ne veux pas dire degradee, un peu _declassee_; et la societe qu'il a revee serait la societe ancienne un peu nivelee, aussi comprimee. Ce serait quelque chose comme l'Empire sans gloire. Ce serait un etat social parfaitement ordonne et odieux. On ne le voit pas si deplaisant que cela, a le lire de temps en temps. Non certes, d'abord parce qu'il est plaisant, et spirituel et causeur aimable, ce qui sauve tout, surtout en France; ensuite parce qu'il a beaucoup de bon sens, et que ses idees de detail sont tres justes, tres vraies, tres pratiques, et excellentes a suivre. Le Voltaire negatif, le Voltaire prohibitif, le Voltaire qui dit: "Ne faites donc pas cela", est admirable. S'il s'etait borne a repeter: "Ne brulez pas les sorciers; ne pendez pas les protestants; n'enterrez pas les morts dans les eglises; ne rouez pas les blasphemateurs; ne _questionnez_ pas par la torture; n'ayez pas de douanes interieures; n'ayez pas vingt legislations dans un seul royaume; ne donnez pas les charges de magistrature a la _seule_ fortune sans merite; n'ayez pas une instruction criminelle secrete, a chausse-trapes et a parti pris[69]; ne pratiquez pas la confiscation qui ruine les enfants pour les crimes des peres; ne prodiguez pas la peine de mort (il a meme plaide une ou deux fois pour l'abolition); ne tuez pas un deserteur en temps de paix, une fille seduite qui a laisse mourir son enfant, une servante qui vole douze serviettes; soyez tres propres; faites des bains pour le peuple; n'ayez pas la petite verole; inoculez-vous";--s'il s'etait borne a repeter cela toute sa vie avec sa verve et son esprit et son feu d'artifice perpetuel, et a faire une centaine de jolis contes, je l'aimerais mieux. Mais le fond des idees est bien pauvre et le fond du coeur est bien froid. Ce qu'il parait concevoir comme ideal de civilisation est peu engageant. Le monde, s'il avait ete cree par Voltaire, serait glace et triste. Il lui manquerait une ame. C'est bien un peu ce qui manquait a notre homme. [Note 69: Une fois meme, il a demande le jury (ce qui est etrange de la part d'un homme qui n'a jamais manque, dans les affaires d'Abbeville et de Toulouse, d'accuser _surtout_ la population, responsable des decisions que ses cris imposaient aux juges); mais ce n'est qu'une de ses "humeurs" et boutades.] IV SES IDEES LITTERAIRES Il en est des idees de Voltaire sur l'art comme de ses autres idees. Elles paraissent contradictoires et incertaines au premier regard: elles le sont en effet; et elles se ramenent a une certaine unite en ce qu'elles sont uniformement assez justes, tres etroites et peu profondes. --Au premier abord il parait tout classique. Il arrive a la vie litteraire au moment d'une grande croisade des "modernes", et il prend parti contre les modernes avec decision. Il defend, contre Lamotte, Homere, la tragedie en vers et les trois unites; il defend, contre Montesquieu, la poesie elle-meme qu'il sent meprisee par le raisonnement, la didactique, la science sociale et le jeu des idees pures. Nul doute n'est possible sur ses intentions. On est en reaction, autour de lui, contre tout le XVIIe siecle; il veut, lui, que l'on continue le XVIIe siecle, que l'on rime plus que jamais, et que, plus que jamais, on fasse des tragedies, des odes et des poemes epiques. Il en fait, pour donner l'exemple, et ramene vivement son siecle, qui sans lui, certainement, s'en ecartait, a la litterature d'imagination. Et, sur cela, vous croyez qu'il est _ancien_, a la facon d'un Racine, d'un Boileau, d'un Fenelon et d'un La Bruyere, ou, ce qui est mieux encore, un ancien avec de vives clartes et tres heureux reflets des litteratures modernes, comme un La Fontaine. Nullement. Il n'a guere perdu une occasion de mettre le Tasse et l'Arioste au-dessus d'Homere, de profiter malignement des maladresses d'Euripide et de taquiner Homere sur ce qu'il a parfois de primitif et d'enfantin. Pindare pour lui n'existe pas, a quoi l'on peut mesurer le chemin parcouru en arriere depuis Boileau. La tragedie francaise est incomparablement superieure a la tragedie grecque. Aristophane n'est qu'un plat bouffon, indigne d'interesser un moment les honnetes gens; Virgile, tres superieur a Homere du reste, a surtout des qualites de belle composition et d'ordonnance. Bref, Voltaire est un classique qui ne comprend a peu pres rien a l'antiquite. Il est curieux, quand on lit Chateaubriand, de reconnaitre a chaque page que, du revolutionnaire et du classique conservateur, c'est le revolutionnaire qui a le plus vivement, le plus puissamment, le plus completement, le sens de l'antiquite. C'est que Voltaire, en cela comme en toute chose, n'a pas le fond. C'est comme son originalite. Il est classique en litterature comme il est conservateur ou monarchiste en politique, sans savoir ce que c'est qu'un classique, non plus que ce que c'est qu'un conservateur. En cela, comme en autre affaire, c'est aux formes et a l'exterieur des choses qu'il s'attache. Le gout classique, pour lui, ce n'est pas forte connaissance de l'homme, passion du vrai et ardeur a le rendre, imagination energique et male associant l'univers a la pensee de l'homme et peuplant le monde de grandes idees humaines devenant des dieux et des cieux, sensibilite vraie et forte nee de la conscience profonde des miseres et des grandeurs de notre ame--et, _parce que_ tout cela est bien compris et possede pleinement, et, pour que tout cela soit bien compris des autres, clarte, ordre, harmonie, proportions justes, marche droit au but, ampleur, largeur, noblesse. Non; l'art classique n'est pour lui que clarte, ordre, nettete, ampleur et noblesse, sans le reste; et c'est ce qui est saisir la forme, la bien voir meme, avec justesse et surete, mais ne pas soupconner le fond; et c'est tout Voltaire critique. Un certain modele de bon ton, de justesse d'idees et de justesse de proportions dans les oeuvres, d'elegance, de distinction et de noblesse, voila ce qu'il a vu, et certes il n'a pas eu tort de le voir, dans le siecle de Louis XIV. Avec son manque de profondeur, et d'imagination, et de sensibilite, c'est tout ce qu'il pouvait voir, et il s'en est fait une poetique, qui est bonne, qui est saine, qui est incomplete et qui est tout ce qu'il y a au monde de plus sterile. C'est, si l'on veut, un assez bon acheminement. "Il faut avoir passe par la", ou plutot on peut avoir passe par la. Ceux qui y restent n'ont rien compris au fond des choses. Il y est presque reste. Aussi, appliquant ce cadre etroit aux grandes oeuvres de la grande litterature classique pour les mesurer, on peut juger ce qu'il en laisse de cote ou en proscrit. De la Bible il ne reste rien (Boileau la comprenait); de l'antiquite grecque les deux tiers, au moins, tombent; et Homere lui est, a l'ordinaire, un pretexte a parler de l'Arioste. Sophocle reste: il est noble, il est mesure, il est harmonieux; mais il est religieux, il est philosophe, il est grand createur d'ames, il est grand poete lyrique, et Voltaire s'en est peu apercu. De l'antiquite latine ne restent guere que Virgile et Horace, Horace surtout. Applique meme au XVIIe siecle, le cadre est etroit. Pascal n'est pas compris, du moins celui des _Pensees_. C'est que Pascal, sans qu'on s'occupe ici ni du philosophe ni du theologien, est le plus grand poete, peut-etre, du XVIIe siecle. Ou le criterium adopte par Voltaire a des effets bien curieux, c'est dans les questions de "bon gout" proprement dit et de bienseance. Le grand defaut des auteurs du XVIIe siecle, pour Voltaire, est d'avoir trop souvent _manque de noblesse_. Bossuet est quelquefois bien familier dans ses Oraisons funebres, et la "sublimite" de ces beaux ouvrages en est "deparee"[70]. Comparez le portrait si correct et bien compasse de la reine d'Egypte dans le _Sethos_ de l'abbe Terrasson et le portrait de Marie-Therese dans Bossuet: "vous serez etonne de voir combien le grand maitre de l'eloquence est alors au-dessous de l'abbe Terrasson[71]." La Fontaine est charmant; il a un "instinct heureux et singulier" et fait ses fables "comme l'abeille la cire"; mais que de trivialites quelquefois, que de "bassesses", que de "negligences" et que d'"improprietes"! Surtout il est regrettable qu'il n'ait "ni rime ni _mesure_".--Il n'y a pas jusqu'a ce bon Rollin qui n'ait donne dans le familier. Dans un passage sur les jeux scolaires, il ose nommer la "balle", le "ballon" et le "sabot"; et ce sabot ne saurait se souffrir.--Sait-on bien que Racine lui-meme n'est pas constamment elegant? Il y a dans le second acte d'_Andromaque_ des "traits de comique" qui sont absolument insupportables dans une tragedie. Ah! quel dommage! [Note 70: _Temple du gout_.] [Note 71: _Connaissance des beautes et des defauts de la poesie et de l'eloquence dans la Langue francaise.--Caracteres et portraits_.] Voltaire n'a pas cesse d'avoir de ces singulieres delicatesses et de ces etranges degouts. En litterature aussi c'est un gentilhomme, certes, mais trop recemment anobli, et il est plus intraitable qu'un autre sur la noblesse. Avec sa vive sensibilite, je voudrais pouvoir dire "nervosite" d'homme de theatre, il a recu comme le coup et la secousse de Shakspeare, pendant son sejour en Angleterre, et il a crie en France la gloire du grand tragique.--Pourquoi cette croisade furieuse, tout a la fin de sa carriere, contre l'auteur d'_Othello_? C'est qu'on est l'auteur de _Zaire_, sans doute; c'est aussi que le gout intime reprend le dessus; et que le gout intime consiste dans les qualites de forme infiniment preferees au fond. Le gout de Voltaire c'est le gout de Boileau devenu beaucoup plus etroit et beaucoup plus timide et beaucoup plus superbe. Prenez ce qui est comme l'enveloppe de la poetique du XVIIe siecle: trois unites, distinction rigoureuse des genres, noblesse de ton, merveilleux, eloquence continue, toutes choses qui sont des _effets_ de la conception artistique du grand siecle, et non cette conception meme; et cette sorte d'enveloppe et d'ecorce, desormais sans substance et sans seve, prenez-la pour l'art lui-meme; ayez cette illusion; vous aurez celle de Voltaire, et l'explication, du meme coup, de ce qu'il y a, manifestement, d'artificiel, de sec, d'inconsistant et de creux dans l'art de Voltaire et de son groupe. Et aussi ce soutien et cet appui dont s'aidaient les hommes du XVIIe siecle, l'imitation de l'antiquite, destituez-le de sa force de sa vertu premiere, reduisez-le a n'etre plus un art de penser comme les anciens, et un commerce perpetuel avec eux, et une puissance de renouvellement par leur exemple; reduisez-le a n'etre plus qu'un instinct et une habitude d'imitation, et un procede d'ouvrier avise et habile; et un procede s'appliquant aux modeles les plus differents, a Virgile comme a Camoens, a Arioste ainsi qu'a Shakspeare: et s'appliquant, encore, a des modeles qui sont deja en partie des imitations, c'est-a-dire aux oeuvres du XVIIe siecle: vous avez un autre aspect de l'art poetique et un autre secret de la facon de travailler de Voltaire; et vous arrivez, par tout chemin, a vous convaincre que cet art est l'art, moins le fond de l'art. Est-ce la tout ce qui constitue le gout litteraire de Voltaire? Non pas! N'oublions jamais, en parlant d'un homme, la qualite maitresse, petite ou grande, qui fait son originalite. L'originalite de Voltaire, c'est son instinct de _curiosite_. C'est par la que, de tous cotes, il echappe a ses faiblesses. Une partie du role litteraire de Voltaire, c'est d'avoir resiste a la reaction contre le XVIIe siecle, et d'avoir soutenu que le XVIIe siecle etait grand; mais une autre partie de son role, c'est d'avoir furete partout. Si etroit d'esprit qu'on puisse etre accuse d'etre, on ne va point partout sans en rapporter quelque chose. Il sait beaucoup d'histoire, de litterature, d'histoire de moeurs. Cela fait que son gout, etroit pour nous, est quelquefois plus large que celui de ses contemporains. Il les redresse, a la rencontre, fort heureusement. S'il trouve des enfantillages dans Homere, tel des hommes de son temps y trouvait des grossieretes qu'il ne tient pas pour telles. "Peut-on supporter, disait-on autour de lui, Patrocle mettant trois gigots de mouton dans une marmite?..."--"Eh! mon Dieu, repond Voltaire, c'est que vous n'avez rien vu. Charles XII a fait six mois sa cuisine a Demir-Tocca, sans perdre rien de son heroisme."--"Pourquoi tant louer la force physique de ses heros? Cela n'est pas du ton de la cour."--"Non, mais avant l'invention de la poudre, la force du corps decidait de tout dans les batailles. Cette force est l'origine de tout pouvoir chez les hommes; par cette superiorite seule les nations du Nord ont conquis notre hemisphere depuis la Chine jusqu'a l'Atlas." Voila a quoi sert de savoir quelque chose. De ses excursions a travers toutes les litteratures a peu pres, et toutes les histoires, Voltaire a rapporte de quoi temperer quelquefois ce que son esprit avait naturellement d'imperieux dans la soumission. D'Angleterre il tient un demi-shakspearianisme, qui, au moins, nous le verrons, doit diversifier ses procedes d'imitation. De ses Italiens il tient un certain gout de fantaisie folle qui l'ecartera par moments (mais beaucoup trop) de son ferme propos de noblesse academique dans l'art. De ses Espagnols, qui n'ont que de l'imagination, comme il n'en a pas, il ne tire rien. Mais, tout compte fait, sa critique, quoique en son fond plus etroite que celle de Boileau, a quelques echappees, pour ne pas dire hardiesses, et quelques saillies, assez heureuses. Il a loue eternellement Quinault, il est vrai, et c'est un crime, et sans excuse, car tout ce qu'il en cite a l'appui de sa louange est d'une platitude incomparable; mais il a invente _Athalie_, et c'est une gloire. C'est qu'il etait homme de theatre, grand premier role de naissance, et que la grandeur du spectacle le ravissait. Il a, plus tard, vingt fois, dementi cet enthousiasme, en faisant remarquer combien _Athalie_ est d'un mauvais exemple. C'est qu'il est monarchiste et anticlerical; mais ces vingt passages, on ne veut pas les lire, et on a raison. En somme, il aimait passionnement la litterature, ce qui est tres bien, sans la bien comprendre, ce qui est etrange. Cela tient a ce qu'il n'etait pas poete et a ce qu'il se sentait tres bon ecrivain. Cette complexion mene a etre un ouvrier infiniment adroit et prestigieux, qui, sans bien sentir l'art, se donne, et meme aux autres, l'illusion qu'il est un artiste. V SON ART LITTERAIRE J'ai commence l'etude de Voltaire artiste par l'etude de Voltaire critique. Ce n'est pas sans raison. Je crois en effet que l'art dans Voltaire n'est guere que de la critique qui se developpe, et qui se donne a elle-meme des raisons par des exemples. Il y a des hommes de genie qui se transforment en critiques, pour leurs besoins, et alors ils donnent comme regle de l'art la confidence de leurs procedes. Tels Corneille et Buffon. Il y a des hommes de gout, de finesse, d'intelligence qui sont critiques de naissance, qui disent: "ce n'est pas comme cela qu'on fait un ouvrage; c'est comme ceci"; et qui ajoutent, le moment d'apres, ou l'annee suivante: "et je vais le montrer, en en faisant un". On reconnait generalement les premiers a ce qu'ils ne s'adonnent qu'a un genre d'ouvrages, et ensuite prescrivent des regles d'art qui ne s'appliquent bien qu'a ce genre-la. Tels Buffon et Corneille. On reconnait generalement les autres a ce qu'ils ont des idees de critique sur tous les genres d'ouvrage, et s'aventurent a composer des oeuvres a peu pres de tous les genres. Tels Marmontel, Laharpe, a cent degres plus haut tel Voltaire.--Seulement Voltaire, outre ce talent ou plutot cette souplesse a transformer sa critique en exemples agreables, qu'il prend et donne pour des modeles, a un talent original, et peut-etre deux. Il a un genie de curiosite, et c'est ce qui en fera un bon historien; il a un genie de coquetterie, de bonne grace, d'habilete a bien faire les honneurs de lui-meme, et c'est ce qui en fera un conteur, un rimeur de petits vers charmants, et un epistolier des plus aimables. Commencons par ceux de ses ouvrages ou l'inspiration n'est que de la critique qui s'echauffe. Ce sont ses poesies, ses tragedies, ses comedies. Ils ont deux defauts, dont le premier est precisement d'etre nes d'une idee et non d'un transport de l'ame tout entiere, de l'intelligence et non de tout l'etre, et par consequent de rester froids; dont le second, consequence du premier, est d'etre presque toujours des oeuvres d'imitation; car la critique qui invente ne peut guere etre que de l'imitation qui se surveille, et qui surveille son modele, de l'imitation avisee qui corrige ce qui redresse, mais de l'imitation encore. C'est la les caracteres essentiels de tous les _grands_ ouvrages artistiques de Voltaire. De quoi est nee la _Henriade?_ Du traite sur le poeme epique qui l'accompagne, soyez-en surs. Le traite a ete fait apres; mais il a ete pense avant. Voltaire s'est dit: "Homere brillant, mais diffus et enfantin; Virgile elegant, mais souvent froid, avec un heros qu'on n'aime point; Lucain declamateur, mais vigoureux, "penseur", eloquent, bon historien. Ce qu'il faut dans un poeme epique, c'est un heros sympathique une histoire vraie et grande, des pensees philosophiques, des discours brillants, un peu de merveilleux, car vraiment Lucain est trop sec, mais un merveilleux civilise, moderne et philosophique, et des vers d'une prose solide et serree, comme: "_Nil actum reputans si quid superesset agendum_", et je songe a une _Henriade_."--Et la _Henriade_ a vu le jour. C'est un poeme tres intelligent. Non pas, sans doute, d'une intelligence tres profonde et tres penetrante des vraies conditions de l'art, lesquelles se sentent, plus qu'elles ne se comprennent. Ici la creation est la mesure juste du sens critique, et l'invention juge la theorie. Voltaire se trompe, encore ici, sur le fond des choses, qu'il n'atteint pas. Il prend la galanterie pour l'amour, l'allegorie pour le merveilleux et l'histoire pour l'epopee. Mais dans les limites d'une intelligence qui fut toujours fermee aux trois ou quatre conceptions superieures de l'ame humaine, la _Henriade_ est un poeme tres intelligent.--Je comprends qu'elle laisse froid, je ne comprends pas qu'elle ennuie. C'est de l'histoire anecdotique tres amusante. Le sens critique que l'a concue; mais le genie de curiosite l'a executee. Il y a la des portraits bien faits, des scenes bien racontees, et des "Etats de l'Europe en 1600" rediges en prose admirable, precis, ramasses et clairs, qui feraient tres grand honneur a des manuels d'histoire pour homme du monde.--Comment il faut lire la _Henriade_? Posement, sans anxiete et sans transport (elle le permet), en saisissant bien ce qu'il y a dans chaque vers d'allusion a une foule d'evenements, et en lisant surtout les notes de Voltaire, qui eclairent les allusions et completent le cours. Et lue ainsi, elle est un vif plaisir de l'esprit dans une grande tranquillite du coeur et un grand calme de l'imagination. On y voit presque toute l'histoire de France, surtout ce que Voltaire en aime, dans la belle lumiere d'un jour clair et un peu frais: Saint Louis, Francois Ier, les Valois, Henri IV et ce cher siecle de Louis XIV prolonge quelque peu jusqu'a Voltaire lui-meme. La curiosite a dicte ces pages, a dicte ces notes, et elle se satisfait a les lire. C'est le poeme le plus distingue, le plus judicieux et le plus utile qu'on ait ecrit en France depuis Mezeray. La _Pucelle_ est moins amusante. On peut meme dire qu'elle est illisible. C'est un poeme plaisant, a qui il manque d'etre comique. Ces personnages burlesques font des sottises qui ne font point rire. Faut-il ecrire un tres grand mot en parlant de la _Pucelle_? N'importe; je dirai que c'est parce que Voltaire manque de psychologie. Ce ne sont point les aventures ou des hommes sont engages qui sont bouffonnes par elles-memes; ce sont les travers par ou les hommes se jettent dans des aventures desagreables, ou par ou ils les subissent de mauvaise grace, ou par ou ils les rendent plus humiliantes encore et les prolongent; ce sont ces travers qui piquent notre malignite et la chatouillent. Ne comparez pas a Don Quichotte, mais seulement a Ragotin, pour sentir tout de suite ou est le fond vrai d'un roman comique ou d'un poeme burlesque. Ce fond n'existe aucunement dans la _Pucelle_. Ce ne sont qu'inventions de _petits faits_ grotesques; on dirait les imaginations d'un collegien vicieux. Pour comprendre que cet enorme amas d'ordures ait plu aux contemporains, il faut avoir lu tous les romans froidement lubriques du temps; et pour ce qui est de comprendre que Voltaire ait pu les entasser, par poignees, pendant a peu pres toute sa vie, il faut y renoncer absolument. Cela confond. Ce qu'on en pourrait distraire, ce serait quelques-uns de ces avant-propos ou billets au lecteur qui sont places en tete de chaque chant. Il y en a de tres jolis. Le Voltaire des petits vers et des petites lettres s'y retrouve. Il a bien fait d'emprunter ce procede a l'Arioste. Son gout pour l'histoire se retrouve encore dans cet ouvrage pour laquais. Il a trouve le moyen d'y derouler toute l'histoire de France depuis Charles VII jusqu'au systeme de Law inclusivement. Ce n'est pas le plus mauvais endroit. Cela rappelle un peu la _Menippee_. Mais c'est sans doute assez parle de la _Pucelle_. C'est dans ses tragedies qu'on voit le mieux a quel point l'art de Voltaire est une critique qui cherche a se transformer en invention. La tragedie de Voltaire est sortie de la theorie de Voltaire sur la tragedie. C'est une date importante pour l'etude de la critique dramatique en France. Voltaire admire les Grecs, leur prefere Corneille, lui prefere Racine, et croit qu'apres Racine, il n'y a qu'a imiter Racine en le corrigeant. Que manque-t-il a Racine? C'est de cette question et de la reponse qu'il y croit pouvoir faire, que toute la tragedie de Voltaire est nee, a bien peu pres. Il manque a Racine de l'_action_. Il manque a Racine du _spectacle_. Deux pieces hantent sans cesse la pensee de Voltaire: _Rodogune_ et _Athalie_. L'action de _Rodogune_ ajoutee au theatre de Racine, voila la perfection; et Voltaire l'atteindra, et il l'a atteinte, comme tous ses contemporains, on peut le voir par les lettres de Dalembert et de Bernis, en sont persuades. Au fond, cela voulait dire que Voltaire ne comprenait pas le theatre de Racine. Malgre son adoration pour Racine et ses superbes mepris pour Corneille, Voltaire, qui se croit novateur, est beaucoup plus rapproche de Corneille que de Racine. Le theatre francais pour lui est un recueil "d'elegies amoureuse"; c'est un _riassunto di elegie e epitalami_. Qu'est-ce a dire? Que, comme tous les critiques depuis 1700 jusqu'a 1850 environ, il trouve Racine "tendre", ce qui est la plus incroyable meprise litteraire qui se soit vue depuis Hesiode. Ces propos amoureux des heros de Racine, ou, sous les politesses et les graces du langage, il ne s'agit que d'assassinat, de suicide, de mort, de fureur et de folie, et au bout desquels, invariablement, et comme consequences fatales, arrivent en effet, en realite, assassinats, suicides et "grandes tueries" et folies furieuses; ces propos, Voltaire les prend pour des madrigaux et de langoureuses fadeurs. Donc il faut... les supprimer, et les remplacer par des incidents. Remplacer la psychologie tragique de Racine, qui "fait longueur", par des incidents, "parce que toutes les tragedies francaises sont trop longues": voila le dessein et l'effort de Voltaire. Or remplacer le detail psychologique, qui est tout Racine, par un detail materiel, on a dit que c'etait creer le melodrame; mais on a oublie que Corneille l'avait cree. Il y a un Corneille, vraiment grand tragique et vrai precurseur de Racine, qui est un psychologue un peu gauche, mais puissant; c'est celui que les ecoliers connaissent; c'est celui qui a cree les ames d'Auguste, de Polyeucte, de Pauline, de Camille, de Chimene et de Viriate; mais il y a un Corneille moins connu, qui a ecrit quarante mille vers peu lus de nos jours et qui a bati trente melodrames, dont quelques-uns, comme _Attila_, sont inintelligibles, dont quelques-uns, comme _Nicomede, Rodogune, Don Sanche d'Aragon_, sont tres amusants, pleins d'_action_, d'incidents, d'entreprises, de meprises, de surprises et de reconnaissances. C'est ce theatre-la que Voltaire a invente. Sauf vers la fin de sa vie, et dans sa decadence lamentable, il n'a pas invente autre chose. Et ce n'etait pas maladroit, Racine etant tres present aux memoires, Corneille, le Corneille melodramatiste du moins, beaucoup moins familier aux esprits, Racine n'etant pas tres imitable, et Corneille, quand il n'est qu'habile, pouvant etre vaincu en habilete.--Tant y a que c'est la ce que Voltaire a fait, avec une application soutenue et une honorable dexterite. Prendre un sujet de Racine, ou un sujet de Corneille aussi, quelquefois de Shakspeare, et le traiter en melodrame, sans psychologie, sans peinture des variations et des demarches compliquees des sentiments, avec beaucoup de petits faits formant intrigue, c'est ou il s'est montre ouvrier habile et souvent heureux. C'etait "depasser" Racine en marchant a reculons; ce n'etait peut-etre pas donner un theatre nouveau a la France: il est vrai que c'etait lui en rendre un. Il a repris deux fois le sujet d'_Athalie_, et deux fois il a comme noye la tragedie dans un melodrame. _Semiramis_ c'est _Athalie_ sans Joad, et sans Athalie (avec un peu d'_Hamlet_ rudimentaire). Joad y est reduit a rien. Voltaire n'a pas compris que Joad est le caractere le plus profond et le plus interessant du theatre de Racine, et qu'une _Athalie_ sans Joad est bien amoindrie; et c'est une _Athalie_ moins Joad qu'il ecrit. Ajoutez que sa reine Semiramis est une Athalie singulierement obscure, a peu pres indefinissable et presque inintelligible. Mais en revanche que de spectres, que d'incestes, que de parricides, que de fratricides, et quelle "meprise"! _Mahomet_, c'est _Athalie_, et cette fois avec Joad comme personnage principal. Mais Mahomet est un Joad sans profondeur, et comme sans ressort intime. Ce n'est pas plus Mahomet qu'un ennemi quelconque de Zopire. C'est un scelerat; ce n'est pas un fanatique. C'est un ambitieux qui sait faire tuer son rival, ce n'est pas un "seducteur" d'ames qui cree autour de lui des devouements aveugles et forcenes.--Il n'y a qu'une chose qu'on ne comprenne pas, c'est son influence sur Seide. Figurez-vous un Joad dont on ne pourrait pas comprendre l'ascendant sur Abner. C'est le fond des choses qui manque. Mais l'aventure, sauf une maladresse ou deux, est bien menee, et l'interet de curiosite bien menage. _Merope_ c'est _Andromaque_; mais le procede est le meme que ci-dessus. Dans Racine, des le premier acte, _Andromaque_ est placee entre Pyrrhus et Astyanax a sauver. Qu'elle se decide! Et la decision doit ne se produire qu'au denouement. Racine ne craint pas de laisser Andromaque pendant cinq actes en cet etat d'incertitude, parce qu'il sait que cette incertitude est toute la piece, parce qu'il sait aussi que, des mouvements divers d'une ame pressee entre deux devoirs, il saura faire toute une piece, et que c'est son art meme.--Que Voltaire est plus prudent! Ce n'est qu'apres trois actes qu'il mettra Merope dans cette situation. Le reste sera incidents, meprises invraisemblables, complication etrange, bizarre (et interessante du reste) de menus faits, de peripeties et de coups de theatre qui supposent une combinaison bien extraordinaire de circonstances et une bonne volonte un peu forte du parterre.--La _convention_ propre au melodrame, c'est la naivete du spectateur. _Zaire_, c'est _Othello_ avec beaucoup de _Mithridate_; mais tirer de la jalousie seule cinq actes de tragedie, pour Voltaire ce n'est pas du theatre. Que Zaire ait perdu son frere, ait perdu son pere, et retrouve son pere et retrouve son frere et qu'il y ait "reconnaissance" et qu'il y ait "meprise"; voila du theatre! Pendant le temps que prennent ces choses, on n'est pas force d'avoir du genie. _Alzire_ c'est _Polyeucte_, un Polyeucte d'Ambigu. Que Polyeucte ait epouse une fille recherchee autrefois par Severe, et que Severe revienne tout-puissant, voila une "situation piquante", comme dit Voltaire. Mais elle n'est pas assez piquante. Il y faut plus de complication. Supposez que Polyeucte ait un pere qui a ete sauve jadis par Severe. Supposez que Severe ait ete persecute par Polyeucte. Supposez que Polyeucte ignore que son pere a ete sauve jadis par Severe. Supposez que Severe ignore que Polyeucte est le fils de l'homme qu'il a sauve. Vous avez le point de depart d'_Alzire_ et vous voyez combien de meprises et de brusques revelations et de beaux coups de theatre vous pouvez attendre.--Quant a Pauline entre Polyeucte et Severe, c'est chose moins importante et qui pourra etre considerablement abregee, et qui le sera; n'en faites aucun doute. Par exemple, Alzire demandera a Guzman la grace de Zamore, c'est-a-dire a l'homme qui l'aime la grace de l'homme qu'elle aime. Main elle n'osera pas le faire longuement. Trois phrases, une reticence, et c'est fini. Et quand elle se retrouve avec sa confidente, elle dira: "J'assassinais Zamore en demandant sa vie!" Mais voila precisement la scene qu'il fallait faire! Elle est contenue dans ce vers. Il fallait tout un long combat ou Alzire, s'avancant, reculant, revenant par detours, tirant parti de l'amour qu'elle inspire en tremblant de reveler celui qu'elle ressent, compromettant Zamore en le defendant trop, et vite, quand elle s'en apercoit, se faisant douce a Guzman pour regagner le terrain perdu; laissant voir au spectateur ses sentiments vrais sous les evolutions tantot habiles, tantot moins adroites de sa strategie pieuse, nous donnat tout un tableau riche et varie des agitations de son coeur.--Seulement, cela, c'eut ete du Racine. Voltaire ne peut qu'indiquer d'un mot ce dont Racine fait tout un acte. Ce vers de tout a l'heure, c'est une note de critique intelligent au bas d'une page de Racine. _Irene_ c'est le _Cid_; mais, comme dans _Merope_, Voltaire n'aborde la veritable tragedie qu'au troisieme acte. Figurez-vous un _Cid_ qui, au lieu d'un acte de prologue, en aurait deux et demi. Les deux amants separes par un crime ne sont separes par ce crime qu'a la fin du troisieme acte. Et ces deux amants, Corneille, naivement, les fait se parier sans cesse, sachant que le drame est dans ce qu'ils pourront se dire, et se taire; Voltaire, prudemment, les empeche le plus possible de se parler. Le spectateur ne demande qu'a les voir l'un en face de l'autre, et il ne les voit jamais que separement. L'impuissance psychologique eclate, en ce theatre, dans la composition et la contexture de tous les ouvrages. Les plus brillants, comme _Tancrede,_ sont fondes, non sur l'analyse des sentiments de l'ame humaine, mais sur une meprise initiale que tous les personnages font des efforts inouis pour prolonger. Les heros de Voltaire sont des hommes charges par lui de ne se point connaitre contre toute apparence, et de retarder de toutes leurs forces pendant quatre ou cinq actes le moment de la reconnaissance. Ils y mettent un zele admirable.--Ces tragedies sont tellement des melodrames qu'elles commencent deja a etre des vaudevilles. On sait qu'entre le melodrame moderne et le vaudeville, il n'y a aucune difference de fond. L'un ont fonde sur une ou plusieurs meprises, l'autre sur un ou plusieurs quiproquos. Et la meprise n'est qu'un quiproquo triste et le quiproquo qu'une meprise gaie, et les personnages du melodrame doivent se preter complaisamment a la meprise, et les personnages du vaudeville s'ajuster de leur mieux au quiproquo. Les tragedies de Voltaire ont deja tres nettement ce caractere. Combien le chemin est etroit en meme temps que sinueux, que doit suivre docilement Merope, sans faire un pas a droite ou a gauche, pour en arriver a lever le poignard sur la tete de son fils avec un reste de vraisemblance; on ne l'imagine pas si l'on n'a point le texte sous les yeux. C'est ce que les auteurs de petits theatres appellent "filer le quiproquo." Il y avait deja quelque chose de cela dans _don Sanche d'Aragon_. Voltaire est un eleve de ce Corneille inferieur a lui-meme qui a mis beaucoup de comedie d'intrigue dans un grand nombre de ses tragedies. L'esprit qui regne dans ces ouvrages d'imitation, et qui en a fait en partie le merite aux yeux des contemporains et qui, pour nous, est au moins important a considerer en ce qu'il marque fortement la distance entre le XVIIIe siecle et le XVIIe, c'est un esprit de compassion, de menagement pour les nerfs et la "sensibilite" des spectateurs. C'est un esprit, et je ne dis que la meme chose en d'autres termes, d'optimisme relatif, qui porte Voltaire a ne pas presenter les heros tragiques ni comme trop epouvantables, ni comme trop malheureux. Il adoucit tres "philosophiquement", et comme il convient en un siecle de "lumieres", l'apre et rude tragedie antique, acceptee le plus souvent par Corneille, et que Racine, quoi qu'en pense Voltaire, n'a nullement (ce serait peut-etre le contraire) amollie et enervee.--La tragedie etait un spectacle de terreur et de pitie fait pour interesser, avant tout; mais aussi, un peu, pour faire reflechir l'homme sur l'affreuse misere de sa condition, sur tous les crimes et malheurs que, soit l'immense hasard ou il est jete, soit les redoutables forces aveugles, desordonnees et folles qu'il porte en son coeur, peuvent lui faire commettre, ou subir. A ce compte on sait si Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakspeare, Corneille souvent, Racine toujours, entendent bien ce que c'est qu'une, tragedie.--Voltaire l'entend aussi; mais il aime a adoucir les choses. L'epicurien reparait ici. Voltaire n'a rien de feroce. Il n'est pas "Crebillon le barbare". Il veut que les grands crimes soient commis, puisqu'il en faut dans les tragedies; mais il aime qu'ils soient commis par megarde. Il a pleure bien des fois (on le voit par une dizaine de passages de ses dissertations et de ses lettres) sur cette pauvre Athalie si mechamment mise a mort par Joad. Il s'etonne que Joad ne laisse pas Eliacin s'en aller avec Athalie et devenir son fils adoptif; ce qui arrangerait tout. Voyez-vous l'homme qui ne se represente pas les grandes passions furieuses et absorbantes, ambition ou fanatisme, et qui, partant, ne se fait pas une idee vraie de la tragedie. Aussi, quand il en fait une, il tempere et il biaise. Semiramis sera tuee par son fils, mais par meprise, et a cause de l'obscurite qui regne dans ce maudit caveau. C'est Assur qu'Arsace croyait tuer. Il pourra se consoler.--Clytemnestre sera tuee par Oreste, mais dans la confusion d'une melee; c'est Egisthe qu'Oreste cherchait de son poignard. Il pourra s'excuser aupres des Furies. Notez qu'il n'a tue Egisthe lui-meme que parce qu'Egisthe voulait le faire mourir. Il etait dans son droit; il faut qu'il soit dans son droit. Voila la tragedie philosophique. Cela est curieux en soi, et ensuite en ce qu'il contribue a expliquer la derniere maniere de Voltaire tragique, ou plutot une maniere que, sans abandonner l'autre, Voltaire a prise souvent vers la fin de sa carriere. --Reconnaissons que, vers la fin, assez souvent, Voltaire n'imite plus. Il invente. Il imagine des romans philosophiques vertueux, auxquels il donne le nom de tragedie. Ce sont l'_Orphelin de la Chine_, les _Scythes_, et les _Guebres_, et les _Lois de Minos_. Ce sont des histoires attendrissantes, destinees a faire aimer la justice, l'humanite et la tolerance, racontees tres lentement, sous forme de dialogue, en vers. Au fond, ce sont des _Belisaires_. Le melodrame s'est degage peu a peu de la tragedie et maintenant se presente a l'etat pur. Il s'insinuait precedemment, dans une carapace de tragedie classique; en gardait les formes exterieures; sous cette enveloppe multipliait les complications et les rouages, et faisait du tout une tragedie a quiproquos. Maintenant il se montre a nu, simple histoire edifiante et un peu fade, propre a inspirer a ceux qui la liront un peu de vertu bourgeoise, et n'est plus qu'un roman-feuilleton. L'alexandrin seul reste encore comme marque traditionnelle d'une vieille maison. Cette transformation de la maniere dramatique de Voltaire est due a deux causes. D'abord elle est, comme je viens de dire, une evolution naturelle: le melodrame a pris conscience de lui-meme, a grandi, et a brise sa chrysalide; ensuite Voltaire a suivi son temps. Autour du lui le melodrame, tout franc, et sans melange de vieille tragedie, s'est produit et developpe, avec La Chaussee, plus tard avec Diderot et avec Sedaine. Voltaire a d'abord raille ce genre de tout son coeur; puis, apres deux ou trois variations successives, n'aimant pas a etre en minorite, il s'est habitue a ce genre et a fait des comedies sur ce modele; et enfin il en arrive a y plier sa tragedie elle-meme. Remarquez que dans sa correspondance, a deux ou trois reprises, il finit par donner a ses _Scythes_ leur veritable nom; gueri de ses vieilles repugnances, il les appelle "_un drame_"; et il a raison. Au fond sa tragedie n'avait jamais ete autre chose; seulement il a mis cinquante ans a s'en apercevoir. Ces pieces, comme tous les ouvrages d'imitation, sont ecrites dans une langue qui n'est ni mauvaise ni bonne, qui est indifferente. C'est une langue de convention. Elle n'est pas plus de Voltaire que de Du Belloy; elle est de ceux qui font des tragedies en 1750.--Il est etonnant, meme, a quel point elle ne rappelle aucunement la langue de Voltaire. Elle n'est pas vive, elle n'est pas alerte, elle n'est pas serree, elle n'est pas variee de ton. Elle est extremement uniforme. Une noblesse banale continue, et une elegance facile, implacable, voila ce qu'elle nous presente. L'ennui qu'inspirent les tragedies de Voltaire vient surtout de la. On souhaite passionnement, en les lisant, de rencontrer une de ces negligences involontaires de Corneille, ou un de ces prosaismes voulus de Racine, que Voltaire lui reproche. On souhaite un ecart au moins, ou une faute de gout. On ne trouve, pour se divertir un peu, que quelques rimes faibles, nombre de chevilles, et quelquefois la fausse noblesse ordinaire tournant decidement a l'emphase, ce qui amuse un instant.--Disons aussi qu'on peut rencontrer deux ou trois tirades veritablement eloquentes. Celle de Luzignan dans _Zaire_ est celebre. Elle est justement celebre. Voltaire est incapable de poesie; il n'est pas incapable d'eloquence. Il y en a quelquefois dans la _Henriade_; il y en a quelquefois dans les _Discours sur l'homme_, qui sont decidement ce que Voltaire a fait de mieux en vers. Voltaire est capable de s'eprendre d'une idee generale jusqu'a l'exprimer avec vigueur, avec ardeur, ce qui donne le mouvement a son style, et avec eclat. Les tragedies de Voltaire sont des melodrames entrecoupes de "Discours sur l'homme"; on en peut detacher d'assez belles dissertations, comme celle d'_Alzire_ sur la tolerance. C'est butin tout pret pour les "_morceaux choisis_"; et c'est bien le peche de Voltaire, d'avoir, dans ses oeuvres d'art, travaille pour les morceaux choisis, et peut-etre avec intention. On a felicite Voltaire d'avoir "agrandi la geographie theatrale", c'est-a-dire d'avoir pris ses sujets en dehors de l'antiquite, et, indistinctement, dans tous les temps et tous les lieux, moyen age, temps modernes, Europe, Asie, Afrique, Amerique, Extreme Orient, etc.--Puis on le lui a reproche, en faisant remarquer combien ses Assyriens, Scythes, Guebres, Chinois et chevaliers du moyen age ressemblent a des Francais du XVIIIe siecle, et que, par consequent, ce grand progres est bien illusoire. C'est la "couleur locale" qu'il fallait donner au theatre si l'on faisait tant que d'y introduire tantot des turcs et tantot des mandarins.--Le reproche fait a Voltaire d'avoir manque de couleur locale me touche infiniment peu. Il n'y aura jamais au theatre de couleur locale. On appelle couleur locale ce qui distingue tellement une nation de celle dont je suis, que je ne le comprends pas, que je n'arrive a le comprendre qu'apres mille patients efforts. Par definition cela est impossible a mettre au theatre,--ou, si on l'y met, sera perdu, ne pouvant pas etre compris vite,--ou, si on l'explique longuement, fera du drame la plus ennuyeuse des conferences. En d'autres termes, a quelque point de vue qu'on se place, il n'en faut point. S'il est vrai qu'un Japonais insulte s'ouvre le ventre pour venger son injure, a voir cela en scene je ne serai point touche, n'y comprenant rien; ou si on me renseigne par un cours sur les moeurs japonaises, je m'ennuierai.--Si Joad m'interesse, au contraire, c'est que (sauf quelques details tres rapidement jetes, et qui, dans cette mesure, piquent ma curiosite, et me depaysent juste assez pour m'amuser) Joad n'est pas un pretre juif, formellement, exclusivement; c'est un pretre chef de parti, comme moi, homme du XVIIe siecle, sortant du XVIe, j'en connais vingt. Voila la mesure. Il n'y a donc pas a en vouloir a Voltaire de n'avoir point fait des Assyriens vraiment Assyriens et des Chinois vraiment Chinois. Mais, a ce compte, a-t-il donc en tort de sortir du domaine consacre de l'antiquite?--Je dis encore non. La vraie couleur locale n'est pas chose de theatre; mais depayser un peu le spectateur, sans pretendre a plus, je l'ai dit, cela n'est point mauvais. Cela le reveille, le dispose bien, fait qu'il ouvre les yeux, condition necessaire pour bien ecouter, _localise_ son attention; rien de plus; mais c'est la fixer. Racine sait bien ce qu'il fait en nous parlant du labyrinthe au debut de _Phedre_, du serail au debut de _Bajazet_, de l'Euripe au debut d'_Iphigenie_, et du Temple au debut d'_Athalie_. Passe le premier acte, sa tragedie pourrait, a bien peu pres, se passer a Paris: c'est l'histoire d'une femme amoureuse ou d'un pretre conspirateur; on n'a pas besoin de savoir l'histoire ou la geographie pour la suivre; mais l'impression premiere etait utile.--Voltaire, avec moins de talent, a fait de meme, et il a eu raison. De vraie couleur locale il n'en a point mis; le minimum, je dirai presque la petite illusion necessaire, ou agreable, de couleur locale, il l'a donnee. Il l'a rendue plutot, et c'est la son merite. Rappelez-vous que, de son temps, on etait, sur ce point, en arriere de _Bajazet_, et de Corneille. On n'osait plus s'ecarter de l'antiquite grecque et latine: "C'est au theatre anglais que je dois la hardiesse que j'ai eue de mettre sur la scene les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume."--"L'auteur de _Manlius_ prit son sujet de la _Venise sauvee_, d'Otway. Remarquez le prejuge qui a force l'auteur francais a deguiser sous des noms romains une aventure connue, que l'Anglais a traitee naturellement sous des noms veritables... Cela seul en France eut fait tomber sa piece."--Voltaire n'a point elargi le domaine tragique, il a tout simplement varie les sujets; il n'a point, et pour bonne cause, invente la couleur locale, mais il a affranchi le theatre de la routine greco-romaine. C'etait un progres, en ce sens que c'etait une excitation. Ce n'etait point ouvrir une source; mais c'etait stimuler l'attention du public, l'imagination des auteurs. De la, bien plus que de Shakspeare, est venu plus tard le theatre romantique. Les drames romantiques de 1830 sont des tragedies de Voltaire enluminees de metaphores. Et si ce n'est pas un tres grand service rendu a la litterature francaise d'avoir, en revenant a _Don Sanche_, conduit a _Hernani_, c'en est un de n'en etre pas reste a _Manlius_. Les comedies de Voltaire ressemblent a ses tragedies de la derniere maniere, et peuvent etre un des chemins qui l'y ont amene. Ce sont de petits contes moraux, ou de petites nouvelles sentimentales. Un roman conte lentement et solennellement, en dialogue, en alexandrins, c'est, le plus souvent, une tragedie de Voltaire; un conte deduit lentement, en dialogue, en vers de dix syllabes, une comedie du Voltaire n'est jamais autre chose. Pour faire lire et un peu gouter les tragedies de Voltaire, je dis quelquefois: "Sachez les lire en prose. Abstraction faite du vers, elles interessent." Je dirai des comedies: "Lisez-les comme des contes, prises ainsi, elles sont interessantes." Il n'y a nulle psychologie, nulle peinture des caracteres, et presque (et cela etonne) nulle observation meme des petits travers et ridicules courants. Mais ce sont de jolies petites histoires. La _Prude_ est un _conte_ charmant. La suite et l'enchainement des scenes, les entrees et les sorties, la forme dialoguee elle-meme, ce semble, sont un peu des genes pour Voltaire, et il court moins lestement que dans un conte proprement dit; mais le conte est fait cependant, et il est agreable. La verve, l'invention facile de petites aventures amusantes est la, comme par-dessous, un peu offusquee et refroidie; mais on la retrouve. On voudrait que cela fut raconte, tout simplement. L'_Enfant prodigue_ est de meme, et aussi _Nanine_. Ce n'est jamais dramatique, et ce n'est jamais _en scene_. On ne voit jamais les forces diverses du petit drame former rouage, peser l'une sur l'autre, s'engrener, et se froisser de plein contact. Dans un _Tartufe_ ecrit par Voltaire, Tartufe serait hypocrite de son cote, et Orgon credule du sien. Ils ne se rencontreraient point. Dans un _Avare_ ecrit par Voltaire, Harpagon serait avare en _a parte_, et _Frosine_ intrigante en monologue. Ils ne se heurteraient guere. Et, d'autre part, le relief manque; ce qui fait qu'une scene, meme a la lire, s'arrange d'elle-meme pour le theatre et s'y ajuste, y est vue s'y posant et s'y mouvant, a la vie scenique, en un mot, chose plus facile a sentir qu'a definir; cela fait defaut a Voltaire bien plus dans ses comedies que dans ses tragedies. Des contes, rien de plus; un conte moitie sentimental, moitie satirique comme l'_Ecossaise_; un conte sentimental et moral comme _Nanine_, sorte d'_Ami Fritz_ plus romanesque; un conte vertueux et "attendrissant", dans le gout de La Chaussee, comme l'_Enfant prodigue_, mais toujours des contes, ou le _fait_, d'une part, l'_intention morale_, de l'autre, font l'interet. Mais en matiere de comedie ce sont justement ces deux choses-la qui sont d'un interet mediocre.--C'est dans son theatre comique que l'impuissance psychologique de Voltaire et son impuissance a creer des etres vivants eclatent le plus, sans doute parce que c'est dans le theatre comique que les qualites ou de createur ou d'observateur penetrant sont le fond de l'art. Toutes les grandes formes de l'art, Voltaire s'y est donc essaye, toujours avec un demi-succes, pour les memes causes pour lesquelles il a touche a toutes les grandes idees sans les approfondir. Il n'etait pas capable de _detachement_; et c'est l'honneur des grands artistes que la meme vertu leur soit essentielle et necessaire qu'aux grands penseurs, et c'est l'honneur des grands penseurs que la meme vertu leur soit essentielle et necessaire qu'aux grands artistes. Aux uns comme aux autres, avec une personnalite puissante et exceptionnelle, il faut la faculte de sortir de soi. Aux grands penseurs il faut la puissance de s'eprendre des idees et de les aimer pour elles-memes sans consideration de ce qu'elles peuvent avoir d'utile ou de nuisible a notre parti ou notre fortune;--aux grands artistes il faut la connaissance de l'homme, qui ne s'acquiert qu'en observant les autres avec impartialite, detachement tres difficile; ou en s'observant soi-meme sans complaisance, detachement plus rare encore;--et il leur faut la sensibilite vraie qui est pitie de frere et non d'epicurien aristocrate;--et il leur faut l'imagination ardente qui est plein oubli de soi-meme et ravissement a la poursuite du beau. C'est cette puissance de s'arracher a soi qui a toujours manque a Voltaire, soit comme penseur, soit comme poete, et c'est pour cela qu'il n'a atteint les sommets d'aucun art, comme il n'a touche le fond de rien.--Et comme nous avons vu qu'il a ete conservateur sans les vertus conservatrices, deiste sans comprendre l'idee de Dieu, monarchiste sans entendre le principe monarchique, et ainsi de suite; il a ete poete, aussi, sans le fond et la source vive de la poesie. Du reste, prive de ces hautes facultes qui font l'homme superieur, n'y ayant d'homme superieur que celui qui d'abord est superieur a lui-meme, on peut encore etre un homme curieux, intelligent et spirituel, ce qui suffit aux genres dits secondaires, et c'est ce que Voltaire a ete, et c'est dans ces genres qu'il a excelle. VI SON ART DANS LES "GENRES SECONDAIRES" Voltaire est agilite d'esprit, par soif et veritable besoin de connaitre. Parmi toutes ses petitesses, c'est sa noblesse et sa distinction. Sans avoir le plein devouement au vrai, il en a le gout. Quand ses passions ordinaires ne traversent et ne contrarient pas celle-la, il est tres beau d'ardeur et d'impetuosite, et de patience meme, a la recherche. Ses livres d'histoire lui font grand honneur. Ce qu'ils ont qui les recommande le plus, c'est d'avoir ete refaits chacun dix fois. Les nouveaux renseignements, sans relache cherches, sans humeur accueillis, sans impatience enregistres, trouvent indefiniment leur place dans ces volumes. Voltaire aime cette enquete sur le monde, qu'il s'est proposee de tres bonne heure, comme sur d'une longue existence et d'une inepuisable puissance du travail. Il la poursuit toujours, a travers ses erreurs, ses coleres et ses desespoirs. C'est la partie vraiment glorieuse de sa vie. On aime a croire qu'il s'y reposait et s'y epurait. A coup sur il s'y plaisait. Si l'_Essai sur les moeurs_ sent trop le pamphlet, et souvent inquiete et parfois irrite, le _Siecle de Louis XIV_ et _Charles XII_ et _Pierre le Grand_ sont des oeuvres de conscience, d'exactitude et de grand talent. Et sans doute, reprenant mes considerations generales, je pourrais bien dire qu'ici encore la penetration de Voltaire a ses limites ordinaires; que, si bien informe des choses de l'Europe moderne, le mouvement general de l'histoire de l'Europe moderne lui echappe; que sa politique est bornee comme elle est peu genereuse; que l'ecrasement des petits par les colosses ayant pour resultat dans l'avenir la pesee, redoutable et ruineuse pour tous, des colosses les uns sur les autres, il ne l'a pas vu venir, ou s'y est resigne bien complaisamment, ou l'a souhaite; que, comme le pressentiment de l'avenir, le sentiment du passe parfois lui fait defaut; que l'ame du XVIIe siecle francais, si pres de lui, a savoir la grandeur morale, le haut ideal et l'ardent patriotisme, est chose dont il ne s'apercoit guere.--Mais j'aime mieux voir de quel soin minutieux il poursuit le menu detail instructif, le trait de moeurs caracteristique et curieux, de quel art aussi il fait revivre avec une sympathie vraie ce siecle de ses predecesseurs qu'il admire au moins pour sa gloire litteraire et artistique. Il n'y a de patriotisme, en tout Voltaire, que dans le _Siecle de Louis XIV_; mais vraiment, ici, il y en a.--Et, peut-etre on me dira que Voltaire est bien adroit, et que le _Siecle de Louis XIV_ ecrit a Berlin etait une jolie parade a l'adresse de ceux qui l'appelaient "le Prussien", une rentree eventuelle bien menagee, et un bon passeport de retour; mais j'aime mieux me figurer l'homme qui a ete Francais au moins en ceci que personne ne fut jamais plus Parisien, sentant, une fois en sa vie, l'amour du pays lui venir au coeur au moment ou le sol natal lui manque; et, par le soin qu'il prend de dresser un monument a l'honneur de sa patrie, se consolant, ou se chatiant, de l'avoir quittee. On lira toujours les livres d'histoire de Voltaire, parce que la qualite maitresse de l'historien, comme l'a dit Thiers, c'est l'intelligence, et que--sauf cette intelligence generale, etendue, penetrante, qui saisit les lois d'existence et de developpement de l'humanite, qui est celle d'un Montesquieu, et qui suppose l'esprit philosophique--Voltaire a toutes les lumieres, toutes les agilites, toutes les adresses, et toutes les prudences et tous les scrupules de l'intelligence.--On les lira toujours, parce que le merite essentiel de l'histoire est la clarte, et que Voltaire est souverainement clair et limpide.--On saura toujours que le tableau de l'Europe depuis le XVe siecle dans l'_Essai sur les moeurs_ est un chef-d'oeuvre, et que les _recits_ du _Siecle de Louis XIV_ et de _Charles XII_ sont incomparables de vivacite, de verve et de lumiere. On reprochera toujours a ces livres d'etre insuffisamment composes. Sauf _Charles XII_, parce que _Charles XII_ est un pur recit, ces ouvrages ne sont jamais construits, amenages et ramasses autour d'une idee centrale qui les commande et les soutienne. Ils commencent, finissent, et recommencent. On l'a dit du _Siecle_; on ne l'a pas dit assez de l'_Essai_, si admirable par endroits. L'_Essai_ est souvent indefinissable. Est-ce de la philosophie de l'histoire? Est-ce de l'histoire anecdotique? C'est de la philosophie de l'histoire intermittente, et de l'histoire sautillante et saccadee. C'est une etude sur "l'esprit et les moeurs" qui s'oublie elle-meme a chaque instant, et laisse la place a l'histoire proprement dite, incomplete du reste, ou au desordre tumultueux des petits faits amusants et des anecdotes satiriques. A tout prendre, c'est un joli chaos. Le livre ferme, cherchez a en retrouver ou retablir la ligne generale et le dessin. C'est le defaut supreme de Voltaire, comme aussi de tout son siecle. Jusqu'a Rousseau et Buffon, ce qu'on voit qui a ete perdu dans les choses de lettres, c'est le sentiment du rythme. Les ouvrages ne sont plus harmonieux. L'_Esprit des Lois_ ne l'est pas. Les ouvrages de Diderot ne le sont jamais. Les romans du XVIIIe siecle sont invertebres. Les livres de ces hommes sont sans rythme, leur art est sans loi secrete, leurs oeuvres ne sont pas des concerts, parce que leurs pensees sont toujours un peu des aventures. Ils n'ont pas de juste ordonnance dans leurs ecrits, parce que, si intelligents qu'ils soient, ils sont toujours un peu desequilibres. La curiosite est une muse, la coquetterie en est une autre. On devrait les grouper toutes deux autour du medaillon de Voltaire. Voltaire est un eternel desir de plaire parce qu'il est un insatiable besoin de jouir; et au souci de plaire il a donne tout ce qu'il ne donnait pas a la curiosite, et la coquetterie a fait la moitie de son talent, a fait meme son talent le plus original, le plus pur et le plus sincere. Ici les choses sont a l'inverse de ce que nous avons vu jusqu'ici: son egoisme, la tyrannie que le _moi_ exerce sur lui ne limite plus son talent; elle le sert. Car si le detachement est une condition du grand art, la forte attache a soi-meme est une condition du petit; ou plutot les hommes ont eu l'instinct et ont pris l'habitude d'appeler grand art celui qui suppose et qui exige le detachement, et art inferieur, ou genres secondaires, ceux qui permettent a l'auteur de ne pas cesser de songer a soi. C'est dans ces genres que Voltaire a eu tout son jeu et tout son succes. Il a ete excellent et charmant en tout ouvrage ou il faisait les honneurs de sa propre personne, divinement accommodee. Le conte en prose, la nouvelle en vers, le billet en vers, la lettre en prose, ou en prose et vers, sont vraiment son domaine, son domaine au sens precis du mot, sa maison paree et brillante, ou il vous recoit avec mille graces.--Qu'est-ce qu'un conte pour Voltaire? Une causerie ou le principal personnage est l'auteur, une anecdote bien dite par le maitre de maison accoude a sa cheminee, et ou ce qui interesse ce n'est ni le heros ni l'aventure, mais les reflexions, les digressions, les intentions et les malices. On sait que Voltaire n'aime pas les romans anglais, ni en general les romans. Cela est bien naturel. Un vrai romancier est un etre assez singulier qui rencontre un homme dans la rue, s'interesse a sa facon de marcher et le suit toute sa vie, pour raconter aux autres ce qu'etait cet homme et quelle etait sa maniere de penser et de sentir. Voltaire n'a point un tel gout d'observateur. Ce qu'il aime c'est le conte ou la nouvelle servant d'un cadre agreable a une pensee satirique ou malicieuse de M. de Voltaire. Ainsi ne lui ferai-je point ce reproche que les personnages de ses petites histoires n'existent pas plus, existent moins encore, que ceux de ses tragedies ou comedies. Il le sait bien, et qu'il n'a pas fait de vrais romans, ni cree de caracteres, non pas meme mitoyens, comme celui d'un Gil Blas. Un roman de Voltaire est une idee de Voltaire se promenant a travers des aventures divertissantes destinees a lui servir et d'illustrations et de preuves. C'est un article du _Dictionnaire philosophique_ conte, au lieu d'etre deduit, par Voltaire.--Et c'est pour cela qu'il est exquis; c'est Voltaire lui-meme, mais moins apre et moins irascible, au moins dans la forme, qui s'arrange et s'attife, et se compose une physionomie et un sourire, et glisse ses epigrammes, au lieu d'assener ses violences, avec un joli geste, adroitement, nonchalant, de la main. Quand on ferme un de ces petits livres, on n'a vecu ni avec Zadig, ni avec Candide, mais avec Voltaire, dans une demi-intimite tres piquante, qui a quelque chose d'accueillant, de gracieux et d'inquietant. Ses billets et ses lettres sont de meme. Voyez comme c'est bien la coquetterie qui est la region moyenne ou Voltaire se trouve le plus a l'aise. Dans l'attaque il est grossier, et ses epigrammes sont bien loin de valoir ses madrigaux. Rien ne degoute plus que ses factums de poissarde contre les Desfontaines, les Freron, les Nonotte, les Pompignan meme et les Maupertuis. On a beaucoup trop dit que la haine l'a bien servi; et je plains un peu ceux qui prennent dans celle partie des papiers de Voltaire l'idee qu'ils se font de l'esprit.--Et d'autre part l'amour, l'amitie l'inspirent assez mal. Il y est froid, bref, ou hyperbolique. Il n'a pas le ton.--Et encore la louange decidee, dechainee et a corps perdu lui sied tres peu. Frederic et Catherine ne peuvent s'empecher de lui dire: "Laissez-nous donc tranquilles avec vos eternels Salomon et Semiramis."--Mais ses simples "amabilites" sont ravissantes. Quand il a a faire sa cour a une grande dame, a un grand seigneur, ou a Dalembert; quand il a a obtenir quelque chose, ou a rappeler quelqu'un au souvenir de lui, ou a se faire pardonner, ou a se faire aimer un peu et un peu craindre, ou a menager et circonvenir une jeune gloire qui perce, il a des ressources infinies de seduction, de finesse, de delicatesse meme, de bonne humeur, de malice qui se montre juste assez pour qu'on voie qu'elle se cache. C'est la qu'il a mis tout son esprit, qui fut le plus prompt, le plus eclatant, le plus souple aussi et le plus sur de lui qui fut jamais. C'est un delice que la premiere lettre a Rousseau (avant toute brouille) sur le discours des _Lettres et des arts_. Jamais on n'a contredit avec tant de bonne grace, loue avec plus de malignite badine, et salue avec plus de correction a la fois digne, sympathique et impertinente. On sent la, qui se dissimule, rentre au moment qu'elle sort, et ne laisse luire qu'un eclair, une epee souple, etincelante et effilee, a poignee de nacre.-- Sa lettre a l'abbe Trublet entrant a l'Academie est une petite merveille de gentillesse narquoise, d'espieglerie elegante et fine, qui n'oublie rien, pardonne tout et force, quoi qu'on en ait, a pardonner et oublier. On croit voir des mains de fee legeres, adroites et fortes, roulant un enfant dans un reseau de soies chatoyantes et solides, en le caressant. Ce sont la ses prestiges et ses merveilles. Il a enchante bien des hommes qui ne l'estimaient guere. Il a ete miraculeux dans l'usage des dons secondaires de l'esprit. Une supreme adresse lui a manque, qui eut ete de se restreindre a ces genres qui ne demandent que le talent adroit et spirituel. Les _Discours sur l'homme_; un _Dictionnaire philosophique_ moins pretentieux, et ne touchant point aux grandes questions; les _Contes et nouvelles_; de petits vers inimitables; cinq ou six bons livres d'histoire sans pretendue philosophie de l'histoire; un peu de science intelligemment vulgarisee; des conseils de bon sens a des contemporains sur l'equite, l'humanite et la tolerance: il aurait pu se borner a cela, et il eut ete ce qu'il est, le plus grand des Fontenelle, sans preter a la critique, parfois au ridicule, parfois a un peu de mepris.--Il s'est un peu trompe sur lui-meme. Il faut bien, sans doute, que l'intelligence elle-meme nous soit un instrument d'erreur parmi tous les autres; elle nous trompe en se trompant sur elle: parce qu'elle comprend tout, elle se croit creatrice en toutes choses. Il n'y a guere de critique qui n'ait un moment, si court qu'on voudra, ou il se croit capable de faire, et mieux, les oeuvres dont il voit si net les qualites et les defauts. Il n'y a guere d'explicateur de la pensee des autres, qui ne s'estime lui-meme, l'espace d'un instant, un tres grand penseur. C'est l'erreur, precisement, de Voltaire, je dis la plus noble, la plus genereuse, et fort honorable, de ses erreurs, celle ou ses passions n'ont point eu de part. VII Voltaire a eu la plus grande fortune litteraire, avant et apres sa mort, qu'on ait jamais vue. De son temps il a ete pris pour le plus grand poete de toute l'Europe, ce qui, chose etonnante, tres heureuse pour lui, etait vrai. Sans etre tenu, ce me semble, pour le plus grand philosophe, il a ete trouve tres profond et tres hardi par la plupart. Il a ete assez habile pour etre meme populaire, un peu grace a ses mefaits, un peu grace a ses bienfaits. Il est mort charge de gloire, ce qui laisse dans l'indecision, puisqu'il l'a assez meritee pour qu'on sache gre au dieux de la lui avoir donnee, et assez surprise pour qu'on les en accuse. Il a eu un rare bonheur, qui est que le reve qu'il a concu pour l'humanite a ete realise pour lui. Il a reve pour les hommes une felicite toute materielle, longue vie, bonne sante, aisance, lectures amusantes, bon theatre et gouvernements tyranniques et fastueux. Il a joui a peu pres de tout cela; et s'en est alle a propos pour lui, comme il etait venu.--Il a eu plus qu'il ne souhaitait a ses semblables: il a ete heureux apres sa mort. Une revolution faite en opposition absolue avec celles de ses idees qui lui etaient les plus cheres n'a pas nui a sa gloire, et, je ne sais trop pourquoi, l'a augmentee. Il s'est trouve que de toute cette revolution, democratique, antilitteraire, antiartistique et antifinanciere, qu'ils ont plus subie que faite, ce que les Francais, en definitive, ont le plus aime, c'est qu'elle etait irreligieuse, et Voltaire etait irreligieux, et il est sorti triomphant d'une revolution qu'il eut detestee.--Une revolution litteraire faite, non plus seulement en dehors de lui, mais contre lui, l'a servi encore. Les Romantiques, en leur ardeur inconsideree et un peu ignorante, ont attaque la litterature classique francaise, et Voltaire, qui en etait l'heritier un peu indigne, s'en est trouve le representant le plus soutenu, le plus rappele, le plus acclame, parce qu'il en etait le plus recent; et les exces du Romantisme se sont, pendant longtemps, tournes au profit de Voltaire, plus que de Racine. Et ainsi Voltaire a traverse toute la periode de la Restauration et du gouvernement de Juillet, et meme du second Empire, comme au milieu d'une conspiration en sa faveur. Certaines petites causes ne sont pas sans une grande importance en cette affaire. Voltaire n'avait qu'a moitie raison quand il disait spirituellement, songeant a tout son "fatras": ..... on ne va pas sur Pegase monte Avec si gros bagage a la posterite. Toutes les masses sont imposantes, et combien de critiques, en un pays ou l'on se dispense souvent de lire par admirer, se sont ecries, quelques volumes lus: "Et il y en a encore cinquante! Il y en a toujours encore cinquante! Que d'idees remuees! Que de savoir! Que de recherches! Que de questions soulevees, et resolues!"--Il en faut rabattre. Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu'il y a relativement peu d'idees et peu de questions dans cette encyclopedie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve. Voltaire est l'homme qui s'est le plus repete. Il n'est guere de livre de philosophie, de critique religieuse, d'histoire religieuse surtout, de critique litteraire meme, qu'il n'ait fait dix fois, sous differents titres,--et on les retrouve ensuite dans sa Correspondance. Il a meme certaines plaisanteries qui lui sont cheres, qu'on retrouverait chacune une centaine de fois dans ses oeuvres en faisant un bon index. C'etait simplement un homme tres instruit, se tenant au courant, bien renseigne, qui reflechissait tres vite, qui a vecu longtemps, et qui ecrivait deux pages par jour, ce qui est tres considerable, non pas stupefiant. Mais toute cette bibliotheque en impose. Bien des critiques, aussi, sans s'en rendre compte, lui ont su gre d'avoir ete un si grand personnage. Il est rare qu'un homme de lettres devienne riche, grand proprietaire, grand chatelain et un peu prince. Qu'un sans plus, ou a bien peu pres, soit devenu tout cela, cela ne laisse pas de flatter l'esprit de corps, et dans ce beau mot de "royaute intellectuelle de Voltaire" il n'est pas impossible que le souvenir de ses trois ou quatre chateaux et de ses quatre ou cinq millions soit entre pour quelque chose. Voila de petites explications d'une immense gloire. Il y en a de plus grandes. Il est beaucoup plus rare qu'on ne croit que les grands hommes de lettres soient l'expression du pays dont ils sont, et representent brillamment l'esprit de leur nation. Ni Corneille, ni Bossuet, ni Pascal, ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ne me donnent l'idee, meme agrandie, embellie, epuree, du Francais, tel que je le vois et le connais. Ce qu'ils representent, c'est chacun un cote de l'esprit francais, une des qualites intellectuelles de cette race, comme choisie, et portee par eux a son point d'excellence, ce qui fait precisement que, tant a cause du choix exclusif qu'a cause de la superiorite, ils ne nous ressemblent guere. Voltaire, lui, nous ressemble. L'esprit moyen de la France est en lui. Un homme plus spirituel qu'intelligent et beaucoup plus intelligent qu'artiste, c'est un Francais. Un homme de grand bon sens pratique, de grande promptitude de repartie, de jeu de plume brillant et vif, et qui se contredit abominablement quand il se hausse aux grandes questions, c'est un Francais. Un homme impatient des jougs legers et s'accommodant des plus lourds, c'est un Francais. Un homme qui se croit poete, qui est conservateur de toute son ame, et qui en litterature et en art, est etroitement attache a la tradition, pourvu qu'il ait le plaisir d'etre irrespectueux, c'est un Francais.--Voltaire est leger, decisif et batailleur: c'est un Francais. Il est sincere, d'esprit du moins, et parmi tous ses defauts n'a ni celui de la pedanterie ni celui du charlatanisme: c'est un Francais. Il est a peu pres incapable de metaphysique et de poesie: c'est un Francais. Il est gracieux et charmant en vers et en prose, et eloquent quelquefois: c'est un Francais. Il est radicalement incapable de comprendre l'idee de liberte, et ne sait qu'etre opprime avec malice, ou oppresseur avec delices: c'est un Francais. Il est despotiste dans l'ame et attend tout progres de l'Etat, d'un sauveur intelligent: c'est un Francais. Il n'est pas tres brave; et ceci n'est plus Francais, mais les Francais se sont tellement reconnus en lui par ailleurs qu'ils lui ont pardonne ce defaut, en faveur des autres. Ils lui ont tout pardonne, et s'en detachent, maintenant encore, avec peine. "Que dis-je? Tel qu'il est, le monde l'aime encore." Ce qui avait fini par lui faire tort, c'etaient ses disciples. A force de ne pas lire Voltaire et de l'adorer, certains en etaient tellement devenus a ne retenir de lui que les plus aveugles de ses coleres, et les plus etroites de ses rancunes, et les plus grossieres de ses faceties, que le prince des hommes d'esprit etait devenu le Dieu des imbeciles. Mais ces eleves compromettants disparaissent. La gloire de Voltaire a longtemps, meme apres sa mort, ressemble a une popularite. Il sort, a present, de la popularite pour entrer dans la gloire. Il n'est plus nomme que par les hommes instruits. Ceux-ci savent qu'il est tres grand par sa curiosite ardente, insatiable et souvent heureuse, par la langue excellente de clarte, de vivacite et de joli tour qu'il a parlee, par sa grace inimitable a conter sobrement et spirituellement. Ils savent qu'il n'a pas cree un grand mouvement d'idees, qu'il n'a pas non plus une bien grande influence sur l'histoire des lettres, n'ayant guere inspire que la tragedie de Victor Hugo, moins le style, et la conception historique de Victor Hugo, laquelle passe pour un peu etroite. Mais ils savent qu'on lira toujours un Voltaire en dix volumes qui est une merveille de bonne humeur francaise, de fine satire francaise et d'esprit francais; et que, chose abominable, mais vraie, parmi ceux memes qui ne l'aiment pas, il en est bien peu qui ne fissent le pacte de donner les qualites, meme superieures, de leur caractere, pour les qualites meme secondaires, de son esprit. DIDEROT I L'HOMME Il arrive quelquefois que la litterature est l'expression de la societe. Celle de Diderot est l'expression qui me semble la plus exacte de la petite societe du XVIIIe siecle. Ce qu'on a dit de cette "tete allemande" de Diderot m'etonne fort. Que Rousseau l'est bien davantage! Diderot est eminemment Francais, et Francais du centre, Francais de Champagne ou de Bourgogne, Francais de la Seine ou de la Marne. Et il est Francais de classe moyenne, excellemment. Montesquieu est le parlementaire, Rousseau le plebeien, Voltaire le grand bourgeois, riche, somptueux et orgueilleux. Diderot est le petit bourgeois, le fils d'artisan aise, qui a fait ses etudes en province, qui s'est marie pauvrement, se pousse dans le monde par le travail, vit toute sa vie a un cinquieme etage, toujours demi-ouvrier demi-monsieur, entre une grande dame, imperatrice parfois, qui le rend fou de joie en le traitant bien, et sa femme, petite ouvriere, qui l'ennuie, et qu'il soigne tres, affectueusement, cependant, quand elle est malade. Et il a tous les caracteres communs de cette classe intermediaire. Il est vigoureux, sanguin et un peu vulgaire. Il mange et boit largement, "se creve de mangeaille", comme lui dit une contemporaine, vide goulument des bouteilles de champagne, a des indigestions terribles, et, trait a noter, raconte ces choses avec complaisance. Et il est laborieux comme un paysan, fournit sans interruption pendant trente ans un travail a rendre idiot, a comme une fureur de labeur, ne trouve jamais que sa tache soit assez lourde, ecrit pour lui, pour ses amis, pour ses adversaires, pour les indifferents, pour n'importe qui, bucheron fier de sa force qui, l'arbre pliant, donne par jactance trois coups de cognee de trop. Et il a une vulgarite ineffacable, qu'il ne songe jamais meme a dissimuler. Il est bavard jusqu'a l'extreme ridicule, indiscret jusqu'a la manie, parlant de lui sans cesse, se mettant en avant, se faisant centre constamment, intervenant dans les affaires des autres, arrangeant et examinant les querelles avec candeur, conseiller implacable et meme sottement imperieux. Il ne faut pas que Rousseau vive a la campagne: "Il n'y a que le mechant qui vive seul". Il ne faut pas que Rousseau fasse vivre sa belle-mere dans une maison humide: "Ah! Rousseau! une femme de quatre-vingts ans!" Il ne faut pas que Rousseau prive les mendiants de Paris des vingt sous par jour qu'il leur donnait. Il faut que Rousseau accompagne Mme d'Epinay a Geneve, sinon il est un ingrat, et peut-etre pis. Qu'il l'accompagne a pied s'il ne peut supporter la chaise! Il faut que Falconnet soit de l'avis de Diderot sur Pline, l'Ancien, sur Polignotte et sur M. de la Riviere; sinon les grands mots arrivent, les gros mots aussi. Il a l'amitie bien encombrante et bien contraignante. C'est celle de nos hommes du peuple. Leurs bons sentiments manquent de delicatesse. Indelicat, Diderot l'est a souhait. Le tact lui fait absolument defaut. Certaine espieglerie de jeunesse avec un moine a qui il extorque de l'argent sous promesse d'entrer dans son ordre pourrait etre qualifiee severement. Il se plait a la campagne, en ce Grand-Val qu'il aime tant, a des farces et droleries de charretiers ivres; c'est dans cette mauvaise societe qu'il s'epanouit de tout son coeur; il lache devant des enfants des enormites de propos "qui font pietiner la mere de famille", et il les repete dans sa correspondance; il donne a sa fille des lecons de morale, a bonne fin, mais d'une crudite extraordinaire, et, un peu inquiet, demande ensuite a tous ses amis s'il n'a pas ete un peu loin. Avec cela, excellent homme, serviable, charitable, genereux, probe et large en affaires, homme de famille malgre ses maitresses, aimant son pere, sa mere, sa soeur, sa fille, sa femme meme, je ne puis pas dire de tout son coeur, mais d'une forte et chaude affection, parlant, en particulier, de son pere, en des termes qui font qu'on adore, un bon moment, son pere et lui.--Moralite faible, delicatesse nulle, penchants grossiers, vulgarite, bon premier mouvement du coeur, bons instincts, plutot que vraies qualites domestiques, acharnement dans le travail, honnetete, rectitude et sincerite, mais lourdeur de main dans les relations sociales, voila bien notre petit bourgeois francais, quand, du reste, il est d'un temperament robuste et energique; le voila avec ses qualites et ses defauts; et voila Denis Diderot. Nos indulgences pour lui viennent de la. Il est un de nous, tres nettement. Nous le reconnaissons. Nous avons tous un cousin qui lui ressemble. Nous ne songeons guere a le respecter; mais cela nous aide a l'aimer, a le gouter familierement. Il nous semble toujours que, comme il faisait a Catherine II, il nous frappe amicalement sur le genou. C'est un bon compere. Et comme il a bien, je ne dis pas arrange, et pour cause, mais fait sa vie, en partie double, avec ses defauts et ses qualites! D'une part il fait l'_Encyclopedie_. C'est son bureau. C'est la qu'il est "bon employe". Ponctuel, attentif, devoue absolument au devoir professionnel, travailleur admirable, ecrivain lucide, sachant, du reste, faire travailler les autres, et excellent "chef de division"; il est l'honneur et le modele de la corporation. Decent, aussi, et tres correct en ce lieu-la. Point d'imagination, et point de libertes, du moins point d'audaces. Au bureau il faut de la tenue. L'histoire de la philosophie qu'il y a ecrite, article par article, est fort convenable, nullement alarmante, tres orthodoxe. Ce pauvre Naigeon en est effare et s'essouffle a nous prevenir que ce n'est point sa vraie pensee que Diderot ecrit la. Il s'y montre meme plein de respect pour la religion du gouvernement. Un bon employe sait entendre avec dignite la messe officielle. D'autre part, il fait ses ouvrages personnels, et il s'y detend. Ce sont ses debauches d'esprit. Ce sont ses ivresses. Ils semblent tous ecrits en sortant d'une tres bonne table. Ce sont propos de bourgeois francais qui ont bien dine. C'est pour cela qu'il y a tant de metaphysique. Ils sont une dizaine, tous de classe moyenne et de "forte race". L'un est philosophe, l'autre naturaliste, l'autre amateur de tableaux, l'autre amateur de theatre, l'autre s'attendrit au souvenir de sa famille, l'autre aspire aux fraicheurs des brises dans les bois, l'autre est ordurier, tous sont libertins, aucun n'a d'esprit, aucun, en ce moment, n'a de methode ni de clarte; tous ont une verve magnifique et une abondance puissante; et on a redige leurs conversations, et ce sont les oeuvres de Diderot. II SA PHILOSOPHIE Les idees generales de Diderot, infiniment incertaines et contradictoires, car Diderot n'est pas assez reflechi pour etre systematique, sont cependant ce qu'il y a en lui de plus considerable et digne d'attention. Ce sont des intuitions, mais quelquefois, assez souvent, les intuitions d'un homme superieur. Vous savez, du reste, qu'avec toute sa fougue, il est informe. Il est tres savant, plus que Voltaire, qui l'est beaucoup, infiniment plus que Rousseau, plus peut-etre, plus diversement au moins, que Buffon. Il sait toute l'histoire de la philosophie, d'apres Brucker, sans doute, mais par lui-meme aussi, il me semble; et il la sait bien. On peut le considerer comme l'initiateur de cette science chez les Francais, qui avant lui, j'excepte Bayle, ne s'en doutaient pas. Ses articles de l'Encyclopedie sur _Aristote, Platon, Pythagore, Leibniz, Spinoza_, le _Manicheisme_, sont tout a fait remarquables, et a lire encore de pres. Il est tout plein de Bayle, cette bible du XVIIIe siecle, et connait les sources de Bayle. Cela est beaucoup; ce n'est rien pour lui. Il sait la physique, la chimie de son temps, la physiologie, l'anatomie, l'histoire naturelle, tres bien. Il a compris que les idees generales des hommes se font avec tout ce qu'ils savent, et qu'une philosophie est une synthese de tout le savoir humain. En cette affaire, comme en presque toutes, Voltaire suit la meme voie, mais est en retard. Il en est aux mathematiques, presque exclusivement, ne s'inquiete pas assez, encore qu'il s'inquiete de tout, des sciences d'observation, et nie, legerement, les apercus nouveaux, trop inattendus, ou elles commencent a mener. Diderot est au courant de toutes choses. Il n'y a oreille plus ouverte, ni oeil plus curieux. Dans tous les sens il pousse avec ardeur des reconnaissances hardies et impetueuses. Ses premiers ouvrages, _Essai sur le merite et la vertu, Pensees philosophiques_, sont d'un ecolier qui a, de temps en temps seulement, d'heureuses trouvailles. Mais deja la _Lettre sur les aveugles_ et la _Lettre sur les sourds-muets_ contiennent une philosophie, qui sera celle ou Diderot se tiendra plus ou moins toute sa vie. _L'essai sur le merite et la vertu_ etait religieux et "deiste"; les _Pensees philosophiques_ etaient irreligieuses et "theistes", et peuvent etre considerees comme une esquisse de "morale independante"; les _Lettres_ sur les aveugles et sur les muets sont un programme de philosophie atheistique et materialiste. Pour la premiere fois Diderot y hasarde a nouveau, avec beaucoup de verve et meme d'ampleur, cette ancienne hypothese que la matiere, douee d'une force eternelle, a pu se debrouiller d'elle-meme, en une serie de tentatives et d'essais successifs, les etres informes perissant, quelques autres, parce qu'ils se trouvaient bien organises, devenant plus feconds, les "especes" s'etablissant ainsi, devenant durables, et le monde tel qu'il est se faisant peu a peu a travers les ages. Epicure, Lucrece, Gassendi et toute la petite ecole materialiste du XVIIe siecle, obscure et timide en son temps, reparaissait, et allait user des ressources nouvelles que des recherches scientifiques plus etendues lui fournissaient. En effet, les etudes de Charles Bonnet, de Robinet et de Maillet paraissaient coup sur coup, de 1748 a 1768[72], et toutes sous l'influence de la grande _loi de continuite_ de Leibniz, voyant entre tous les etres une chaine ininterrompue, tendaient obscurement a la doctrine du transformisme; supposaient plus ou moins formellement que les especes, puisque les limites qui les separent sont flottantes et comme indistinctes, pourraient bien, elles-memes, n'avoir rien de fixe, s'etre transformees les unes dans les autres et etre douees d'une force de transformation et d'accommodement aux circonstances qui n'aurait pas encore a present donne ses derniers resultats. Ces hypotheses, qui du reste, encore aujourd'hui, ne sont que des hypotheses, mais considerables, fecondes, et de nature a aider autant qu'exciter le savant dans ses recherches, faisaient rire Voltaire. Elles faisaient reflechir Diderot, ebranlaient fortement son imagination; et dans l'_Interpretation de la Nature_ (1754), non seulement bien avant Charles Darwin, mais bien avant Bonnet et Robinet, prenaient en son esprit energique et audacieux une forme si arretee et precise qu'il tracait deja tout le programme, en quelque sorte, de la doctrine evolutionniste: "De meme que dans les regnes animal et vegetal un individu commence pour ainsi dire, s'accroit, dure, deperit et passe, _n'en serait-il pas de meme des especes entieres?..._ Ne pourrait-on soupconner que l'animalite avait de toute eternite ses elements particuliers epars et confondus dans la matiere; qu'il est arrive a ces elements de se reunir, parce qu'il etait possible que cela fut; que l'embryon forme de ces elements a passe par une infinite d'organisations et de developpements; qu'il s'est ecoule des millions d'annees entre chacun de ces developpements, qu'il a peut-etre d'autres developpements a prendre et d'autres accroissements a subir qui nous sont inconnus...?" [Note 72: De Maillet: _Entretien d'un philosophe indien_ (1748).-- Charles Bonnet: _Contemplation de la nature_ (1764).--Robinet: _De la nature_ (1766); _Considerations philosophiques sur la gradation naturelle des formes de l'etre_ (1768).] Et plus tard, dans le _Reve de d'Alembert_, il mettait en vive lumiere, par une image ingenieuse et frappante, cette supposition de Charles Bonnet, devenue aujourd'hui une doctrine, que l'etre vivant n'est qu'une collection, une tribu, une cite d'etres vivants. Voyez cet arbre, avait dit Bonnet. C'est une foret. "Il est compose d'autant d'arbres et d'arbrisseaux qu'il a de branches et de ramilles..." Voyez cet essaim d'abeilles, dit Diderot, cette grappe d'abeilles suspendue a cette branche. Un corps d'animal, notre corps, est cette grappe. Il est compose d'une multitude de petits animaux accroches les uns aux autres et vivant pour un temps ensemble. Un animal est on tourbillon d'animaux entraines pour un temps dans une existence commune qui se separeront plus tard, se disperseront, iront s'agreger l'un a un autre tourbillon, l'autre a un autre encore. Les cellules vivantes passent ainsi indefiniment d'une cite que nous appelons animal ou plante en une autre cite que nous appelons plante ou animal; et cette circulation eternelle, c'est l'univers. Enfin, dans le _Reve de d'Alembert_ encore, il donnait, avant le transformisme constitue, la formule definitive du transformisme: "_Les organes produisent les besoins, et, reciproquement, les besoins produisent les organes._" Ceci, quarante ans avant Lamarck, et soixante ans avant Charles Darwin, est presque aussi etourdissant que le mot de Pascal sur l'heredite[73]. Il arrive souvent que les hommes d'imagination devancent ainsi les sciences qui naissent, ou meme encore a naitre. Leur synthese rapide passe par-dessus les observations qui commencent et les preuves encore a venir, et leur genie d'expression trouve le mot auquel la lente accumulation des notions de detail ramenera. [Note 73: "L'habitude est une seconde nature; et aussi, la nature est premiere habitude."] Chez Diderot c'etait la plus qu'une imagination d'un moment. La matiere vivante, eternelle et eternellement douee de force, et, sans plan preconcu, sans but, sans "cause finale", sans intelligence ordonnatrice, evoluant indefiniment, souleve d'une sorte de perpetuel bouillonnement, creant des etres, puis d'autres etres, des especes, puis d'autres especes; versant l'element nutritif dans l'animal, et en faisant de la sensation et des passions; dans l'homme, et en faisant de la sensation, de la passion et de la pensee; rejetant l'animal et l'homme dans l'eternel creuset, et, de ces fibres qui penserent, faisant des vegetaux, qui deviendront plus tard, sous forme d'animal ou d'homme, des choses sentantes et pensantes a leur tour: c'est le systeme qui seduit son esprit et la vision ou son imagination se complait.--Il est materialiste comme un Lucrece, en poete, et autant par exaltation que par raisonnement. La "nature" l'enivre et le transporte hors de lui-meme. Il en recoit "l'enthousiasme" comme d'autres croient le recevoir du ciel. Relisez cette page si curieuse, belle du reste, qui est egaree, comme presque toutes les belles pages de Diderot, dans un endroit ou elle n'a que faire[74]: [Note 74: Debut du _Second entretien sur le fils naturel_.] Il m'entendit et me repondit d'une voix alteree: "Il est vrai. C'est ici qu'on voit la nature. Voici le sejour sacre de l'enthousiasme. Un homme a-t-il recu du genie? Il quitte la ville et ses habitants. Il aime, selon l'attrait de son coeur, a meler ses pleurs au cristal d'une fontaine; a porter des fleurs sur un tombeau; a fouler d'un pied leger l'herbe tendre de la prairie; a traverser a pas lents des campagnes fertiles; a contempler les travaux des hommes, a fuir au fond des forets. Il aime leur horreur sacree... Qui est-ce qui s'ecoute dans le silence de la solitude? C'est lui... C'est la qu'il est saisi de cet esprit, tantot tranquille et tantot violent, qui souleve son ame et qui l'apaise a son gre. "Oh! nature! tout ce qui est bien est renferme dans ton sein. Tu es la source feconde de toutes les verites!... L'enthousiasme nait d'un objet de la nature. Si l'esprit l'a vu sous des aspects frappants et divers, il en est occupe, agite, tourmente. L'imagination s'echauffe, la passion s'emeut... l'enthousiasme s'annonce au poete par un fremissement qui part de sa poitrine et qui passe d'une maniere delicieuse et rapide jusqu'aux extremites de son corps. Bientot c'est une chaleur forte et permanente qui l'embrase, qui le fait haleter, qui le consume, qui le tue, mais qui donne l'ame, la vie a tout ce qu'il touche. Si cette chaleur s'accroissait encore, les spectres se multiplieraient devant lui. Sa passion s'eleverait presque au degre de la fureur." Voila l'extase, voila le grain de folie, voila le mysticisme, car l'homme est toujours mystique par quelque endroit, de Diderot. L'adoration de la nature a ete son genre de piete. Il trouve la nature auguste, douce, bonne, et bonne conseillere. "Tout est bon dans la nature." Ce n'est pas elle qui pervertit l'homme; c'est l'homme qui se pervertit malgre elle; "ce sont les miserables conventions et non la nature qu'il faut accuser[75]. Ecoutez-la: elle ne vous donnera que de bonnes et salutaires instructions. Elle vous dira: "O vous qui, d'apres l'impulsion que je vous donne, tendez vers le bonheur a chaque instant de votre duree, ne resistez pas a ma loi souveraine. Travaillez a votre felicite; jouissez sans crainte; soyez heureux. Vainement, o superstitieux, cherches-tu ton bien-etre au dela des bornes de l'univers ou ma main t'a place.... Ose t'affranchir du joug de cette religion, ma superbe rivale, qui meconnait nos droits; renonce a ces dieux usurpateurs de mon pouvoir, pour revenir sous mes lois. Reviens donc, enfant transfuge, reviens a la nature! Elle te consolera, elle chassera de ton coeur ces craintes qui t'accablent, ces inquietudes qui te dechirent, ces haines qui te separent de l'homme que tu dois aimer. Rendu a la nature, a l'humanite, a toi-meme, repands des fleurs sur la route de ta vie...." [Note 75: _De la poesie dramatique_.--Du drame moral.] --C'est le retour a l'etat sauvage que preche la ce singulier philosophe!--N'en doutez pas un instant; et son dernier mot sur ce point est le _Supplement au voyage de Bougainville_, qu'il m'est difficile d'analyser ici, mais que je prie qu'on croie que je ne calomnie pas en l'appelant une priapee sentimentale. Plus de religion, cela va sans dire; mais aussi plus de morale, et plus de pudeur! La nature (ceci est parfaitement vrai) ne connait ni l'une, ni l'autre, ni la troisieme. Toutes ces choses sont des "inventions" humaines, imaginees par des tyrans pour nous gener et nous rendre miserables. "Il existait un homme naturel: on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel, et il s'est eleve dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantot l'homme naturel est le plus fort; tantot il est terrasse par _l'homme moral et artificiel_.... Cependant il est des circonstances extremes qui ramenent l'homme a sa premiere simplicite: dans la misere l'homme est sans remords, dans la maladie la femme est sans pudeur[76]."--Et a la bonne heure! [Note 76: _Supplement au voyage de Bougainville_.] Que faire donc: "Faut-il civiliser l'homme ou l'abandonner a son instinct?" Presse de "repondre net", Diderot ne se fera pas prier: "Si vous vous proposez d'en etre le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire a la nature, eternisez la guerre dans la caverne", c'est ce qu'ont fait tous les tyrans pares du beau titre de civilisateurs: "J'en appelle a toutes les institutions politiques, civiles et religieuses: examinez-les profondement; et je me trompe fort, ou vous verrez l'espece humaine pliee de siecle en siecle au joug qu'une poignee de fripons se promettait de lui imposer."--Voulez-vous, au contraire, "l'homme heureux et libre? Ne vous melez pas de ses affaires.... Mefiez-vous de celui qui veut mettre l'ordre"[77]. [Note 77: _Supplement au voyage de Bougainville_.] On voit assez que Diderot a ete l'ami et le premier inspirateur de Rousseau. Le retour a l'etat de nature leur a ete longtemps une chimere et une impatience communes. Tous les deux ont cru fermement qu'etat social, etat religieux, etat moral etaient des inventions humaines, des supercheries ingenieuses et malignes imaginees un jour, et non par tous les hommes pour vivre et durer, mais par quelques hommes pour opprimer les autres, ce qui, comme on sait, est si agreable! Tous deux ont eu cette idee; seulement, genes tous les deux par l'etat social, chacun en a repousse plus specialement et avec plus de force ce qui l'y genait davantage: Rousseau insociable, la sociabilite; Diderot intemperant, la morale.--Et, du reste, Rousseau, reflechi et concentre, a recule devant le scandale d'une attaque directe a la morale commune; Diderot, debraille, scandaleux avec delices, et fanfaron de cynisme, a pousse droit de ce cote-la, avec insolence et bravade. Et quoi qu'il en soit, c'etait bien la le dernier terme de "l'evolution" des idees ou des tendances dissolvantes du XVIIIe siecle. Entendez bien que toute doctrine philosophique est le resultat, d'une part, de l'etat d'esprit d'une generation, d'autre part, de son etat de passions; resume plus ou moins bien d'un cote ce qu'elle sait, de l'autre ce qu'elle desire. Le XVIIIe siecle francais a ete une lassitude et une impatience de toutes les regles, de tout le joug social, juge trop lourd, trop etroit et trop inflexible. Richelieu, Louis XIV, Louvois, Bossuet, Villars et la morale janseniste, tout cela se tient parfaitement dans l'esprit des hommes de 1750, et c'est a leurs yeux autant de formes diverses d'une tyrannie lentement elaboree et machinee par les ennemis de l'humanite. C'est "l'invention sociale" avec ses elements divers, legislation dure, repression implacable, religion austere, morale, luttant contre la nature. C'est toute cette invention sociale qu'il faut, les moderes disent adoucir, les fougueux disent supprimer. On commence par lui contester ses titres. On la represente proprement comme une invention, comme quelque chose qui pourrait ne pas etre, qui a commence, qui peut finir, et qui ne doit pas se dire legitime, parce qu'elle n'est pas necessaire. Et de cette invention on ruine, les unes apres les autres, toutes les parties essentielles. On s'attache a montrer, pour ce qui est de la legislation, qu'elle n'est pas raisonnable, pour ce qui est de l'autorite, qu'elle est despotique, pour ce qui est de la religion, qu'elle n'est pas divine.--Et il reste la morale, a laquelle on n'ose point toucher d'abord. Cependant Vauvenargues reclame deja en faveur de la nature, qu'il lui semble qu'on reprime trop, et des "passions", dont il lui parait que certaines sont belles et "nobles". Et Rousseau hesite, cherchant d'abord a mettre le "sentiment" a la place de la morale "artificielle", revenant plus tard a une sorte de morale rattachee a la croyance en Dieu et en l'immortalite de l'ame, c'est-a-dire a une morale religieuse, qui n'exclut que le culte. Et Diderot plus audacieux, non seulement, dans la destruction de l'invention sociale, va jusqu'a la ruine de la morale, mais surtout, et presque exclusivement, insiste sur ce point, et y porte tout son effort. Ce qu'il y a de plus "artificiel" pour lui dans toutes ces inventions mechantes et funestes, c'est la moralite. C'est elle (et en ceci il a raison) qui eloigne le plus l'homme de l'etat de nature ou vivent les animaux et les plantes. La nature est immorale. D'autres en concluent que l'homme doit mettre toute son energie a s'en distinguer. Il en conclut qu'il doit la suivre, sans vouloir s'apercevoir que si la nature est immorale, ce qui peut seduire, elle est feroce aussi, et par suite, ce qui peut faire reflechir. Mais le besoin d'affranchissement l'emporte dans son esprit, et le dernier fondement de la forteresse sociale, respecte encore, ou indirectement et mollement attaque, c'est ou il se porte avec colere et vehemence. Avec lui le cercle entier, maintenant, est parcouru, et la derniere extremite ou la reaction violente contre l'etat social, trop genant et penible, pouvait atteindre, c'est lui qui y est alle. N'en concluez pas que ce soit un coquin. C'est un homme qui s'amuse. Il n'attache pas lui-meme grande importance a ces ouvrages epouvantables ou il y a de l'ingenieux, de l'eloquent et du criminel. Il en parle comme d'impertinences, "d'extravagances" et de "bonnes folies". Ce sont gaietes et propos de table. C'est a cela qu'il se delasse de l'_Encyclopedie._ Considerez toujours Diderot comme un homme qui s'enivre facilement. C'est son temperament propre. Il se grisait de sa parole, et il parlait sans cesse; il se grisait de ses lectures, de ses pensees et de son ecriture; il se grisait d'attendrissement, de sensibilite, de contemplation et d'eloquence, devant une pensee de Seneque, une page de Richardson, la Marne, parce qu'elle venait de son pays, ou un tableau de Greuze; et ensuite venait le verbiage intarissable, l'epanchement indiscret et indefini, allant au hasard, plein de repetitions, encombre de digressions, coupe ca et la de pensees profondes, de mots eloquents, de grossieretes et de niaiseries.--Et ses ouvrages de philosophe et de moraliste sont propos d'homme tres intelligent, tres etourdi et tres inconscient qui s'est grise d'histoire naturelle. Notez, de plus, que, comme le coeur n'etait pas mauvais, et tant s'en faut, Diderot a je ne dis pas sa morale, la morale etant, sans doute, une _regle_ des moeurs, mais sa source, a lui, de bonnes intentions et d'actions louables. Ses declamations, exclamations et proclamations sur la vertu, ne sont pas des hypocrisies. La vertu pour lui c'est le mouvement "naturel" et facile d'un bon coeur, le penchant _altruiste_, la sympathie pour le semblable, qui chez lui, en effet, est tres vive; et il croit que l'homme n'a vraiment pas besoin d'autre chose. A la verite, il varie un peu sur ce point, comme sur tous. Je le vois dire quelque part: "C'est a la volonte generale que l'individu doit s'adresser pour savoir jusqu'ou il doit etre homme, citoyen, sujet, pere, enfant, et quand il lui convient de vivre et de mourir. C'est a elle a fixer les limites de tous les devoirs", et cela, s'il s'y tenait, ce serait une _regle_, une loi du devoir, assez variable, vraiment, et dangereuse, cependant une loi.--Mais d'autre part, et plus frequemment, il a cette idee, un peu confuse, mais dont on voit bien qu'il est souvent comme tente, que c'est dans le fond de son coeur que l'individu, isole, sans s'inquieter de la pensee et de la volonte generale, et meme s'y derobant et luttant contre elles, trouve l'inspiration bonne et vertueuse. L'homme de bien _cree le devoir_, fait la loi morale. Il ne la recoit point: elle coule de lui. Deux fois, dans _l'Entretien d'un pere avec ses enfants_" et dans _Est-il bon? Est-il mechant?_ il a, sinon conclu, du moins fortement penche en ce sens. Un homme en possession d'un testament qui depossede des malheureux et qui gonfle inutilement l'avoir de gens riches, desinteresse du reste absolument dans l'affaire, peut-il bruler le testament? Diderot ne cache point qu'il a le plus vif desir de repondre par l'affirmative.--Un homme, pour repandre les plus grands bienfaits sur des hommes qui du reste en ont le plus grand besoin, et en sont tres dignes, peut-il mettre de cote tout scrupule dans l'emploi des moyens, mentir, tromper, ruser, inventer des fables, et des machines et des fourberies de Scapin? Diderot semble tout pres de le croire. Il a ce sentiment, confus je l'ai dit, et qui hesite, mais assez fort, que la morale commune est au-dessus et au-dessous des morales particulieres, qu'elle est une moyenne; que, partant, tel homme peut se sentir meilleur qu'elle, et du droit que lui fait cette conscience, agir d'apres sa loi personnelle. C'est a peu pres cela que l'on peut, si l'on y tient, appeler la morale de Diderot. Je n'ai meme pas besoin de dire que, quoique plus aimable, et nous reconciliant un peu avec lui, elle procede du meme fond que son immoralite. C'est toujours l'homme naturel oppose a "l'homme artificiel et moral"; c'est toujours la societe, la communaute, le _consensus_ qui est depossede du droit, abusivement et frauduleusement pris, de nous faire penser et agir, de diriger nos doctrines et nos volontes. Plus de loi que je n'ai point faite! Plus de devoir que je ne sais quel ancetre, peut-etre, probablement, fourbe et fripon, a trace pour moi. En these generale, point de morale aucunement. La morale est une invention d'anciens tyrans subtils; c'est une des pieces de l'homme artificiel qu'on a introduit en nous. Si cependant vous voulez une regle, ou quelque chose qui s'en rapproche, fiez-vous a vous-meme scrupuleusement interroge; quelque chose de bon parlera en vous, qui vous dirigera bien, meme contre le gre de la loi civile. Voila bien comme le dernier terme de l'individualisme orgueilleux et intransigeant. Au fond, et certes sans qu'il s'en doute, ce que le XVIIIe siecle nie le plus energiquement, c'est le progres. Le progres, s'il y a progres, c'est sans doute le resultat de l'effort commun de l'humanite a travers les ages, c'est ce que les hommes, peu a peu, et les fils profitant des travaux et heritant de la pensee des peres, ont fini par etablir et par accepter comme verites au moins provisoires, lumieres pour se guider, et forces pour se soutenir. Cet "homme artificiel", en admettant meme qu'il soit artificiel, cet homme social, religieux et moral, ce n'est pas un enchanteur qui l'a imagine un jour, ce sont les hommes, les generations successives qui l'ont fait peu a peu; et si rien n'est plus naturel et ne semble plus legitime que le modifier a notre tour, c'est-a-dire continuer de le faire; le repousser tout entier, le declarer tout entier une erreur et un monstre, vouloir le supprimer purement et simplement, c'est une sorte de nihilisme sociologique; c'est proclamer que les hommes, pensant ensemble pendant mille siecles, n'aboutissent qu'a une cruelle et meprisable absurdite, ce qui est possible, mais, s'il etait vrai, devrait, non vous donner tant d'audace a penser a votre tour et tant de confiance en vos decisions individuelles, mais vous decourager a tout jamais de toute pensee et de toute recherche, et vous dissuader de recommencer, en la reprenant a son point de depart, une experience qui a si malheureusement reussi.--A moins que vous ne soyez convaincu que vous seul, abstraction et destruction faite de tout ce que la pensee de vos predecesseurs amendes les uns par les autres vous a appris, etes capable d'une pensee saine et d'un regard juste; et c'est bien la l'immense et pueril orgueil des radicaux du XVIIIe siecle. Mais ce mot d'orgueil m'avertit que je m'ecarte de Diderot et que je pense beaucoup plus a Jean-Jacques. Le bon Diderot n'est pas orgueilleux tant que cela. Il a eu des audaces plus radicales encore que Jean-Jacques; mais ce sont les audaces de la legerete, de l'etourderie, d'un temperament sanguin et d'une pointe d'ivresse joyeuse. Hobbes disait que le mechant est un enfant robuste. L'enfant robuste est plutot inconsidere, fantasque, impertinent et scandaleux, avec de bons mouvements et d'etranges ecarts. Et c'est Diderot; c'est l'homme dont on a pu dire et qui a dit de lui-meme: "Est-il bon? Est-il mechant?" III SES OEUVRES LITTERAIRES On a tout dit sur l'imagination de Diderot, excepte qu'il n'en avait pas; et, je m'en excuse, c'est a peu pres ce que je vais dire. J'en ai le droit, parce que je ne resiste jamais a repeter un lieu commun quand je le crois juste. Diderot n'a pour ainsi dire pas d'imagination litteraire. Il a, nous l'avons vu, une certaine imagination dans les idees, une certaine imagination philosophique. Le _Reve de d'Alembert_ est une sorte de poeme materialiste, non sans beaute, non sans beautes surtout. L'imagination litteraire est autre chose. Elle consiste a creer des ames, ou a inventer des evenements. Elle est faite d'une puissance singuliere a sortir de soi, pour devenir une ame qui n'est pas notre ame, ou pour vivre des existences qui ne sont pas la notre. C'est une aptitude particuliere et innee que rien ne remplace. L'observation y aide, mais ne la constitue pas; la sympathie, le detachement facile y aide, mais ne la donne pas necessairement. Or Diderot n'avait pas l'imagination proprement dite, et il n'avait pas l'observation penetrante et patiente. Il avait le detachement et la sympathie; mais cela ne suffisait point. Il n'a jamais ni trace un caractere, tout un caractere, fait vivre un homme qui ne fut pas lui; ni il n'a jamais raconte une existence, fait, ou, ce qui est plus beau, suggere a l'esprit du lecteur toute une biographie. Il a trace des silhouettes, et raconte des anecdotes. Cela merveilleusement, en admirable peintre de genre. Qu'est-ce a dire? Qu'il savait raconter, d'abord. Il le savait comme personne au monde, mieux que Le Sage, mieux que Voltaire, aussi vivement et fortement que Merimee, avec plus de verve. Ensuite, qu'il savait voir, qu'il voyait avec une etonnante vigueur. Cet oeil de Diderot, vous le connaissez, rond, a fleur de tete, interrogateur, tout en dehors, tout jete en avant, curieux, avide et qui semble se precipiter sur les choses. C'est l'organe essentiel de Diderot. Il a surtout aime a regarder, et a voir. Il regardait; puis, dans son cabinet, ou dans le fiacre ou il roulait la moitie de sa journee, il revoyait la figure, l'attitude, le geste, la scene; puis, devant son papier, il revoyait encore, avec plus de nettete et dans un plus haut relief, en ecrivant. Aussi tout ce qu'il nous a raconte, ce sont des anecdotes vraies, des historiettes de son temps. Il les combine les unes avec les autres, les fait entrer dans un recit quelconque qui leur sert de reliure; mais ce sont les petits memoires de son siecle. Il n'a jamais cree, il a bien vu, bien retenu, bien reconstitue et bien raconte. Et dans chacune de ses histoires, apres des preparations quelquefois longues, qui sont des hors-d'oeuvre, qu'est-ce qui frappe, retient, s'imprime vivement dans nos memoires? La scene, le tableau, la vignette; cette femme suppliante aux pieds de cet homme immobile dans son fauteuil[78]; cet homme qui part, tordant ses bras, les yeux en larmes, la tete tournee vers cette femme imperieuse et implacable[79].--Ces choses Diderot les a vues. Le dessin, les lignes, les oppositions, les ombres, les traits de physionomie, les details curieux, tout cela s'est profondement grave dans sa memoire de peintre, et il nous le rend. C'est le plus clair de son talent, qui est tres grand et tres Original. [Note 78: Anecdote de Mme La Pommeraye dans _Jacques le Fataliste_.] [Note 79: Anecdote de Mme Reymer dans _Ceci n'est pas un conte_.] Mais quand il s'essaye a l'oeuvre d'imagination pure, il ecrit la _Religieuse_, ou l'ennui le dispute au degout; il ecrit les parties d'invention de _Jacques le Fataliste_, a savoir l'histoire proprement dite de Jacques et de son maitre, qui est de mediocre interet. Il n'a plus alors (mais dans _Jacques le Fataliste_ il les a a un haut degre) que ces qualites de conteur, l'entrain, la verve, le rapide courant du style, la cascade sautillante et brillante du dialogue. Mais le fond est singulierement faible, je ne dis pas seulement comme peinture de caracteres, mais comme invention d'incidents et d'aventures. A la verite, et c'est toujours a _Jacques le Fataliste_ que je songe, il produit une illusion agreable, ce qui est encore du talent: il mele, suspend, ramene, entrecroise et entrelace cinq ou six recits differents, chacun peu interessant en lui-meme, de maniere a toujours faire croire que celui qu'il a laisse en train et qu'il doit reprendre est plus interessant que celui qu'il fait; et il y a la comme un chatouillement de curiosite, et, aussi, comme une sensation de fourmillement et de foisonnement copieux. On croit voir les recits sourdre, s'echapper, jaillir et courir en babillant, avec des fuites et de soudains retours, en se melant, se quittant et courant les uns apres les autres. Il y a la un peu de diversite d'accent; car Diderot etait l'homme des digressions, des echappees, et des parentheses plus longues que les phrases; mais il y a un peu de procede aussi et d'attitude; et surtout il y a plus de verve de conteur que d'imagination de createur, ou, pour parler simplement, de romancier. Notez aussi que ce manque de composition dont nous voyions tout a l'heure qu'il reussit a peu pres a faire une grace, n'en revele pas moins une singuliere pauvrete de fond. Ou la composition est absente, mais je dis absolument, tenez pour certain que c'est l'invention meme qui manque. Si l'on ne compose point, c'est qu'on n'a point trouve ou une forte idee a vous soutenir, ou un personnage vrai, profond et puissant, qui vous obsede. _Gil Blas_ est compose, quoi qu'on puisse dire. Le personnage de Gil Blas lui fait un centre et lui donne son unite. _Candide_ est compose. Il gravite autour d'une _idee_ dont on sent toujours la presence, et qui de temps a autre, frequemment, ramene a elle le regard, haut sur l'horizon. Ni _Jacques_ ni la _Religieuse_ ni les _Bijoux_ ne sont composes, parce que Diderot, demi-artiste, demi-penseur, artiste par saillies, penseur par belles rencontres, n'est ni grand penseur, ni grand artiste, et ne sait rassembler son oeuvre, souvent si brillante, ni autour d'un caractere vigoureux, complet et vraiment vivant, ni autour d'une idee importante et considerable. Je ne vois qu'une oeuvre vraiment forte, serree, qui descende profondement dans la memoire, parmi toutes les improvisations prestigieuses de Diderot: c'est le _Neveu de Rameau_. La encore c'est l'oeil qui a guide la main. Le neveu de Rameau est un personnage reel que Diderot a vu et contemple avec un immense plaisir de curiosite. Il l'a aime du regard avec passion. Mais cette fois le personnage etait si attachant, si curieux, et pour bien des raisons (pour celle-ci en particulier qu'il etait comme l'exageration fabuleuse, l'exces inoui et la caricature enorme de Diderot lui-meme) Diderot a tant aime a le regarder, qu'il en a oublie d'etre distrait, qu'il en a oublie les digressions, les bavardages, les _a parte_, les questions a l'interlocuteur imaginaire, et les reponses de celui-ci et les repliques a ces reponses; qu'il a concentre toute son attention sur son heros; qu'il a eu, non seulement son oeil de peintre, comme toujours, mais, ce qu'il n'a jamais, la soumission absolue a l'objet, et que l'objet s'est enleve sur la toile avec une vigueur incomparable. Qu'on se figure un personnage de La Bruyere trace avec la largeur de touche et la plenitude de Saint-Simon.--Et la encore il n'y a pas d'imagination proprement dite; ce n'est qu'un portrait, mais un portrait fait de genie.--Sauf cette rencontre, Diderot n'est qu'une sorte de chroniqueur spirituel et diffus, ou un _novelliste_ a qui manque ce qui est le charme meme de la nouvelle, le concentre et le ramasse vigoureux. Il est, sauf ce _Neveu de Rameau_, un romancier qu'on se rappelle avoir lu avec amusement, mais qui ne fait ni penser ni se souvenir. Ni on ne vit au cours de son existence, avec aucun de ses personnages, ni on ne reflechit, le livre ferme, sur une pensee generale de quelque grandeur ou portee. Reste qu'il est un narrateur amusant et un metteur en scene presque inimitable, parce qu'il avait de la vie, et des yeux qui ne lachaient point leur proie; et c'est ce que je me plais a repeter. Diderot s'est essaye a l'art dramatique, et c'est ou il a le moins reussi. Tout lui manquait, a bien peu pres, pour y entrer, pour s'y reconnaitre, pour y avoir l'emploi de ses qualites. Et d'abord remarquez qu'il a beaucoup reflechi sur l'art dramatique et que c'est un grand raisonneur en questions theatrales. Mauvais signe. Il peut exister, et la chose s'est vue, un homme assez complet et assez bien doue pour etre d'une part un theoricien d'art dramatique, d'autre part pour etre capable d'oublier toute theorie quand il prend sa plume de theatre, condition necessaire pour s'en bien servir. Mais la rencontre est rare. D'ordinaire, des theories familieres et cheres au critique, les unes s'evanouissent et lui echappent, dont il faut le feliciter, quand il concoit une piece de theatre; mais quelques-unes restent, celles auxquelles il tient le plus, et c'est encore trop, et son imagination de createur en est refroidie et paralysee, quand ce n'est pas chose plus grave, que la theorie reste parce que l'imagination n'est pas venue. Ceci est le cas de Diderot. Il avait une foule d'idees vagues sur le theatre; d'idees vagues, obscurcies encore par ce verbiage incoherent et fumeux, qui lui est naturel quand il dogmatise, et qui est cruel pour le lecteur. De ce chaos, ou je crains qu'il n'y ait beaucoup de vide, je tire du mieux que je peux les trois ou quatre doctrines les plus saisissables. Il voulait plus de naturel au theatre, comme tout le monde; car, d'age en age, le naturel de l'epoque precedente parait le pire conventionnel a celle qui vient; et cela est necessaire, parce que, seulement pour se maintenir au meme degre de conventionnel, il faut reagir contre le conventionnel tous les cinquante ans, sans quoi l'on tomberait dans le pur procede en deux generations.--Il voulait donc plus de naturel, ce qui, pour lui, voulait dire: point de vers, moins de discours, et moins de paroles,--de la prose, plus de cris et plus de gestes. Un sauvage entre a la Comedie francaise; il ne comprend rien a des gens qui parlent un langage rythme, qui a une question de vingt lignes repliquent par une reponse de trente, et qui se tiennent bien en s'insultant, et se donnent ceremonieusement la mort.--Remarquez que le sauvage regardant une statue ne comprendrait rien, non plus, a une femme toute blanche d'un blanc de ceruse, qui garde une immobilite absolue et qui ne cligne pas des yeux; qu'un sauvage regardant un tableau ne comprendrait rien a des personnages dont on ne peut pas faire le tour, et qu'on ne peut voir que d'un cote et meme a une certaine place precise; que l'art est precisement l'art, et reste l'art, en se separant franchement de la nature, et en n'essayant point d'en donner l'illusion, mais seulement _une certaine ressemblance_, a l'exclusion des autres, et qu'on fremit a imaginer ce que serait une statue de cire qui ferait la reverence et qui, par un mecanisme ingenieux, vous reciterait le sonnet d'Anvers; que, precisement parce que le theatre, le plus complexe des arts, donne, non pas une ou deux, mais huit ou dix ressemblances et imitations de la vie, il _faut d'autant plus_, pour qu'il ne tombe pas dans le trompe-l'oeil, l'illusion puerile et le contraire meme de l'art, qu'il conserve avec soin un certain nombre de contre-verites ou de contre-realites salutaires, preservatrices, artistiques pour tout dire; et que le vers, par exemple, ou le discours soutenu, ou l'attitude noble, ou des Romains, des Grecs, des Cid, des Paladins ou des Dieux parlant et marchant devant les Francais de 1750, sont justement de ces contre-realites qui ne constituent point l'art, mais en sont les _conditions_ necessaires. Et qu'il faille, a chaque generation, s'inquieter, cependant, d'introduire un peu de realite nouvelle, c'est-a-dire, pour beaucoup mieux parler, de modifier par un souci de la realite le conventionnel de l'age precedent pour ne pas tomber dans un pire, a savoir dans le meme se continuant, s'imitant et se repetant; j'en suis d'avis, et j'ai pris soin de le dire, et je felicite Diderot, sinon de sa theorie, du moins de sa preoccupation[80]. Nous verrons ce que, dans la pratique, il en a garde. [Note 80: Par exemple, il insiste sur l'abrogation necessaire des valets et des servantes qui menent l'action, ou des scenes entre valets et servantes repetant les scenes entre maitres et maitresses, et c'est bien la ce conventionnel suranne et epuise qu'il faut savoir rajeunir.] Il voulait, de plus, que le theatre fut moralisateur. En cela il etait dans la tradition du theatre francais et surtout de la critique dramatique francaise. Sur ce point, l'independant Diderot est d'accord avec Scaliger, avec Dacier, avec l'abbe d'Aubignac, avec Marmontel et avec Voltaire. Il n'est guere, du XVIe siecle au XIXe, de theoricien dramatique qui n'ait vivement insiste sur la necessite de moraliser le theatre, et de moraliser du haut du theatre. Seulement au XVIIIe siecle ce penchant fut plus fort que jamais. Et il etait mele de bon et de mauvais, comme la plupart des penchants.--D'un cote, l'idee de remplacer les predicateurs chatouillait l'amour-propre des philosophes; d'autre part, ils sentaient bien, ce qui leur fait honneur, que la direction morale, qui autrefois venait de la religion, commencant a languir, il en fallait sans doute une autre, et qu'il n'y avait guere que la litterature qui put recueillir ou essayer de prendre cette succession.--Quoi qu'il en soit, Diderot est sur ce point de l'avis de tout son temps. Il ne s'en distingue qu'en allant plus loin, ayant accoutume d'aller toujours plus loin que tout le monde. Il voudrait que le drame fut non seulement un sermon; mais, comment dirai-je? une sorte de soutenance de these. "J'ai toujours pense qu'on discuterait un jour au theatre les points de morale les plus importants, et cela sans nuire a la marche violente et rapide de l'action dramatique.... Quel moyen (le theatre) si le gouvernement en savait user et qu'il fut question de preparer le changement d'une loi ou l'abrogation d'un usage!" Enfin Diderot estime qu'on pourrait renouveler le theatre en substituant la peinture des _conditions_ a la peinture des _caracteres._ Entendez par "condition" l'etat ou est un homme dans la famille: on est "un pere," "un fils", "un gendre"; ou dans la societe: on est magistrat, on est soldat, etc. La critique s'est trop exercee sur cette vue de Diderot. Elle n'est pas meprisable. Ce qu'il y avait de suranne dans l'ancienne conception des "caracteres" au theatre, c'est que les "caracteres" etaient devenus des abstractions. On etudiait _le_ distrait, _le_ constant, _le_ contradicteur et _le_ glorieux, comme s'il y avait un homme au monde qui strictement ne fut que glorieux, que contradicteur ou distrait. L'homme en soi, et encore reduit a sa passion maitresse, et sans le moindre compte tenu des impressions que ses entours ont du faire sur lui et de l'empreinte qu'elles y ont du laisser, voila ce que les dramatistes pretendaient avoir devant les yeux; ce qui conduit a croire qu'ils n'avaient en effet sous le regard qu'un mot de la langue francaise dont ils faisaient methodiquement l'analyse.--Diderot se disait qu'un homme peut etre ne contradicteur, et, partant, etre cela; mais qu'il est bien plus ce que la pression longue et continue de l'habitude, des fonctions exercees, des prejuges de classe recus et conserves, a fait de lui. Pere depuis trente ans, un homme n'est plus qu'un pere; magistrat depuis dix ans, un homme n'est plus que magistrat; et ainsi de suite. En d'autres termes, le caractere acquis remplace le caractere inne.--J'ai la pretention, dont je m'excuse, d'exposer la theorie de Diderot beaucoup plus clairement qu'il n'a fait; mais je ne crois pas le trahir. Elle ne manque pas de justesse; surtout elle ouvre a la "comedie de caracteres" un chemin nouveau que ce sera a elle d'eprouver. Mais Diderot a peut-etre tort de croire qu'il faille _substituer_ purement et simplement les conditions aux caracteres, comme si les conditions etaient tout, et les caracteres si peu que rien. Notez d'abord que les conditions sont: ou des effets du caractere,--ou des forces en lutte contre le caractere,--et autant que dans les deux cas il faut s'inquieter du caractere autant que de la condition. Je suis epoux et pere parce que j'etais _ne_ homme de famille, et dans ce cas, quand vous croyez et pretendez etudier ma condition, c'est mon caractere que vous etudiez, et la "substitution" est nulle, et il n'y a aucun renouvellement de l'art.--Ou bien je suis epoux et pere, par suite de circonstances, et _quoique_ je ne fusse pas ne pour cela; et alors le drame sera tres probablement la lutte entre mon caractere et ma condition, entre mon caractere inne et mon caractere acquis, dont les forces commencent a se montrer; auquel cas il faut bien que vous connaissiez mon caractere autant que ma condition; et la pire erreur serait de ne vouloir connaitre et peindre que cette derniere, puisque par cette omission ou negligence, c'est le drame meme qui disparaitrait. De plus, a considerer les conditions comme de veritables caracteres, tant on suppose qu'elles ont petri, modele et sculpte l'homme qu'elles ont saisi, encore est-il que les conditions sont des caracteres d'emprunt qui n'ont pas la profondeur et la plenitude de caracteres innes. Elles sont les attitudes et les gestes appris de la personne humaine plutot que des ressorts intimes et permanents. Ce sont des modifications de caractere, et non des caracteres.--Des lors, autant elles sont interessantes, montrees avec le caractere qu'elles ont modifie, autant elles sont comme vides et comme sans support, presentees sans ce caractere et abstraites de lui.--Et de la cette consequence curieuse: loin que Diderot corrige ce defaut de nos peres qui consistait a donner des abstractions pour des caracteres, voila qu'il y tombe plus qu'eux. Tout au moins, en un autre sens, il procede exactement de meme. Eux nous donnaient pour tout un homme un defaut. Lui nous donne pour tout un homme, une habitude prise, ou un prejuge, ou une mine. Peindre l'_inconstant_ c'est faire une abstraction; mais peindre le _juge d'instruction_, c'est en faire une autre. Ecrire l'_Avare_ c'est abstraire; mais ecrire le _Pere de famille_ c'est abstraire encore. Ce qu'il nous faut mettre devant les yeux, c'est un homme avec sa faculte maitresse, modifiee, ou aidee et exageree, ou combattue par sa condition, c'est-a-dire l'homme avec son fond, et avec la pression que font sur lui ses entours, et le pli qu'ils laissent sur lui.--Et, par exemple, ce n'est ni _l'avare_ ni le _pere de famille_ qu'il faut ecrire, mais l'avare pere de famille, et c'est precisement ce qu'a fait Moliere quand il a cree Harpagon.--D'ou il suit qu'au lieu de faire un pas en avant, Diderot en faisait un en arriere sur ceux qui, tout en procedant par "caractere", d'instinct n'en montraient pas moins l'homme concret et complet, en presentant ce caractere dans le cadre que la "condition" lui faisait, avec l'appoint que la "condition" y ajoutait, dans le jeu, enfin, et le branle ou la "condition" ne pouvait manquer de le mettre. Voila ce que Diderot n'a point vu. Il n'en reste pas moins qu'apercevoir une partie de la verite, et celle justement que les contemporains n'apercoivent pas, c'est contribuer a la verite, et qu'abstraction pour abstraction, il valait mieux pencher vers celles ou l'on ne songeait pas, que rester dans celles ou l'on s'obstinait. La theorie de Diderot avait donc et de la justesse et surtout de la portee. Elle n'etait point, du reste, une rencontre et comme un accident dans la pensee de Diderot. Il me semble qu'elle se rattachait a l'ensemble de sa doctrine, ou, si l'on veut, de ses penchants. Mediocre et meme mauvais moraliste, mediocre et meme a peu pres nul comme psychologue, il ne devait guere voir dans l'homme que des instincts innes qui se developpent, grandissent, et se font leur voie; "naturaliste" et grand adorateur des forces materielles, il devait voir l'homme plutot comme engage dans l'immense, rude et lourd mouvement des choses, et absolument asservi par elles; il devait le voir bien plutot comme un effet que comme une cause, et comme une resultante que comme une force, et des lors c'etait l'homme determine et "conditionne", c'etait l'homme tellement modifie par sa fonction qu'il fut comme cree par elle, et en derniere analyse exactement defini par elle, qu'il devait s'imaginer, et par consequent croire qu'il fallait peindre. De toutes ces theories, Diderot, lorsqu'il a passe de la theorie a la pratique, n'en a guere retenu qu'une, c'est a savoir l'idee qu'il fallait moraliser sur la scene. Il a peu rencontre et meme peu cherche ce naturel qu'il recommandait, et s'il n'a guere peint des caracteres, il n'a pas davantage peint veritablement des "conditions". Le _naturel_ de Diderot s'est reduit a eviter le discours suivi et a mettre souvent _plusieurs points_ dans le texte de ses dialogues. Encore n'en met-il pas plus que La Chaussee. Mais le vrai naturel lui est aussi inconnu que possible, et ses couplets sont des harangues ampoulees comme, dans Balzac, etaient les lettres _ad familiares_. On a tout dit sur ces declamations qui depassent les limites legitimes et traditionnelles du ridicule, et je n'y insisterai pas davantage. Quant a la manie moralisante, elle s'etale dans ce theatre de Diderot de la facon la plus indiscrete et aussi la plus desobligeante. On voit bien pourquoi et en quoi Diderot se croyait nouveau quand il insistait sur cette doctrine de la moralisation par le theatre. Elle n'etait pas nouvelle; mais par la maniere dont Diderot pretendait l'appliquer elle avait quelque chose de nouveau. Dans le drame, Diderot "moralise" et dogmatise de deux facons, par la _maxime_, comme au XVIe siecle, et par les conclusions, par les tendances que comportent et que suggerent les denouements. Il est plus rare, quoiqu'il y ait encore dans _Alzire_ de belles lecons sur la tolerance, que la morale procede dans le theatre de Voltaire par tirade. C'est sa methode perpetuelle dans le theatre de Diderot. Son drame n'est absolument qu'un pretexte a sermons laiques, et tout son theatre n'est que sermons relies en drames. Sa comedie nouvelle n'est qu'une "comedie ancienne" ou il n'y aurait que des parabases. Cela est ennuyeux d'abord: ensuite cela manque absolument le but poursuivi. Le propos delibere de mettre une doctrine morale en lumiere est, d'experience faite, le moyen (un des moyens, car, helas! il y en a d'autres) de ne point reussir en une oeuvre litteraire. On n'a jamais vraiment bien su pourquoi il en est ainsi; mais toutes les epreuves sont concluantes.--Peut-etre cela tient-il tout simplement a ce qu'il en est tout de meme dans la vie reelle. L'acte moral est toujours chose louable et qu'on respecte; mais pour qu'il ait sa chaleur communicative, sa vertu penetrante et vivifiante, pour qu'il soit aimable et, partant, pour qu'il ait tout son effet, il faut qu'il ne soit pas concerte, qu'il n'ait pas trop l'air de se rendre compte de lui-meme, qu'il ait un certain abandon et oubli de soi. Sinon, il a l'air moins d'un acte que d'une lecon qui se deguise en acte. Il reste venerable bien plutot qu'il n'est sympathique et contagieux.--L'effet est tout pareil en litterature. Nous aimons tirer la lecon morale des faits qu'on nous met sous les yeux; nous n'aimons pas qu'on nous la fasse. Voila une des raisons pour lesquelles le _Pere de Famille_ et le _Fils naturel_ sont des oeuvres si ennuyeuses. Il y a malheureusement d'autres raisons. Deux choses manquent essentiellement a Diderot, qui ne laissent pas d'etre importantes pour l'auteur dramatique, la connaissance des hommes et l'art du dialogue. Il n'avait aucune faculte de psychologue. Jamais un homme n'a ete pour lui un sujet d'etudes, parce que chaque homme lui etait une cible d'eloquence. Toute personne qui entrait chez lui etait immediatement roulee dans le flot bouillonnant de son discours. Un torrent est mediocre observateur et mauvais miroir.--Et il ignorait l'art du dialogue pour la meme cause. Sur quoi l'on m'arrete. Les dialogues semes dans les romans et les salons de Diderot sont pleins de verve. Il est vrai. Mais ce ne sont pas des dialogues, ce sont des monologues animes. C'est toujours Diderot qui s'entretient avec lui-meme. Il se multiplie avec beaucoup d'agilite et de fougue; mais il ne se quitte point. Il est de ceux qui font a eux seuls toute une discussion. "Vous me direz que.... J'entends bien qu'on me repond.... Tout beau! dira quelqu'un"; mais qui, du reste, ne discutent jamais. Ces gens-la, a force de se faire l'objection a eux-memes, n'ont jamais eu ni la patience ni le temps d'en entendre une.--Ainsi Diderot dans ses dialogues. Il dit quelque part: "Entendre les hommes, et s'entretenir souvent avec soi: voila les moyens de se former au dialogue." Le second ne vaut rien, et Diderot l'a pratique toute sa vie; le premier est le vrai, et Diderot ne l'a jamais employe, pour avoir consacre tout son temps au second. Aussi, dans ses drames, c'est toujours le seul Diderot qu'on entend. A peine deguise-t-il sa voix. C'est un soliloque coupe par des noms d'interlocuteurs. Comme Diderot a cru que le naturel consistait a mettre des _points de suspension_ au milieu des phrases, il a cru que le dialogue consistait a mettre beaucoup de _tirets_ dans une dissertation. Une seule de ses comedies offre un certain interet. C'est celle ou il ne s'est souvenu d'aucune de ses theories, et ou il a peint le seul caractere qu'il connut un peu, a savoir le sien. C'est _Est-il bon? Est-il mechant?_--Dans _Est-il bon?_ point de pretention moralisante; point de "condition", et au contraire, un caractere qui n'est modifie par aucune condition particuliere; et enfin le defaut ordinaire de Diderot devient ici presque une qualite, puisque ce defaut consistait a ne pouvoir sortir de soi, et qu'ici c'est au centre de lui-meme qu'il s'etablit. On dira tout ce que l'on voudra, et il y a a dire, sur la composition bizarre de cet ouvrage, sur les inutilites, sur les longueurs; et que cette comedie ne peut etre mise a la scene, et je le crois; mais le personnage central est singulierement vivant et d'un bien puissant relief. Ce Scapin honnete homme, ce "neveu de Rameau" genereux et bienfaisant, ce Sbrigani a manteau bleu, cet homme de moralite douteuse et de generosite toujours en eveil, qui poursuit et atteint des buts excellents par des moyens a meriter d'etre pendu, et dont la bonte s'amuse du but ou elle tend, et dont la perversite, naturelle a tout homme, se divertit sous cape du moyen employe; cela est original, piquant, inquietant et hardi, et ambigu et equivoque comme le titre, qui resume tres bien la chose; et l'on sent que cela est vrai, et qu'il y a bien en chacun de nous tous un etre qui voudrait avoir la joie de conscience des bienfaits repandus, avec le ragout de la mystification bien combinee et de la demi-escroquerie bien conduite.--Trop spirituel, cet homme-la; mais il est si bon! Trop bon; mais par des strategies si suspectes qu'il ne risque pas d'etre fade. L'etrangete meme de la composition de cette comedie n'est pas pour me deplaire, au moins a la lire. C'est une comedie faite comme _Jacques le Fataliste_. Cinq ou six histoires s'y coupent et s'y entre-croisent. Cela est d'un fretillement delicieux, et qui serait vite deconcertant et desesperant, si le principal personnage ne formait centre, et ne ramenait assez clairement tout a lui. Il est la; il a, pour sauver cinq ou six personnes, amorce cinq ou six intrigues diverses. Elles lui reviennent et lui retombent sur les bras tour a tour: "Ah! voici l'histoire de Paul! Eh bien, elle est en bon train. Ceci, cela, pour la pousser ou il faut.... Qu'est-ce? l'affaire Jacques. Elle va mal. Ceci, cela, pour la redresser.... Qu'est-ce encore? Et pourquoi diable me mele-je de tout cela? Pour des gens qui ne me sont de rien, et qui jugeront, en fin de compte, que j'ai agi en vrai fripon! Tout coup vaille! Et a l'affaire Bertrand!..."--Autant de dexterite qu'il y a, du reste, de mouvement, de verve et d'entrain, la main de Beaumarchais, discretement, en tel et tel endroit, et _Est-il bon? Est-il mechant?_ serait une chose tres distinguee. Tel qu'il est, c'est une chose tres originale. IV DIDEROT CRITIQUE D'ART. Le chef-d'oeuvre de Diderot c'etait tres probablement sa conversation, et voila pourquoi les chefs-d'oeuvre qui restent de lui sont, avec le _Neveu de Rameau_, les _Salons_ et la _Correspondance familiere_. Il n'avait pas la vraie imagination litteraire; mais il avait cette demi-imagination, je l'ai dit, qui consiste a etre transporte de ce qu'on voit, a decrire avec ravissement ce qu'on a vu et a y ajouter quelque chose. Diderot est incapable de creer, mais il est tres capable de refaire. L'oeuvre d'art ou la chose vue, apres avoir saisi ses yeux, saisit son esprit et le met en un mouvement extraordinaire. Sans l'une ou l'autre il n'inventerait rien, ou fort peu de chose; ebranle par un spectacle, il s'anime, raconte, decrit, deplace et replace, imagine des details, reconstitue. Il a cette demi-imagination, secondaire, inferieure, mais precieuse encore, et que tant s'en faut que tout le monde ait, qui retient, acheve, et recompose. Les _Lettres a mademoiselle Volland_ sont pleines et fourmillantes d'anecdotes vivement contees, de scenes joliment decrites, de croquis, de silhouettes et d'eaux-fortes. Et ces petits tableaux ont ce qu'on ne connaissait guere au XVIIe siecle, la couleur. Non seulement on les voit; mais on les voit dans une sorte de lumiere chaude et dans une atmosphere qui vibre et parait vivante. Il n'y a pas de vide, d'espace mort entre les figures; le tableau entier baigne dans l'air reel et fremissant; la sensation de plenitude est parfaite. Comparez rapidement avec une anecdote de Crebillon fils ou de Voltaire: vous sentirez ce que je veux dire mieux que je ne pourrais l'exprimer. Avec cet oeil, cette memoire rechauffante, et cette imagination _a la suite_, et qui a besoin que quelque chose fasse la moitie de son office, mais vive encore et alerte, il eut ete un critique dramatique, ou plutot un chroniqueur theatral de premier ordre. Ce sont des tableaux qu'il a regardes; c'etait encore mieux son affaire. Les _Salons_ sont tres souvent admirables. Il decrit d'abord, puis il refait; c'est son procede ordinaire. C'est la part de l'oeil et celle de l'imagination speciale que j'ai dite. Quand l'oeil, si voluptueusement rempli des formes et des couleurs, s'est comme vide, l'imagination excitee se donne carriere. Elle reprend la matiere que le peintre lui a fournie et la dispose d'une autre facon. Elle se joue dans ces limites bornees avec infiniment de souplesse, de vivacite et de bonne grace: puis elle s'emancipe encore, depasse un peu le cadre et du tableau du peintre et du tableau refait par elle-meme, et se livre a une reverie, un peu contenue encore, qui est charmante. Ces echappees de fantaisie sont plus agreables ici, et moins inquietantes qu'ailleurs, parce qu'on sait qu'elles n'iront pas trop loin, seront un peu surveillees par le critique qui ne peut s'endormir tout a fait, seront dominees, du reste, toujours un peu, et, partant, un peu maitrisees par le souvenir de l'oeuvre qui les a inspirees. Dans ces conditions la verve de Diderot a tout charme, sans ses perils. Comme son imagination a besoin qu'on lui donne le branle, sa verve aussi a toujours besoin qu'on lui donne le ton. Et je sais tout ce qu'on a reproche a cette critique artistique de Diderot. Cette critique artistique, a-t-on dit, est une critique toute litteraire. Variations d'un lettre a propos de tableaux.--Il est un peu vrai. Et c'est ici qu'il est a propos de faire remarquer quel est le fond meme de la critique et de toute l'entente de l'art chez Diderot. Ce n'est autre chose que la confusion des genres. Il a eu sur le theatre des idees de peintre, et sur la peinture des idees de litterateur. Il a voulu au theatre des _tableaux_ et sur les toiles des scenes de cinquieme acte. Il a ete pour un theatre qui parlat aux yeux et pour une peinture qui parlat aux coeurs; et quand on est mechant, on dit qu'il a ete bon critique dramatique au Salon, et bon critique d'art au Theatre. Cela certes est un defaut, mais qui ne va pas sans sa revanche. Il ne faut pas confondre les genres, mais il ne faut pas les separer jusqu'a mettre entre eux des lois de proscription. Les arts sont freres. A les confondre, il est vrai qu'on leur fait parler a tous une langue de Babel; mais aussi quand on cultive l'un, etre, de nature ou par effort, entierement etranger et insensible aux autres, c'est risquer de ne connaitre que le metier et de s'y confiner. Le poete dramatique ne doit pas _viser_ au tableau, mais qu'il se connaisse en peinture, meme pour son art je ne crois pas que ce soit inutile. Le peintre ne doit pas faire propos d'attendrir; mais qu'il sache ce qu'est la personne humaine dans l'attendrissement et la douleur, ce n'est point de trop. Et le critique ne doit pas se tromper d'emotion, et transporter devant les toiles l'etat d'esprit qu'il a eu parterre, et c'est un travers ou Diderot tombe parfois; mais s'il ne connaissait qu'un genre d'emotion, peut-etre risquerait-il de n'en connaitre aucun, peut-etre en arriverait-il vite, a moins que meme il ne partit de la, a ne savoir d'une piece que si elle est bien faite, et d'une toile rien, sinon que tel ton est juste et tel douteux. Un critique artiste plutot que "technique" c'est ce qu'a ete Diderot, et c'est le "metier" aussi bien au theatre qu'au salon qu'il a peu connu; mais ses impressions generales sont justes, et il ne s'est trompe ni sur Greuze ni sur Sedaine.--Remarquons de plus que si sa critique est si litteraire, c'est que la peinture de son temps est bien litteraire aussi. Il a affaire a des tableaux qui s'appellent quelquefois, et meme souvent: _Le Clerge, ou la Religion qui converse avec la Verite_; --_Le Tiers Etat, ou l'Agriculture et le Commerce qui amenent l'Abondance_;--_Le Sentiment de l'amour et de la nature cedant pour un temps a la Necessite_;--_L'Etude qui veut arreter le Temps_;--_La Justice que l'Innocence desarme et a qui la Prudence applaudit_. "Je defie un peintre avec son pinceau...." disait Moliere....; les peintres du temps de Diderot avaient l'intrepidite de traiter ces sujets-la avec leur pinceau. Ils etaient extremement litterateurs. Ils etaient pathetiques, comme Greuze, et spirituels, comme Boucher. Quand on y songe bien, ce qui doit etonner ce n'est point du tout que Diderot ait ete litteraire dans sa critique d'art, c'est combien il l'a ete moderement. Et c'est bien plutot un retour au vrai sens artistique que je serais tente de voir dans les _Salons_ de Diderot qu'une influence predominante et funeste du "point de vue litteraire". Car, on ne le dit vraiment pas assez, il a le sens infiniment sur, d'abord de la couleur, et ensuite de la lumiere, et voila deux points qui ne sont pas si peu de chose. Partout ou nous pouvons controler la critique de Diderot par l'examen des toiles memes qu'il a critiquees, nous voyons, ce me semble, que son sentiment du ton et des colorations est entierement juste, et affine; et que pour savoir d'ou vient la lumiere, ou elle doit aller, dans quelle mesure juste les objets en doivent etre avives, ou baignes mollement, ou effleures, il est peu d'oeil plus savant et plus exerce que le sien. Et pour ces qualites qui sont moitie du peintre, moitie du litterateur (et qui sont necessaires au peintre), savez-vous bien qu'il est passe maitre? J'entends parler de l'instinct de la composition et du juste choix du _moment_. Cet homme qui compose si mal un ecrit, compose, ou recompose, admirablement un tableau. La ou il dit: bien compose, on peut l'en croire. L'heureuse conspiration en vue d'un effet d'ensemble lui saute aux yeux d'abord. Et quand il defait un tableau pour le refaire, on sent bien le plus souvent, sinon que son tableau serait meilleur, du moins que celui qu'il critique a bien les defauts de composition qu'il releve. Et de meme, le moment precis de l'action qui est celui que le peintre doit saisir comme comportant le plus de clarte, le plus de beaute des figures, le plus d'harmonie des lignes, et le plus d'interet, il est souvent admirable comme Diderot l'entend bien et l'indique juste. Tout le _Laocoon_ de Lessing est sorti de cette notion sure du "moment" du peintre ou du sculpteur. Diderot avait tout a fait ce don, celui de voir une action se grouper pour l'effet esthetique, et celui de l'arreter juste a la minute ou elle sera le mieux groupee pour indiquer le commencement d'ou elle vient et suggerer la fin ou elle va, et pour etre belle en soi, et pour etre pleine de sens dans la plus grande clarte. "Chardin, La Grenee, Greuze et d'autres (et les artistes ne flattent point les litterateurs) m'ont assure que j'etais presque le seul de ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile presque comme elles etaient ordonnees dans ma tete."--Je le crois fort, et cela va beaucoup plus loin qu'on ne pense. C'est la marque meme du litterateur ne pour sentir l'art. Un critique d'art doit etre un peintre a qui ne manque que le metier. C'est a bien peu pres ce qu'a ete Diderot. --Mais le metier lui-meme, la technique, pour parler plus noblement, est partie essentielle de l'art a ce point que n'en pas rendre compte c'est causer sur l'oeuvre d'art et non point en faire la vraie critique.--Il faut s'entendre, et ne point trop demander. Chaque art a sa beaute propre que ne peut comprendre, je dis comprendre, et pleinement et minutieusement gouter, par consequent, que l'homme qui connait a fond la technique de cet art. Par exemple il faut avoir fait beaucoup de vers pour savoir quel est le secret de la beaute d'un vers de Lamartine ou d'une strophe d'Hugo. Mais d'autre part les arts ont une beaute d'_expression_ qui leur est commune, c'est-a-dire sont faits pour eveiller dans les ames certaines sensations generales, un peu confuses, il est vrai, mais fortes, dont la foule est susceptible, et dont, aussi, elle est juge. Pour me servir du spirituel apologue de M. Sully-Prudhomme[81], peinture, sculpture et musique, par exemple, sont un Anglais, un Allemand et un Italien qui racontent le meme fait chacun en sa langue devant un homme qui ne sait que le francais. Le Francais ne les comprend pas; mais a leur mimique il entend tres bien que la chose racontee est triste ou gaie, dramatique ou bouffonne ou gracieuse, et il ne perd nullement son temps a les entendre et regarder. Tres sensible meme, femme, enfant, ou meridional, il pourra meme rire, pleurer ou sourire a leur recit. Voila ce que la foule entend aux choses des arts. Chaque art a sa _langue_ particuliere, tous ont un _langage_ commun. [Note 81: _L'Expression dans les Beaux-Arts_, I, 2.] Eh bien, supposez maintenant un interprete. Quel service pourra-t-il rendre au Francais qui ecoute? Pretendre le faire entrer dans le talent de narrateur de l'Anglais ou de l'Italien qui est la, il n'y doit point songer. C'est toute la langue anglaise ou italienne qu'il faudrait qu'il commencat par enseigner, dans toutes ses nuances. Mais appeler l'attention sur tel geste et telle intonation, traduire en passant tel mot plus necessaire qu'un autre a un commencement d'intelligence du recit, donner une idee generale, confuse encore, sans doute, mais deja plus saisissable du fait raconte, voila ce qu'il peut faire. Et voila ce que le critique d'art doit se proposer. Il entre, de quelques pas, dans la technique, sans cesser de se tenir, a l'ordinaire, dans le domaine de l'expression, et il donne, par quelques vues discretes sur la technique, un peu plus de precision a la sensation d'ensemble, a l'impression generale qui affectait la foule. Et ceci est affaire de mesure. A un Fromentin qui ecrit au XIXe siecle pour un public plus familier deja aux choses de peinture, un peu plus d'interpretation technique, quelques lecons de langue poussees un peu plus loin sont deja permises. A Diderot une traduction brillante du sentiment general du tableau suffit le plus souvent, et doit suffire; et nos critiques modernes les plus savants sont bien forces, a l'ordinaire, de se tenir eux-memes a peu pres dans ces limites.--Un critique d'art sera toujours surtout un homme qui a assez de talent, en decrivant un tableau, pour donner au public le desir de l'aller voir; et si la critique d'art, qui consiste surtout en cela, ne consistait strictement qu'en cela, Diderot serait certainement le grand maitre inconteste de la critique d'art. Il en reste, en tous cas, le brillant, seduisant et eloquent initiateur. V L'ECRIVAIN. Diderot est grand ecrivain par rencontre et comme par boutade, et il trouve une belle page comme il trouve une grande idee, avec je ne sais quelle complicite du hasard. C'est un homme d'humeur, et par consequent un ecrivain inegal. "Un homme inegal n'est pas un homme, dit La Bruyere; ce sont plusieurs." Et il y a plusieurs ecrivains dans Diderot.--Il y a l'ecrivain lucide, froid et lourd qui ecrit les articles de l'Encyclopedie.--Il y a l'ecrivain dur et obscur qui expose une theorie philosophique qu'il n'entend pas bien.--Il y a le rheteur fieffe qui a donne a Rousseau le gout des points d'exclamation, qu'il a, a son tour, recu de lui, et qui, brusquement, sans prevenir, au cours d'une exposition tres calme ou d'une lettre tres tranquille, s'echappe en apostrophes et prosopopees qu'on sent parfaitement factices. Le voila qui ecrit a Falconet: "Que vous dirai-je encore? Que j'ai une amie.... Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres sans en etre emu, ma liberte menacee, ma vie compromise, pourvu que mon amie me restat. Si elle me disait: Donne-moi de ton sang, j'en veux boire; je m'en epuiserais pour l'en rassasier."--Ceci pour s'excuser aupres de Falconet de ne point l'aller rejoindre en Russie. Or, a cette amie meme, a Mme Volland, il parle de la perspective et de l'approche de ce voyage en Russie, a la meme date, avec la plus parfaite tranquillite. Et il y a aussi en Diderot l'ecrivain ardent, impetueux, d'une prompte et vive saillie, qui jette une scene sous nos yeux ou qui enleve un recit d'un tel mouvement, d'un tel elan, et, notez le, avec une telle perfection de forme, qu'on ne songe plus a la forme, qu'on ne s'en apercoit plus, qu'on croit voir, sentir et penser soi-meme, que l'intermediaire entre vous et la chose, que l'interprete, que l'ecrivain, en un mot, a disparu; et c'est la le triomphe meme de l'ecrivain. C'est en cela que Terence, et Racine, et ce pauvre Prevost une fois par hasard, et Merimee souvent, sont des ecrivains superieurs. Diderot a une centaine de pages ou l'on est tout etonne de le trouver de cette famille. Et quelquefois encore, quoique bien rarement, Diderot est meme poete. Il trouve le mot puissant et sobre, court et magnifique, si plein qu'il descend comme d'une seule coulee dans l'ame, et la remplit et l'habite immediatement tout entiere: "Tout s'aneantit, tout perit: il n'y a que le monde qui reste, il n'y a que le temps qui dure."--Il trouve le symbole exact et en meme temps riche, ample, s'imposant a l'imagination, et il sait l'enfermer dans une periode harmonieuse dont le retentissement prolonge longtemps dans notre memoire ses ondes sonores: "Mefiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d'esprit et qui le sement a tout propos. Ils n'ont pas le demon; ils ne sont jamais ni gauches ni betes. Le pinson, l'alouette, la linotte, le serin jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couche, ils fourrent leur tete sous l'aile, et les voila endormis. C'est alors que le genie prend sa lampe et l'allume, et que l'oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage et rompt melodieusement le silence et les tenebres de la nuit."--Et voila, certes, qui est etrange, de trouver dans l'auteur des _Bijoux indiscrets_ une pensee, un sentiment et une "strophe" de Chateaubriand.--C'est que le style c'est l'homme, _quoi qu'en_ ait dit Buffon: le style est la melodie interieure de notre pensee, et la pensee de Diderot a ce caractere entre tous qu'elle est inattendue, meme de lui-meme. Inegal, inconstant, multiple, versatile, girouette sur le clocher de Langres, comme il a dit, il est, selon le quart d'heure, vulgaire, plat, ordurier, tendre, aimable, charmant, quelquefois sublime; et son style, non appris, non acquis, non surveille, non chatie, non corrige, son style d'improvisateur, comme sa pensee, est capable de bassesses, d'obscurites, d'incorrections, de gaucheries, de graces, de vivacites aisees et brillantes, parfois d'echappees subites vers les hauteurs, et meme de serenites imposantes. VI Quelques intuitions de genie, quelques recits plein de verve, quelques silhouettes bien enlevees, quelques theories neuves trop melees d'obscurites, beaucoup de polissonneries, beaucoup de niaiseries, enormement de verbiage et de fatras fumeux, voila ce qu'a laisse Diderot. Rien de complet, rien d'acheve, ni comme systeme philosophique, ni comme oeuvre d'art. Son role a ete plus grand que son oeuvre. Par son infatigable activite, par ses qualites estimables, et presque inestimables, de caractere et de bon coeur, il a tenu une tres grande place en son temps; il a ete le lien entre les esprits et les caracteres les plus difficiles et quelquefois les moins faits pour s'entendre, et personne plus que lui n'etait ne directeur de journal. Il ne lui a manque qu'un vrai et grand genie, ou peut-etre seulement de la suite dans les idees, pour mener son siecle, que personne n'a mene, comme il est arrive d'ailleurs a presque tous les siecles.--Il l'a rempli d'un grand bruit d'audaces, de scandales et de papier remue. Il a vecu dans cette fournaise et ces bruits de forge comme dans son element naturel. Il a fort agrandi le calme atelier de son pere, et fabrique beaucoup plus de couteaux que lui, moins inoffensifs. C'etait un rude ouvrier que le travail grisait, et aussi la recreation, et aussi les histoires racontees, les discussions et la rhetorique. De pensee calme, de reflexions, de meditation, de contemplation, au milieu de tout cela, aussi peu que rien. Vrai Francais des classes moyennes, sans esprit, sans distinction, plein d'intelligence, de facultes d'assimilation, de facilite au travail et a la parole, avec un ideal peu eleve, peu de scrupules de moralite, et un tres bon coeur. Il s'est laisse aller a cette nature, si melee de mal et de bien, de tout son mouvement et de tout son elan, incapable de reaction contre lui-meme, comme de reflexion. Cette nature, il la croyait bonne; le souci, le sentiment seulement, de notre infirmite, de notre misere, et de notre puissance a nous ameliorer, lui etait inconnu. Quand cela manque, on ne peut etre qu'une force de la nature tres interessante. Il l'a ete. Ce n'est pas peu. Sa fortune litteraire a ete curieuse. Tres connu dans son temps et tres en lumiere comme remueur d'idees et "philosophe", beaucoup moins comme artiste, il a eu cette chance, pour prolonger sa gloire, que ses ecrits les plus heureux, les plus piquants, les plus vivants, sont sortis les uns apres les autres, a de longs intervalles, quelques-uns tout recemment, des bibliotheques particulieres ou des armoires a manuscrits les plus eloignees et les mieux closes. A chaque revelation c'a ete un etonnement et une joie litteraire. On le croyait toujours la veille beaucoup moins grand. L'attention sur lui et l'admiration a son egard ont ete renouvelees et rajeunies periodiquement comme par son bon ami le hasard, qui se montrait aussi intelligent que bienveillant; et une sorte de devotion litteraire en a ete comme confirmee et rafraichie avec soin autour de son monument. Une autre sorte de devotion, qui n'avait rien absolument de litteraire, s'est fort echauffee aussi sur son nom. Vers le milieu de ce siecle, beaucoup lui ont ete infiniment reconnaissants d'etre irreligieux plus scandaleusement qu'un autre, de mettre la grossierete la plus determinee au service de la "saine philosophie". Cela n'a pas laisse de grossir sa cour. Aujourd'hui nous le connaissons, ce semble, tout entier, et nous sommes trop loin des querelles religieuses, releguees dans les basses classes de la nation, pour ne pas le juger avec une pleine tranquillite d'esprit. Nous le trouvons grand par le travail; curieux, intelligent, et penetrant parfois, mais trouble et empetre souvent, comme philosophe; romancier plein de verve, sans imagination veritable, critique d'art d'un grand gout et d'une sensibilite artistique tout a fait rare et superieure; ecrivain inegal, dont quelques pages sont des chefs-d'oeuvre, et dont la maniere la plus ordinaire est un bavardage intarissable mele de galimatias.--Il faut savoir dire qu'il est decidement de second ordre. Mais, plus qu'un autre, il represente quelque chose: l'individualisme du XVIIIe siecle s'appliquant enfin franchement et insolemment a tout, pour tout detruire, peut etre sans le vouloir; a la societe, a la religion, a la morale; ne laissant debout que l'homme avec ses instincts, tenus pour bons; dissolvant la communaute humaine, sous forme de pensee commune dans l'espace, sous forme de pensee traditionnelle dans le temps. Il represente plus qu'un autre, plus que Rabelais et Montaigne, infiniment plus que Voltaire, plus que Rousseau, la revanche de la "nature" contre ce que les hommes ont cru devoir faire, depuis qu'ils existent, pour s'en distinguer. L'obeissance et l'adhesion complaisante a l'instinct naturel, c'est son fond meme. Cela veut dire peut-etre que cet instinct naturel, il ne le comprend nullement. Car il est aussi de la nature _humaine_, et c'en est peut-etre la verite et le caractere propre, de sacrifier l'instinct individuel a une regle et a une loi commune, pour que nous puissions vivre et durer, ce qui est encore, ce semble, le besoin le plus imperieux de notre nature. JEAN-JACQUES ROUSSEAU I SON CARACTERE Jean-Jacques Rousseau, romancier francais, naquit a Geneve le 28 juin 1712. Sa vie jusqu'a la quarantieme annee, et meme toute sa vie, fut un roman. Declasse des l'enfance, vagabond, homme de tous metiers, depuis les plus honorables jusqu'aux pires, graveur et laquais, musicien et industriel forain, presque secretaire d'ambassade et, plusieurs fois, favori soudoye de grandes dames, point mendiant, mais quelquefois un peu voleur, a travers tout cela reveur, artiste, infiniment sensible aux beautes naturelles et aux plaisirs simples, sans un grain d'ambition, n'ecrivant point, ne rimant point, de temps en temps lisant avec fureur, toujours regardant avec delices le ciel, les verdures et les eaux, ou caressant avec extase un reve interieur; c'est ainsi qu'il arriva jusqu'a l'age mur.--C'est la vie de jeunesse et l'education d'un _Gil Blas_ sensible, imaginatif et passionne. Il pouvait en sortir un "neveu de Rameau" de la pire espece. Il en sortit un desequilibre, mais non point un homme vil. Le fond etait bon, non le fond moral, qui n'existait pas, mais le fond sensible. Rousseau avait tres bon coeur. Faible, et sans aucune espece d'energie morale, il etait bon, compatissant, charitable, et, tres reellement et non pas seulement en phrases, "fraternel".--Il ne faut jamais perdre cela de vue; c'est le premier trait. Rousseau est un candide. Son cynisme meme, quand il n'est pas une forme de son orgueil, est une forme de son ingenuite. Le premier mouvement dans Rousseau est un geste naturel et spontane d'elan vers autrui, de confiance, et de bras ouverts. Il a toujours commence par adorer qui lui faisait accueil. Il y montre une naivete lamentable, honorable et touchante. Les grandes amities qu'il a fait naitre, et qu'il n'a pas toujours reussi a lasser, lui vinrent de la; les affections posthumes qu'il a excitees tout de meme. Mille lecteurs se sont dit comme Mme de Stael: "J'aurais reussi a l'apprivoiser, a le ramener, a le garder." Il a donne, il donnera toujours cette illusion, parce que naturellement on va au fond, et que le fond chez lui est bien douceur et naive tendresse. Seulement, s'il etait bon, il se sentait bon, ce qui est tres dangereux, lorsque manque le correctif de l'humilite. Sans vraie religion, sans instinct moral primitif, et apres une vie de jeunesse si demoralisante, d'ou aurait pu lui venir l'humilite? La modestie vient du bon sens tres puissamment aide par l'education religieuse ou au moins morale. Rousseau n'avait pas l'ombre de modestie, et, se sentant bon, il se jugeait le meilleur des hommes, et s'il etait bonte de tout son coeur, il etait orgueil des pieds a la tete. Il l'etait avec candeur, avec passion, et avec exaltation, comme il etait tout ce qu'il etait. Dans ses reveries de jeunesse, il songeait au chant des oiseaux, a presser l'humanite entiere sur son coeur, et, aussi, il songeait a lui, avec des transports de complaisance, a sa bonte, a sa douceur, a ses facultes d'epanchement et de tendresse, et, insensiblement, se batissait un piedestal, que plus tard il sentira toujours sous lui, et sur lequel, innocemment, il prendra des attitudes. Ajoutez enfin l'absence complete de sens du reel et une imagination romanesque que tout a contribue a entretenir et que rien n'a contenu. Le roman, vulgaire et picaresque, mais enfin le roman qu'il a vecu jusqu'a quarante ans, et au dela, a passe dans son esprit et dans tout son etre, l'a marque profondement, et pour toujours. Il n'a jamais vu aucune chose telle qu'elle est. Il a vu chaque chose plus belle qu'elle n'est, jusqu'a quarante ans, plus laide qu'elle n'est a partir de l'age mur, et de plus en plus jusqu'a la vieillesse. Et, comme dans l'age mur il y a toujours en nous des retours de l'etre anterieur, souvent, meme en sa maturite, il commencait par voir une chose nouvelle en jeune homme, et en etait ravi; puis, tres vite et brusquement, il la voyait en vieillard, et en fremissait d'horreur. Mais toujours, noir ou bleu tendre, le reve s'est interpose entre lui et le reel, et a deforme le contour et change la couleur des choses. Bon, candide, orgueilleux et romanesque, tel il etait quand il rencontra la societe humaine. Jusqu'a quarante ans, il ne l'avait pas habitee. Le vagabondage produit les memes effets que la solitude. Le voyageur voit plus d'hommes que les autres, et, moins que les autres, connait l'homme; car a changer sans cesse on ne penetre rien. A quarante ans Rousseau avait eu des aventures diverses, et des epreuves, sans pour cela avoir acquis l'experience. Le monde avait glisse devant ses yeux, et l'avait infiniment amuse; mais il ne le connaissait point. Du contact du Rousseau que nous connaissons avec la societe, et du froissement terrible qui s'ensuivit, naquit le Rousseau d'apres quarante ans, celui qui a pense et qui a ecrit. Rousseau arrivait a Paris avec l'education des champs, des bois, des marches a pied, des reveries, des amours faciles, et d'une imagination puissante et charmante. C'etait La Fontaine, plus sombre deja, parce qu'il etait malade, et parce qu'il s'etait charge d'une compagne stupide, tyrannique et traitresse, dont je ne dirai qu'un mot, mais avec certitude, c'est que c'est a elle que toutes les fautes graves de Rousseau doivent etre imputees;--c'etait La Fontaine moins leger et deja hante de soucis; mais c'etait La Fontaine. Meme age, meme education provinciale et champetre, meme candeur, meme tendresse caressante, meme imagination romanesque, memes lectures libres et vagabondes, et, remarquez-le, meme absence de manuscrits jusqu'a quarante ans.--Il fut accueilli comme La Fontaine, avec empressement, avec engouement. Et il se livra avec candeur, et avec passion. Il n'etait pas averti. Ces grandes dames et grands seigneurs qui l'accueillaient, sa naivete, et sa bonte, et son orgueil aussi, lui montrerent en eux des amis, de purs et simples amis. Il accepta leur hospitalite sans se douter qu'elle ne pouvait pas aller sans servitude. Les servitudes vinrent, ou au moins les exigences.--Habiter une petite maison de Mme d'Epinay, quoi de plus simple? Mais courir au chateau de Mme d'Epinay quand Mme d'Epinay s'ennuie, c'est-a-dire toujours, il n'avait pas songe a cette contre-partie, et la trouva rude.--Recevoir, a peu pres, l'ordre de suivre Mme d'Epinay, en hiver, dans un voyage fatigant, triste et onereux, toute affaire cessante et toute etude laissee, il n'avait pas prevu que cela fut dans le contrat. Stupefait et desoriente, maladroit par consequent, tergiversant, non sans une certaine duplicite, comme il arrive presque toujours dans les situations fausses, il en vient a se faire detester et chasser; et voila un de ses premiers contacts avec le monde.--Aimer une comtesse, charmante du reste, et qui ne le hait pas, mais qui est une dilettante du sentiment, nullement une heroine de l'amour, et qui le laissera se tirer d'affaire comme il pourra, quand une trahison domestique, ou simplement les propos du monde, les auront compromis tous deux; s'en tirer tres mal, par des demarches et des lettres assez humiliantes: voila une de ses premieres ecoles.--Serrer sur son coeur toute la troupe encyclopedique, et croire que ces gens de lettres, si pleins de beaux sentiments, ne veulent de lui que son affection; s'apercevoir trop tard qu'ils exigent la soumission dans l'ecole et la discipline dans le rang, et qu'ils sont tres durs pour qui vit et pense d'une facon independante: voila une de ses premieres experiences. L'orgueil aidant, et l'imagination romanesque, il en vint tres vite a detester cette societe humaine pour laquelle, je ne dirai point il n'etait pas fait, mais, ce qui est bien pis, pour laquelle il etait fait, au contraire, de par ses sentiments tendres, et a laquelle quarante ans de vie vagabonde ne l'avaient point prepare. Un misanthrope de naissance n'eut pas souffert des petites miseres sociales; un homme candide, et tendre, et orgueilleux, souffrait autant de l'amour naturel qu'il avait pour le monde que des blessures qu'il en recevait, et de l'un et l'autre reunis, jusqu'au desespoir.--Ajoutez sa maladie, qui etait de celles qui developpent l'irritabilite et la melancolie; ajoutez son interieur dont il souffrait sans que son orgueil lui permit d'en convenir, ni sa bonte de s'en plaindre, ni sa faiblesse de s'en delivrer; et vous comprendrez ce trouble mental qui n'etait un mystere pour aucun des amis de Rousseau, et qui n'est pour les medecins rien autre chose que la manie des persecutions et la folie des grandeurs, affections qui vont presque toujours ensemble et s'entretenant l'une l'autre; et voila le dernier etat moral de Rousseau. N'oubliez point d'ailleurs que la complexion premiere, a travers toutes les vicissitudes de la vie, est chez nous si forte que le gout de Rousseau pour les amities mondaines, et les protecteurs et les bienfaiteurs, persistait encore et malgre tout, jusqu'au terme; que, jusqu'a la fin de sa vie, il rechercha ces dependances affreuses et adorees dont il fut toujours degoute et toujours epris; que le passage continuel d'un transport de confiance a un acces de desenchantement et de colere secouait jusqu'a la briser sa frele machine, et l'inclinait de plus en plus aux humeurs noires et aux chagrins profonds; et tout ce qu'il y a d'amertume melee d'illusions douces dans les ouvrages de ce singulier philosophe n'aura plus rien qui vous etonne. Ses ouvrages en effet sont lui-meme, et, ce qui est plus rare, ne sont rien que lui. Il est avant tout un homme d'imagination: tous ses ouvrages sont des romans. Il a fait le roman de l'humanite, et c'est l'_Inegalite_; le roman de la sociologie, et c'est le _Contrat_; le roman de l'education, et c'est l'_Emile_; un roman de sentiment, et c'est la _Nouvelle Heloise_; le roman de sa propre vie, et c'est les _Confessions_.--Et dans chacun de ces romans il s'est mis tout entier, tendresse et orgueil, illusions de tendresse et illusions d'orgueil, sa tendresse lui tracant un ideal de bonheur simple, de vertu facile et d'epanchement et d'embrassement fraternel; son orgueil le mettant en guerre violente et implacable contre la societe reelle qui l'a mal accueilli, a son gre, et lui persuadant d'en faire la satire ardente, d'en prendre toujours le contre-pied, et de la demolir pour la refaire;--d'ou resulte un optimiste misanthrope, un Sedaine satirique, un Francois de Sales qui est un Juvenal, et un revolutionnaire plein d'esprit de paix et d'amour, le tout dans un romancier de genie. II LE "DISCOURS SUR L'INEGALITE". Tout Rousseau est dans le discours sur _l'Inegalite parmi les hommes_. Ceci est un lieu commun. Je m'y resigne, parce que je le crois vrai. On en a conteste la verite. J'y reviens parce que, controle fait, je le crois vrai. Rousseau trouve la societe mauvaise. J'ai dit pourquoi. C'est un plebeien qui a voulu etre du monde, qui en a ete, qui a cru n'en pouvoir pas etre, qui s'en est cru meprise, et qui s'en venge par en medire, tout en l'adorant encore. (Remarquez que, plus tard, dans la _Nouvelle Heloise_, c'est un plebeien epris d'une patricienne, aime d'elle, trahi par elle, regrette par elle et toujours reste dans son coeur, que Rousseau mettra en scene. La _Nouvelle Heloise_ est le reve d'une nuit d'ete d'un maitre d'etudes.) Pour le moment il n'en est qu'a regarder la societe en son ensemble, et a la trouver horrible. _Et pourtant l'homme est bon!_ Rousseau le sent, a se sentir, sans se bien connaitre. L'homme bon, la societe inique; l'homme bon, les hommes mechants; l'homme ne bon, devenu infame: cette double idee, sous quelque forme qu'on l'exprime, et qu'il l'exprime, c'est la pensee eternelle de Rousseau. Et il est aise de le croire, puisque c'est son ame meme. "L'homme bon", c'est sa tendresse qui parle; "les hommes mauvais", c'est son orgueil. Il a repete cela toute sa vie, parce que, toute sa vie, son orgueil et sa tendresse n'ont cesse de parler. Mais encore comment cela est-il arrive? Comment l'homme bon est-il devenu mechant? Qui resoudra cette contrariete?--Ici intervient la reflexion, et se forme peu a peu, assez vite d'ailleurs, le systeme. Raisonnant sur lui-meme, sans s'en rendre compte, Rousseau raisonne ainsi: "Et moi aussi j'ai ete bon. J'ai eu quarante ans de bonte facile et charmante. Mes mouvements de haine et de malice, depuis quand les trouve-je en moi? Depuis que je suis entre dans la societe des hommes. Si tant est que je le sois, c'est eux qui m'ont gate. L'humanite tout entiere a du subir la meme transformation. L'homme est ne bon (car j'en suis sur); il s'est rendu mechant en se faisant social. Le mal moral est le resultat d'une erreur. L'humanite s'est trompee sur ses destinees; elle s'est abusee sur sa vocation. Elle s'est crue faite pour vivre en etat social. C'est en etat de nature qu'elle devait rester. Cet etat de nature a du exister.--Il a existe.--Il faut le retrouver, et y retourner. Des siecles nous en separent. Qu'importe? Et, du reste, ce n'est pas vrai. Dans le temps infini, qu'est-ce que six ou sept mille ans peut-etre? Tres probablement un court instant. C'est d'hier, par une erreur d'un jour, que nous nous sommes mis nous-memes aux bras la chaine qui nous froisse et qui en nous irritant nous rend mauvais. Revenons a l'etat de nature. Effacons l'histoire, cette courte meprise, ce mauvais reve d'une nuit de l'humanite." C'etait une idee toute nouvelle,--tres vieille aussi; nouvelle forme d'une pensee tres ancienne parmi les hommes. C'etait l'idee du paradis primitif, et de la _chute_. L'homme est ne bon et heureux. La nature ne pouvait que le faire tel. Il a voulu _inventer quelque chose_, sortir de son etat. Il s'est perdu, il est _tombe_. Son effort, desormais, est eternellement a se relever et a revenir.--Cette idee, presque instinctive chez l'homme, est fondee en raison et en sentiment. Le sentiment qui l'entretient chez chacun est sans doute le souvenir de l'enfance heureuse, insouciante et innocente (sans qu'on fasse reflexion que l'enfance heureuse est un bienfait, et le plus grand, de la societe, le resultat cherement acquis de centaines de siecles qui ont cree un peu de securite pour la faiblesse).--L'idee rationnelle qui est au fond de cette conception, c'est celle de l'inquietude eternelle de l'homme. Chacun de nous sent les malheurs que le desir de changement lui a attires, sans pouvoir comprendre quel serait le malheur effroyable d'une eternelle immobilite. Nous concluons que le meilleur eut ete, pour chacun de nous, de rester tranquille, et, generalisant, nous voyons l'humanite souffrant et peinant parce qu'elle a bouge, un jour, a tendu au mieux, s'est deplacee, s'est mise en route. Que ne se tenait-elle coi? Cette idee, quoi qu'on en puisse penser, est bien celle de Rousseau. Il rencontrait,--ou il retrouvait dans quelque reminiscence obscure, ce que je serais tres porte a croire--l'idee theologique de la chute. Il voyait l'homme d'abord innocent au sortir des mains de Dieu, s'engageant par une faute... non, car dans ce cas il n'aurait pas ete tout bon... s'engageant par une erreur de son esprit dans une voie mauvaise ou il reste longtemps, et ayant besoin d'un sauveur. Et ce sauveur ce sera Rousseau lui-meme. Remarquez qu'il est beaucoup plus pres de l'idee theologique qu'il ne le croit sans doute. Car, dans son systeme, la chute de l'homme, c'est sa transformation en animal social; mais c'est aussi la conquete qu'il a faite de la science, et qu'il a eu tort de faire. Le _Discours sur les lettres, les sciences et les arts_, bien moins important que le _Discours sur l'Inegalite_, et presque enfantin, n'en est pas moins un chapitre de celui ci. Le tort des hommes a ete de vouloir vivre en societe; il n'a pas ete moins de _vouloir savoir_ et de vouloir penser. "L'homme qui reflechit est un animal deprave." Simplicite, ignorance, innocence, et insociabilite: voila les conditions veritables du bonheur humain. L'homme a ete dans cet etat tres longtemps; il en est sorti, par erreur comme j'ai dit, par une demi-faute aussi, si l'on veut, entendez par une sorte de paresse et d'abandonnement bien mal entendus. L'homme a cru que l'etat social lui donnerait des moments de loisir et de repos. La vie naturelle est dure: chacun y doit pourvoir a sa subsistance et a celle de ses enfants. L'etat social c'est la division du travail, qui permet a chacun, son office rempli, de se reposer sur la communaute et de reprendre haleine.--Il est tres vrai; mais l'etat social developpe, ou plutot cree dans l'homme, des passions qu'il n'avait pas prevues et qui lui otent en effet tout ce repos. L'ambition, l'avidite, la jalousie, la simple emulation, l'amour-propre, qui n'existaient point tout a l'heure et qui existent a present, demandent a l'homme plus d'efforts que la securite sociale et la bonne ordonnance sociale ne lui en epargnent.--De meme, sciences, lettres et arts sont des inventions de la paresse humaine, qui la frustrent, et se tournent contre elle. On a invente les premieres sciences pour prevoir, mesurer, compter, s'accommoder mieux sur la terre et avoir ainsi des moments de repit; les premiers arts, locomotion, navigation, metallurgie, agriculture, pour avoir quelque chose au grenier et a la grange, et ne pas chasser tous les jours; les lettres et les arts d'agrement pour charmer les heures de treve ainsi conquises. Mais on ne se doutait pas que ces moyens d'affranchissement deviendraient puissances oppressives et absorbantes, veritables tyrans, par l'attrait qu'elles devaient exciter; qu'elles seraient _la civilisation_, sorte de course furieuse a la poursuite d'un ideal reculant toujours, exigeant de l'homme, seulement pour la suivre, des efforts enormes et une contention qui est un etat morbide continu, et toujours aspirant a etre plus complete et achevee, et trainant l'homme eperdument a sa suite dans un labeur toujours plus rude et un elan toujours plus disproportionne a ses forces.--Il y a la une immense meprise de l'humanite. Il faut que l'humanite revienne en arriere. Mais pourra-t-elle recouvrer l'etat primitif? En un certain sens, non; en un autre oui, et mieux que cet etat. Elle etait vertueuse par ignorance, et heureuse sans le savoir. Sa longue erreur, dont il ne faudrait point qu'elle perdit le souvenir, lui aura servi a revenir a l'etat primitif par choix, par preference et par juste estime faite de lui. Elle ne le subira plus, elle y adherera, et elle ne le vivra point seulement, elle le pensera en le vivant; et il ne sera plus un etat seulement, mais a la fois un etat, une idee et une volonte. Et tous les precieux biens du premier age seront retrouves, aussi precieux, mais plus nobles, en ce qu'on en sentira le prix. La simplicite sera mepris de l'orgueil, l'ignorance mepris du savoir, l'insociabilite mepris des vanites et des ambitions,--et l'innocence sera vertu. C'est a ce troisieme etat qu'il faut parvenir, qui est un progres, et sur le second, et meme sur le premier. C'est ainsi que Rousseau, tout en paraissant tourner le dos a son siecle, est de son siecle plus que personne; car sa regression est un progres, et le plus grand que l'humanite puisse faire, et il l'en croit capable; car sa reaction est un violent effort pour rebrousser, mais dans le dessein de revenir en avant, une fois le vrai chemin retrouve, et il croit le voyage possible; car son horreur pour la pretendue perfectibilite n'est que l'amour de celle qu'il croit vraie; et non pas, comme les autres, il croit l'homme bon et devenant meilleur; mais il croit l'homme bon, deprave, et corrigible; bon, dechu et capable de relevement, ce qui est croire a la perfectibilite comme avec redoublement de foi et un raffinement de certitude. Et maintenant que la misanthropie de Rousseau et son esprit de denigrement a l'egard de son siecle trouvent leur compte dans ce detour, et meme qu'ils ne soient pas sans inspirer un peu ce systeme, il est bien possible. Mais c'est l'idee fondamentale, originale et profonde de Rousseau; c'est tout Rousseau; et je m'etonne qu'on en doute. Passe encore si vraiment elle n'etait que dans le _Discours sur les lettres et les sciences_ et dans le discours sur l'_Inegalite_. Mais elle est reprise et resumee magistralement (apres l'_Emile_) dans la _Lettre a Monseigneur de Beaumont_ et, en la reprenant, Rousseau renvoie formellement le lecteur au discours sur l'_Inegalite_, dont il affirme que l'_Emile_ n'est que la suite; et du reste elle est dans tous les ouvrages de Rousseau (sauf le _Contrat social_), et de tous elle forme comme le fondement et le centre. Elle est une pure hypothese et un roman. Elle suppose tout ce qui est a prouver. Elle ne tient compte des faits que pour nier tous ceux qu'on connait. Rousseau le dit en propres termes: "J'ecarte tous les faits". Des lors que reste-t-il? Une antinomie dont un des termes est une pure invention de l'imagination. Rousseau dit: "L'homme est ne bon, et partout il est mechant. Resolvons cette contrariete"; comme il dira plus tard: "L'homme est ne libre, et partout il est dans les fers". Dire: "le mouton est ne carnivore; et partout il mange de l'herbe; expliquons ce prodigieux changement", serait aussi juste. Ce qu'il faut avouer, c'est que nous n'avons aucune notion historique de l'homme dans l'etat de nature, et que des lors, sans nier cet etat, nous n'avons qu'a ne pas nous en occuper. Il n'existe pas comme element de raisonnement. Y pousser comme a un ideal dans l'avenir serait permis; y pousser comme a un retour et a une restauration est mettre au principe de l'argumentation un vice qui la ruine d'avance. Tout ce que nous savons des fourmis, c'est qu'elles ne vivent qu'en fourmilieres; des abeilles, c'est qu'elles ne vivent qu'en ruches, et des hommes qu'ils ne vivent qu'en societe. Comme a dit Rossi, "l'homme vit en societe comme le poisson dans l'eau". Le supposer vivant autrement est une idee, du reste tres interessante, de romancier. Le _Discours sur l'Inegalite_, l'oeuvre, d'ailleurs, de Rousseau ou il y a le plus d'imagination, de verve, d'originalite neuve encore et fraiche et naturelle, n'est qu'une histoire de Swift a laquelle l'auteur croirait. C'est l'Astree de la sociologie. Aussi j'engage a le lire et ne l'analyserai point. L'histoire de l'humanite qui y est tracee est d'un grand poete qui ne serait pas tres bon psychologue. Des idees tres justes, ca et la, sur la nature humaine y traversent la reverie continue, puis disparaissent sans aboutir. L'auteur n'en tire rien. Par exemple, il nous dit que tout l'homme primitif est egoisme et altruisme, et rien de plus; et de cette vue tout un systeme pourrait sortir. Mais, ensuite, il abandonne l'altruisme completement et attribue uniquement l'invention sociale a l'egoisme mal entendu des foules et a la tromperie de quelques habiles. Tout cela est peu lie, peu suivi et mal fondu. Reste la tendance generale. Elle est celle que j'ai dite: conviction que l'homme est, au moins, _trop_ social: qu'il faudrait, au moins, restreindre l'etat social a son minimum, revenir, sinon a la famille isolee, du moins a la tribu, au clan, a la petite cite; qu'ainsi diminueraient et la lourdeur de la tache et l'intensite de l'effort, et l'enormite des inegalites entre les hommes; qu'ainsi seraient attenues les besoins factices, gloire, luxe, vie mondaine, jouissances d'art; qu'ainsi l'homme serait ramene a une demi-animalite intelligente encore, mais surtout saine, paisible, reposee et affectueuse, qui est son etat de nature, en tout cas son etat de bonheur.--Et vous pouvez ne pas lire ce qui suit. Sauf dans le _Contrat social_ (et encore!) Rousseau, de toute sa vie, n'a pas dit autre chose que ce qu'il vient de dire. III LA "LETTRE SUR LES SPECTACLES." Il l'a professe et proclame dans sa _Lettre sur les spectacles_ avec une eloquence specieuse et entrainante qui est d'un grand maitre. D'un coup d'oeil sur de polemiste, qui ne lui a jamais manque, il a bien vu la place particulierement sensible ou il fallait frapper. Si la litterature est l'expression supreme de la civilisation, le theatre est l'expression extreme et comme aigue de la litterature et de l'etat litteraire. La le dernier terme de l'artificiel est atteint. L'homme ne se contente pas d'y etre artiste, il s'y fait moyen d'expression lui-meme. Il fait une oeuvre d'art, et il la joue. Il concoit une statue, il la cree; et cette statue c'est lui-meme, sur un piedestal qui s'appelle la scene. Il concoit un poeme, il l'ecrit, et ce poeme il le vit, artificiellement, il fait semblant de le vivre, entre deux decors.--Arrive la, l'homme est aussi loin de l'etat de nature, si l'etat de nature existe, qu'il est possible. Il est tout art, tout artifice, tout jeu. C'est l'extreme amusement et raffinement du civilise; pour Rousseau ce doit etre l'extreme degradation. De fait, il le croit, et il le crie de tout son coeur. Pour lui le theatre est une ecole de mauvaises moeurs, et il corrompt les moeurs en riant, ou en pleurant. Il montre les hommes toujours dans un etat violent et monstrueux, soit de passion, soit de ridicule, et il incline les hommes, par l'accoutumance et l'instinct d'imitation, a etre tels dans la vie reelle. Il deforme ainsi la nature humaine, il la petrit a nouveau pour la faire plus singuliere et plus bizarre qu'elle n'etait. Deprave une premiere fois par la societe, l'homme l'est une seconde fois par le theatre, et c'est cet homme ainsi perverti qui fera la societe de demain, et la societe ainsi faite qui inspirera le theatre de la generation prochaine, et ainsi de suite a l'infini. Voila l'idee maitresse de la _Lettre sur les spectacles_. Meme en acceptant l'ensemble de la theorie de Rousseau, son idee ici est bien contestable.--Ce ne serait point "ecole de mauvaises moeurs" qu'il devrait dire, mais "ecole de moeurs factices". Ainsi redressee, sa pensee prend une grande vraisemblance. Le theatre doit habituer les hommes, grace a l'instinct d'imitation, a exprimer des sentiments qu'ils n'eprouvent point. Le theatre imite la vie, mais la vie imite le theatre. Le theatre cree une maniere d'affectation et une sorte d'hypocrisie. Cela, on peut l'accorder.--Reste a savoir precisement si les moeurs factices que le theatre donne ainsi sont mauvaises, et, a passer, comme il arrive, de l'affectation a l'habitude, et par l'habitude au fond meme de l'etre, corrompent en effet ce fond.--C'est ce qu'il est tres difficile de prouver. Le theatre presente au public des moeurs figurees de telle sorte qu'elles puissent etre comprises aisement d'un certain nombre d'hommes assembles, et approuvees par eux. Sans aller jusqu'a dire, comme on l'a fait, que les hommes assembles n'acceptent et n'approuvent que des moeurs qui soient bonnes, assertion pleine d'une douce naivete, on peut croire que les hommes assembles ne peuvent aisement comprendre que des moeurs moyennes. L'enormite des crimes et l'exces des ridicules representes sur les theatres ne nous doit pas abuser. Encore est-il qu'il faut, pour etre vite saisis par nous, _qu'en leur fond_ ces personnages, non seulement nous ressemblent, cela va de soi, mais n'aient de l'humanite que les traits generaux, communs a un tres grand nombre, a un nombre immense d'individus. Cela est une necessite, une condition meme de l'art dramatique, une maniere d'etre sans laquelle il n'irait pas a son premier but, qui est, sans doute, d'etre compris sur-le-champ.--Des lors c'est une _moyenne_ des moeurs que nous donne le theatre, tout compte fait. Or s'il est vrai que les moeurs qu'il represente, il nous les communique peu a peu, il s'ensuivrait qu'il ne deprave les moeurs, ni ne les perfectionne, mais qu'il les egalise, en quelque sorte, et les nivelle. En nous inspirant des moeurs factices imitees de moeurs moyennes, il nous inclinerait a avoir les moeurs de tout le monde. Il est tres probable qu'il en est ainsi. Et Rousseau a raison: le theatre fait comme la societe; seulement ni le theatre ni la societe ne depravent l'homme; l'un et l'autre l'_humanise_, au sens propre du mot, le fait ressembler davantage a son semblable en l'en rapprochant. C'est l'originalite, c'est l'exception, en bien comme en mal, que la societe detruit dans l'humanite a user, pour ainsi dire, les hommes les uns contre les autres. C'est l'originalite, c'est l'exception que le theatre, en ne les representant point, fait oublier, peut-etre, a la longue, fait perir.--Et il resterait a examiner si ce nivellement de l'humanite n'est point, justement, une decadence, si mieux vaudrait, ou moins, pour l'homme, de fortes exceptions en bien et d'autres en mal, et si les chances seraient que celles-la l'emportassent, ou celles-ci. Mais ce n'est point dans cet ordre d'idees que s'est place Rousseau, et je n'ai point a y entrer. Je n'avais qu'a montrer pourquoi Rousseau juge le theatre funeste, et a indiquer pourquoi il est plutot a croire que le theatre est neutre. A un autre point de vue, Rousseau institue une theorie qui n'aboutit point parce qu'elle est un cercle vicieux. Pour refuter les defenseurs du theatre, il leur fait remarquer que le dramatiste, "au lien de faire la loi au public, la recoit de lui"; que "l'auteur suit les sentiments du parterre, suit les moeurs de son temps"; que "jamais une piece bien faite ne choque les moeurs de son siecle"; et il conclut que le theatre ne saurait corriger un gout auquel sa premiere regle est de se conformer.--Et, tout de suite, il ajoute que l'amour du bien est dans nos coeurs, que nous sommes convaincus que la vertu est aimable par notre sentiment interieur, et que vraiment la comedie ne pourrait produire en nous des sentiments que nous n'aurions pas.--Tout cela est tres juste; mais si les hommes sont naturellement bons, et si le theatre ne leur rend que ce qu'ils lui inspirent, comment peut-il leur donner de mauvaises lecons, et d'ou pourrait-il tenir le venin qu'il leur communique?--Ceci n'est qu'un cas particulier de la grande contradiction de Rousseau. Il a toujours soutenu deux choses: la premiere que l'homme est bon, et la seconde que l'art le corrompt. Mais d'ou vient l'art, si ce n'est de l'homme? Jamais Rousseau n'a clairement explique comment l'homme, si parfait, a invente tant de choses qui l'ont rendu execrable; de meme qu'il n'a jamais explique comment l'homme, ne dans l'etat de nature, en est sorti; et, aussi bien, c'est exactement le meme probleme. Je ne deteste, certes, point le scepticisme de Rousseau a l'endroit de la vertu moralisatrice du theatre, quand je songe a l'idee vraiment candide, et peut-etre pire, que se faisaient Voltaire et Diderot, ou qu'ils affectaient d'avoir, relativement aux salutaires et merveilleux effets du theatre sur les moeurs. Et cependant, sans aller jusqu'a tenir le theatre pour une ecole de morale, je ne suis pas sans lui accorder une tres legere, tres flottante, presque insensible, mais salutaire, influence. L'argument est trop facile qui consiste a dire: le theatre n'a jamais corrige personne. Il n'a jamais corrige precisement tel vicieux, tel ridicule ou tel imbecile, parce qu'il est trop evident qu'ils ne s'y sont pas reconnus. Mais il cree une atmosphere generale, un etat d'opinion, un "milieu", comme on dit en langage scientifique, qui ne laisse peut-etre pas d'avoir son influence, sinon sur les vicieux ou les sots authentiques, du moins sur ceux qui sont a mi-chemin de l'etre, c'est-a-dire sur tout le monde. Rousseau reconnait que c'est le gout general qui est la regle du theatre. Eh bien, ce "gout general" le theatre le renvoie au public, mais "developpe", comme dit Rousseau encore, renforce, plus vif, exprime en traits brillants, ou en types et caracteres saisissants. Il frappe des proverbes, et il donne des noms propres aux vices. Appeler l'hypocrisie Tartufe, si l'on a assez de genie pour que Monsieur Tartufe soit immortel, je suis tres dispose a croire que c'est peu de chose, mais encore soyez sur que ce n'est pas rien. Ainsi, de ce gout general revenu au public fortifie, vivifie et comme illumine par le theatre, se forme une opinion publique qui pese, un peu, au moins, sur la conduite des hommes. Les hommes pensent desormais un peu plus fortement ce qu'ils pensaient, et peut-etre agissent un peu plus comme ils pensent. Or rendre les actions des hommes un peu plus conformes a leurs pensees et un peu moins a leurs passions, ce n'est pas un tres grand profit moral, j'en conviens; mais c'en est un. Voila ce que le theatre fait. Il ne me corrige pas; mais il redresse un peu le bon sens public qui, a son tour, pese sur moi. "Vous dites qu'il n'a corrige personne; je le veux bien; _mais le but n'est pas de corriger quelqu'un; c'est de corriger tout le monde_." Ce mot d'Emile Augier est plein de justesse[82]. Il est ce qu'on doit dire en faveur du theatre quand on ne veut tomber dans aucun exces ni de confiance ni de mepris. [Note 82: Preface des _Lionnes Pauvres_.] Et enfin encore un seul mot. Il faut des amusements aux hommes. Que ceux de l'esprit ne soient pas d'un caractere beaucoup plus eleve ni d'un effet beaucoup plus salutaire que ceux des sens, je le crois assez; on reconnaitra sans doute qu'ils sont cependant un peu plus nobles. Art et litterature sont presque un peu plus que des divertissements, ils commencent a etre des contemplations; les jouissances qu'ils donnent ont un caractere comme a demi desinteresse. Si l'on m'accorde cela (je sais bien que l'auteur du _Discours sur les lettres et les arts_ ne me l'accordera pas; mais je vais jusqu'au bout de mon idee, quitte a revenir), je ferai remarquer que par sa nature, de toutes les formes de l'art, le theatre est celle qui a le plus de chances de ne pas etre demoralisante. Le theatre s'adresse aux hommes assembles. Il ne faut pas dire que les hommes assembles sont genereux, c'est aller trop loin; mais il est certain que les hommes assembles ont plus de pudeur que chacun pris a part: il est certain que les hommes assembles veulent qu'on les respecte. L'homme en public rougit de ce qu'il a de mauvais en lui et ne permet pas que l'artiste s'y adresse, du moins cyniquement. De la vient que tous les arts ont je ne sais quel arriere-magasin suspect, je ne sais quel musee secret honteux, tous, peinture, gravure, sculpture, poesie, roman, tous, sauf l'architecture et le theatre, parce que tous deux sont arts de grand jour et de pleine lumiere. Si donc on repousse toute espece d'amusement litteraire et artistique (c'est ce que fait Rousseau) il n'y a rien a dire a cela, si ce n'est que je crains l'homme qui s'ennuie; mais si on accorde a l'homme ce genre de divertissements, c'est le theatre qui est le meilleur, ou, si l'on veut, le moins mauvais de tous.--Ce qui serait naturel, ce serait donc que l'austere moraliste qui se defie de tous les arts et qui les condamne, fit presque une exception pour le theatre. C'est le contraire que fait Rousseau, parce que, comme je l'ai dit en commencant, le theatre, s'il est, peut-etre, le moins nuisible des arts, est aussi de tout ce qui est art, litterature, vie de civilisation et vie mondaine, l'expression la plus eclatante, la plus seduisante et la plus vive; et que c'est l'art, la vie de civilisation, et la vie mondaine que Rousseau, avec une sorte de colere et d'inquietude, poursuit en lui. IV L'EMILE. Il les poursuit, sinon plus encore, du moins en les serrant et pressant de plus pres, dans l'_Emile_. L'_Emile_ est un roman d'education destine a montrer et a prouver qu'il ne faut pas instruire; et etant donne le systeme general de Rousseau, il n'y a rien de plus juste.--La societe corrompt; l'education doit depraver: car l'education n'est pas autre chose que l'art de mettre l'enfant au niveau de la societe ou il nait et en commerce avec elle. C'est a ce niveau qu'il ne faut pas _le faire descendre_, et c'est ce commerce qu'il faut lui epargner jusqu'au moment, au moins, ou il pourra le subir sans en etre gate. L'essentiel est donc d'isoler l'enfant, de le separer de la societe des hommes, de la societe des enfants, et _meme de la famille_. Les reproches ordinaires qu'on fait soit a Rabelais, soit a Montaigne, soit a Fenelon, ne sont plus de saison ici. On peut leur dire avec raison que l'education non publique, que l'education par le gouverneur, par Ponocrates ou par Mentor, est tellement exceptionnelle par sa nature meme qu'elle ne peut servir ni de modele, ni d'exemple, ni meme d'indication utile; qu'elle n'est qu'une education de gentilhomme ou de prince, et qu'ils ont, de la question, laisse de cote toute la question.--Cette fin de non-recevoir, nous l'opposerons, quoi qu'il dise, a Rousseau aussi; mais il peut y repondre. Il est au moins tres logique, et d'accord avec lui-meme, en repoussant l'education publique. Son gouverneur est surtout un gardien des frontieres, et un chef de cordon sanitaire qui empeche la contagion sociale de parvenir a son eleve. Son precepteur a pour essentielle mission d'empecher l'enfant d'etre instruit. C'est pour cela que dans ce roman domestique, non seulement la societe, le le monde, l'ecole, les enfants du meme age que le jeune Emile, sont ecartes avec un soin jaloux; mais la famille elle-meme d'Emile n'intervient pas dans son education. A la mere il semble bien que Rousseau ne demande que de nourrir l'enfant. Cela fait, l'enfant ne parait plus lui appartenir, et elle disparait du livre. Le pere n'y fait qu'une seule apparition insignifiante; et je crois que, quand Emile a quinze ans, le pere est mort.--Rien de plus juste d'apres l'ensemble des idees de Rousseau. La famille c'est la societe encore, dont il faut a tout prix eloigner l'enfant; c'est aussi, meme chose sous un autre nom, la _tradition_, c'est-a-dire l'amas seculaire de prejuges et de _meprises sur sa destinee_ que l'humanite a legue et legue, toujours plus enorme et plus lourd, aux generations successives. L'homme naturel, voila ce qui etait bon; l'homme naturel, voila ce qu'il faudrait tacher de retrouver. --Mais alors retranchez aussi le precepteur!--Mais non, puisque la societe existe! Elle est la; on ne peut pas la supprimer. Il faut donc quelqu'un entre l'enfant et elle pour le garantir. Il faut, par malheur, un procede artificiel pour permettre a l'homme naturel de renaitre. Le gouverneur est l'homme qui connait et met en pratique ce procede. Il protegera l'enfant contre l'instruction, et c'est la son role. Il donnera a son disciple ce que Rousseau appelle tres justement "l'education negative". Elle consiste a laisser l'enfant se developper lui-meme et trouver toute chose tout seul. Le maitre n'est qu'un temoin et un observateur. Il n'est pas un homme qui enseigne. L'enfant se developpe, il le surveille, et repond seulement a ses curiosites, sans meme les satisfaire toutes. Il le laisse essayer, tatonner, chercher, trouver; car l'education c'est l'apprentissage des forces de l'esprit, nullement un fardeau qu'on doit jeter sur un esprit evidemment trop faible pour le porter. --Mais encore, a laisser l'enfant trouver seul toutes choses, on risque qu'il lui faille toute sa vie pour s'instruire, et plus d'une vie; car ce que sait l'humanite, elle a mis bien des siecles pour l'apprendre, et cet enfant qui s'instruit seul, c'est l'humanite qui recommence.--A ceci Rousseau repond par la seconde partie de son systeme. "L'education negative, c'est son premier point; son second point c'est ce que j'appellerai l'_education positive indirecte_. Le maitre doit d'abord empecher la societe d'instruire l'enfant; il doit, ensuite, non pas enseigner, cela jamais, mais mettre l'enfant dans certaines conditions ou il sera capable de s'instruire, bien dispose a s'instruire et excite a s'instruire.--Ce qui instruit, ce sont les choses, et les reflexions que l'homme fait sur elles: c'est le monde qui nous entoure et l'intelligence que peu a peu nous en acquerons. Le maitre peut, pour abreger l'education personnelle, rapprocher les choses de l'enfant, et creer autour de lui un monde abrege, arrange, mais vrai. De la cette sorte de machination perpetuelle qu'on a tant remarquee dans _l'Emile_, et ces "coups de theatre pedagogiques"[83] qui y sont si multiplies. L'esprit romanesque de Rousseau s'y complait, il est vrai; mais sa methode aussi, sous peine d'etre absolument vaine et sans aucun effet, les exige. [Note 83: Mot d'Edmond Scherer.] --Ne parlez jamais de propriete a l'enfant.--Mais alors, il l'ignorera?--Non; ayez la complicite du jardinier qui jouera devant l'enfant le personnage du proprietaire lese et fera sentir a l'enfant ce que c'est qu'un droit.--Ne dites pas a l'enfant: "Vous etes faible; il ne faut pas sortir seul"; mais ayez la complicite de tout le quartier, qui, le jour ou vous aurez laisse l'enfant sortir seul, par quelques mesaventures concertees l'en degoutera.--Ainsi de suite. Ceci n'est que l'application particuliere de tout un systeme d'education morale dont Rousseau avait eu, longtemps avant l'_Emile_, l'idee confuse. Convaincu de la grande influence qu'ont les objets exterieurs sur nos humeurs, nos sentiments et nos idees, il avait eu je ne sais trop quel dessein d'instruire l'homme a se gouverner par l'exterieur. Ces choses qui nous dirigent, nous devions apprendre a les diriger elles-memes (comment? je le vois mal) de maniere qu'en definitive elles nous gouvernassent pour notre bien. Je suppose, par exemple,--car je ne suis pas sur de bien comprendre,--que l'hygiene bien entendue, une habitation bien exposee, des frequentations honnetes, des exercices physiques, etc., etaient ces choses exterieures dont nous dependons, mais qui aussi dependent de nous, que nous pouvons disposer, arranger, concerter de maniere a nous assurer de leur bonne influence sur notre ame. Ainsi nous nous gouvernions par l'intermediaire des choses qui nous gouvernent; nous prenions en dehors de nous le levier a nous mouvoir, et nous etions maitres de nous indirectement.--Telle etait cette "_morale sensitive_" ou ce "_materialisme du sage_", idee ingenieuse et non sans justesse, dont Rousseau avait reve, et qui est restee en projet[84]. [Note 84: _Confessions_, Partie II, livre IX.] Il gouverne et dirige Emile de la meme facon. Il cree autour de lui l'habitat qui le modele, l'atmosphere qui l'anime, la temperature qui le modifie, le concours de forces qui doucement le plient.--Ce systeme d'education indirecte trahit chez Rousseau la conscience confuse qu'il a de n'etre pas doue de volonte, et d'autre part son esprit d'independance et son horreur de toute direction. Ni il ne compte que l'enfant, sur une grande et forte idee qu'on lui aura donnee, se gouvernera lui-meme, ni il ne veut que le precepteur pese directement et immediatement sur l'enfant. Reste que le precepteur l'aide a etre instruit par les choses. Ce systeme, qui est fort loin d'etre meprisable, et nous reviendrons sur ce qu'il a d'infiniment judicieux, a des inconvenients qui sautent au regard. D'abord, et il faut bien y insister, quoique l'objection d'une part soit banale, et d'autre part tende a montrer combien Rousseau est d'accord avec lui-meme, d'abord tout plan d'education qui n'est pas un plan d'education publique n'est qu'un pur roman pedagogique. Il ne va qu'a creer une ame d'exception dont il sera interessant de voir ce qu'elle deviendra, et ce qu'elle sera rencontrant Sophie; mais il ne nous sert quasi a rien. Si dans une pedagogie toute familiale, supprimant l'ecole publique, et gardant l'enfant a la maison, est d'une application extremement difficile, et, deja, a un caractere exceptionnel; que dire d'une pedagogie qui se defie de la famille elle-meme, l'ecarte ou la neutralise, et exige pour chaque enfant, dans chaque famille, un gouverneur celibataire qui lui consacre vingt-cinq ans de son existence? Rousseau, qui a un mepris superbe de l'objection, nous repondrait: "C'est tout mon systeme. Sur que l'education publique deprave, precisement parce qu'elle est l'image ou plutot une forme de la societe, je veux justement creer un etre d'exception, au moins un, sauver un enfant, le dresser pour la vie naturelle, dont, au moins, plus tard, il donnera l'exemple et le modele." --Soit; mais puisqu'il est certain qu'a peine un millier d'enfants dans une nation pourront etre eleves ainsi, l'inutilite de l'effort est egale a l'immensite du labeur.--N'importe; Rousseau tient a son systeme parce que c'est le seul vrai, a son avis, et peu l'inquiete qu'il soit presque impraticable; et il y tient peut-etre justement parce qu'il sent que Rousseau seul, ou a peu pres, le peut appliquer. C'est cela meme, au fond, qui le seduit. Comme Rousseau a, ce me semble, beaucoup d'esprit theologique dans l'intelligence, de meme il a quelque chose du temperament sacerdotal. Rousseau est un pretre; c'est un tres mauvais pretre, si l'on veut, mais c'est un pretre. Il en a l'orgueil, l'esprit de domination et la tendresse. Vous pouvez songer a Joad. Il veut l'enfant separe du monde, des autres enfants et de la famille, et livre a l'influence enveloppante et continue d'un sage celibataire, chaste, pieux, instruit, meditatif surtout, moraliste plutot qu'humaniste, et contempteur du monde et du siecle. Emile recoit l'education d'un jeune levite. Ce millier d'enfants, dans une nation, eleves par un millier de religieux, que je supposais tout a l'heure, je ne serais pas etonne que ce fut l'idee de derriere la tete de Rousseau, beaucoup plus aristocrate qu'on ne croit.--Remarquez que si Rousseau respecte fort le developpement spontane de l'_intelligence_ dans son disciple, il n'entend pas raillerie, ni tolerance, pour ce qui est de la _volonte_ dans l'enfant. Il la brise; il n'admet pas qu'elle se declare; il ne veut pas qu'on raisonne avec elle, qu'on essaye de la persuader; il veut qu'elle rencontre, non pas meme une defense, ce qui ressemble encore a une discussion, mais un _non_ pur et simple et invincible, une contre-volonte massive, muette et inebranlable comme un obstacle materiel. "Ce dont il doit s'abstenir ne le lui defendez pas; empechez-le de le faire, sans explication, sans raisonnement.... Que le _non_ une fois prononce soit un mur d'airain[85]." [Note 85: _Emile_, livre II, au commencement.] Je suis donc porte a croire que le reproche qui consiste a dire que l'education de l'_Emile_ est une education ultra-aristocratique toucherait peu Rousseau, et que c'est a celle-la meme qu'il a songe. Seulement j'aurais voulu qu'il indiquat par quoi, au moins, il eut admis qu'elle fut completee. Au-dessous de la classe elevee _a la Rousseau_, que devrait-on faire pour la foule qui ne peut pas avoir de gouverneur, et qui, bon gre mal gre, sera toujours instruite _en societe_? Je n'admets guere un pretendu traite d'education ou une question pareille n'est pas meme soulevee. Pour en revenir au jeune Emile lui-meme, on remarque encore, d'abord, qu'il n'apprend rien du tout, ensuite que cette education naturelle de l'homme naturel destine a rester l'homme de la nature est aussi artificielle que possible. La premiere de ces deux objections est faible; elle ferait plaisir a Rousseau, et elle ne m'emeut guere. Il est tres vrai, quand on fait un petit tableau synoptique des "matieres vues" par Emile, pour parler pedagogiquement, que cela se reduit a tres peu de chose. Emile n'a pas ete "surmene". Un peu d'histoire, un peu de geographie, un peu d'astronomie, un peu de botanique, un metier manuel (excellent, surtout pour Sophie), beaucoup de morale, la religion naturelle en dernier lieu (ce qui n'a rien que de tres juste dans une education privee et solitaire), voila tout, ou a bien peu pres, ce qu'Emile a appris. Il n'y a pas lieu de s'emporter contre Rousseau sur ce point. D'abord on ne peut lui reprocher d'avoir a peu pres exclu les arts et les lettres, puisqu'il les considere comme des agents de corruption; mais, meme en sortant de son systeme, et en raisonnant dans le sens commun, on doit convenir qu'il n'a pas si grand tort. Quand l'education est l'acquisition hative et impatiente d'un gagne-pain, ce qu'elle est forcement et fatalement pour l'immense majorite d'entre nous, il est vrai qu'elle doit etre plus pratique, et plus materielle pour ainsi dire; mais cela ne signifie point que celle-ci soit la vraie, ni qu'elle soit bonne. Elle est meme tres mauvaise. Elle n'est pas une education; elle est un apprentissage. Elle fait un bon ouvrier, non pas un homme. Dans les conditions particulieres, exceptionnelles, et favorables, ou Rousseau s'est place, quand on a affaire a un enfant qui n'aura pas besoin de gagner sa vie, une precaution seulement, le metier manuel, pour qu'il la puisse gagner si sa destinee change, et, sauf cela, une education generale toute de culture de l'esprit, d'exercice du raisonnement, de developpement du bon sens et d'elevation du coeur, une longue causerie grave et judicieuse, pendant vingt ans, avec un sage, aide de quelques bons livres en tres petit nombre: c'est l'education veritable.--Ne croyez pas que Mme de Maintenon en ait reve une autre.--Il ne s'agit pas de savoir; il s'agit d'etre intelligent. Le savoir dont on aura besoin, ou envie, on l'acquerra plus tard, avec une intelligence ainsi dressee, bien aisement, et bien vite. Il est vrai que ce n'est pas au combat pour le pain qu'une telle education prepare; mais ce n'est pas a ceux qui auront a le livrer, je le dis une fois de plus, que songe Rousseau. L'autre critique porte sur ce qu'il y a d'artificiel dans les procedes de Rousseau. Celle-ci est juste. L'education par les choses et par ce qu'elles eveillent dans une intelligence juste, un peu aidee, rien n'est meilleur; mais les lecons de choses concertees et machinees manquent absolument leur but, parce qu'elles ne sont que de l'enseignement direct deguise, de l'enseignement direct avec une hypocrisie en plus. Enseigner une vertu par un evenement qui en montre la necessite ou l'utilite, d'accord; mais inventer et susciter cet evenement, ce n'est qu'enseigner cette vertu en affectant de ne pas l'enseigner, et il y a la une supercherie dont l'enfant, moins raisonnable que nous, mais ruse comme un sauvage, ne sera jamais dupe, et une faiblesse, une petite lachete, qui ne nous vaudra que son mepris. Beaucoup meilleur est, dans ce cas, l'enseignement direct, tout franc et tout brave.--Je ne sais; mais c'est qu'il me semble que Rousseau n'est pas tres courageux; et la legere et pardonnable, mais reelle duplicite que nous avons remarquee dans son caractere se retrouve peut-etre ici. Enfin, et cela n'a pas ete assez dit, il manque a cette education, ce qui est peut-etre le fond de l'education, la notion du devoir. Il s'agit de faire un homme. La vraie definition de l'homme est qu'il est un animal qui se sent oblige. Il se sent oblige, et il sent le besoin de se creer des choses qui l'obligent. Au-dessus des lois, qui suffiraient a maintenir l'etat social, il cree les religions, les philosophies, les mysteres, et les societes particulieres d'edification, d'expiation et d'effort, pour s'inventer des devoirs. Est-ce la le fond de l'homme ou est-ce sa derniere expression, il n'importe ici; c'est ce qui le distingue le plus et le mieux des autres etres. C'est donc le fond de l'education, de "l'_humanitas_", comme disaient les anciens. On ne le trouve pas dans Rousseau. On a dit que Kant procedait de Rousseau. Il est possible, et il est probable. Le culte du sentiment interieur, la confiance en l'homme et en ses bons instincts, l'amour aussi de la vie solitaire, cachee et meditative, sont les memes chez les deux philosophes. Mais n'allons pas plus loin, ni meme, peut-etre, aussi loin. Rousseau, en tout cas, est un Kant bien sensualiste encore. Sa morale est faite de sentimentalite un peu vague, et sa religion naturelle de l'admiration des grands spectacles de la nature. Puisqu'il devait terminer par la religion, comme Kant, mener a Dieu par tout le reste, que ne commencait-il, comme Kant, par l'analyse et la demonstration de la loi d'obligation morale? Comme c'est un beau cours de philosophie que celui qui, apres les deblaiements necessaires, commence par l'obligation morale et finit a la Divinite, c'eut ete un beau cours d'education, exceptionnel, disons-le toujours, mais d'un dessin imposant et magnifique, que celui qui eut commence par le devoir et abouti a Dieu. Mais c'est une education attrayante que celle que donne Rousseau, plutot qu'une education forte; et l'education attrayante est exclusive de l'education de la volonte, et l'education de la volonte tient tout entiere dans l'enseignement continuel, par les paroles et surtout par l'exemple, de la loi du devoir. Emile sera bon, surtout s'il l'etait de naissance, mais cela pour Rousseau ne fait nul doute; il sera surtout "sensible", et legerement declamateur, et homme a effusions. Je ne vois pas qu'il doive etre energique; et meme dans une education aristocratique, que dis-je? surtout dans l'education d'un homme qui ne sera pas un simple rouage de l'immense machine, mais un dirigeant, ou au moins un independant soustrait aux communes servitudes, c'est l'energie personnelle qu'il faut, dirai-je, enseigner? cela ne s'enseigne guere, qu'il faut suggerer, susciter, reveiller, avertir, rappeler a son role comme on pourra, autant qu'on pourra; dont, au moins, il faut faire mention. C'est un oubli; il y a bien des oublis dans l'_Emile_, parce que, comme toujours, Rousseau ecrivait son livre avec ses sentiments et son humeur, autant et peut-etre plus qu'avec sa raison. Il a ecrit comme le reste, avec son orgueil et avec son esprit romanesque. Il y a, disais-je, oublie bien des choses; il ne s'y est pas oublie lui-meme. Cette education sentimentale, libre (ou qu'il croit libre), vagabonde, pleine d'incidents et d'episodes, nullement didactique, et toute personnelle, et comme spontanee, c'est la sienne, dont il se souvient, et dont il est fier. Il est fier de n'avoir pas ete instruit, de s'etre instruit lui-meme, dans le plus grand desordre du reste, sans contrainte, en plein caprice, et d'avoir, comme il le croit, ne recevant rien, tout invente. Ce n'est pas lui que la societe a parque, que la famille a lie, que l'education traditionnelle a deforme; et quel grand homme est sorti de cette education sans enseignement, vous le savez! Cette vie de jeunesse si feconde (et, sans raillerie, elle l'a ete, mais parce que l'homme avait du genie), il en fait celle de son cher Emile; il se borne, en sa faveur, a l'abreger et a la ramasser. Il la fait tenir en vingt ans au lieu de quarante; mais c'est la sienne, et en Emile il s'admire.--Et il lui donne un precepteur qui est Rousseau encore. Il se dedouble, un peu pour s'admirer deux fois; et quelques-unes des contradictions, quelque chose d'un certain embarras qui regne dans l'_Emile_ vient de la. Au Rousseau de quinze ans qui est Emile, Rousseau a tenu a donner un tres beau role, et il voudrait le montrer decouvrant toutes choses de lui-meme; au Rousseau de quarante ans qui est le gouverneur, Rousseau voudrait donner aussi un beau personnage, et il n'a pas laisse d'etre gene a bien faire les parts. Puis, peu a peu, au cours de ce long travail, l'esprit romanesque, assez severement contenu dans les commencements, reprenait le dessus dans l'ame de Rousseau. Vers la fin l'ouvrage n'est plus qu'un roman, et, qu'on me pardonne, un roman peu delicat. Quand le jeune homme en est a chercher la compagne de sa vie, peut-etre ne lui doit-on de conseils que s'il en demande; en tout cas, on ne lui doit que des conseils. Le suivre pas a pas dans ses tendres engagements, y intervenir jusqu'a la veille, et jusqu'au lendemain, et jusqu'au surlendemain du mariage, marque plus d'indiscretion curieuse que de sage devouement. Mais il y a un "directeur" dans Rousseau, et un directeur romanesque qui ne resiste pas a se meler des mysteres du coeur et des sens, et a qui rien n'a tant plu dans sa vie que de cotoyer, le regard eveille et le maintien grave, de belles amours; et le livre s'acheve comme une _Nouvelle Heloise_ dont le denouement serait heureux.--Il avait bien ete un peu cela des son principe, un roman traverse de dissertations morales, qui elles-memes sont un peu des oeuvres de l'imagination. Et n'y a-t-il rien a tirer de l'_Emile_?--Une seule lecon, mais importante, si importante et si naturellement oubliee toujours qu'il est bon qu'a chaque siecle un grand homme la donne a nouveau. Au fond de l'education, comme au fond de toutes les choses humaines peut-etre, il y a une contradiction essentielle, inherente, dont on ne sait comment faire pour se degager. Nous enseignons a ecrire, et tout style qui n'est pas original n'est pas un style;--nous enseignons a penser, et toute pensee que nous tenons d'un autre n'est pas une pensee, c'est une formule; et toute methode pour penser que nous tenons d'un autre n'est pas une methode, c'est un mecanisme;--nous enseignons a sentir, et un sentiment d'emprunt est une affectation, une hypocrisie ou une declamation;--nous enseignons a vouloir, et vouloir par obeissance est l'abdication de la volonte.--L'enseignement va donc, par definition, contre tous les buts qu'il poursuit. Les maux qu'il soigne augmentent a les vouloir guerir, et plus il reussit, plus il echoue. La perfection de l'enseignement aurait comme plein succes la nullite du disciple. Et cela n'est ni un paradoxe, ni une verite de theorie. La chose s'est vue. Le duc de Bourgogne est tres probablement le parfait disciple, le disciple absolu. Le monde a pu le contempler.--Et pourtant il faut enseigner; car, si la perfection de l'enseignement mene au neant; ni plus, ni moins, mais tout de meme, l'absence d'enseignement y laisse. Nous avons bien vu que, quoi qu'il veuille, Rousseau enseigne encore, par suggestion au moins, et par quelque chose de plus. Il sent la necessite d'enseigner.--On se debat dans cette contradiction naturelle et necessaire, et l'on s'en tire, comme en toute affaire, par un moyen terme dont on peut etre sur qu'il est defectueux, qu'il a quelque chose des inconvenients des deux exces, et que, s'il n'est pas doublement mauvais, du moins il l'est de deux facons; mais encore faut-il s'y resigner. Quel sera ce moyen terme? Naturellement il flotte, il glisse entre les deux extremes selon les temps, les lieux, les maximes generales et les humeurs. Mais il est dans l'essence de tout ce qui est constitue et traditionnel, de tendre vers le developpement et l'exageration de son principe. L'education, dans les peuples civilises, est une institution, comme l'Etat, comme une Eglise; elle tend a ce qu'elle croit etre sa perfection, c'est-a-dire a son extension illimitee et a l'absorption de tout en elle, sans pouvoir songer que son point de developpement extreme, et au dela duquel elle ne laisserait rien, serait le point juste ou ses effets seraient si acheves qu'ils seraient nuls, et ou par consequent elle s'ecroulerait sur elle-meme. Contre cette tendance naturelle, il est bon qu'une reaction tres forte, et meme brutale, se fasse de temps en temps, que quelqu'un vienne qui dise: "Prenez garde! Mieux vaudrait ne point enseigner, qu'enseigner si fort. Vous revenez par un cercle au point que vous fuyez." C'est ce qu'a dit Rousseau. On instruisait trop l'homme, il a crie qu'il fallait qu'il s'instruisit seul. C'est une chose a ne pas croire vraie, et a ne jamais oublier. Il a invente "l'education intuitive", comme il n'a pas dit, mais comme nous disons d'apres lui. C'est une chose ou il ne faut nullement se fier, mais qu'il y a un peril immense a perdre de vue. Il faut enseigner; mais profiter de toutes les velleites que l'enfant montre de s'instruire lui-meme, venerer sa curiosite, ses efforts personnels, ses excursions hors du cercle trace par nous, se plaire a ses objections quand elles sont naives, et lui montrer meme jusqu'ou elles pourraient s'etendre, pour l'en recompenser en quelque sorte, au lieu de les proscrire, quitte a dire ensuite: "Moi, je juge plutot de telle facon"; ne pas detester, comme a dit spirituellement M. Renan, le disciple qui pense le contraire de notre pensee, sauf quand c'est taquinerie; car, sauf ce cas, celui-ci est probablement votre vrai disciple, celui qui vous a entendu, tandis que son voisin est peut-etre un paresseux qui n'a fait que nous ecouter;--en un mot, croire que l'enfant est un etre qui reflechit un peu, et rien qu'a le croire, l'incliner doucement et sensiblement a etre tel. Voila la grande idee de Rousseau, qui n'est pas de lui, car Montaigne l'avait merveilleusement exprimee deja, mais a laquelle il a donne une tres grande force et un tres grand eclat. Elle est de celles qui sont des scrupules necessaires et de salutaires sauvegardes. Elle est de celles aussi qui vont tres loin dans leurs suites. Car, remarquez-le, en face de l'enfant, tenir compte de nous et non de lui, ne pas croire a son originalite, mais seulement a la tradition et a l'institution pedagogique, amene peu a peu a une sorte de dogmatisme d'enseignement, et a un type unique, uniforme et rigide d'education, grave defaut qui etait celui de l'enseignement francais au XVIIIe siecle et ou nous aurons toujours des penchants presque invincibles a retomber. Tenir grand compte des puissances propres de l'enfant, estimer, un peu au moins, qu'il serait capable de s'instruire tout seul, aimer a le suivre plus qu'a le trainer, le tenir pour une personne, faire pour lui (sans la lui communiquer) une sorte de "declaration des droits de l'enfant"; c'est une maniere d'individualisme pedagogique, qui mene a croire qu'il ne faut pas dans une nation une seule forme et comme un unique moule a faconner les esprits; qu'il en faut plusieurs, qu'il faut des systemes d'education et d'enseignement tres divers, capables, par leur multiplicite, leur elasticite, soit l'un, soit l'autre, et ou celui-ci ne reussit point un autre intervenant, de se preter, de s'ajuster et de repondre a la diversite des temperaments et a l'inegalite des esprits. Et Rousseau nous dirige vers cette idee. Il nous y amene meme, car il y est venu, sinon dans l'_Emile_, du moins dans la _Nouvelle Heloise_ (partie V, lettre III), et cette vue est tellement nouvelle, cette fois, tellement imprevue, si feconde aussi, et pose si bien, au moins, les vraies donnees du probleme, qu'elle est une conquete. V LA "NOUVELLE HELOISE" La _Nouvelle Heloise_ est tout le coeur de Rousseau. On le sait par ses _Confessions_, par ses lettres, jamais l'expression "ecrire avec amour" n'a ete plus juste que de Rousseau ecrivant _Julie_. Julie est la femme qu'il a vraiment aimee. Saint-Preux est l'homme qu'il eut voulu etre; Claire est l'amie qu'il eut voulu avoir; lord Bomstom est l'ami qu'il a cherche et cru trouver toute sa vie;--sans compter que Wolmar est le Saint-Lambert qu'il eut desire que Saint-Lambert eut bien voulu etre. Le singulier roman! Tous les personnages y sont dans une position fausse, et, je ne dirai pas n'en souffrent point, mais cependant ne laissent pas de prendre plaisir a s'y sentir.--Ils sont dans le faux comme dans l'atmosphere naturelle et l'entretien de leur esprit. Ils font des gageures contre le sens commun et goutent je ne sais quelle jouissance a les tenir. Un mari, d'une haute raison en tout le reste, retire chez lui l'ancien amant, encore aime, de sa femme, pour les guerir tous deux; la femme, devenue honnete et vertueuse, consent a cette combinaison; l'amant honnete et loyal l'accepte; tous font de concert, avec reflexion, gravement et solennellement, la plus grande folie qui se puisse.--Que veulent-ils? S'exercer a la vertu? Non pas precisement, ils se reconnaissent faibles.--Etudier leurs propres passions en les mettant dans les conditions ou elles auront tout leur jeu et toutes leurs prises et faire des experiences sur leur propre coeur? Un peu; car ils sont de terribles analyseurs.--Mais ils veulent surtout jouer a l'exception. Ils tiennent infiniment, partie orgueil, partie raffinement d'imagination, a n'etre pas comme tout le monde, a etre des creatures comme on n'en voit point, dans des situations extraordinaires, en tant du moins qu'elles sont recherchees de ceux qui en souffrent. En un mot, ils sont follement romanesques. Ils ne sont pas engages dans un roman, comme nous pouvons tous l'etre; ils s'y engagent eux-memes; ils ne subissent pas le roman, ils le veulent; ils font le roman dont ils patissent. Est-ce assez Rousseau? Qu'il etait bien capable d'agir ainsi lui-meme! Aussi bien, l'a-t-il fait. Il est si piquant de se sentir "hors de l'ordre commun", non point, comme les heros de Corneille, par une exaltation et une tension violente de la volonte, mais par gout du singulier, mepris du bon sens vulgaire, et je ne sais quel vagabondage intellectuel, appetit des courses errantes et amour des gites peu surs, dans la vie morale comme dans l'autre! Ces gens de la _Nouvelle Heloise_ sont les aventuriers du sentiment, et la _Nouvelle Heloise_ est le roman picaresque du coeur. Aussi voyez comme il finit. A l'aventure aussi, et non point d'une facon logique, non point par un denouement qui soit la consequence necessaire ou vraisemblable des premisses. Ces gens qui se sont places volontairement dans une situation bizarre, avec assez de faiblesse pour souffrir, et assez de force pour ne faillir point, que deviendront-ils?--Ils pourraient devenir fous, car on ne joue point impunement avec les sentiments puissants; mais ils le deviendraient a la longue, et le roman ainsi fait serait interminable.--Ils pourraient user peu a peu leurs puissances d'aimer, s'emousser, s'engourdir, s'endormir dans la langueur des fatigues de l'ame, et, a la fin, ne plus se voir des memes yeux. Mais, ainsi, _ils deviendraient vulgaires_; et c'est ce que Rousseau, qui les aime trop pour cela, ne veut point.--Aussi il tue le principal personnage, et il le tue par accident. La situation ne comportait guere de denouement logique; on en a invente un accidentel. Les personnages avaient fait comme une association de singularites. Ils seraient restes singuliers et etranges, examinant et discutant l'etrangete de leurs cas, sans ni pouvoir ni vouloir en sortir, sans qu'il y eut aucune raison pour qu'ils en sortissent, ou par une catastrophe, ou par le bonheur, puisque la fatalite qui pese sur eux n'est autre chose que leur volonte meme, et qu'ils la creent et la renouvellent en meme temps qu'ils la subissent.--Un cas fortuit etait donc la seule chose qui put mettre fin a leur entreprise contre le sens commun. Les voila ces personnages ou Rousseau a mis tout son gout du faux, ces personnages vertueux, qui sont immoraux; candides et naifs, qui sont declamateurs; pleins de haute raison, qui font d'insignes folies.--Les personnages de Rousseau sont des paradoxes comme ses idees. Et ce qui est comme un paradoxe encore, c'est que, mele au romanesque le plus romanesque qui soit au monde, il y a la un gout profond de simplicite et de naturel. Ces personnages sont d'accord pour concerter entre eux une vie sentimentale contre nature; ils le sont aussi dans l'amour des plaisirs simples, et de la vie pratique ordonnee, tranquille, douce, grave et sage. Julie et Wolmar ont le genie de la vie morale absurde et de la vie domestique sensee, et ils gouvernent aussi sagement leur maison que follement leur coeur. Rousseau est leur pere, Rousseau, simple en ses gouts, sobre, econome, "qui n'usait point", comme disent ses contemporains, serviable avec cela et charitable; mais passionne, neanmoins, pour mille chimeres, et jetant a chaque instant un roman etrange et meme insense dans sa vie de petit bourgeois tranquille, timide et studieux. La simplicite dans le romanesque, c'est Rousseau lui-meme. Il aime les deux d'un egal amour, et c'est ce qui donne a sa simplicite toujours quelque chose de fastueux dans la forme, a ses fictions aussi le charme dangereux d'un fond de conviction, de sincerite et de candeur. Et, dernier paradoxe enfin, ces personnages amoureux du faux et epris du simple et du naif, ils ne manquent pas tous de verite. Wolmar est decidement fantastique et n'a aucune realite; mais Saint-Preux, Julie et Claire ont quelque chose de vrai. Saint-Preux, faible, flottant, sensuel et lyrique, etre tout d'imagination et de sensibilite, ne pour aimer et pour parler d'amour avec eloquence, tendresse et subtilite, sophiste de l'amour et rheteur de la vertu, aime des femmes comme un printemps capiteux, tiede et plein de jolis babils; il est bien vrai, et, alors, il etait nouveau. L'amour avait ete jusque-la, de la part de l'homme, une puissance de domination. L'homme faible, aime un peu, peut-etre beaucoup, pour sa faiblesse, sa grace un peu molle, ses plaintes caressantes, se faisant petit, se reconnaissant inferieur a la femme, au mari, a lord Edouard, a tout le monde; c'etait vrai, puisque, aussi bien, il y avait du Rousseau de vingt ans dans ce personnage; et c'etait a peu pres inconnu avant la _Nouvelle Heloise_; et cela interessa comme une nouveaute ou l'on sentait, nous savons assez si l'on avait raison de le sentir, tout un renouvellement du roman. Claire, un peu manquee dans la premiere partie, parce que Rousseau veut la faire gaie et rieuse, et Dieu sait si Rousseau sait etre rieur et gai, a un role tres juste et bien dessine dans la seconde partie. Il ne faut pas contempler trop complaisamment ni seconder les amours des autres, et les confidentes sont des demi-amoureuses qui deviennent amoureuses en titre. Ainsi advient de la pauvre Claire, et cette contagion lente de l'amour cotoye de trop pres et trop longtemps regarde, de l'amour contemple surtout dans ses douleurs, plus seductrices que ses joies, est d'une fine observation. Enfin Julie, trop raisonneuse et sermonneuse sans doute, n'en est pas moins un des caracteres les plus complets, les plus solides et les plus vivants que la litterature romanesque nous ait mis sous les yeux. Mal elevee, et Rousseau n'a pas oublie ce trait, et il y a insiste, par une servante qui ressemble a la nourrice de Juliette; mise, a dix-huit ans, par une imprudence un peu forte, dans l'intimite intellectuelle d'un jeune homme lettre, ce qui est dangereux; passionne, ce qui est grave; et melancolique, ce qui est desastreux; elle se laisse aller aux premiers mouvements de son coeur; elle commet une faute; plus tard, trop faible, et d'une conscience trop obscure et trop peu avertie pour resister a la destinee qu'on lui fait, elle se laisse marier a un autre homme; et, des lors (si je comprends bien), epouse, mere, maitresse de maison, un etre nouveau nait en elle. Elle est, ce qui est le propre des femmes, transformee par sa fonction. La jeune fille fut faible; l'epouse (bien mariee) est digne, forte, capable de vertus, a la hauteur des grandes taches. Elle peut revoir celui qu'elle a aime, sinon sans trouble, du moins sans defaillance. Elle songe, sincerement, a l'unir a une autre femme.--Mais voila qu'un coup funeste la frappe. Voisine de la mort, le passe la ressaisit. Tout son amour ancien se reveille et l'envahit, et alors _elle croit l'avoir eu toujours_ en elle aussi fort et invincible que jadis et qu'aujourd'hui. L'immense empire des premieres sensations sur l'etre humain revient sur elle affaiblie et desarmee; et elle benit la mort qui l'affranchit d'un amour qu'elle croit invincible, et que, saine de corps et d'esprit, elle avait vaincu. Le double caractere de la femme, persistance des premiers sentiments, facilite a se plier a une destinee nouvelle, se trouve donc ici; sans compter faiblesse, audace etourdie, duplicite naive et maladroite; et aussi gout de predication morale; et aussi relevement par la maternite; et aussi transformation, a demi vraie et a demi sincere, de l'amour en bienveillance et protection maternelles.--Tout cela signifie que pour la premiere fois depuis bien longtemps une complete biographie feminine etait faite dans un roman. Les contemporains, je veux dire les contemporaines, ne s'y sont pas trompees une heure. Les femmes etaient lasses, ou du moins il est a croire qu'elles devaient l'etre, de romans ou la femme n'etait jamais qu'un jouet des passions legeres ou des vanites cruelles, ou elle n'etait jamais peinte qu'a un seul moment de sa vie, celui ou elle plait et est seduite. On leur montrait enfin une vie feminine dans toute sa suite, du moins ayant une certaine suite. On leur montrait une femme ayant des faiblesses, ayant des qualites, ayant un caractere. Ce roman flatta en elles quelques-uns de leurs vices, quelques-uns de leurs bons penchants, et tres directement et precisement leur orgueil. J'oubliais le besoin de larmes, que personne n'avait vraiment satisfait depuis Racine. Quelqu'un osait faire pleurer, et non point par l'accumulation des malheurs epouvantables, comme Prevost en ses longs romans, mais par la "douleur des amants, tendre et precieuse", comme dit Saint-Evremont, par une histoire simple en son fond, abominablement fausse aussi, mais ou les principaux personnages avaient le gout naturel et comme l'appetit de la douleur. Et, de plus, et surtout, ce roman pouvait etre faux, il etait sincere. On y sentait un auteur qui etait aussi attendri du sort de ses personnages que le pouvait etre aucun de ses lecteurs; qui adorait Julie, Claire, Saint-Preux et meme Wolmar. C'etait un roman ecrit par un heros de roman triste, un roman romanesque ecrit par le plus romanesque des hommes. Le secret est la. C'est pour cela que pareil succes est chose rare. Les hommes sont animaux d'imitation, mais ils n'imitent que la sincerite. On imita Rousseau; on se fit des sentiments sur le modele de la _Nouvelle Heloise_. C'etait se faire des sentiments declamatoires, mais qui ressemblaient a la vie, car, au moins a la source d'ou ils venaient, ils avaient ete vivants et profonds.--Le siecle n'en fut pas change, c'est trop dire; il en fut adouci et comme amolli. La philanthropie existait, elle, devint fraternite, epanchement, expansion, besoin de confidence et d'appel au coeur; la sensibilite existait, elle etait dans Marivaux, dans La Chaussee, dans Prevost; elle devint a la fois plus intime et plus pretentieuse: plus intime, j'entends s'inquietant moins des incidents, des situations extraordinaires, des grands et rudes malheurs, n'en ayant pas besoin pour eclater, naissant d'elle-meme, coulant comme de source, palpitant du seul battement du coeur, melee a toute la vie et au train de tous les jours; plus pretentieuse, j'entends s'attribuant franchement cette fois la direction morale de la vie, s'erigeant en dominatrice legitime de l'existence humaine, se croyant une vertu, s'estimant un devoir, se prenant pour la conscience, et par consequent remplacant la morale, dont la place, aussi bien, etait depuis longtemps vide, par un egoisme sentimental et attendri. Tant de choses dans un roman!--Elles y etaient parce que Rousseau s'est mis tout entier dans la _Nouvelle Heloise_, avec un peu de ses vices, beaucoup de ses vanites, beaucoup de ses bontes et tendresses, beaucoup de cette croyance, eternelle chez lui, que tout est affaire de bon coeur, sans qu'il ait su jamais en quoi un coeur doit etre reconnu comme bon; parce qu'enfin c'est encore dans son roman que ce maitre romancier s'est le plus ouvertement peint et le plus completement declare. VI LES "CONFESSIONS" Ses _Confessions_ n'en sont que le complement. Elles sont plus piquantes, plus prenantes, nous saisissent et nous captivent davantage parce qu'il y dit _je_; plus agreables aussi a lire pour nous, parce que le style n'en est presque plus declamatoire, ni tendu; elles ne nous apprennent presque rien de plus sur lui, sur ses sentiments, ni sur sa philosophie generale. C'est la qu'on voit bien, mais ce n'est qu'une confirmation de ce qu'on savait deja, combien a ete forte sur Rousseau l'empreinte de sa vie de jeunesse, combien l'originalite meme de Rousseau est faite de ses annees de vagabondage, d'insouciance, de paresse gaie, d'_insociabilite_, et, disons-le, d'immoralite. Nous sommes ceci et cela, beaucoup de choses diverses; nous sommes surtout ce que nous aimons en nous. Ce que Rousseau a adore en lui-meme, et ce qu'il a toujours ete, de la vie puissante que cree en nous le souvenir quand le souvenir est un ravissement, c'est le Rousseau de vingt a trente ans. On cherche, ce me semble, les causes de sa misanthropie dans le ressentiment amer de ses annees d'humiliation et d'epreuves. Mais ces annees n'ont jamais ete pour lui des epreuves et ne l'ont jamais humilie. Il en a joui avec delices, et il en est encore fier. Il n'en a pas l'amer deboire, il en a encore aux levres la caresse et le parfum. Il n'en ecarte pas le souvenir, il s'y refugie et y habite avec une veritable ivresse. Le Leman, la Savoie, les Charmettes, le gue, le cerisier, les bords de la Saone, le coche de Montpellier, ce sont les asiles de Rousseau, c'est ou il s'apaise, sourit, se detend, se repose, et delicieusement s'attarde, parce que c'est la qu'il se retrouve.--Ne vous figurez point un plebeien qui a peine et souffert et qui dit avec orgueil au monde: voila ce qu'un homme comme moi a subi avant de se faire sa place au soleil. Figurez-vous, mon Dieu, a bien peu pres, un sauvage, civilise presque malgre lui, ne detestant pas absolument le monde nouveau ou il est entre, et flatte d'y etre trouve intelligent, mais le meprisant un peu, s'y trouvant gene beaucoup, et d'un long regard lointain caressant le beau desert vaste et libre, la hutte fraiche, le sentier qui mene aux sources, les fleurs dans le buisson, le grand ciel clair et profond, propice au sommeil parfois, toujours au reve. Et, des lors, non point: sont-ils coupables, les civilises! mais plutot, plus souvent: sont-ils sots! et pourquoi tant de peine? Pourquoi ces arts, ces sciences, ces ambitions, ces efforts, ces complications de la vie, ces immenses labeurs a s'eloigner du but? Pourquoi ne suis-je pas reste toujours jeune? Je l'ai ete si longtemps sans peine et avec bonheur! Pourquoi l'humanite n'est-elle pas restee toujours enfant? Elle l'a ete si longtemps sans doute, avec tranquillite, paresse, songerie, candeur, douceur! Et le reve recommence de l'Arcadie perdue, dedaignee, oubliee, si facile peut-etre a reconquerir. Voila pourquoi la misanthropie de Rousseau presque toujours reste aimable, du moins, reussit moins qu'elle ne voudrait meme, a etre incommode et irritante. On y sent toujours, au fond, et plus pres qu'au fond, tres proche, sous un voile leger de melancolie, ou sous les plis appretes mais peu epais des phrases declamatoires, le reve ingenu d'un enfant, un peu gate, un peu vicieux, tres vain, mais genereux, tendre et doux. Sachons que les hommes de ce genre sont les pires directeurs d'hommes; mais ne nions point qu'ils sont les plus seduisants des artistes, et comprenons l'influence qu'ils ont exercee, sans que nous consentions a la subir. Et voila aussi pourquoi les _Confessions_ restent l'ouvrage de Rousseau qu'on aime encore le plus a lire, sauf les quelques pages ou la grossierete de l'auteur--aidee de celle du temps--a laisse des souillures honteuses. C'est que dans les autres ouvrages de Rousseau le sentiment est devenu idee, et l'idee est toujours si contestable qu'elle deconcerte et irrite, meme quand elle est profonde. Dans les _Confessions_, c'est le sentiment tout pur que Rousseau a epanche naivement, complaisamment, j'ajouterai, si l'on veut, avec Voltaire, un peu longuement. C'est que Rousseau, dans cet effort qu'il a fait pour se detacher de la societe, de la civilisation, du monde organise, en est venu, ici, a se detacher meme des theories qu'il instituait laborieusement pour combattre tout cela, meme des violences et des coleres que tout cela lui inspirait. De lui il ne nous donne plus que lui, et, tout compte fait, c'est encore ce qu'il avait de meilleur. Il ne nous dit plus guere: que le monde est mal fait! il nous dit surtout: "Voila ce que je fus. Comme j'etais bon!" Et, comme il y a un peu de vrai en ceci, on ne saurait dire en quelle mesure la confidence est plus ridicule que touchante, ou plus touchante que ridicule. Et voila encore pourquoi ces memoires ont leur originalite si frappante parmi tous les memoires. Les memoires ont toujours quelque chose de desobligeant et ceux-ci meme n'echappent point a la destinee commune. Il y a toujours une impertinence extreme a occuper le monde de soi, et a se donner ainsi pour une creature exceptionnelle. Mais quand, en effet, on est un etre d'exception, non pas seulement parce qu'on est un homme de genie, mais parce qu'on a eu une loi de developpement differente de celle des autres, alors, si l'on peche encore contre l'humilite, du moins l'on ne peche plus contre le bon sens, en se racontant. Les memoires sont alors une explication des opinions et des theories, explication dont on pourrait se passer a la rigueur, mais qui a son sens, son utilite et son prix. Les memoires de Voltaire n'etaient pas a ecrire, nul homme n'ayant ete plus que lui faconne par le monde ou s'est passee sa jeunesse, et ce monde etant connu. Mais les memoires d'un vagabond devenu parisien a quarante ans, et qui a eu du genie, devaient etre ecrits. Je voudrais avoir ceux de La Fontaine, encore qu'ils ne me soient pas necessaires; mais ils me seraient agreables,--d'autant qu'ils seraient naivement modestes, au lieu d'etre naivement orgueilleux. Enfin remarquez cette derniere difference entre les memoires de Rousseau et la plupart des autres. Les autres, pour la plupart, ont ce defaut, assez grave peut-etre, qu'ils sont faux. Nous ecrivons, a soixante ans, l'histoire d'un jeune homme qui fut nous et que nous ne connaissons plus. Nous ne pouvons plus le connaitre. Notre vie s'est placee entre lui et nous, et fait nuage. Nous le reconstruisons; et avec quoi? avec les suggestions de notre vanite; et c'est ce que, avec nos idees de sexagenaire, nous aimerions avoir ete a vingt ans, que nous affirmons que nous avons ete en effet. De la tous ces jeunes sages dont les memoires sont pleins. La vanite, aussi, mais d'une autre sorte, produit chez Rousseau un effet contraire. Ce n'est point, ce n'est guere le Rousseau de cinquante ans qu'il aime. Il le trouve gate, vicie, corrompu par la societe ou il s'est laisse seduire, a peine rehabilite par la demi-solitude qu'il a reconquise. Ce qu'il n'a cesse d'aimer, c'est le Rousseau de trente ans, et il ne l'a pas quitte pour ainsi parler, tant il a continue de le cherir. Par l'amour dont il l'a caresse toujours, il l'a garde vivant et tout pres de lui. Il est la, point change, ou presque point, parce qu'il est conserve par le culte dont on l'honore. Rousseau le retrouve des qu'il rentre dans la solitude. Aussi comme il est vivant dans ces pages, comme il est vraiment jeune, ni fane par le temps, ni farde par l'impuissant effort d'une restitution laborieuse! L'orgueil, presque monstrueux, a eu, au point de vue de l'art, un merveilleux effet: il a fait une resurrection. Aussi c'est un roman, ces _Confessions_; c'est un roman par l'arrangement delicat, l'art de faire attendre, de preparer et d'amener les incidents, de mettre en pleine et vive lumiere les points saillants, les evenements decisifs de la vie d'une ame; mais c'est un roman plein de verite, de franchise, de franchise insolente, mais de franchise; plein de candeur, de candeur cynique, mais de candeur; l'une des informations les plus certaines, les plus completes que nous ayons sur l'ame humaine, ses tristes joies, ses desirs violents et indecis, ses treves, ses miseres, ses impuissances, son acheminement, de si bonne heure commence sans qu'elle s'en doute, vers les regions noires de la desesperance et de la folie. VII SES IDEES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES L'originalite du temperament, l'originalite du sentiment, une certaine originalite meme dans la conception de la vie suffisent a faire un grand romancier et une maniere de brillant poete; elles ne suffisent point a faire un grand philosophe, et Rousseau n'a point ete un grand philosophe. Ses idees philosophiques et ses idees politiques sont dignes d'attention plutot que d'admiration, et sont au-dessous de la gloire de leur auteur, et meme de la leur propre. Sa philosophie est tres elementaire, et les "cahiers scolastiques", comme disait Diderot en parlant de la _Profession de foi du Vicaire Savoyard_, sont plus brillants de forme, plus entrainants par leur mouvement oratoire et plus engageants par leur chaleur de conviction, que satisfaisants pour l'esprit et pour la raison.--Rousseau est parti, comme il etait naturel, d'une morale toute de sentiment un peu vague, et d'une sorte de bonne volonte instinctive, et apres avoir songe, comme nous l'avons vu, a transformer ses confuses sensations du bien en un systeme, il en est revenu a une sorte de dogme rudimentaire, fait de la croyance en Dieu et en l'immortalite de l'ame, auquel il s'attache fortement sans renouveler les raisons d'y croire. Autrement dit, ce qui restait en son temps, a peu pres intact, des antiques croyances theologiques, il le relient, il s'y complait, il aime, de plus en plus a mesure qu'il avance, a y adherer, et il le fait aimer par l'elevation naturelle de l'eloquence avec laquelle il l'exprime. Rien de plus, ce me semble; et la religion naturelle de Rousseau n'a vraiment d'originalite, et n'a eu de charmes pour ses contemporains, qu'en ce qu'elle n'etait point prechee par un pretre, qu'en ce qu'elle etait professee par un homme un peu indigne d'en etre l'apotre.--Elle n'est point mauvaise; je cherche par ou elle se rattache a un nouveau principe et a quoi elle emprunte une autorite nouvelle. Elle n'est ni plus ni moins que celle de Voltaire, sauf peut-etre que celle de Voltaire est decidement trop quelque chose dont il n'a besoin que pour ses valets, tandis que celle de Rousseau est bien quelque chose dont il a besoin pour lui-meme. Cela fait, certes, une difference, surtout dans le ton, et le ton de Rousseau est plus convaincu et penetre; mais la profondeur est la meme ici et la, et la puissance, sinon de persuasion, du moins de conquete est egale. Le sceptique vigoureux n'a rien a craindre de l'un ou de l'autre. Le riche pharisien, homme d'ordre et partisan du "respect", sera convaincu par Voltaire, avant meme de l'avoir lu; et la femme sensible sera aisement de l'avis de Rousseau, en le lisant; et je ne vois guere de difference plus essentielle. Tous deux aboutissent au meme point par des chemins tres divers. L'un a besoin d'un minimum de religion pour se rassurer, l'autre pour garder quelque consolation et quelque esperance; et ce minimum est le meme ou Voltaire trouve un frein pour les autres sans contrainte pour lui, Rousseau une douceur sans effroi, un apaisement sans inquietude et une assurance sans devoir.--Cette philosophie religieuse est a tres bon marche, vraiment, et a tres bon compte. A en etre, on ne perd rien, on ne risque rien et l'on croit gagner quelque chose, ce qui est gagner quelque chose. De ses deux aspects elle seduisit le monde d'alors, par Voltaire les gens pratiques, par Rousseau les gens de sentiment et de temperament oratoire. Et peut-etre les hommes du temps y ont vu ou y ont mis plus que je n'y peux voir ou mettre; mais, quelque effort que je fasse pour ne pas traiter legerement deux grands hommes de pensee du reste, il me serait difficile d'en parler mieux, ou meme d'en dire plus, que je ne fais. Une remarque cependant. Comme, encore que revenant au meme, la "religion" de Voltaire et "la religion" de Rousseau partent de sentiments tres differents, il s'ensuit que les idees de Rousseau sur la _question religieuse_ s'ecartent de celles de Voltaire. Il y a une certaine generosite de coeur dans Rousseau, et, nous l'avons note, certaines tendances, certain gout et certain air de directeur de conscience, qui font qu'il n'a pas cette haine furieuse pour le pretre qui est le cote tantot odieux, tantot ridicule, de l'auteur du _Dictionnaire philosophique_. Aussi Rousseau n'a jamais voulu "ecraser l'infame"; il ne pretendait qu'a l'ameliorer. Il le voulait plus philosophe, plus "eclaire" et moins croyant, devenant un simple "officier de morale"; mais gardant son influence, salutaire, douce, non plus rude, imperieuse et terrible, mais son influence encore, sur la societe. C'est la un des reves de Rousseau les plus caresses, et si j'y insiste un peu, c'est qu'il n'a pas ete caresse seulement par lui. Meme religion celle de Rousseau et celle de Voltaire; mais pourtant deux ecoles tres differentes, au point de vue de la question religieuse, sortent de l'un ou de l'autre. A Voltaire se rattachent ceux qui, allant du reste plus loin que lui, n'ont songe qu'a renverser et a "ecraser"; a Rousseau ceux, plus timides ou plus doux, qui ont essaye d'associer la religion ancienne aux idees nouvelles, de creer un clerge patriote et un clerge citoyen, et qu'a perpetuellement comme poursuivis la vision aimable et vague du Vicaire Savoyard. Ces deux ecoles ont traverse toute la periode revolutionnaire et toute la periode contemporaine, et on les retrouve sans cesse l'une en face de l'autre, dans l'histoire des idees au XIXe siecle, representant du reste deux penchants divers, tres persistants l'un et l'autre, de l'esprit francais. Rousseau s'est peu occupe de philosophie generale. Il n'a pas un systeme lie et solide, et bien des fois, dans sa correspondance, il le reconnait de bonne grace. Il n'a guere qu'une idee a laquelle il tienne fort, et que nous connaissons deja, car ses opinions de moraliste s'y rattachent et s'y appuient toutes. Il est optimiste profondement.--L'optimisme misanthropique c'est la definition meme de Rousseau.--Le monde est bon parce que Dieu est bon, c'est le fort ou Rousseau se retranche et d'ou il ne serait pas aise de le faire sortir. Le monde est bon; seulement, vous vous y attendez, l'homme l'a rendu mauvais. Le mal physique et le mal moral n'embarrassent donc pas beaucoup Rousseau. Il s'en explique, dans sa fameuse lettre a Voltaire sur le desastre de Lisbonne, a laquelle _Candide_ est une reponse, avec une assurance et une intrepidite de conviction tres significatives. Le mal moral, l'homme serait mal venu de s'en plaindre: c'est lui qui l'a fait. Le peche est de lui. Il est une monstruosite que l'homme a introduite sur la terre. Que l'homme l'en retire, et purge le monde.--Resterait a expliquer comment et pourquoi Dieu a cree un homme sinon mechant, Rousseau nierait, du moins si aisement capable de le devenir; et c'est, bien entendu, ce que Rousseau, non plus que personne, n'a jamais eclairci. Il s'en tire, comme nous tous, par la consideration du parfait et de l'imparfait, par cette idee que l'homme, s'il etait parfait, serait Dieu, et en d'autres termes ne serait pas; qu'existant il doit etre borne, fini, incomplet...--Mais l'imperfection n'est pas la malice, et si l'homme imparfaitement bon, cela va de soi, l'homme createur du mal, cela etonnera toujours. Rousseau ne s'est pas fait, ou n'a pas entendu, cette objection. Quant au mal physique, c'est l'homme aussi qui l'a invente, a bien peu pres, si presque entierement, que, retranche le mal physique cree par l'homme, l'homme ne se douterait sans doute point de l'existence du mal physique. Il ne sent que celui qu'il a fait. Il a cree les maladies par ses imprudences et ses intemperances. Il a cree les accidents par son humeur aventureuse et sa fureur de braver les elements dans un dessein de lucre ou d'ambition. Il a cree les miseres sociales par la sottise qu'il a faite de se mettre en societe. Sans aller plus loin, le desastre de Lisbonne ne vient pas du tremblement de terre; il vient de ce qu'on a bati Lisbonne. De bons sauvages, chacun dans sa hutte isolee, ont bien peu de chose a craindre d'un tremblement de terre.--Reste la mort; mais la mort sans maladie, sans accident et sans crime, apres une longue vie saine et robuste, n'est point un mal. C'est la mort de vieillesse, un dernier sommeil, l'engourdissement supreme, la simple impossibilite d'exister toujours, et quelque chose qu'on ne sent point.--Voila le systeme tout entier, et je ne l'affaiblis point, peut-etre au contraire. Je fais effort pour ne pas le traiter de pueril. Cette vue du monde est-elle assez etroite! Il n'y a donc que des hommes dans le monde! Mais le mal souffert par les animaux n'existe donc pas! Leurs maladies, leurs accidents, leurs souffrances, qu'en faites-vous? Et la loi universelle qui veut que les etres animes vivent uniquement de la mort, prematuree et douloureuse, des autres, si bien que, la souffrance cessant aujourd'hui, la vie disparaitrait demain; si bien que le mal n'est pas une exception dans le monde, mais ce par quoi le monde existe et sans quoi il ne serait pas; si bien que la vie universelle n'est que le mal organise, si bien que vie et mal sont tout simplement la meme chose: voila a quoi vous ne songez pas! C'est bien etrange.--Il semble que la pensee, quelquefois, chez les hommes surtout qui en font la complice de leurs sentiments, paralyse une partie du cerveau, produise une sorte d'hemiplegie intellectuelle, et que, plus elle perce vivement dans une certaine direction, d'autant elle laisse toute une region de ce qu'elle explore etrangere a sa prise, a sa recherche, a son soupcon meme. L'optimisme pur, et je ne dirai pas corrige par la misanthropie, confirme au contraire et comme renforce par la misanthropie, cheri d'autant plus que la malice des hommes le gene; le monde cru bon, non seulement malgre le mal, mais d'autant plus que le mal, pure invention des hommes, l'a pour un temps offusque et apparemment enlaidi, voila ou Rousseau se tient obstinement, et d'ou il ne veut pas sortir.--Ses miseres meme l'y ramenent; et ici il a une idee qui ne laisse pas d'etre juste, c'est que le pessimisme est une maladie d'homme heureux. Il est singulier, dit-il, que ce soit un Voltaire, avec ses cent mille livres de rente, qui se plaigne de l'organisation des choses, et un Rousseau, miserable et persecute, qui la benisse.--Il n'a point tort, et le pessimisme vulgaire, celui qui n'aboutit point ou ne se rattache pas a une energique volonte de faire cesser ou d'amoindrir le mal qu'il accuse, n'est en effet que le besoin de se plaindre, naturel a l'homme, besoin qui, quand il ne peut se satisfaire dans la consideration de malheurs personnels, se prend a tout.--Mais si le pessimisme ordinaire est le besoin de se desoler, l'optimisme commun est le besoin de se consoler aussi et de s'endormir, et s'il n'est pas fonde sur la notion du devoir, sur cette idee qu'il n'y a que le bien moral qui compte et que celui-ci il depend de nous de le faire, il ne vaut pas plus comme systeme que le systeme adverse;--et s'il se complique d'un mepris infini pour les hommes, il n'est plus qu'une forme assez malsaine de l'orgueil, et cette opinion, peut-etre suspecte, qu'il n'y a que deux etres estimables dans l'univers, Dieu qui le fit bon, Rousseau qui doit le redresser. Mais, a vrai dire, ce n'est pas dans ses traites philosophiques, rares et courts du reste (_Lettre a Voltaire sur le desastre de Lisbonne_.--_Lettres a M. l'abbe de ***_, 1764), qu'il faut chercher ce qu'on pourrait appeler la sagesse de Rousseau; c'est dans ses lettres demi-familieres a ses amis, a Mylord Marechal, a M. de Mirabeau, et surtout a ses amies, Mme de Boufflers, Mme de Luxembourg, Mme de Verdelin. Souvent ce sont, dans le sens litteral du mot, des _lettres de direction_, c'est-a-dire des lettres de moraliste delie, clairvoyant, bon conseiller, charitable et consolant. Elles sont tres souvent exquises. Les "sermons" de "Julie" et les "lettres de direction" de Rousseau, avec quelques pages, au hasard echappees de Diderot, sont ce qu'il y a de plus sage, de plus eleve, de plus "spirituel" dans tout le XVIIIe siecle. La religion du XVIIIe siecle est la. Elle est courte. Elle est melee, et d'une essence toujours un peu basse. Il est tres rare qu'il ne s'y egare point ou quelque sensibilite si prompte, si facile et si conventionnelle qu'elle en est niaise, ou quelque demi-sensualite qui ne laisse pas d'etre un peu grossiere. Les sages du XVIIIe siecle n'ont pas eu des mains a manier les ames, ou les ames qu'ils maniaient, je dis les plus fines et pures, ne detestaient point une certaine lourdeur de tact. Tant y a, et pour ne pas poursuivre la comparaison, meme a leur gloire, avec les Francois de Sales, les Bossuet, les Fenelon, que le "_Seneque a Lucilius_" du XVIIIe siecle est dans Rousseau, partie dans l'_Emile_, partie dans _Heloise_, partie, et c'est encore ici qu'il est le meilleur, dans la correspondance. Rousseau moins malade, moins misanthrope et moins persecute, eut ete, d'abord ce qu'il a ete, un grand romancier, et un grand poete, et un peintre amoureux et touchant des beautes naturelles,--ensuite un mediocre philosophe,--enfin un moraliste delie, presque profond, grand, bon et salutaire ami des coeurs, savant a les connaitre, habile a les seduire, non sans quelque douce et insinuante puissance a les guerir. VIII LE "CONTRAT SOCIAL" Les idees politiques de Rousseau me paraissent, je le dis franchement, ne pas tenir a l'ensemble de ses idees. Est-il douteux que l'insociabilite soit le fond des sentiments et des idees de Rousseau; que s'affranchir lui-meme, et affranchir l'homme, s'il est possible, du joug dur, degradant et corrupteur que l'invention sociale a forge soit sa pensee maitresse, cent fois exprimee?--Eh bien, ses theories politiques ne sont nullement dans ce sens, et ce serait a peine, ce ne serait vraiment point, de ma part, une exageration de polemiste que de dire qu'elles tendent plutot a renforcer le joug social et a le rendre plus solide, plus etroit et plus lourd. Cette discordance est si visible qu'elle sert a quelques-uns a prouver justement le contraire de ce que j'avance[86]. Ils disent: il ne faut pas croire que Rousseau ait a ce point l'horreur de l'etat social et des pretendues servitudes qu'il impose et des pretendues degradations qu'il entraine. Le discours sur l'_Inegalite_ est dans ce sens; mais c'est le _Contrat social_ qu'il faut lire, qui est dans un autre, et ne considerer l'_Inegalite_ que comme une boutade de Rousseau jeune, souffle tres fort par Diderot. [Note 86: En particulier M. Champion dans son tres beau livre sur l'_Esprit de la Revolution_ et dans un article de la _Revue Bleue_, fevrier 1889.] S'il n'y avait que l'_Inegalite_ d'un cote et le _Contrat_ de l'autre, je dirais que Rousseau a eu deux idees generales, si differentes qu'elles sont contraires, et je m'arreterais la. Mais l'idee de l'_Inegalite_, l'idee antisociale, l'idee que les hommes ont serre trop fortement le lien qui les unit, et ont cree ainsi une force artificielle dont ils souffrent, une ame commune artificielle dont ils se gatent, et une vie artificielle dont ils meurent, cette idee elle n'est pas seulement dans l'_Inegalite_. Elle est, seulement, et sans la mettre ou elle n'est pas, dans le _Discours sur les Lettres_, dans l'_Inegalite_, dans la _Lettre sur les Spectacles_, dans l'_Emile_, dans la _Nouvelle Heloise_ et dans la _Lettre a Mgr. de Beaumont_; et j'ai montre que dans cette derniere (apres l'_Emile_), Rousseau renvoie a l'_Inegalite_, en resume les principes, en repete et en confirme les conclusions, en accepte, en revendique, en proclame plus que jamais l'esprit.--Donc cette idee est partout dans Rousseau, et est presque le tout de Rousseau, et fort, maintenant, precisement du raisonnement de mes adversaires, pris a l'inverse, je dis que le _Contrat social_ de Rousseau est en contradiction avec ses idees generales;--a moins qu'on ne prefere dire que tous les ecrits de Rousseau sont en contradiction avec le _Contrat social_, ce a quoi je ne m'oppose point. Oui, le _Contrat social_ a l'air comme isole dans l'oeuvre de Rousseau. Il s'y rattache par une phrase, par la premiere, qui pourrait tromper ceux qui jugent tout un livre par la premiere ligne.--"L'homme est ne libre, et partout il est dans les fers": oui, voila bien qui est du Rousseau que nous connaissons; l'homme est ne bon, et partout il est mauvais; le monde a ete cree bon, et il est inhabitable; l'homme est ne libre, et partout esclave: voila, bien sa maniere de raisonner. Et nous pourrions nous attendre a ce qu'il continuat d'apres sa methode ordinaire, ou plutot sa pente d'esprit naturelle, et a ce qu'il dit: "Donc rebroussons; donc revenons a un etat social aussi proche que possible de la liberte primitive, a un etat ou l'individu ait le plus possible ses aises et le jeu libre de sa force propre, ou la societe soit contenue et reduite autant que possible. "L'anti socialisme, c'est l'individualisme; en politique, la forme que prend l'Individualisme absolu c'est le Liberalisme radical. Ce a quoi un lecteur assidu, de Rousseau peut et doit s'attendre en ouvrant le _Contrat_ et en lisant la premiere ligne, c'est a voir Rousseau devenir, je veux dire rester, liberal intransigeant, anarchiste.--Il a ete le contraire; je n'y peux rien. Et je ne veux ni surprise, ni exageration, et je previens que, comme il y a un peu de flottement dans le _Contrat_ et que tout n'y est pas tres lie, on y trouvera du liberalisme; comme on y trouvera un peu de bien des choses que Rousseau pretend combattre; mais le fond du _Contrat_ est nettement et formellement anti liberal. Rousseau avait soutenu toute sa vie que la societe etait illegitime, et illegitime sa pretention de demander aux hommes le sacrifice d'une part d'eux-memes; il va soutenir que les hommes lui doivent le sacrifice d'eux tout entiers, et par consequent qu'il n'y a de droit que le sien, Le souverain, c'est tout le monde, et ce souverain est absolu; voila l'idee maitresse du _Contrat social_. Ce tout le monde qui a corrompu chacun--n'est-il point vrai, Rousseau?--c'est lui qui a tout droit sur chacun de nous. Ce tout le monde qui m'a fait esclave--n'est-il pas vrai, Rousseau?--peut legitimement disposer de moi a son plein gre et resserrer ma servitude. Ce tout le monde qui m'a fait mauvais--n'est-il pas vrai, Rousseau?--ne doit rien sentir qui l'empeche de peser de plus en plus sur moi de toute sa detestable influence. Il fera la loi civile, la loi politique et la loi religieuse, ce qui veut dire que je serai sa chose comme homme, comme citoyen et comme etre pensant, comme corps, comme ame, comme esprit. Il m'elevera selon ses idees, me fera agir selon sa loi, "expression de la volonte generale", me fera penser selon sa religion, qui sera chose d'etat comme tout le reste, que je devrai accepter, sous peine d'etre exile si je la repousse, d'etre "puni de mort" si, l'ayant acceptee, j'oublie de la suivre. Tel est le dessin general du _Contrat_. Le detail en est, le plus souvent, encore plus oppressif et rigoureux. Le jeu facile des rouages, ce qui est une maniere de liberte encore, Rousseau s'en defie. Une democratie representative, par cela seul qu'elle est representative, est plus libre et plus liberale qu'une autre. Le peuple, ou plutot la majorite, a une volonte, imperieuse et brutale, dont il va faire une loi s'imposant a chaque individu. Mais s'il fait faire cette loi par des legislateurs qu'il nomme, ces legislateurs discuteront, reflechiront, tiendront compte, sinon des droits, du moins des convenances, des interets respectables de la minorite; ou meme des individus. Rousseau voit tres bien que cet etat n'est deja plus la pure democratie; elle est une maniere d'aristocratie, et il la nomme de son vrai nom "l'aristocratie elective". Voila qui n'est pas bon. Il nomme bien cela, en passant, "le meilleur des gouvernements"; mais il s'arrange de maniere que ce meilleur des gouvernements ne fonctionne pas. Ces legislateurs, dont les discussions mettraient un peu de raison, d'attenuation au moins et de temperament, dans la rude organisation sociale, dans ce systeme de pression de tous sur chacun, ces legislateurs n'auront pas a discuter; leur mandat sera imperatif, et leur decision nulle, du reste, tant qu'elle ne sera pas ratifiee par le peuple lui-meme. Cette "souverainete" ne peut etre representee, parce qu'elle ne peut pas etre alienee. "Les deputes du peuple _ne sont pas_ ses representants; ils ne sont que ses commissaires. Toute loi que le peuple n'a pas ratifiee est nulle... Le peuple anglais se croit libre; il se trompe fort; il ne l'est que durant l'election des membres du parlement; sitot qu'ils sont elus, il n'est rien."--Et nous voila revenus au pur gouvernement direct, c'est-a-dire a la foule pur tyran, tyran dans toute la force du terme, c'est a savoir despote capricieux et irresponsable. Plus capricieuse, plus irresponsable et plus despote qu'un roi absolu, remarquez-le, parce qu'elle est multiple et anonyme. Un roi absolu n'est jamais absolu, parce qu'il n'est jamais irresponsable. L'isolement est une responsabilite. Un homme qui gouverne seul ose rarement tout se permettre, parce qu'il est seul, et qu'il a un nom, et qu'il est connu. Il sait, quand une faute est commise, vers qui les yeux se tournent, sur qui les blames tombent, vers qui les plaintes montent. La foule anonyme se permet tout, parce que son irresponsabilite est absolue. Elle ne risque pas meme d'etre meprisee.--C'est pourtant a ce despote sans frein que l'ombrageux Rousseau, si jaloux de son independance, s'abandonne. Il n'y a pas un atome ni de liberte ni de securite dans son systeme. Il n'y a pas non plus une seule chance de bonne justice. Ce peuple souverain qui m'eleve, me fait penser, me fait agir, et me petrit de toute part, me jugera-t-il aussi? Oui, sans doute, et soyez-en surs. Dans l'Etat de Rousseau, la justice sera rendue par les candidats a la deputation[87]. "La fonction de juge doit etre un etat passager d'epreuves sur lequel la nation puisse apprecier le merite et la probite d'un citoyen pour l'elever ensuite aux postes plus eminents dont il est trouve capable. Cette maniere de s'envisager eux-memes ne peut que rendre les juges tres attentifs...."--a quoi, si ce n'est a plaire a ceux qui les nomment, et a etre les instruments dociles d'un parti? Tout au gre du suffrage universel, rien qui soit soustrait, par une constitution, ou par des privileges et droits acquis, ou par une reconnaissance du droit de l'individu, a sa prise inquiete, avide et capricieuse; et avec cela le mandat imperatif, le plebiscite necessaire a chaque loi pour qu'elle soit valable, et la magistrature elective, c'est-a-dire servante d'un parti: tel est le systeme complet de Rousseau. C'est la democratie pure, dans toute sa rigueur, avec tout son danger. [Note 87: _Gouvernement de Pologne_.] J'ai montre que Montesquieu, deja, sans etre democrate, avait eu quelques illusions sur l'aptitude du peuple, non pas seulement a controler la maniere dont on le gouverne, mais a choisir ses gouvernants. Montesquieu repousse absolument le plebiscite, et ne reconnait a la foule aucune valeur legislative; mais il la croit tres judicieuse dans le choix des personnes. "Le peuple est admirable pour choisir ses magistrats", dit Montesquieu; et s'il n'avait ete un parlementaire, sans doute eut-il pris le mot magistrat aussi bien dans le sens de juge que dans celui de representant politique. Cette maniere de penser, dont on voit que je ne fais point l'erreur du seul Rousseau, vient d'abord d'un certain optimisme genereux, de quelques souvenirs de l'antiquite ensuite, qui mieux entendus, au reste, pourraient conduire a d'autres conclusions, enfin et surtout de l'absence d'experience, et de l'impossibilite d'observer. Les hommes du XVIIIe siecle ont eu l'idee de bien des choses; ils n'ont pas pu avoir l'idee d'une nation. Ils ont tous cru, plus ou moins, qu'une nation avait beaucoup d'unite dans les vues, et qu'au moins, ce qui en effet parait probable au regard superficiel, elle ne pouvait que bien entendre son interet. Un penseur est toujours un homme qui a peu de passions, du moins qui en a moins que les autres, du moins qui en est moins continuellement obsede que les autres, moyennant quoi, justement, il pense; et il est par la toujours assez porte a voir dans le monde plus de raison et moins de passion qu'il n'y en a. Rousseau tout a fait, Montesquieu un peu, voient une nation comme une famille qui a un proces et qui ne songe qu'a choisir le meilleur avocat. Une nation n'est point telle; c'est, fatalement, un certain nombre de classes, de groupes, de partis, qui sont surtout menes par l'instinct de combattivite. L'essentiel pour chacun est de vaincre les autres, ou a deux d'en vaincre un troisieme, cela meme sans haine violente, et sans noirs desseins. Jamais on n'a vu une election qui ne fut un combat, et un combat pour le plaisir de combattre, sans plus, ou a bien peu pres. Des lors, non seulement le resultat de l'election n'est pas l'expression de la volonte nationale, mais il n'est pas meme l'expression de la volonte du parti le plus fort; il n'indique que ses repugnances. Toute decision de la majorite a le caractere d'un _veto_. Indication precieuse, qu'il faut bien se garder de negliger, et que meme il faut provoquer, mais qui ne peut etre le fondement ni d'une legislation ni d'une politique. Or toute legislation et toute politique, selon Rousseau, est fondee sur cette base unique. La est l'erreur, qui part, a ce que j'ai cru voir, d'une psychologie des foules fausse ou incomplete. Peut-etre aussi--je n'en sais rien du reste--peut-etre aussi les quelques ecrivains politiques qui ont penche, au XVIIIe siecle, vers "l'Etat populaire" n'ont-ils jamais songe au suffrage universel. Il etait trop loin d'eux, trop inoui, trop absent de la terre, trop inconnu meme dans l'antiquite (ou les esclaves sont le peuple, et ou le "citoyen" est deja un aristocrate), pour que l'idee, nette du moins, de la foule gouvernant se soit vraiment presentee a eux.--Sans doute quand ils parlaient democratie, ils songeaient aux "bourgeoisies" des villes libres, c'est-a-dire a des aristocraties assez larges, mais tres eloignees encore des democraties modernes. Quoi qu'il en soit, le systeme de Rousseau, en sa simplicite extreme dont il est si fier (car il meprise les gouvernements "mixtes" et "composes" et fait de haut, sur ce point, la lecon a Montesquieu), est certainement l'organisation la plus precise et la plus exacte de la tyrannie qui puisse etre. Mais encore d'ou vient-il, puisque les idees generales de Rousseau n'y menent point?--Il vient, ce me semble, de l'education protestante de Jean-Jacques Rousseau, ni tant est qu'il ait recu une education; mais on sait assez que l'education de l'esprit se fait des lieux ou l'on a passe sa jeunesse, autant et plus que de tout autre chose. Rousseau a vecu dans une cite protestante durant tout le premier developpement de son esprit, et c'est chose constante qu'il a perpetuellement eu les yeux tournes vers Geneve pendant toute sa vie. Or, l'ancienne theorie politique des ecoles protestantes n'est pas autre chose que le dogme de la souverainete du peuple. Quand on lit les ecrits politiques de Fenelon, on peut etre etonne de le voir refuter point par point, et comme texte en main, le _Contrat social_[88]. Cela tient a ce que ce n'est pas Rousseau qui a ecrit le _Contrat social_. C'est Jurieu qui en est l'auteur, et non pas meme le premier auteur; c'est Jurieu que Fenelon (Bossuet aussi, du reste) s'attache a refuter et a confondre. [Note 88: Voir notre _Dix-Septieme siecle_, article _Fenelon_. (Lecene, Oudin et Cie.)] Jurieu avait dit en propres termes: "Le peuple est la seule autorite qui n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes." Avant lui Grotius, bien moins hardi, beaucoup plus prudent et circonspect, n'en avait pas moins pose en principe et comme base de tous ses raisonnements le "contrat social" de Rousseau, une convention par laquelle les hommes ont fait delegation de leurs droits pour les assurer, ce qui mene (quoique Grotius tergiverse la-dessus) a penser qu'ils peuvent toujours legitimement les reprendre quand ils jugent qu'on les viole.--Meme doctrine dans Pufendorf, eleve de Grotius, et dans Barbeyrac, eleve de Pufendorf. C'est l'ecole protestante qui s'organise, se maintien et se repete. Meme doctrine enfin dans Burlamaqui, auquel il me semble qu'il faut faire attention; car il est protestant, il est de Geneve, et les _Principes du droit politique_ sont de 1751, et le _Contrat social_ est de 1762. Or, les principes de Burlamaqui sont ceux-ci textuellement: La societe humaine est par elle-meme et dans son origine une societe d'egalite et d'independance.--L'etablissement de la souverainete aneantit cette independance.--Cet etablissement ne detruit pas et ne doit pas detruire la societe naturelle.---Il doit servir a lui donner plus de force. (Ce n'est pas Rousseau que je copie, c'est Burlamaqui.)--De Burlamaqui encore, copiant Grotius, du reste, et ne faisant que le souligner, cette idee que "la souveraine autorite sur l'economie de la religion doit appartenir au souverain", que "la nature de la souverainete ne saurait permettre que l'on soustraie a son autorite quoi que ce soit de tout ce qui est susceptible de la direction humaine"; que, quand on prend une autre voie, il y a soit "anarchie", soit "deux puissances", auquel cas tout est perdu; car "on ne peut servir deux maitres, et tout royaume divise perira".--De Burlamaqui encore cette idee[89] que la democratie exige un Etat d'un territoire peu etendu, etc. [Note 89: Non pas tres formelle, mais en germe (Ne confondez pas le texte de Burlamaqui avec le commentaire de B. de Felice.)] Rousseau etait donc comme le dernier venu de l'ecole protestante, il ne faisait, ce me semble bien, qu'en resumer tres brillamment toutes les lecons; il en subissait tres directement l'influence, et ses idees generales elles-memes ne reussissaient pas a l'en detacher, comme il me parait qu'elles auraient du faire. Cette ecole etait trop autorisee, trop illustre, et il y tenait par trop d'attaches d'amour-propre religieux et d'amour-propre national. (Remarquez qu'il cite quelque part Grotius parmi les livres de chevet de son pere.)--Cette ecole, tout entiere, avait pris la souverainete populaire pour la liberte. L'idee liberale a ete tres lente a naitre en Europe. Elle est essentiellement moderne; elle est d'hier. Elle consiste a croire _qu'il n'y a pas de souverainete_; qu'il y a un amenagement social qui etablit une _autorite_, laquelle n'est qu'une fonction sociale comme une autre, et qui, pour qu'elle ne soit qu'une fonction, doit etre limitee, controlee, et divisee, toutes choses aussi difficiles, du reste, a realiser, qu'elles sont necessaires, et qu'on arrive a realiser, quelquefois, avec beaucoup de tatonnements dans beaucoup de bonne volonte. Cette idee etait presque inconnue au XVIIIe Siecle, et l'on sait a quel point pour les hommes de la Revolution elle est restee confuse. --Mais Montesquieu?--Nous y arrivons. Montesquieu a eu une tres grande influence sur le _Contrat social_. Trop orgueilleux pour en convenir, Rousseau a commence par railler durement Montesquieu. Il fait remarquer[90], ce qui est vrai, mais va contre Rousseau plus que contre l'auteur de l'_Esprit des Lois_, que Montesquieu est plutot un critique sociologue qu'un theoricien systematique: "... il n'eut garde de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements etablis". Il plaisante un peu lourdement sur la theorie de la division des pouvoirs: "Nos politiques, ne pouvant diviser la souverainete dans son principe, la divisent dans son objet: ils la divisent en force et en volonte, en puissance legislative et en puissance executive.... Tantot ils confondent toutes ces parties, et tantot ils les separent. Ils font du souverain un etre fantastique et forme de pieces rapportees.... Les charlatans du Japon depecent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs; puis, jetant en l'air tous ses membres l'un apres l'autre, ils font retomber l'enfant vivant et tout rassemble[91]."--Voila qui est dedaigneux. Il n'en est pas moins qu'apres avoir ainsi detourne le soupcon d'imitation ou d'emprunt, Rousseau profite de Montesquieu et ramene a son profit quelques-unes de ses idees;--et nous voila ainsi conduits nous-memes a relever ce qu'il y a de liberalisme dans le _Contrat social_; car il y en a. [Note 90: Dans l'_Emile_, livre V.] [Note 91: _Contrat social_, II, 2.] Cette division des pouvoirs que Rousseau raille si dedaigneusement, il la retablit par un detour. La souverainete doit rester indivisible, mais les _delegations_ de la souverainete doivent etre separees, les pouvoirs delegues doivent etre distincts, et cette precaution prise, revenant tout simplement a l'idee et meme au langage de Montesquieu qu'il jugeait tout a l'heure si plaisants, Rousseau nous dira: "Dans le corps politique on distingue la force et la volonte, celle-ci sous le nom de puissance executive[92].... Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les execute [93]." [Note 92: _Contrat social_, III, 1.] [Note 93: _Contrat social_, III, 4.] Et cela pour une raison a la fois un peu subtile et tres juste, que Rousseau tire ingenieusement de l'idee meme qu'il se fait de la souverainete. La loi est la parole de la souverainete; elle est l'expression de la volonte generale. C'est pour cela que la souverainete ne peut parler que par la loi, non par une decision particuliere. La volonte generale n'a son expression que dans la loi; elle ne peut l'avoir dans une resolution de detail, d'interpretation ou d'application. Elle cesserait alors d'etre volonte generale. "La volonte generale _change de nature ayant un objet particulier_, et ce n'est pas a elle de prononcer ni sur un homme, ni sur un fait[94]." Donc le peuple ne doit etre ni gouvernement, ni juge. Il y perdrait comme sa nature propre. Il deviendrait un particulier. Il y perdrait son droit (et il faudrait ajouter son aptitude) a _penser generalement_, a decider sur les ensembles, et a concevoir l'ordre et la regle. Donc ni le peuple, du moment meme qu'il est legislateur, ne peut etre ni _gouvernement_, ni _juge_; ni, non plus, la loi ne peut avoir un caractere particulier, viser une personne, ou etre faite pour une circonstance. Une loi contre une personne, ou une loi de circonstance, non seulement a toutes les chances du monde d'etre injuste, mais elle est une monstruosite: elle n'est pas une loi; elle est un acte de gouvernement qu'on appelle loi pour tromper l'opinion. C'est le renversement de toute morale politique. [Note 94: _Contrat social_, II, 4.] Quel dommage que ces idees, d'une part restent un peu obscures dans le texte de Rousseau, d'autre part soient disseminees et diffuses dans ce texte, soient quittees, reprises et quittees encore, ne forment point corps et faisceau! Il me semble que Rousseau n'en a pas pris tres nettement conscience, ou qu'il a eu peur de les amener a leur dernier point de nettete, sentant qu'a ce moment il eut ete la main dans la main de Montesquieu, ce que peut-etre sa vanite redoutait. Toujours est-il que ces idees si liberales et si justes, qui ne vont a rien moins qu'a reduire infiniment la souverainete du peuple, et qu'a ruiner le _Contrat social_, sont dans le _Contrat social_. C'est la plus heureuse des contradictions. Elle montre et que Rousseau, qui n'a pas assez medite sur les questions politiques, n'est point arrive, quoi qu'il en croie, a un systeme arrete, definitif et rigoureux; et que Rousseau, se retrouvant lui-meme, avec sa passion intime de liberte individuelle, au milieu meme de son reve de souverainete populaire, y a glisse ou laisse s'introduire toute une theorie, qui, suivie jusqu'ou elle tend, menerait a la doctrine liberale des publicistes modernes. --Et voila que le dernier representant de l'ecole politique protestante apparait, non plus comme celui qui en a le plus etroitement ramasse les principes tyranniquement democratiques, mais comme celui qui s'en relachait deja, et, au moins, en attenuait singulierement la rigueur. Seulement ce n'est pas sur ces premieres vues liberales, encore que si profondes, que Rousseau insistait le plus, et c'est le dogme de la souverainete populaire, consideree comme ayant existe toujours, et s'etant seulement organisee fortement, sans abdiquer jamais, dans les societes civilisees, qu'il posait avec nettete, soutenait avec vigueur, proclamait avec eloquence et avec passion.--Et c'etait aussi, partie grace a lui, partie par la nature meme du sujet, ce qu'il y avait dans son livre de plus clair, de plus frappant, de plus prenant, de plus vite et facilement intelligible.--Et il faut bien que je reconnaisse, en finissant, que c'est ce qui en est reste; et que de cette doctrine, encore qu'elle ne soit pas de lui, encore qu'elle soit peu conforme a ses idees generales, encore que meme dans le _Contrat_ il s'en ecarte, Rousseau est demeure le propagateur le plus eclatant, le seul eclatant, glorieux et influent, a ce point qu'elle ne porte guere plus, parmi les hommes, que son seul nom. Elle a fait, ou consacre (ce qui est plutot mon avis) beaucoup de mal, dont il est difficile de ne pas le laisser, pour une grande part au moins, responsable. IX ROUSSEAU ECRIVAIN Tel est ce singulier homme, puissant et faible, faible par le coeur, puissant par la pensee et l'imagination, et assez puissant par elles pour faire de ses faiblesses memes des forces redoutables a charmer et plier les coeurs. Rousseau est un de ces hommes seduisants et dangereux, chez qui l'imagination et la sensibilite dominent et etouffent la raison, le sens commun, les facultes de reflexion, d'analyse et d'observation. Autant dire que c'est un poete, et il est tres vrai que c'est un des plus grands poetes de notre race. Seulement, c'est un poete ne dans un siecle de theories, de systemes et de raisonnement, et sa poesie, il l'a mise, sous l'influence de ses contemporains, dans des systemes et des theories; et c'est la son originalite en meme temps que le danger perpetuel, et pour lui-meme et pour les autres, de tout ce qu'il ecrit et de tout ce qu'il pense. Entraine, comme tous les poetes, a un reve de perfection de vie ideale, froisse, comme tous les poetes, par ce qu'il y a de vulgaire dans la vie telle qu'elle est, et dans la societe telle qu'elle existe autour de nous, il s'est refugie, non pas, comme les poetes a l'ordinaire, dans des reveries, des contemplations, des visions, mais dans des theories politiques et des doctrines sociales, ou il a apporte non l'observation et l'etude des faits, mais des constructions _a priori_ et des abstractions de "promeneur solitaire". Et ces systemes etaient specieux, d'abord parce que tout ce qui porte la marque du genie est specieux, et ensuite parce que Rousseau etait doue d'une singuliere puissance de raisonnement et de logique. Un logicien n'est pas necessairement un homme de raison froide et tranquille. Il arrive fort souvent que la deduction a outrance est une des formes de l'imagination et de la passion. On ne s'enivre point de _raison_, c'est-a-dire d'etude, d'attention, d'examen et de reflexion; mais on s'enivre de _raisonnement_, c'est-a-dire de la poursuite indefinie, en ses transformations successives, d'une idee generale devenant systeme politique, systeme pedagogique, systeme religieux, systeme social. Un poete que le degout des choses qui l'entourent jette dans un reve de perfection irrealisable, prolonge par un logicien qui de ce reve fait une theorie sociale tres logique, tres suivie, tres liee, tres systematique et tres seduisante, voila Rousseau. Et, comme il arrive toujours quand on a affaire a ces reveurs qui ont du genie, telle _intuition_, peu ramenee a la verite pratique par l'auteur lui-meme, mais contenant, comme en un germe, une partie de verite, met d'autres hommes moins grands, et plus reflechis et attentifs, sur la voie d'une excellente doctrine de detail, tres realisable, tres utile et feconde en resultats. Et voila pourquoi de pareils hommes, non seulement doivent etre etudies au point de vue de l'art, comme des poetes glorieux et des renovateurs de l'imagination humaine, ce qui deja vaut qu'on s'en penetre; mais encore, au point de vue des applications, comme des initiateurs, des promoteurs, des prophetes un peu obscurs, mais inspirateurs et "suggestifs", des guetteurs de la lumiere qui commence a poindre, un peu etourdis par les premiers rayons qu'ils en surprennent; en un mot, presque comme les alchimistes, precurseurs de la chimie, qu'ils revent, qu'ils aident a naitre et qu'ils doivent ne pas connaitre. Rousseau est un des plus grands prosateurs francais. Il est un renovateur du style et de la langue. Il a ramene en France le style oratoire qu'elle avait completement desappris depuis Fenelon, et presque depuis Bossuet. A la prose large, etoffee, nombreuse et harmonieuse, au beau developpement et aux souples evolutions des grands maitres eu style du XVIIe siecle, avait, peu a peu, et meme assez brusquement, sans qu'on en puisse voir tres nettement les causes, succede une prose fort distinguee aussi, mais d'un genre essentiellement different, un style coupe, court, nerveux plutot que fort, procedant par phrases braves, vives et comme tranchantes, par traits, par maximes et par epigrammes. Fontanelle, Montesquieu, Voltaire, avec de tres grandes differences entre eux, du reste, presentent tous ce caractere commun; et leurs contemporains portent a l'exces cette maniere, comme toujours font les eleves. Rousseau, qui, sinon pour les idees, du moins pour ce qui est l'homme meme, a savoir le style, n'est l'eleve de personne, apporte avec lui un style nouveau; et comme il est passionne, c'est le style oratoire. Il est eloquent dans l'effusion, dans la confidence, qu'il mele a tout ce qu'il ecrit, dans la raison, dans le raisonnement, dans le sophisme, jusque dans les souvenirs, et sa maniere emue, attendrie et brulante de les rapporter. Il a la suite, la pente, le prolongement facile dans la conduite du discours, et, plutot que _l'ordre_ veritable, ce _mouvement_ qui vient de l'echauffement d'un coeur toujours en emoi, ce _mouvement_ que Buffon a donne avec raison pour la seconde des deux qualites fondamentales du style, mais que, apres l'avoir une fois nomme, il oublie completement et laisse a l'ecart, parce que lui-meme n'en a pas le don. C'est le don propre de Rousseau. Pour la premiere fois depuis plus de cinquante ans, quand il parut, on put lire un livre comme un discours qui saisit l'auditeur, le captive, l'entraine, le porte avec soi, et, sans le laisser reposer, le mene au but toujours poursuivi. Ajoutez l'eclat, la richesse du coloris, le mot qui n'est pas seulement un signe de la pensee, mais qui est une trace de la sensation, qui vit, qui respire et qui brille. C'est grace a ces dons que Rousseau est non seulement un ecrivain, orateur entrainant et seduisant, mais un peintre des choses reelles, ce que personne n'etait plus depuis bien longtemps. C'est ainsi qu'il a pu faire vivre la nature pittoresque dans ses ecrits et reveiller chez les Francais le gout des beautes naturelles, susciter dans la generation litteraire qui l'a suivi une foule de grands peintres de la nature, les Bernardin de Saint-Pierre, les Chateaubriand, les Senancour, et surtout son eleve passionne, George Sand. A ces titres, j'entends comme peintre emu de la nature et comme ecrivain eloquent, Rousseau est un grand precurseur. Ce qu'il y a de plus sincere, de plus vrai, de plus solide et de plus durable dans la revolution litteraire du commencement de ce siecle, en grande partie derive de lui. Il a aime les grandes harmonies de la nature, et il a retrouve les grandes harmonies de la phrase. C'etaient deux decouvertes, et deux chemins ouverts au genie, et aussi a la mediocrite. Mais qu'importe que celle-ci suive, si l'autre a passe? X Rousseau a ete en son temps le maitre et le guide le plus fascinateur, le "subtil conducteur" dont parle Bossuet. Il l'a ete, et parce qu'il etait bien de son siecle, et parce qu'il s'en separait juste assez pour l'inquieter, le piquer et achever de le seduire. Il etait de son siecle en ce que, plus que personne, il repoussait l'autorite, toutes les autorites, et la tradition, toutes les traditions. Ce n'etait plus seulement avec la tradition religieuse et avec la tradition nationale qu'il rompait violemment. Derriere ces autorites seculaires, au dela des siecles, et presque au dela du temps, il allait attaquer l'autorite de l'humanite tout entiere, la tradition du genre humain. Ce n'etait pas seulement une nation ou une religion, c'etait l'humanite qui s'etait trompee. C'etait l'humanite dont il fallait recuser l'exemple et qu'il fallait convaincre d'erreur, et c'etait toute la sagesse humaine qu'il fallait tenir pour folie. Rien de plus inattendu--et rien de plus prepare. L'habitude une fois prise de considerer l'antiquite et la longue possession d'une doctrine comme une raison de n'y pas croire, il fallait s'attendre a ce qu'un esprit audacieux revoquat en doute la croyance la plus ancienne du genre humain, et voulut convaincre d'illusion l'instinct meme par lequel le genre humain croit qu'il subsiste.--C'etait, sous la forme d'un reve doux et charmant, la plus pure, la plus nette et la plus radicale pensee revolutionnaire. Burcke disait aux revolutionnaires francais: "Vous avez prefere agir comme si vous n'aviez jamais ete civilises." Rousseau disait aux Francais de 1760: "Il faut agir comme si nous n'avions jamais ete civilises." Rousseau est le revolutionnaire par excellence, et c'est bien pour cela que Voltaire, qui ne s'y trompe pas, le deteste si fort. Il tend directement a cette sorte de nihilisme politique, dont Tolstoi, qui a tant d'idees communes, en politique, en morale, en education, avec Rousseau, est en ce moment le representant prestigieux. Et les causes, la-bas et ici, sont les memes. C'est la civilisation, qui flechit, en quelque sorte, sous son propre poids,--_nec se Roma ferens_,--qui s'epuise a se poursuivre, et finit par douter d'elle-meme. En cela Rousseau, d'abord repondait a un secret desir de ses contemporains, celui d'aller jusqu'au bout de la negation; ensuite se montrait vraiment grand penseur, encore que ses conclusions ne menassent a rien, encore meme qu'il reculat devant elles. Il comprenait l'intime, l'essentielle contradiction qui est au fond de la civilisation comme au fond de toute chose humaine. Il comprenait que la civilisation se ruine a se consommer, qu'elle manque son but, en le depassant, a force de le poursuivre; qu'inventee pour soulager l'homme, elle finit par le surcharger; qu'inventee pour diminuer l'effort individuel, elle en demande de plus en plus de nouveaux, et qu'il y a la encore une grande et douloureuse vanite, un grand et decevant prejuge. Restait a savoir si ce prejuge n'est point necessaire, et une condition meme de notre nature; mais l'avoir vu, et avoir porte sur lui la lumiere est d'une vigoureuse et penetrante intelligence; et c'est un effort et un tour de pensee qui se trouvaient bien a leur place en ce siecle de demolisseurs des idees toutes faites, qui a secoue l'esprit humain comme un crible. S'il etait de son temps par tout ce cote negateur, il en etait moins, et il ne l'en flattait que davantage, par ce qu'il apportait de tendresse, de mollesse, de _non-secheresse_, et de reverie sentimentale.--C'etait un romancier et un poete, en un temps ou l'on devait etre affame de vraie poesie et de roman vraiment romanesque. Le XVIIIe siecle est un age tout epris de sciences, de geometrie, de physique et d'histoire naturelle. C'est par ces armes que depuis cinquante ans on battait en ruine les traditions. C'est avec d'autres armes que Rousseau venait les attaquer, en communaute de dessein avec son siecle, s'en distinguant par les moyens. Il n'aimait pas les encyclopedistes, ni n'en etait aime. De quoi une des raisons est qu'ils sont surtout hommes de sciences, et lui le contraire. Il portait le combat sur un nouveau champ de bataille, et rien ne pouvait plus interesser que cette continuation de la lutte avec une tactique nouvelle. Il en appelait, non plus a la raison et aux raisonnements, dont peut-etre on etait las, mais au sentiment, a l'instinct du coeur, a l'emotion simple et "naturelle", faisant de toutes ces choses des vertus, et, par son talent, amenant, qui plus est, a les faire considerer comme, des elegances.--C'etait un poete, mais comme je l'ai dit, ce qui etait pour achever de ravir ceux qui l'ecoutaient, un poete logicien. La conception poetique, reve d'humanite heureuse, ou d'education ideale, ou de societe ramenee a la nature, au lieu de se poursuivre dans son esprit et de se derouler en songeries ou en tableaux, se developpait en systemes, en constructions logiques, en chaines d'arguments. Il part d'un reve tendre, et il s'engage dans la dialectique; et je ne sais de quoi ses lecteurs lui savent plus de gre, du point de depart ou du chemin. Enfin ses effusions sentimentales arrivaient bien en leur temps, et comme reaction, et comme chose deja suffisamment preparee. La Chaussee, Prevost, Marivaux lui-meme, avaient deja fait verser de douces larmes. La "sensibilite" du XVIIIe siecle remonte a eux: et il est juste de leur en tenir compte. Seulement, s'ils avaient fait pleurer, ils n'avaient pas eu l'autorite necessaire sur les esprits pour qu'on se sut gre et qu'on se fit honneur des larmes versees. Il fallait un homme de genie qui fit des faiblesses du coeur un merite de la conscience, qui les autorisat et les consacrat par des chefs-d'oeuvre, et qui, non seulement mit la sensibilite en liberte, mais la placat comme sur le trone. Rousseau a fait la ce qu'il dit quelque part que fait le poete dramatique[95]. Le poete, selon lui, "suit le gout public en le developpant", et ne fait que penser ce que le public va penser lui-meme, "sitot qu'on osera lui en donner l'exemple". Rousseau a donne l'exemple de la sensibilite qui se croit sanctifiante et d'une sorte d'attendrissement qui se donne l'air sacerdotal; et il fit du don des larmes une maniere de vocation religieuse. Le pretre manquait, le directeur d'ames, le guide des coeurs, dont jamais les hommes ne se sont passes. L'homme de science avait essaye de l'etre, n'avait reussi qu'a demi. Ce fut l'homme sensible qui le fut. L'oeuvre de Rousseau, dont les effets durent encore, a ete de remplacer, pour une partie considerable de la nation, les pretres par les romanciers. [Note 95: Lettre a Dalembert sur les spectacles.] C'est en cela, plus que pour toute autre cause, qu'il a ete si grand revolutionnaire. S'il l'a ete par ses idees et son tour d'esprit, comme nous l'avons vu, il l'a ete plus encore par le changement dans les moeurs qu'il a fait, ou aide, ou consacre. Montesquieu avait dit: "Il ne faut jamais changer les moeurs et les manieres dans l'Etat despotique. Rien ne serait plus promptement suivi d'une revolution." C'est Rousseau que Montesquieu prevoyait, ou, pour parler plus exactement, _la societe a la Rousseau_, la societe deja desorganisee, confondant ses rangs, brouillant comme par jeu ses idees, doutant d'elle-meme et s'en moquant, et se faisant des moeurs factices, societe chancelante et egaree, a laquelle Rousseau a donne une derniere impulsion et comme une derniere facon de faussete d'esprit. En faussete d'esprit, il y etait maitre, en effet, ne fut-ce que parce qu'il a toujours ete par le monde dans une situation fausse. Plebeien declasse, depayse par son genie meme, place au centre de la societe polie, et, a certains egards, a sa tete, il restera comme le symbole meme de la democratie brusquement precipitee au sommet de la nation, et chargee, ou se chargeant, de la conduire. La, en contact avec ce qui reste des anciennes classes dirigeantes, elle respire un air auquel elle n'est point habituee; et elle s'y grise, s'y vicie, s'y aigrit. Elle y devient orgueilleuse, puis ambitieuse et tourmentee de desirs, puis defiante et irascible.--Et aussi, non accoutumee par l'heredite a porter sans faiblesse, ou tout au moins sans etonnement, le poids seculaire d'une civilisation compliquee, elle n'en sent que l'embarras et la gene, et songe vite a en rejeter le fardeau.--Et encore ses vertus memes, la simplicite de ses gouts et la simplicite de ses besoins, l'inclinent aux idees simples aussi, et aux solutions claires et courtes, qu'elle croit faciles, et elle traitera de l'organisation d'un grand Etat comme de l'etablissement et de l'ordonnance d'un petit menage.--Rousseau a donne en lui, pour ainsi parler, cette image et ce portrait. Il a represente et figure a l'avance l'evolution vers le pouvoir de toute une classe sociale, et sa maniere de s'y accommoder. Cela veut dire qu'il est tres grand, que c'est une nature originale et riche, une de ces individualites qui resument en elles, ou au moins figurent par la trace qu'elles laissent, toute une periode historique. Ses intentions sont d'un esprit superieur, ses reveries d'une grande ame douce et blessee. Aupres de lui Voltaire ne laisse pas de paraitre parfois un etudiant spirituel, et Buffon un bien remarquable professeur de rhetorique. Montesquieu seul, inferieur comme homme d'imagination, l'egale par la puissance du regard, et le depasse par la clarte de la vue.--Il y a de plus grands genies; il y en a surtout de meilleurs; il n'y en a guere qui ait donne, en un siecle ou pourtant la hardiesse est une banalite, une plus imprevue et plus rude secousse a l'esprit et au coeur humains. BUFFON I SON CARACTERE De l'homme qui vit de la vie de son siecle au risque de se disperser, mais de maniere a laisser son nom et son souvenir dans tout les chemins que ses contemporains auront parcourus ou tentes; ou de celui qui se detache de son siecle jusqu'a s'en isoler completement, et a tel point qu'il n'y tient pas meme en tant qu'adversaire et antagoniste, au risque de n'avoir ni partisan, ni allie, ni meme d'ennemi; mais cela pour une si grande oeuvre, unique et solitaire, que toute sa vie s'y consacre, y coule et s'y depense, et que le monument eleve, encore qu'inacheve, soit le plus imposant que ce siecle ait produit; lequel est le plus grand, je ne sais; mais le second au moins parait plus fort, plus vigoureusement doue, d'une personnalite plus energique, et, tout an moins, plus original. Ce Buffon est tres singulier. Contemporain de Voltaire, de Diderot et de Rousseau, homme du XVIIIe siecle, et du XVIIIe siecle _central_, il ne s'est occupe ni de politique, ni d'economie politique, ni de theatre, ni de roman, ni de theologie. Il n'a pas ete de l'Encyclopedie, il n'a pas ete de tel ou tel cercle ou _club_ politique ou philosophique, il n'a pas meme ete d'un salon, il n'a pas meme ete homme du monde, il n'a pas meme ete homme d'esprit, ni voulu l'etre. Les plus grands de ses contemporains ont leurs divertissements et leurs gaietes, Montesquieu lui-meme, moins vulgaires que celles de Voltaire ou de Diderot; mais assez libres et relachees encore. Buffon n'a jamais eu l'idee d'ecrire une Lettre haitienne ou un Temple de Lesbos, ni, probablement, de lire une page de ceux qu'on ecrivait autour de lui. En plein XVIIIe siecle il a vecu dans deux jardins, le jardin de Montbard et le Jardin du Roi. Il est difficile d'etre moins de son temps qu'il n'a ete du sien. Il n'a pas de date. Il a pris quelque chose du caractere de la nature qu'il etudiait; il vit dans le temps indefini; sa vie intellectuelle va du moment ou la terre s'est detachee du soleil a celui ou l'homme a paru sur la terre, peut-etre jusqu'a celui ou l'homme s'est organise en societe; mais point au dela, et de ce qui s'est passe depuis il semble ne rien savoir, ou plutot il sait tres bien qu'il ne s'est rien passe du tout.--Il compte par milliers de siecles et seulement de l'apparition d'une espece a la formation d'une autre. Pour un tel homme un evenement comme la chute de l'Empire romain est une ride insensible sur l'ocean des ages, et le XVIIIe siecle se confond si exactement avec le XIIIe ou XIVe siecle qu'il ne l'a jamais distingue, et ne s'est pas apercu de son existence. Il s'y rattache cependant, me dira-t-on, par ce gout meme pour l'histoire naturelle que l'on sait bien qui est un des penchants dominants du XVIIIe siecle, le plus fort peut-etre. Ce n'est pas meme cela precisement. Buffon n'a nullement ete entraine vers l'histoire naturelle par une impatience de curiosite "philosophique" et une demangeaison d'independance, comme Diderot. Il ne songeait pas d'abord a l'histoire naturelle. Il songeait a savoir, en general. Jeune, il etait plutot mathematicien et geometre. Nomme directeur du Jardin du Roi et se preoccupant de Linne, il prit son parti, se cantonna dans l'histoire naturelle, c'est-a-dire dans le monde entier, moins les vetilles, s'y sentit a l'aise, et n'en sortit plus. Tout l'y retint, et il ne connut jamais rien, tant au dedans de lui qu'au dehors, qui l'en detournat. Car s'il etait hors de son siecle, il etait egalement hors de l'histoire et n'etait pas plus lie par la tradition que seduit par les nouveautes; et, a vrai dire, choses consacrees ou choses nouvelles etaient mots qui n'avaient pour lui aucune espece de signification. Quelques paroles de complaisance courtoise, comme precautions a l'endroit de la Sorbonne et de l'Eglise, c'etait tout ce qu'il pouvait accorder aux puissances du passe; et quant aux puissances nouvelles, aussi imperieuses, et plus bruyamment imperieuses, il s'est contente de les ignorer. Il voulait etre, et il etait presque, une pure intelligence en face des choses eternelles, les regardant et tachant de les comprendre. Il a travaille ainsi cinquante ans, en se levant de tres grand matin, sans faire attention aux rumeurs, ni aux critiques, ni meme aux louanges; car, une fois pour toutes, il s'etait accorde tres franchement celles dont il se jugeait digne, et l'on eut ete mal venu tout autant de les surfaire que d'en retrancher. Le fond de ce temperament c'est l'energie tranquille, la patience, la lucidite, et la fierte sans inquietude, c'est-a-dire sans vanite. "Assez de genie, beaucoup d'etude, un peu de liberte de pensee", il a dit cela un jour en parlant des qualites necessaires au naturaliste: c'est la definition de Buffon par Buffon. Forcons seulement un peu les termes, et disons: un grand genie, et une liberte de pensee comme je ne vois pas qu'il y en ait eu jamais une plus complete, plus inalterable et plus constante. La qualite essentielle de Buffon, c'est la bonne sante. Personne n'a eu, appuyee sur une robuste constitution physique, une plus magnifique sante morale. Il n'a vraiment pas connu les passions. Ce que, dans sa vie, on peut, a la rigueur, appeler de ce nom, n'est que caprices, delassements, ou plutot distractions d'un temperament vigoureux. Il n'a jamais ni brigue, ni tracasse, ni demande, ni exige. A peine peut-etre a-t-il souhaite. Jamais il n'a ete irrite, jamais il n'a ete jaloux. Son dedain vrai des critiques, le silence pur et simple, qui a peine meme est dedaigneux, dont il les accueille, est quelque chose d'admirable. Une chose humaine est inconnue de cet homme, c'est l'inquietude. Par la, il semble presque echapper a l'humanite; et pour ce qui est de son siecle, par la il s'en detache d'une maniere qui tient du prodige. Il est bien curieux a observer quand il considere les hommes a ce point de vue. Il ne les comprend plus du tout; ils l'etonnent jusqu'a la profonde stupefaction. Qu'ont-ils donc? semble-t-il se dire. Ils recherchent le plaisir, et ils ont le bonheur. "Le bonheur est au dedans de nous-memes; _il nous a ete donne_; le malheur est au dehors, et nous l'allons chercher." Le bonheur c'est la possession de nous-memes, et nous ne songeons qu'a sortir de nous. "Nous voudrions changer la nature meme de notre ame; _elle ne nous a ete donnee que pour connaitre, et nous ne voudrions l'employer qu'a sentir_. Et il en resulte que les hommes sont dans un etat a peu pres continuel de demence. Ils ne sont "raisonnables que par intervalles, et ces intervalles, ils voudraient les supprimer". Ainsi se passe leur vie, qui, etant comme dereglee et denaturee par eux-memes, ne peut etre, que malheureuse et abregee. "_La plupart des hommes meurent de chagrin_." Buffon n'a eu ni ce genre de vie ni ce genre de mort. Il n'a pas ete inquiet, il n'a eu ni chagrins, ni ennuis. Il a trouve la vie admirablement bonne, du moment qu'il avait "une ame pour connaitre", et puisqu'il y a plus de choses a connaitre qu'on n'en peut apprendre en une vie. Il n'a pas senti le besoin de sentir; et le besoin de savoir ne l'a pas quitte une minute pendant toute son existence. Le secret de la vie naturelle de l'homme lui avait ete revele, et le bonheur de sa destinee lui a permis de la mener dans les conditions les plus belles et les plus nobles. On definit incompletement, mais avec nettete par les contraires. Songez a Pascal pour comprendre Buffon. Ce sont les antipodes. Ici le malade, le passionne, l'eternel inquiet et l'eternel effraye. La le parfait equilibre, la puissance calme, le regard tranquille, le travail facile et regulier, la parfaite serenite d'esprit et d'ame. Buffon a ecoute "le silence eternel de ces espaces infinis"; et il n'en a pas ete effraye. Il a vecu "toute sa vie dans une chambre", et il n'en a pas ete incommode, et il n'a ete surpris que d'une chose, c'est que les hommes pussent souffrir d'une telle existence, et la considerer comme un "supplice insupportable". C'est de 1730 a 1788 qu'il a montre au monde, sans le dementir, ce singulier personnage. Il est venu parmi les agites et il les a fort etonnes, et il en a ete tres etonne lui-meme, sans s'en inquieter autrement. Cet homme, qui ne s'est presque jamais permis un mot plaisant ni une boutade, a ete lui-meme, a travers tout son siecle, un long, severe et imperturbable paradoxe. II LE SAVANT C'est un tres grand savant. Aucune des qualites du savant ne lui a manque: ni le gout de l'observation et la patience a observer; ni le labeur enorme, continu et tranquille; ni l'esprit d'ordre; ni la clarte; ni l'absence de passion et de parti pris, ni l'imagination scientifique, c'est-a-dire la faculte de generalisation et d'hypothese; ni le sang-froid a ne prendre les generalisations que comme des hypotheses, et les hypotheses que comme des commodites de travail, ayant toujours un caractere provisoire et toujours destinees a etre un jour abandonnee; ni la puissance de former des systemes; ni le mepris des systemes des qu'ils veulent etre tenus pour des dogmes inebranlables et lier l'esprit humain qui les a produits. Il etait patient et humble et soumis observateur, quoi qu'on en ait dit. Comme l'attention s'est surtout portee sur son Histoire des animaux, et sur ses deux grandes generalisations, _Theorie de la terre_ et _Epoques de la nature_, on a beaucoup dit qu'il a souvent decrit sans avoir observe par lui-meme, ce qui est un peu vrai pour ce qui est des animaux, et qu'il est surtout un homme a magnifiques idees generales, ce qui est vrai de ses deux _Discours_. Mais il faut lire son admirable mineralogie, et sa curieuse, sagace, et pour le temps merveilleuse embryologie, pour voir a quel point il est l'homme du laboratoire, de l'observation cent fois reprise et de l'experience cent fois repetee. Il y a telles pages qu'on pourrait intituler "sur la maniere de se servir du microscope", et telles autres sur les fourneaux a grand feu, les fourneaux a feu restreint mais active, et les miroirs ardents, qui font aimer le grand homme applique et pratique, qui le montrent sachant son metier et le faisant de pres avec toute la patience minutieuse qu'il exige. Buffon penche, et la loupe a son oeil de myope, voila le portrait qu'on n'a pas assez fait, voila l'attitude ou l'on n'a pas suffisamment pris coutume de le voir; et ce portrait est plus interessant et au moins aussi vrai que celui de Buffon en manchettes ecrivant dans un cabinet vide. Il avait ses heures pour le microscope, le fourneau et le creuset; il en avait d'autres pour la redaction paisible dans sa tour nue, a la voute elevee et pleine d'air pur. La verite est qu'il a observe et experimente infiniment, et que la moitie de son oeuvre, geologie, mineralogie, generation, est strictement originale et deux fois de sa main, de sa main de manipulateur et de sa main d'ecrivain. Ajoutez cet ordre qu'il mettait en tout, dans sa vie, dans le partage de son temps, dans la distribution de son travail, dans son domaine, dans sa correspondance, comme dans le Jardin du Roi. Buffon est un ministere bien tenu. Il est l'homme d'Etat de la science. Il donnait a Hume l'idee d'un marechal de France. Ceci est l'aspect exterieur. A Montbard, lisant, interrogeant, provoquant les rapports et les instructions, classant, ordonnant, verifiant, centralisant et vivifiant le tout par l'idee maitresse et dirigeante, il donne l'idee plutot d'un Richelieu, d'un Colbert ou d'un Carnot de l'Histoire naturelle. A travers tout cela, la grande, l'inestimable qualite du savant, la liberte d'esprit absolue. Il n'est l'esclave que de la verite. Il a varie, il s'est contredit. C'est qu'il avait des idees, sans cesse nouvelles, sans cesse plus larges, et que sa saine fierte, sans melange d'orgueil, ne lui a jamais persuade qu'il fut tenu d'honneur a repeter les anciennes quand les nouvelles lui paraissaient plus justes. Il avait commence par la _Theorie de la terre_, ou il rapportait a peu pres exclusivement au mouvement des eaux toute la configuration de la planete. Trente ans plus tard, il ecrivait les _Epoques de la nature_, ou la planete est presque tout entiere expliquee par l'action du feu primitif. C'est qu'entre la _Theorie de la terre_ et les _Epoques de la nature_, a la science des calcaires et des "coquilles", s'etaient ajoutees ses profondes etudes mineralogiques et la science des roches vitrescibles. Et que les _Epoques de la nature_ semblent contredire la _Theorie de la terre_, il n'importe, si, en realite, elles la completent, et ce n'est pas l'etroite cohesion des idees, signe d'etroitesse d'esprit plus souvent que d'autre chose, qui est titre vrai au regard de la posterite, mais l'abondance des idees, chacune ouvrant une avenue a l'esprit, et entre lesquelles, profitant de toutes, la science a venir choisira. Ainsi Buffon, comme presque tous les savants de son temps, et l'imperfection relative des instruments en est cause, croit a l'organisation spontanee de la matiere. Il croit que _de_ la pourriture, _de_ la fermentation naissent, sans germes, certaines especes d'animaux. Mais prenez garde, et qu'une science si arrieree ne vous inspire point un sentiment de pitie. Il est rare que Buffon n'ait pas deux idees pour une, et que, se placant dans une hypothese, et y restant provisoirement, il n'apercoive pas longtemps avant les autres l'hypothese contraire. "Ces especes de zoophytes se decomposent, changent de figure et deviennent plus petits, et, a mesure qu'ils diminuent de grosseur, la rapidite de leurs mouvements augmente. Lorsque le mouvement de ces petits corps est tres rapide et qu'ils sont eux-memes en tres grand nombre dans la liqueur, elle s'echauffe a un point meme tres sensible: ce qui m'a fait penser que le mouvement et l'action de ces parties organiques des vegetaux et des animaux _pourrait bien etre la cause de ce qu'on appelle fermentation_. J'ai cru qu'on pourrait presumer aussi que le venin de la vipere et les autres poisons actifs, meme celui de la morsure d'un animal enrage, pourrait bien etre cette matiere active trop exaltee."--Et voici que Buffon, sans avoir le loisir de s'y arreter, a tres nettement l'idee que la pourriture et la fermentation pourraient bien venir des animaux, au lieu qu'ils vinssent d'elles, que la fermentation pourrait bien etre un fourmillement de vies microscopiques, que les virus pourraient bien etre des invasions d'animaux, et la theorie microbienne, juste inverse de la doctrine de la generation spontanee, est entrevue dans un eclair. Pareille affaire est frequente chez Buffon. Les idees foisonnent chez lui, et il a l'intelligence la moins exclusive et la plus hospitaliere qui se puisse. C'est essentiellement un genie inventeur, de ces genies qui donnent une impulsion puissante, eveilleurs d'idees et createurs de disciples. Il a ete inventeur et promoteur au moins sur trois points. En geologie--et qu'on n'oublie point que cet illustre peintre d'animaux est surtout un geologue, et que la est son vrai titre de gloire--en geologie, et je m'appuie ici sur Cuvier, il a ete le premier a comprendre et a faire entendre que l'etat actuel du globe est le resultat d'une longue succession de changements dont il est possible de saisir les traces[96]; en d'autres termes, il a le premier ecrit l'histoire de la planete.--En zoologie, il est le createur d'une veritable science nouvelle qu'on peut appeler la geographie des especes, et ses idees sur les limites que les climats, les montagnes et les mers assignent a chaque espece, sont absolument une nouveaute, et une nouveaute vraie autant que feconde, qu'il a introduite.--Enfin en physiologie, son explication de l'intellect des animaux, peut-etre trop cartesienne encore, mais tres rajeunie, tres renouvelee, beaucoup plus ingenieuse au moins que celle de Descartes, qu'on peut definir a peu pres un systeme mecanique de mouvements reflexes, me parait une vue un peu indecise et incertaine encore, mais vraiment toute nouvelle, beaucoup plus rapprochee de nous que des Cartesiens, et dont les theories les plus modernes ne sont guere qu'une application, ou, si l'on veut, qu'un agrandissement. [Note 96: Voir _Histoire des sciences naturelles_, tiree des lecons de Cuvier, par Magdeleine de Saint-Agy.] Tout au moins faut-il dire qu'il n'est region de la science des choses visibles ou sa curiosite eveillee, patiente et infatigablement ingenieuse, ne se soit portee, et que partout sa curiosite a ete suggestive, evocatrice, puissante a susciter des idees et a creer des questions, partout ouvrant un chemin ou plantant un jalon. C'est la curiosite la plus inventive qu'on ait connue. Tout plein d'idees, il est meilleur guide encore qu'inspirateur, et plus utile par la methode de son esprit que par son esprit meme. Il a mis le doigt avec une surete admirable sur les sources d'erreur, non moins que sur les sources de verite, et demele et indique merveilleusement ce dont il convenait de se defier. Ses defiances sont pleines de genie, ses antipathies sont d'excellents conseils et de precieuses indications. Il a eu de l'aversion pour trois choses, a savoir les _abstractions_, les _classification_, et les _causes finales_. A l'etat ou elles etaient alors dans les esprits, c'etaient trois grands ennemis de la science et trois obstacles a vaincre, ou du moins a reduire. L'abstraction, c'est-a-dire l'idee generale tenue, non pour une simple vue de l'esprit et tendance ordinaire de notre faculte raisonnante, mais pour une verite, et non seulement pour une verite, mais pour quelque chose qui existe en soi, et qui a des forces et des puissances, et qui gouverne et plie le monde, l'abstraction ainsi veneree et divinisee etait a la fois dans la science une idole et un fleau. Dire: "_nulla fecundatio extra corpus_,--_tout vivant vient d'un oeuf_,--_toute generation suppose des sexes_"; c'est simplement constater la majorite des cas observes; c'est une simple generalisation qui a juste la valeur des observations qu'on a faites, et contre elle tout le risque des observations a venir. Le penchant de l'ancienne science etait a faire de ces "axiomes", de ces "proverbes de physique", comme dit spirituellement Buffon, des principes superieurs a l'observation et a la recherche, et devant lesquels l'esprit humain doit s'incliner. Ils devenaient comme des etres divins, par suite de ce penchant de notre esprit a donner toujours a ce que nous imaginons une realite personnelle, et ils tyrannisaient ceux qui les avaient inventes. De meme la _Raison suffisante_ de Leibniz ou la _Perfection_ de Platon, etaient comme des divinites metaphysiques gouvernant les choses creees, et au service et a la glorification desquelles le savant n'a qu'a se consacrer. C'est la liaison suffisante ou la Perfection qui soutient et etablit perpetuellement le monde; le monde est et continue d'etre pour qu'elles soient, et le savant n'a qu'a expliquer le monde relativement a elles, et pour les prouver. Voila ce qui irrite Buffon; car qui ne voit que Raison suffisante ou Perfection ne sont que des "etres moraux crees par des vues purement humaines" et des "rapports arbitraires que nous avons generalises"? Qui ne voit, ou ne devrait voir, que ce qui etait un soutien devient une entrave dans la recherche, quand une idee, qui n'est qu'une idee, si grande qu'elle soit, prend le caractere de je ne sais quelle personne sacree dont les interets imposent au chercheur des devoirs, des obligations et des limites? La science, a ce compte, devient vite une apologetique, c'est-a-dire une rhetorique, un exercice intellectuel ou la chose a prouver est posee d'abord en principe et tire a elle, et necessite, et conditionne l'argumentation, au lieu d'en sortir, source du raisonnement au lieu de n'en etre que l'aboutissement, alterant par consequent presque a coup sur la sincerite de la recherche et la rectitude de la pensee. Il en va de meme des classifications trop superstitieusement respectees. Il faut classer par seul amour de la clarte, et non jamais par croyance en la realite de la classification. Il faut classer sans rien croire de la classification la plus seduisante, sinon qu'elle est une bonne table des matieres. Elle n'est jamais autre chose. Il ne faut jamais croire avoir saisi le plan de la nature; car il n'est pas sur qu'elle l'ait ecrit quelque part. Encore ici comme tout a l'heure, les classifications ce sont nos idees. Ce sont nos idees groupant les faits naturels d'apres des analogies qui sont des plis et des pentes, tout simplement, de notre esprit. Ces groupements sont donc forcement artificiels. Ils le seront toujours; ils ne le sont pas meme plus ou moins; par definition ils le sont autant les uns que les autres, ils peuvent etre seulement plus clairs, plus rigoureux, plus simples, plus logiques, ce qui n'est que dire plus rationnels, c'est a savoir encore plus _humains_, non plus _naturels_. Il faut donc bien se garder de s'y attacher avec je ne sais quelle veneration scrupuleuse. Cette veneration n'est en son fond qu'un egoisme et un orgueil; car la nature est la nature, et la classification c'est l'homme; et tenir telle classification que nous venons de faire pour le secret de la nature, c'est nous aimer plus qu'elle, et en elle nous poursuivre encore; c'est oublier le principe meme de toute observation et de toute recherche, a savoir la soumission a l'objet. Classons donc, pour aider notre faiblesse, non pour interpreter l'univers; ou plutot pour l'interpreter, sans pretendre le donner en sa realite; car lui ne classe pas. "La nature n'a ni classe ni genre; elle ne comprend que des individus." La nature n'est pas specifiante, elle est synthetique. Elle nous parait specifiante, il est vrai, et ce serait renoncer a nos manieres de connaitre, c'est-a-dire a notre esprit, que de ne pas la prendre comme elle nous parait. Faisons-le donc; mais a la condition que nous sachions bien que nous ne faisons qu'ordonner des apparences, et que derriere, en son unite, en sa continuite, c'est la nature vraie qui existe. A travers le travail, necessaire et meritoire, du classificateur, retenir, maintenir et sauver l'idee de l'unite et de la continuite de la nature, voila le devoir du savant. Enfin la source d'erreurs la plus funeste en choses de sciences naturelles est la preoccupation des causes finales. Les causes finales tuent la science, parce qu'elles supposent la science faite, la science achevee et consommee. Or, elle est toujours en formation. Tant qu'il y aura un fait inconnu, l'ignorance ou nous en sommes empeche de conclure, et les causes finales supposent tout conclu. Pour que l'on puisse dire que tel phenomene existe _afin que_ tel autre soit, c'est l'intention generale et universelle, c'est l'intention de l'univers qu'il faut avoir saisie, ce que seul celui la pourra se flatter d'avoir fait qui connaitra exactement tout. Les causes finales sont comme un retour sur les causes efficientes pour les verifier et les justifier. Elles disent: telle chose produit bien telle autre, _car_ celle-ci etait le but de celle-la. Mais ce retour ne peut se faire qu'apres qu'on a ete au bout de tout, manque de quoi il est purement hypothetique, arbitraire et recreatif. Or, dans la nature, le bout de tout est dans tous les sens; elle est un cercle dont le centre et la circonference sont partout; ce serait donc non pas de l'extremite d'une premiere serie de causes et d'effets que l'on pourrait revenir, avec le point de vue des causes finales, pour verifier et justifier cette premiere serie d'effets et de causes; mais ce ne serait qu'a l'extremite de toutes les series dans tous les sens, a l'extremite de tous les rayons de cette circonference qui est partout, c'est-a-dire, plus simplement, quand on connaitrait exactement toutes choses, qu'on serait assez fort pour entreprendre legitimement la verification par les causes finales. Il est de leur essence, parce qu'elles supposent tout connu, de n'etre pas un moyen de connaitre. Elles n'ont aucun caractere scientifique d'ici a la consommation de la science, c'est-a-dire d'ici a la consommation des ages. Ne nous en servons donc _jamais_. "La reproduction se fait _pour que_ le vivant remplace le mort, _pour que_ la terre soit toujours egalement couverte de vegetaux et peuplee d'animaux, _pour que_ l'homme trouve abondamment sa subsistance..." sont des formules absolument vides, et dangereuses comme tout ce qui a l'air de prouver quelque chose. Tout a l'heure, nous avions affaire a des abstractions metaphysiques; ce sont maintenant des "abstractions morales", c'est-a-dire des abstractions fondees sur des "convenances morales". Nous ne disons ces choses uniquement que parce qu'elles nous plaisent ainsi. La raison qui les fonde n'est que le plaisir qu'elles nous font. Il nous "convient" que l'univers soit fait pour nous, il n'y a pas autre chose dans ces proverbes qui se donnent pour des verites. Cela est non avenu aux yeux du savant. Voila dans quel esprit Buffon etudiait, et voila les fantomes qu'il a chasses devant lui. Au fond, aversion pour les abstractions, defiance des classifications, proscription des causes finales, sous trois formes c'est la guerre a l'anthropomorphisme et le dessein d'exterminer de la science l'anthropomorphisme. L'homme concoit tout sur l'idee qu'il a de lui-meme, et se met partout dans la nature, et, soit l'habille de ses vetements, soit se substitue a elle, et en elle ne contemple que soi. L'abstraction c'est une idee humaine qu'il arrive vite a tenir pour une loi qui oblige l'univers, et, a peu pres, comme un etre qui lui commande. La classification c'est un pli de l'esprit humain auquel il croit que la nature s'accommode et s'ajuste. La cause finale enfin, ou c'est lui-meme considere comme centre et but de l'univers, ou c'est l'univers considere comme ne pouvant agir que comme l'homme agit, dans un dessein, vers un but, par un desir, et tenu, s'il n'agit pas ainsi, de confesser qu'il est absurde.--Il y a dans ces trois procedes de notre esprit une necessite de notre nature a laquelle il n'est pas probable que nous puissions entierement nous soustraire. Mais il est certain qu'ils sont dangereux, qu'ils retrecissent et sterilisent l'esprit du chercheur, et que l'on peut, a les surveiller, en eviter au moins l'exces. L'homme projette sur les choses de la nature sa propre ombre, et en est gene pour les voir. Cette ombre, il ne peut pas s'en debarrasser; mais a bien se rappeler que c'est une ombre, et que c'est la sienne, il peut rectifier cette erreur du sens intime, comme il redresse les erreurs des autres sens, et assurer d'autant sa faible vue. C'est a cela que Buffon le convie d'un avertissement severe, sagace, ingenieux et opiniatre, dont il fait sa loi, et dont, le premier, il profite. Dans cet esprit de liberte et dans cette liberte d'esprit, Buffon a promene sur la nature un regard calme, assure et soumis. Il n'a pretendu lui imposer ni un but, ni un ordre, ni une limite. Il n'a pretendu qu'a la peindre. Il y tient beaucoup, et a ne faire que cela. Mieux vaut decrire que classer; seulement regarder et peindre: ce sont ses proverbes a lui, ou il revient sans cesse. S'il a tant decrit, et, a mon avis, avec certaines longueurs, et exces de quasi-repetitions, on dirait que c'est pour bien s'entretenir et entretenir les autres dans cette idee que le seul office du naturaliste est bien de faire voir, et qu'a l'historien de la nature aussi bien qu'a l'historien des hommes s'applique le _scribitur ad narrandum_. Et comme en meme temps il est homme a idees, et infiniment ingenieux et fecond en inventions de theories, il sera, grace a ces principes, tres a l'aise dans son office de theoricien; car chacune de ses theories ne sera qu'une _vue_, qu'un _apercu_, qu'une maniere de presenter des files ou des ensembles de faits sous un certain jour, qu'une facon plutot de les eclairer que de les expliquer. Il n'a jamais ni pretendu ni vise a davantage. Et si, pour mesurer la force systematique de cet esprit, on veut se representer sommairement la plus vaste et la plus generale de ses vues de l'univers, en voici a peu pres le resume. La matiere existe, d'eternite nous n'en savons rien, et comme de ceci il ne pourrait y avoir que des preuves metaphysiques, nous n'avons pas a nous le demander; mais elle existe, ici les preuves materielles s'offrent, depuis beaucoup de milliers d'annees.--Deux forces universelles la gouvernent: une force d'attraction, une force d'expansion, cette derniere tres probablement effet elle-meme, effet indirect, effet par reaction, de la premiere.--Il y a deux sortes de matiere, l'une qu'on peut appeler matiere morte, et qui n'est soumise qu'a la force attractive; l'autre qu'on peut appeler la matiere vivante, ou organique, qui est soumise et a la force attractive et a la force d'expansion. Ce qui est matiere morte est nomme mineral, ce qui est matiere vivante est nomme vegetal ou animal.--La planete que nous habitons est un globe de matiere vitrescible, encroute de sediments calcaires provenant en partie d'etres vivants, recouverts eux-memes presque partout de detritus vegetaux, dont se nourrissent les vegetaux actuels, lesquels nourrissent soit directement, soit indirectement les animaux, certains animaux mangeant les vegetaux eux-memes, certains autres mangeant les animaux vegetariens. Cette planete, comme toutes les autres du systeme solaire, s'est probablement detachee du soleil, dans l'etat d'incandescence et de fusion, comme une goutte de verre fondu lance dans l'espace. Elle tourne, depuis sa separation, autour du soleil d'une part, et d'autre part autour de son propre axe. Elle a ete tout entiere en fusion et brulante; car elle l'est encore; et dans les idees de Buffon, la plus grande, l'incomparablement plus grande partie de sa chaleur lui vient d'elle-meme et non des rayons du soleil.--Depuis son origine elle s'est refroidie progressivement, gardant sa forme spherique, mais, comme toute matiere molle en rotation, s'aplatissant aux extremites de son axe et se rendant a la circonference du plan perpendiculaire a son axe.--Elle s'est durcie peu a peu, se crevassant, se creusant et se boursouflant ca et la comme toute matiere en fusion qui se refroidit. Certaines parties plus legeres des elements qui la constituaient sont restees flottantes a sa surface comme une ecume; c'est ce qu'on appelle les liquides et les gaz, les airs et les eaux. Tres chaude encore, la terre faisait bouillonner ces eaux a sa surface, et elles n'etaient que tourbillons de vapeur brulante s'elevant dans l'espace, se refroidissant, retombant pour bouillonner encore et tourbillonner dans les hauteurs, indefiniment. Puis le refroidissement se faisant plus grand, les eaux sont devenues plus stables et plus lourdes; elles ont rempli les crevasses et les cavernes, comble les grands vides avec les fragments de matieres usees par elles, qu'elles charriaient, aplani et egalise la surface terrestre, au point que les plus hautes montagnes et les plus profonds abimes, en proportion du volume de la planete, sont des accidents imperceptibles; enfin elles se sont localisees et resserrees en quelques flaques qui sont ce que nous appelons les oceans. Mais auparavant elles avaient comme prepare la surface de la terre. En elles, dans la periode tiede, la vie avait paru. Une infiniment petite partie de la matiere, quelques grains de matiere repandus a la surface de la planete ont une constitution particuliere. Ils ont une _force d'expansion_; ils peuvent former de petits mondes particuliers, autonomes, et se gonfler, s'accroitre, attirer a eux de la matiere qui leur convient pour s'agrandir, et enfin se reproduire, soit solitairement, soit quand l'un en rencontre un autre semblable a lui. C'est ce que nous appelons les vegetaux et les animaux. Ils ne sont qu'un accident dans l'enormite de la planete, et comme une legere moisissure a sa surface. Mais ils ont pour eux le temps et la reproduction, et finissent par modifier un peu la forme et l'aspect superficiel de la terre. Ils vivaient dans les eaux chaudes, repandues sur toute la surface du globe, sauf les pointes des montagnes primitives, et sur toute cette surface, sauf ces sommets, ils ont laisse leurs squelettes recouvrant presque toute la sphere. Ainsi se sont constitues les depots de sediments que nous appelons la matiere calcaire. Sur cette roche plus friable que la roche primitive se sont deposes peu a peu, non point partout, mais en beaucoup de lieux, les detritus des grands vegetaux qui ont forme une mince pellicule molle et meuble, laquelle, non seulement a ete vivante, comme le calcaire, mais l'est encore, toute pleine de grains de matiere organique, toute prete aux differents modes d'_expansion_, toute prete a recreer la vie dont elle vient, qui, pour ainsi dire, dort en elle. C'est sur cette pellicule, et d'elle, que nous tous, vegetaux et animaux, nous vivons, l'epuisant, puis la reformant de nos cadavres. Les vegetaux ont ce qu'on appelle la _vie_: ils ont une force d'expansion, ils s'accroissent en attirant a eux la matiere qui leur convient, ils se reproduisent. Ils ne sentent pas, et ne veulent pas. Ils ne sentent pas: c'est-a-dire qu'il ne parait point qu'ils ramassent et centralisent en un point intime de leur etre les impressions faites sur eux par ce qui n'est pas eux; il ne parait point que tout leur individu prenne conscience de ce qui se passe en telle ou telle partie de leur etre; en d'autres termes ils ne vivent pas _d'ensemble_; ils ne vivent pas chaque partie pour le tout et le tout pour chaque partie; autrement dit, ils n'ont pas d unite; ils ne sont pas a proprement parler des individus; ils sont des collectivites; un arbuste est une collection de petits arbustes; un arbre est une foret.--Ils ne veulent pas: c'est-a-dire qu'il ne parait point qu'ils aient un mouvement propre dont ils s'elancent vers le but d'un desir; ils se laissent vivre sans vraiment chercher la vie; ils n'ont pas de vouloir-vivre precis, ils n'ont qu'une sorte de perseverance obscure et nonchalante dans l'etre. De cette vie, qui, ni dans la sensation, ni dans le vouloir, ne prend conscience d'elle-meme, on peut se faire une image par ce que nous appelons le sommeil. "Le vegetal est un animal qui dort." Les animaux sont avant tout des organismes qui se meuvent, qui vont d'un point a un autre. _Presque_ tous les organismes que nous appelons animaux ont ce caractere. Le vegetal est, dans son ensemble, un tube vertical, l'animal est un tube horizontal qui se deplace vers sa proie, et qui marche vers la vie.--Les animaux sentent, pensent et veulent. Ils sentent: l'animal le plus elementaire, blesse en un point, se contracte tout entier, signe d'unite sensationnelle, c'est-a-dire preuve qu'il y a sensation proprement dite. Ils pensent: c'est-a-dire qu'ils accumulent, puis elaborent des sensations qui sont capables de se reveiller: qu'ils combinent, aussi, des idees elementaires pour parvenir a un but ou eviter un obstacle. Ils veulent enfin c'est-a-dire que leur vouloir-vivre est precis, energique et _circonstancie_, qu'il n'est pas aveugle et sourd, et poussant devant lui en ligne droite, mais ingenieux, sachant se menager, se retourner, se ployer selon le cas, et meme se combattre, pour mieux, ensuite, se satisfaire, bref que, deja, il sait peser et choisir. L'animal sent, pense et veut; il vit _d'ensemble_, il est un ensemble; il a une unite; il est un individu. Mais chez lui sensation, pensee, volonte, ont, comparees aux notres, un caractere particulier; ce sont sensation, pensee, volonte, pour ainsi parler, demi materielles. L'animal sent, pense et veut, sans reflexion, du moins sans suite de reflexions, sans generalisation, et par consequent sans pouvoir ni faire de toutes ces sensations un sentiment, ni faire de toutes ses pensees une idee, ni faire de toutes ses volitions un plan de conduite.--On est amene ainsi a croire qu'il a un cerveau plus materiel, si s'on peut parler ainsi, que le cerveau humain, et que son sens interieur est simplement un _sens_, un sens plus raffine et plus delicat qur les autres, mais un sens, seulement capable d'accumuler les sensations et d'en conserver tres longtemps les ebranlements. On sait que la retine conserve, longtemps apres que cette lumiere a disparu, l'impression tres nette d'une lumiere vive. Le sens interieur de l'animal semble etre quelque chose d'analogue. Il conserve des ebranlements dont la cause a disparu, et sous l'influence de ces ebranlements, reveilles par telle circonstance, il agit sans "volonte" proprement dite, d'un mouvement presque automatique, sorte de contraction inconsciente[97]. Le chien dresse a ne prendre le mets convoite que sur un signe, et qui resiste a l'envie de le prendre tant que le signe ne s'est pas produit, est sans doute un etre qui pense et qui veut. Mais il pense et veut confusement. C'est un chien gourmand et un chien battu. Les ebranlements produits en lui par la sensation d'agreable gout durent encore; les ebranlements produits par la sensation du fouet durent encore; les uns contrebalancent les autres, jusqu'a ce que le signe eveillant une troisieme serie d'ebranlements, conforme a la premiere, la balance penche. Ce chien qui veut ne pas prendre le mets qu'il desire, veut donc en effet, mais comme le dormeur qu'on pince retire le membre douloureusement affecte, et le cache, sans se reveiller. Le dormeur veut d'une facon generale ne pas etre blesse, mais il ne le veut pas d'une facon precise, puisqu'il ne sait pas qu'il le veut. De pareilles volitions sont des volitions, mais qui ne sauraient etre coordonnees, former systeme, devenir plan de conduite et grand dessein. C'est en deca de cette coordination des sensations, des pensees et des vouloirs qu'est la limite des animaux. [Note 97: Ce que nous appelons mouvements reflexes inconscients.] Enfin, dernier venu sur la planete, selon toute apparence, l'homme est un animal qui sent, qui pense, qui veut, et qui coordonne sensations, pensees et vouloirs, et qui les fixe et les resume dans des abreges qui s'appellent _idees_, et qui fixe et resume ses idees dans des signes qui s'appellent des _mots_, et qui par les mots transmet aux autres hommes ses idees, qui peuvent s'accumuler, se conserver, se corriger, s'agrandir et se combiner indefiniment. L'animal capable de generalisation, et d'experience, meme isole: capable de science, de tradition et de progres, a la condition de vivre en societe, existe sur la planete; et par l'immense difference qui est entre lui et les autres, est de force, d'abord a la conquerir, et plus tard a la comprendre. Et ce sont la des differences vraies et qui sont considerables entre les vegetaux, les animaux et les hommes; mais prenons garde, et, en repassant par le chemin parcouru, adoucissons ce qu'il y a de beaucoup trop tranche dans ces classifications et ces delimitations. Il n'y a de difference profonde aux yeux du naturaliste qu'entre la matiere morte et la matiere vivante, qu'entre la matiere uniquement soumise a la force d'attraction, et la matiere soumise, en meme temps qu'a la force attractive, a la force d'expansion, qu'entre le mineral d'une part et les vegetaux et animaux de l'autre, qu'entre la matiere que la nature travaille, pour ainsi parler, du dehors, exterieurement a elle, et la matiere que la nature semble travailler du dedans, interieurement, et en quelque sorte, par un "moule interieur".--La nature faconne le mineral comme en se tenant en dehors de lui; elle le comprime, elle le tasse, elle le forge; elle l'augmente aussi, mais en _ajoutant_, en deposant quelque chose a sa surface; tout son travail ici est exterieur, exactement semblable a celui de l'homme, et voila meme pourquoi, a l'egard des mineraux nous faisons, en petit, ou nous nous voyons avec certitude sur le point de faire tout ce qu'a fait et ce que fait la nature. Elle ne travaille le mineral que par la surface. Elle travaille le vegetal _sur trois dimensions_, en longueur, en largeur, en profondeur; elle semble au centre de lui, et non seulement au centre de lui, mais au centre de chacun des elements qui le constituent, de chacun des grains de matiere organique qui fremissent dans ce tourbillon qui est lui. Elle le faconne, et l'on comprend a present ce mot singulier, mais necessaire, d'apres "un moule interieur", un moule qui s'elargit, s'allonge et se creuse sans perdre sa forme generale, et qui s'etend, dans l'acception litterale du mot, dans tous les sens, un moule, en un mot, a trois dimensions.--La nature, c'est, d'une part, de la matiere brute et morte qui se faconne mecaniquement, comme le fer sous le marteau de l'homme; c'est, d'autre part, de la matiere qui se faconne organiquement, par une force d'expansion qui agit dans tous les sens et qui accroit et developpe l'etre, du plus profond de lui-meme, dans toutes les points, dans tous les sens, dans toutes les directions, dans toutes les dimensions. Or je dis qu'il n'y a de vraie difference qu'entre le monde inorganique et le monde organique. Entre les differentes, si nombreuses, provinces du monde organique il n'y a que des degres, et il y a des transitions insensibles, et il n'y a que des limites flottantes et comme a dessein confuses. Le vegetal est une collection, non un individu. Il est vrai en general: mais tel vegetal commence a etre un individu, commence a avoir comme une conscience et une volonte. J'ai dit que les vegetaux ne sentent point: il y en a qui semblent sentir. "Si par sentir nous entendons faire une action de mouvement a l'occasion d'un choc ou d'une resistance, nous trouvons que la _Sensitive_ est capable de cette espece de sentiment, comme les animaux. "Voila une plante qui a je ne sais quel degre est deja un individu.--Il est entendu que les vegetaux n'ont pas un veritable vouloir-vivre, precis et actif, et ne s'elancent pas vers le but d'un desir. Il est vrai, en general; mais la _Vallisnerie_ male, attachee au fond de l'eau, rompt ses liens et s'elance vers la surface du flot pour rejoindre la fleur femelle.--On convient que le vegetal est une collection de vegetaux, se multiplie par parties detachees, par bouture, qu'une branche de saule que vous detachez est un saule que vous detachez de plusieurs saules. Il est vrai; mais il y a des animaux pour lesquels il en va exactement de la meme facon. Tels l'hydre d'eau douce, et la plupart des autres polypes; en sorte que le naturaliste hesite et ne sait, en presence du polype, s'il a affaire a un animal ou a un vegetal; et c'est, en effet, qu'ils ne sont l'un ni l'autre, mais une transition obscure et mysterieuse entre l'un et l'autre regne. Et a l'inverse il y a des animaux, incontestablement animaux, doues de sensibilite, se contractant tout entiers a une blessure, individus _uns_ par consequent, qui cependant par certains caracteres sont au-dessous d'un grand nombre de vegetaux, comme par certains autres ils sont au-dessus. L'huitre est plus immobile, plus passive que la vallisnerie, plus inapte a saisir la proie que tel vegetal carnivore qui attrape les mouches, sensible au choc et a la piqure autant, mais ni plus ni moins, peut-etre moins, que la sensitive.--Et d'une facon generale il est vrai que l'animal veut, poursuit un hut, evite un obstacle; mais le vegetal aussi, quoique moins ingenieusement: de ses racines il cherche la nourriture propice, contourne les rocs, s'allonge vers sa proie; de ses feuilles il cherche cette autre nourriture qui lui vient de l'air (l'acide carbonique), contourne les obstacles, s'allonge vers les sources de vie. Voila nos limites qui gauchissent el ploient sous les faits. C'est que ce sont, en effet, _nos_ limites, et non celles de la nature, qui n'en connait pas. Ce sont des idees generales que nous nous faisons pour nous aider. "Elles ont le defaut de ne pouvoir jamais tout comprendre. _Elles sont opposees_, meme, _a la marche de la nature_ qui se fait uniformement, insensiblement _et toujours particulierement_." Comptez que la nature se moque de nous. Elle semble prendre plaisir a deconcerter a l'idee que nous nous faisons d'elle. Par exemple elle a cette premiere singularite de permettre aux pucerons de se reproduire sans union sexuelle, et ne nous laissant pas sur cette surprise, elle double le paradoxe en leur permettant de se reproduire _aussi_ par accouplement. C'est un artiste qui varie extremement et comme a l'infini ses imaginations, ses combinaisons, ses reveries realisees, et l'on serait tente de dire ses divertissements et ses caprices. Pareillement, il sera toujours impossible de marquer la limite absolument precise qui separe l'homme des animaux. Il s'en distingue, il n'en est pas separe. Nous refusons la faculte "de comparer les perceptions" a la plupart des animaux, et il faut bien avouer que "le chien et l'elephant ont quelque chose de semblable et que leurs actions paraissent avoir les memes causes que les notres." Tout en reconnaissant, et en connaissant bien les caracteres generaux qui distinguent les vegetaux, les animaux et les hommes, n'oublions pas qu'il y a beaucoup d'artificiel, signe bien plutot de notre impuissance que de notre perspicacite, dans les classifications etablies par nous, et que du dernier vegetal a l'homme il y a une ligne ininterrompue, et encore une ligne avec des retours, des diversions, des digressions, des accidents ingenieux de marche, et une serie imperceptible, souvent, et deconcertante, de transitions. Il n'y a de "passage brusque" qu'entre ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas. La _vie_ est continue. --D'ou l'on pourrait etre amene a supposer qu'elle est une, que tant de varietes vegetales et animales ne sont que des transformations d'une premiere _chose vivante_ unique qui s'est modifiee de mille facons au cours du temps, qui peut se modifier encore et faire apparaitre de nouveaux individus et par eux de nouvelles especes. --Il y a deux problemes dans cette question. Le premier est celui de l'origine des especes, le second est celui de la variabilite des especes[98]. [Note 98: Sur tout ce qui suit, qui est relatif aux idees de Buffon considere comme precurseur du transformisme, consulter Lanessan: _Edition complete de Buffon_, avec des notes et une introduction; Edmond Perrier: _La Philosophie zoologique avant Darwin_; Brunetiere: article de la _Revue des Deux-Mondes_, du 15 septembre 1888.] Sur le premier nous serons tres reserve, parce que c'est une affaire de philosophie et presque de metaphysique beaucoup plus que de science de la nature. Tout au plus dirons-nous qu'il n'est pas contre la raison d'imaginer que "d'un seul etre la nature a su tirer, avec le temps, tous les autres etres organises"; et qu'en creant les animaux "l'Etre supreme n'a voulu employer qu'une seule idee et la varier en meme temps de toutes les manieres possibles." Non, encore que ce ne puisse etre la qu'une hypothese, elle n'est ni contre la raison ni contre les faits; car, "quoique tous les etres variant par des differences graduees a l'infini, il existe en meme temps un dessein primitif et general qu'on peut suivre de tres loin.... Que l'on considere, par exemple, que le pied d'un cheval, en apparence si different de la main de l'homme, a ete pourtant a l'origine compose des memes os, et l'on jugera si cette ressemblance cachee n'est pas plus merveilleuse que les differences apparentes; et s'il ne faut pas se preoccuper surtout de cette conformite constante et de ce dessein suivi de l'homme aux quadrupedes, des quadrupedes aux cetaces, des cetaces aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons, etc."--_Une seule idee organique_ se modifiant progressivement dans le temps avec une infinie variete, revetant des milliers de formes extremement diverses mais rappelant toutes un ordre general, un "dessein primitif", oui, cela est possible, cela est conforme a l'idee qu'on doit se faire de la majeste de la nature; cela est conforme surtout a l'instinct et au gout d'unite que l'homme a en lui et qu'il a d'autant plus fort que lui-meme est plus intelligent; et peut-etre pourrait-on dire que cette conception est une forme du monotheisme; mais encore une fois, et pour toutes ces raisons memes, ce n'est qu'une grande hypothese, et une hypothese au moins a demi metaphysique, et sans la repousser, nous n'en parlons que brievement et avec reserve, et toujours comme d'une vue tres generale et probablement peu susceptible de verification, sur laquelle nous ne nous prononcons pas. Pour ce qui est de la variabilite des especes, nous serons beaucoup plus affirmatif. Les especes sont variables, nous en sommes persuade, et une des raisons de notre peu de respect pour les classifications rigoureuses est precisement notre pressentiment d'abord, notre conviction ensuite, a l'endroit de la variabilite des especes. Un grand fait nous incline, avant toute autre consideration, a croire que l'espere animale change avec le temps. Ce grand fait c'est la difference des "faunes" selon les differents pays. La geographie des especes, constituee par nous, conduit a l'idee de la variabilite des especes. Rien de plus different que la faune de l'Amerique meridionale et celle de l'ancien continent; mais, cependant, la plupart des animaux europeens n'en ont pas moins leurs analogues au nouveau monde, avec cette particularite que les animaux de l'Amerique sont toujours plus petits que ceux qui leur correspondent dans l'ancien. Ne peut-on pas voir, ne voit-on pas la une degenerescence du type primitif, une alteration, une degradation,--ecartons ces idees de plus ou de moins, de mieux ou de pire, qui ne sont guere scientifiques,--une adaptation nouvelle au moins, un changement que l'espece a apporte a sa constitution pour se plier a de nouvelles conditions et s'ajuster a d'autres entours? Les animaux, a beaucoup d'egards, sont comme "des productions de la terre; ceux d'un continent ne se trouvent pas dans l'autre; ceux qui s'y trouvent sont alteres, rapetisses, changes au point d'etre meconnaissables. _En faut-il plus pour etre convaincu que l'empreinte de leur forme n'est pas inalterable?_ que leur nature peut varier et meme changer absolument avec le temps?" Oui, l'espece est variable, l'espece est plastique. Elle se modifie au moins sous deux influences: l'influence des entours, les accidents de la guerre eternelle que se font les etres vivants pour exister. Les variations de la terre, elle-meme, de ce grand habitat de tous les etres que nous connaissons, se sont repercutees naturellement sur les especes. Des especes ont disparu, en grand nombre. Vous en trouverez les debris gigantesques, avec etonnement et comme avec terreur, dans vos fouilles geologiques, _Grandiaque effossis miraberis ossa sepulcris._ L'ammonite a disparu, le prodigieux mammouth a disparu. "Cette espece etait certainement la premiere (?), la plus grande et la plus forte de tous les quadrupedes; puisqu'elle a disparu, combien d'autres, plus petites, plus faibles et moins remarquables, ont du perir sans nous avoir laisse ni temoignages ni renseignements sur leur existence passee! Combien d'autres especes s'etant denaturees, c'est-a-dire perfectionnees ou degradees par les grandes vicissitudes de la terre ou des eaux, par l'abandon ou la culture de la nature, par la longue influence d'un climat devenu contraire ou favorable, ne sont plus les memes qu'elles etaient autrefois!" Ajoutez que les especes se font la guerre, et, avec le, temps, ne laissent, par consequent, subsister que celles qui sont les mieux armees, d'une facon ou d'une autre, celles qui ont le plus nettement, le plus precisement, le plus fortement le genre de defense, le genre de chance de salut qui leur est propre, celles qui _sont le mieux ce qu'elles sont_; qu'ainsi les intermediaires disparaissent, les especes se fixent, se resserrent et se contractent pour ainsi dire, laissant entre elles de grands vides autrefois sans doute occupes; et les fortes differences que nous remarquons entre les especes ne sont qu'une preuve de la variabilite, de la plasticite de l'espece. "Les especes faibles ont ete detruites par les plus fortes"; et celles-ci restent seules, et voila pourquoi elles se ressemblent relativement si peu La vie organique est donc, depuis qu'elle existe, dans un _processus_, dans une evolution, lente a nos yeux, mais continuelle. "Toutes les especes animales etaient-elles autrefois ce qu'elles sont aujourd'hui?" Non, sans aucun doute. "Leur nombre n'a-t-il pas augmente, ou _plutot diminue_? "Oui, tres apparemment.--Et cette evolution se poursuit; les especes ne seront pas les memes un jour qu'elles sont aujourd'hui: "_Qui sait si, par succession de temps, lorsque la terre sera plus refroidie, il ne paraitra pas de nouvelles especes dont le temperament differera de celui du renne autant que la nature du renne differe de celle de l'elephant_?"--Les "moules interieurs" sont stables, ils ne sont pas eternels et indefiniment immuables; ils sont des arrets momentanes de l'invention de la nature, des succes de son invention creatrice ou un instant elle se repose; ils sont des dispositions heureuses, des combinaisons reussies ou la matiere organique trouve une installation convenable et qui peut durer; mais, dans des conditions generales devenues autres, ils ploient eux-memes, ne deforment, se transforment quelquefois, souvent disparaissent, et cedent la place a d'autres, ce qui veut dire que la vivace matiere trouve, en tatonnant, se fait, se cree un nouvel arrangement, profite d'une nouvelle "reussite", grace a quoi elle entre dans un nouveau stade. Ainsi iront les choses, non pas indefiniment, sur la terre du moins, mais jusqu'a ce que la planete, progressivement refroidie, ne soit plus que mers glacees, humus congele et petrifie; bloc de roche primitive, recouvert d'une croute de sediments, revetus eux-memes d'une pellicule de glacons. Tel est le trace general de la pensee de Buffon sur l'univers, tel est le sommaire de son histoire du monde. Au point de vue scientifique, sans rien exagerer, sans tirer indiscretement a nos systemes ce libre esprit qui fut le plus independant des systemes rigoureux et fermes qui jamais ait ete, on doit dire avec assurance que Buffon est la plus grande date dans l'histoire de la science generale depuis Descartes jusqu'a Charles Darwin. Il est le maitre et le promoteur, l'_auctor_, reconnu par eux-memes, de notre grand Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. Il est l'homme qui a fait comme "lever" toutes les idees dont la science moderne a fait des systemes et des explications de la nature. Il a tout compris, ou tout pressenti. Les plus vastes et profondes theories modernes ne le raviraient point d'admiration, mais en ce sens et pour cette cause qu'elles commenceraient par ne point l'etonner. Il a porte en son esprit, au moins en germes, tous les systemes, et s'il en a accueilli qui semblent s'exclure, ou que c'est a un avenir eloigne de concilier peut-etre, c'est que, possedant au plus haut degre l'esprit de generalisation sans en etre possede, il s'est tour a tour propose une foule d'idees sans se croire attache a aucune, faisant comme la science elle-meme, qui s'aide, un temps, d'une hypothese, et ne se lient pas pour obligee de la garder; homme a systemes, au pluriel, et a beaux et grands systemes, et l'homme le moins systematique qui fut au monde. Au point de vue litteraire, ce qu'il a ecrit c'est le plus beau poeme qui ait ete compose en France. Il est, au moins, le plus grand poete du XVIIIe siecle, et il faut que le XVIIIe siecle ait eu le gout que l'on sait en choses de poesie pour ne point s'en etre apercu. Son oeuvre est de celles que dans l'antiquite on ecrivait en vers, comme poemes sacres. En France elle a ete ecrite en prose--ce dont a certains egards il faut, d'ailleurs, se feliciter--parce que le faux gout classique avait comme retourne les choses, et, reservant la versification au recit d'un festin ridicule ou a la maladie d'un petit chien, renvoyait naturellement a la prose la description du monde et le recit de la genese. Mais il n'importe, et Buffon n'en a pas moins ecrit notre _De natura rerum_. Il l'a ecrit avec la meme passion pour la science que Lucrece, sans rien de la "passion" proprement dite et de la sensibilite douloureuse et tragique que le grand poete latin a laissee dans son livre. C'est que Buffon, sans etre plus savant, eu egard aux temps, que Lucrece, est beaucoup plus "un savant". Il a l'impartialite, le calme, la liberte d'esprit, et la tranquillite de l'homme qui n'aime qu'a savoir, a comprendre et a faire comprendre, et qui regarde les choses pour les entendre, non pour se revolter contre elles, non pas davantage pour faire de la maniere dont il les entendra un argument contre qui que ce puisse etre. Comme il ne veut pas que l'on cherche des causes finales dans la nature, digne lui-meme de son modele et s'y conformant, on peut dire qu'il n'a pas de causes finales lui-meme, qu'il se contente de la science pour la science, et que dans son objet il n'a d'autre but que son objet. Il participe du calme inalterable de son modele; l'inscription fameuse: "_Majestati naturae par ingenium_", est plus juste encore qu'elle n'a cru l'etre, et les _Templa serena_ de Lucrece, c'est Buffon qui les a habites. III LE MORALISTE Aussi, sans avoir recherche la gloire du moraliste, ni y avoir songe, il a une science morale tres elevee, et singulierement plus pure que celle des hommes de son temps. Il n'avait pas de convictions religieuses, et l'on a remarque avec raison (malgre certaines formules qui sont de convenance, et dont la rarete et le ton froid montrent qu'elles ne sont en effet que choses de bonne compagnie) que Dieu est absent de son oeuvre. Il n'en est pas moins un spiritualiste tres ferme et meme assez obstine, et assez ardent. Ce n'est point du tout a sa digression sur l'immortalite de l'ame humaine que je songe en ce moment. On peut la tenir elle aussi pour mesure de precaution, et, comme Dalembert disait, pour "style de notaire". Mais l'esprit general de ce livre sur les evolutions de la matiere et de la force est spiritualiste, en ce sens qu'il est _humain_, que l'homme y tient une haute place, un haut rang, n'est nullement ravale, rabaisse, noye et englouti dans l'ocean bourbeux et lourd de la matiere, nullement confondu avec elle, nullement tenu pour n'en etre qu'une modification tres ordinaire et un aspect comme un autre. Tout au contraire, Buffon estime et venere l'homme. Il le tient pour incomparable a tout le reste de la nature. Comme un autre, dont il est loin d'avoir les idees, volontiers il dirait: "il ne faut pas permettre a l'homme de se mepriser tout entier". Il est trop bon naturaliste, evidemment, pour ne pas ranger l'homme dans la classe des animaux; mais il voit et met des distances presque inconcevables entre le premier des animaux et l'homme. Il n'a pas dit formellement; mais il a vraiment cent fois fait entendre ce qu'on a dit depuis lui et d'apres lui: "le regne mineral, le regne vegetal, le regne animal, _le regne humain_". Or c'est ou l'on connait et distingue, avant tout, un esprit spiritualiste; c'en est la marque. Il y a deux tendances generales, dont l'une est d'aimer a confondre l'homme avec la nature, a lui montrer qu'il ne s'en distingue point, qu'il est gouverne par les memes forces, et n'a point de loi propre, et a lui conseiller plus ou moins, et de facons diverses, de s'y ramener en effet, de s'y conformer, d'etre ce qu'elle est, de vivre comme elle se comporte, et de ne pas en chercher davantage;--dont l'autre consiste au contraire a remarquer plus ce qui distingue l'homme du reste de la nature que ce qui l'y rattache et l'y retient, a tenir un compte vigilant et complaisant des facultes qu'il semble bien que l'homme ait seul parmi tous les etres, a y rappeler son attention, et a lui persuader de se detacher, de s'affranchir, de se liberer le plus qu'il pourra de la nature, de cultiver en lui ce qui le met a part d'elle, de croire que ce qui l'en distingue est sans doute ce qui fait qu'il est homme, et de cultiver et agrandir ses puissances, ses facultes, ses dons purement humains, et pour ainsi parler, ses privileges. De ces deux tendances c'est la seconde qui est excellemment, et sans hesitation et sans melange, celle de Buffon. Voila en quoi il est en verite tres decidement spiritualiste. Il est a remarquer, encore qu'ici il faille etre tres reserve, et se garder d'attribuer legerement des "causes finales" a la pensee de Buffon, que sa mefiance et son chagrin a l'endroit des classifications peut bien venir un peu de la crainte qu'il a qu'on ne rapproche trop l'homme des animaux, et de l'ennui qu'il eprouve a voir qu'on le "classe" trop decidement avec eux. C'est une observation peut-etre plus ingenieuse et spirituelle qu'absolument juste de M. Edmond Perrier[99], mais encore qui n'est pas sans quelque vraisemblance, que Buffon dans les classificateurs voit surtout, avec chagrin, des hommes qui mettent l'homme trop pres du singe: "Si l'on admet une fois que l'ane soit de la famille du cheval et qu'il n'en differe que parce qu'il a degenere, on pourra dire egalement que le singe est de la famille de l'homme, qu'il est un homme degenere..."; et cela, evidemment, n'est pas du tout pour plaire a M. de Buffon. [Note 99: Ouvrage cite plus haut.] Il est a remarquer encore que ses idees, ou plutot ses pressentiments sur la variabilite des especes ne sont pas en contradiction avec ce haut rang et cette place a part qu'il tient a conserver a l'homme, mais, _au contraire_, seraient des arguments en faveur et des preuves a l'appui de sa pensee sur l'incomparable dignite de l'homme. Si les especes se sont definies elles-memes en se combattant les unes les autres; si elles se sont ramenees elles-memes chacune a son type le plus parfait, la mieux douee des congeneres detruisant ses congeneres moins bien douees; si, de la sorte, elles se sont resserrees et contractees chacune en sa perfection propre, et ont laisse entre elles de grands vides, jadis pleins de transitions d'une espece a l'espece voisine, maintenant a jamais profondes lacunes; songez si la plus forte des especes, la mieux douee, et la mieux douee precisement en usant du temps comme auxiliaire et instrument, l'espece capable d'accumulation de ressources, capable d'experience hereditaire, capable de progres, n'a pas, dans le cours prolonge du temps qui l'aidait, du laisser un vide enorme entre elle et l'espece la plus rapprochee, n'a pas du se faire une place tellement a part, et une constitution tellement singuliere qu'aucun etre vivant ne peut lui etre compare meme de loin! Au fond c'est l'idee de Buffon. L'homme est un animal tellement superieur a la nature qu'il est comme une force particuliere de la planete, il la change. Apres les grandes revolutions geologiques, il y en a une autre, lente et minutieuse, mais incessante, qui est la vie de l'homme sur la terre, sa multiplication, ses travaux, son fourmillement intelligent, son egoisme imperieux et acharne, son vouloir-vivre plus violent que celui d'aucun autre animal, la suite avec laquelle il multiplie les especes animales et vegetales qui lui servent, refoule et detruit les especes vegetales et animales qui lui nuisent, et aussi, detruit, effrite du moins et volatilise les mineraux qui lui sont utiles, laisse intacts ceux qui ne lui servent pas, etc. Remarquez qu'il est le seul animal qui vive partout ou la vie animale est possible, pourvu qu'il ait un peu d'air pour ses poumons. "Il est le seul des etres vivants dont la nature soit assez forte, assez etendue, assez flexible pour pouvoir subsister et se multiplier partout, et se preter aux influences de tous les climats de la terre. Aucun des animaux n'a obtenu ce grand privilege. Loin de pouvoir se multiplier partout, la plupart sont bornes et confines dans de certains climats et meme dans des contrees particulieres; les animaux sont a beaucoup d'egards des productions de la terre, l'homme est en tout l'ouvrage du ciel."--C'est de ce ton que Buffon parle toujours du "maitre de la terre", et je ne cite pas, comme trop connu, le passage fameux: "Tout marque dans l'homme, meme a l'exterieur, sa superiorite sur tous les etres vivants; il se soutient droit et eleve; son attitude est celle du commandement..." [100]. [Note 100: L'HOMME.--_Age viril_, premieres pages.] Cette immense superiorite de l'homme sur les animaux peut etre contestee par les misanthropes, les humoristes et les baladins; mais elle a deux caracteres particulierement significatifs contre lesquels ne vaut aucun raisonnement ni aucune boutade: l'homme est capable de progres, et il est capable de genie individuel. Il est capable de progres, c'est-a-dire (et a l'abri de cet autre terme, nous sommes inattaquables) il est capable de changement. Ce qu'il fait, il ne le fait pas toujours de la meme facon; il est inventeur, il imagine. Ce trait est unique dans tout le regne animal. Aucune abeille qui construise sa cellule autrement que celles de Virgile, aucun castor qui batisse sa digue autrement que ceux de Pline. Et qu'on dise que cela signifie seulement que l'homme est un animal capricieux, on peut avoir raison; mais cela signifiera toujours que l'homme est un animal chercheur, ce qui est sa vraie definition. Il cherche toujours quelque chose; il n'admet pas l'arret et la satisfaction dans le repos; il est l'animal evolutionniste par excellence. Quelqu'un dira peut-etre que l'evolution organique exceptionnellement energique qui l'a si fort separe et eloigne des autres animaux a comme sa suite, et a laisse son souvenir, et marque sa trace dans ce besoin encore actuel de se changer, de se modifier, de s'amenager autrement, avec, au moins, la conviction inebranlable et obstinee qu'il s'ameliore.--Et soyons sinceres, et reconnaissons que s'il est loisible de dire et de croire que le progres a son terme, et qu'au moment ou nous sommes la progression n'existe plus, on est bien force de convenir qu'elle a existe; que l'homme, ne pour etre mange par le lion et par le pou, tres exactement destine par la faiblesse de ses organes, la lenteur de son accroissement physique et la debilite extraordinaire de son enfance, a ce sort miserable et humiliant, a bien trouve, uniquement parce qu'il avait de l'esprit, uniquement parce qu'il etait inventeur, les moyens d'echapper a ces fatalites, et est quelque chose de plus qu'il n'etait a l'etat naturel el primitif. Le progres, a considerer l'ensemble de l'histoire humaine, existe; il ne devient jamais douteux qu'a en considerer une courte periode, et voisine de celle ou nous sommes. Voila un point auquel Buffon tient essentiellement. Il est spiritualiste en tant qu'il est persuade que l'homme, loin de devoir retourner a la nature, peut et doit presque la mepriser, peut et doit s'en eloigner, s'en degager, et toujours reprendre essor.--Il est progressiste en tant que persuade que l'homme invente sa destinee sur la terre, la laisse tres basse ou la fait tres grande selon son energie, dans une sphere de libre activite et de developpement, si incomparablement plus etendue que celle des autres etres, que c'est en somme ce qui nous donne la meilleure idee de l'indefini. Par la, remarquez-le, Buffon est, je ne dirai pas superieur a tout son siecle, je n'en sais rien; mais en opposition avec tout son siecle, j'en suis sur. Il est en opposition d'une part avec Rousseau, d'autre part avec Diderot.--Il est en opposition avec Rousseau, qui toujours, a travers bien des contradictions, dont quelques-unes lui font honneur, a eu l'idee que l'homme avait eu tort de s'eloigner de l'etat de nature et tort de se compliquer sous pretexte d'etre mieux, tort de vouloir savoir, tort de vouloir comprendre, et tort de vouloir agir.--Il est en opposition avec Diderot, qui, a un tout autre point de vue que Rousseau, veut aussi revenir a la nature, non sous pretexte qu'elle est meilleure et plus morale, mais un peu, ce me semble bien, pour la raison contraire.--Meme l'esprit general du XVIIIe siecle, Buffon y repugne encore, quoique progressiste, par la facon particuliere dont il l'est. Le XVIIIe siecle croit au progres; Buffon aussi; mais le XVIIIe siecle y croit en revolutionnaire, Buffon y croit en naturaliste; et ce n'est pas du tout la meme chose. Le XVIIIe siecle croit aux grands perfectionnements rapides et instantanes, aux Eldorados brusquement apparus du haut de la colline gravie, aux transfigurations qui ne sont pas des transformations, au progres par explosion. Buffon, qui a vu se former les continents par l'accumulation des coquilles, mais parce qu'il a vecu cent mille ans, sait que la nature n'agit qu'insensiblement et avec une lenteur desesperante, et l'homme aussi, quoique plus alerte; que l'homme a mis, tres probablement, un millier d'annees a realiser ce progres de n'etre plus mange par le lion; qu'il y a tout lieu de penser, par consequent, que tout progres dont on s'apercoit n'en est pas un; que tout progres general sensible a un homme dans la breve carriere de la duree de sa vie est une pure illusion; que tout changement rapide est par definition le contraire d'un progres, et exige que le vrai progres se remette en marche pour reparer lentement le faux; que tout progres par explosion est le tremblement de terre de Lisbonne. Il n'y a pas deux facons plus differentes de comprendre la meme chose, ou plutot ce sont deux idees absolument contraires qui ont le meme nom, et dont l'une est une idee scientifique, et l'autre une niaiserie. Elles conduisent aux procedes de pensees les plus contraires. A qui le pousserait sur ce point Buffon dirait: "Si je m'apercois du progres que je realise, c'est qu'il n'existe pas. Je suis, moi, le resultat d'un progres dont l'origine remonte a des temps tres anciens; je contribue a un progres qui se realisera chez nos arriere-neveux. Je mesure celui qui est consomme, un lointain avenir jugera celui dont je suis l'ouvrier incertain. Je ne sais qu'une chose, c'est que l'homme a progresse en observant, en sachant, en inventant, en travaillant. J'observe, je sais, j'invente et je travaille. De tout cela sortira un jour quelque chose. Mais je ne poursuis pas un grand but prochain. Tout homme qui poursuit un grand but prochain, ne l'atteint jamais. Un Cromwell, un Alexandre (s'il n'est pas un simple ambitieux egoiste, et dans ce cas son travail est un divertissement et non pas une oeuvre) est une coquille qui, a elle toute seule, veut faire une montagne." L'homme est capable de progres, voila un des deux caracteres particulierement significatifs qui le separe nettement du regne animal, l'homme est capable de genie individuel, voila le second, auquel Buffon ne tient pas moins. Les animaux n'ont pas, a proprement parler, d'intelligence personnelle; ils n'ont pas plus d'esprit, dans une meme espece, les uns que les autres; il y a chez eux comme une ame de l'espece, non point des ames individuelles. Ce n'est point une abeille qui a invente la ruche, c'est _l'abeille_ qui la construit, depuis que _l'abeille_ existe. "On ne voit pas parmi les animaux quelques-uns prendre l'empire sur les autres et les obliger a leur chercher la nourriture, a les veiller, a les garder, a les soulager lorsqu'ils sont malades ou blesses. Il n'y a, parmi tous les animaux, aucune marque de cette subordination, aucune apparence que quelqu'un d'entre eux connaisse de suite la superiorite de sa nature sur celle des autres."--L'extraordinaire superiorite de l'homme est qu'il est constitue aristocratiquement par la nature. Inventeur et chercheur, il ne l'est que par quelques individus de l'espece; imitateur et educable, il l'est par tous les individus de l'espece. Il s'ensuit, et qu'il se trouve parfois quelqu'un qui invente, et qu'il suffit que celui-la ait trouve pour que toute l'espece fasse un progres. C'est ce qui trompe l'observateur superficiel. On peut voir et etudier mille hommes sans etre convaincu d'une si immense difference entre les hommes et les animaux, et l'on peut s'aviser de dire: "Ces animaux-ci, comme les autres, ne sont soumis qu'a des appetits et des passions, et ont une intelligence rudimentaire a peu pres suffisante pour pourvoir a leurs besoins et egalement repartie dans toute l'espece, comme les fourmis, les abeilles, les castors et les hirondelles." Le Swift ou le Micromegas qui dirait cela n'aurait pas observe le mille et unieme individu humain, ou le cent mille et unieme; ou bien n'aurait pas lu l'histoire de notre civilisation, si humble qu'elle soit. Chose curieuse, il en dirait a la fois trop et trop peu; il serait au dessus et au-dessous de la verite; car l'homme, a considerer les ressources dont dispose la majorite de l'espece, n'est pas l'egal des animaux, il est au-dessous. Il a beaucoup moins de force physique dans la sphere ou s'agitent ses besoins que chacun des animaux dans celle des siens, cela est evident; mais de plus, il a l'instinct beaucoup moins sur, n'est pas averti, par exemple, par le flair ou le gout de ce qui lui doit etre nuisible, par l'ouie du danger qui le menace, par les impressions de l'air de l'instant precis ou il doit faire une migration, etc. Il ne sait rien qu'apres l'avoir decouvert a force d'intelligence; et, en majorite, il n'est pas tres intelligent. Mais quelques individus le sont dans l'espece, et toute l'espece est educable. Il suffit. Un homme trouve la charrue; il suffit: tous les hommes s'en servent. Un homme observe que parmi tant de vegetaux pele-mele absorbes, c'est celui-ci qui empoisonne; le lendemain, a peu pres, personne dans la tribu n'en mange, et la tribu a fait un progres. L'espece humaine n'a pour elle que l'intelligence de quelques hommes; mais heureusement (sauf quelques caprices, et dont elle revient apres avoir egorge les inventeurs, ce qui fait qu'il n'y a aucun mal), elle est tres docile aux inventions, tres imitatrice des nouveaux procedes, essentiellement et indefiniment modifiable par l'education. C'est donc la pensee qui gouverne le monde, encore que les hommes ne pensent guere; et ce qui met l'humanite au-dessus de l'animalite, c'est le savant. On s'attendait a cette conclusion de Buffon; et on y souscrit. Ainsi constituee, par le genie de quelques-uns, par la docilite prompte ou tardive de la plupart, par la vulgarisation, l'habitude et la tradition ensuite, la civilisation n'a pas de raison de n'etre pas indefinie. Elle a eu ses eclipses, cependant, et songeons-y bien. Les antiques astronomes qui avaient trouve sur les hauts plateaux de l'Asie la periode lunisolaire de six cents ans "savaient autant d'astronomie que Dominique Cassini", et avaient donc une science generale "qui ne peut s'acquerir qu'apres avoir tout acquis", et qui "suppose deux ou trois mille ans de culture de l'esprit humain". Et elles ont ete perdues pendant un long temps ces hautes et belles sciences; "elles ne nous sont parvenues que par debris trop informes pour nous servir autrement qu'a reconnaitre leur existence passee." Il en est ainsi. Une civilisation, lentement, se forme et se developpe; puis _la terre se refroidit_, les hommes du nord chasses de leurs demeures "refluent vers les contrees riches, abondantes et cultivees par les arts... et trente siecles d'ignorance suivent les trente siecles de lumiere". C'est la diffusion de la science humaine sur toute la surface de la planete, de telle sorte que, detruite ici, elle reste la, et de la se propage, sans avoir besoin de se recommencer, qui peut empecher le retour de tels malheurs. Persuadons-nous donc que l'homme est ne pour savoir, pour exercer son intelligence et agrandir son entendement, et que c'est la sans doute tout l'homme, puisque c'est a la fois le signe distinctif de l'espece et ce grace a quoi elle n'a point peri. Ajoutons, ce qui va de soi, puisque c'est sa vraie nature, que c'est son bonheur: "Considerons l'homme sage, _le seul qui soit digne d'etre considere_: maitre de lui-meme, il l'est des evenements; content de son etat, il ne veut etre que comme il a toujours ete, ne vivre que comme il a toujours vecu; se suffisant a lui-meme, il n'a qu'un faible besoin des autres; il ne peut leur etre a charge; occupe continuellement a exercer les facultes de son ame, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances, et se satisfait a tout instant sans remords et sans degout; il jouit de tout l'univers en jouissant de lui-meme." Autrement dit: "Toute la dignite de l'homme consiste dans la pensee. Travaillons donc a bien penser, voila le principe de la morale"; et si peu mystique, si eloigne, du reste, a tant d'egards, de l'esprit de Pascal, Buffon rejoint ici le grand moraliste idealiste. On voudrait peut-etre que ce dernier mot meme de la pensee de Pascal, que je viens de citer, Buffon l'eut dit, qu'il eut fortement rattache la morale a la dignite de la pensee humaine, qu'il eut parle davantage des devoirs que la singularite meme et l'excellence de sa nature imposent a l'homme. Et l'on voudrait que parmi tant de choses qui distinguent l'homme des animaux, Buffon eut mieux demele, et compte plus nettement, celle qui l'en distingue le plus, la presence en son esprit de cette idee qu'il est _oblige_. La morale de Buffon est que l'homme est tres noble et doit s'ennoblir de plus en plus, C'est presque une morale suffisante, a la condition qu'on en tire bien tout ce qu'elle contient. Il ne l'a pas fait; il en tire seulement ceci: "Pensez, sachez, et considerez ceux qui pensent et savent comme vos guides". Il pouvait ajouter brievement: "Et soyez justes et bons; car c'est une maniere aussi de vous distinguer infiniment de l'animalite." Encore que tres elevee, la morale de Buffon, comme toute sa pensee, comme toute sa vie, comme lui tout entier, est trop purement _intellectuelle_.--N'importe, elle est elevee. Elle existe d'abord, ce qui en son siecle est quelque chose; ensuite elle est fondee tout entiere sur ce principe que tout avertit l'homme de ne pas prendre la nature pour guide et pour modele, de ne pas l'adorer, de ne pas, meme, lui etre complaisant et docile; que tout avertit l'homme qu'il lui est tres sensiblement superieur, et cree avec des aptitudes a le rendre, progressivement, de plus en plus superieur a elle.--L'homme est l'animal qui avec l'intelligence et le temps peut abolir en lui l'animalite, et s'il le peut il le doit, voila toute la morale de Buffon.--En cela il est hautement spiritualiste, et peut-etre beaucoup plus qu'il n'a cru lui-meme, et d'un spiritualisme qui, n'ayant rien de metaphysique, n'admettant point d'abstraction et n'ayant aucun recours aux causes finales, n'etant que le langage d'un naturaliste qui se rend compte froidement de la nature de l'homme comme de celle des betes, n'est point suspect, et de sa discretion, de son extreme modestie meme recoit une extreme autorite. Buffon le naturaliste, sans qu'il en ait l'air, mais non pas sans qu'on s'en soit apercu, est l'adversaire le plus grave, le plus inquietant et le plus competent du _naturalisme_ du XVIIIe siecle. IV L'ECRIVAIN--SES THEORIES LITTERAIRES C'est un grand ecrivain. Quand il disait, dans son discours de reception a l'Academie francaise, que les ouvrages bien ecrits sont les seuls qui passeront a la posterite, il songeait a lui, et il avait raison d'y songer. Par sa nature, par le fond de sa complexion, sinon par ses idees. Buffon se rattachait au XVIIe siecle. Il en avait l'instinct de dignite, l'amour de l'ordre et de la composition simple et vaste, un certain penchant a la noblesse d'attitude et a la pompe. Cela se retrouve dans son style, et, comme ecrivain, Buffon semble appartenir plutot au XVIIe siecle qu'a celui dont il etait. Il est avant tout "eloquent", sa parole est "belle", plutot qu'elle n'est vive, piquante, rapide, spirituelle ou divertissante. Il a le genie "oratoire". Sa grande histoire se deroule majestueusement, dans une grande unite, avec une suite assuree, dans un ordre severement medite et prepare, comme un seul "discours" continu, qui marche de ses premisses a ses conclusions. Il a fait un _discours_ sur l'univers, comme Bossuet un discours sur l'histoire universelle. Tout cela revient a dire que le genie de Buffon, comme tous les genies oratoires, vise a l'impression d'ensemble et au grand effet final. Les genies de ce genre ont quelque chose d'architectural; ils construisent un monument, une de ces oeuvres imposantes qui demandent qu'on recule un peu pour en saisir l'ordonnance et pour les admirer dans leur grandeur. Ce n'est pas a dire que le detail en soit neglige; on a pu meme dire que parfois il ne l'est pas assez. Buffon, dans ses mille descriptions d'animaux si divers, montre des ressources singulierement variees de pittoresque. Il a la force, tour a tour, et la grace, et l'eclat. Il a comme une sympathie toujours prete pour ses modestes heros, qui sait relever leurs merites, faire eclater leurs beautes, bien saisir et a chacun bien conserver son caractere propre, et donner ainsi a la physionomie son unite, son air distinctif qu'on n'oublie point.--Sans doute il est trop orne; il s'applique trop; il est trop l'homme qui estimait Massillon le premier de nos prosateurs; il fait trop complaisamment son metier d'ecrivain; et, s'il ecrit bien, ce n'est pas assez sans s'en apercevoir.--Defaut commun, du reste, a presque tous les hommes de science quand ils redigent: ils ne croient jamais avoir assez bien redige; ils veulent toujours trop convaincre leur lecteur et se convaincre eux-memes qu'eux aussi savent ecrire. Il y a des alarmes dans cette application trop curieuse.--Cette explication que je donne du defaut le plus saillant de Buffon s'applique bien, a ce qu'il me semble; car les parties de ses ouvrages ou il y a exces d'ornement, ou de pompe, sont d'abord ce qu'il a ecrit pour l'Academie francaise (_Discours de reception--Eloge de la Condamine_); ensuite ce qu'il a ecrit en collaboration avec des savants ses eleves (_Quadrupedes, Oiseaux_). Dans ce dernier cas, il refait, il refond, il corrige, et toujours tres heureusement, mais il recoit cependant et subit la contagion de la coquetterie litteraire des hommes de science, et du trop beau style. Mais dans les livres qu'il a ecrits tout entiers lui-meme, geologie, mineralogie, embryologie (j'y reviens parce que je sais qu'on ne le lit plus, et parce que c'est admirable), anthropologie, theorie de la terre, epoques de la nature, je ne sais pas de style plus simple, plus grave, plus net, plus franc, plus imposant sans faste, et meme sans chaleur, comme il convient a un savant qui comprend tout, qui embrasse tout et que ses idees les plus grandes n'etonnent pas; je ne sais pas enfin meilleur modele du style propre a l'exposition scientifique. Il est seulement, ce me semble, un peu plus long qu'il ne faut, et sans precisement se repeter, donne a la meme idee, pour la faire mieux entendre, plusieurs formes equivalentes, plusieurs tours ramenant au meme point, en plus grand nombre peut-etre qu'il ne serait indispensable. Peut-etre est-ce la, pour qui expose des choses toutes nouvelles et qui songe au grand public, une necessite, dont, cent ans plus tard, l'ignorant lui-meme ne se rend plus compte. Et a travers tout cela la grandeur du sujet ne s'oublie jamais, parce que l'auteur ne la met jamais en oubli. Condorcet a bien saisi ces deux points de vue qu'il ne faut pas separer, parce que, aussi bien, Buffon ne les a jamais separes lui-meme: "On a loue la variete de ses tours. En peignant la nature sublime ou terrible, douce ou riante, en decrivant la fureur du tigre, la majeste du cheval, la fierte et la rapidite de l'aigle, les couleurs brillantes du colibri, la legerete de l'oiseau-mouche, son style prend le caractere des objets; mais il conserve toujours sa dignite imposante; c'est toujours la nature qu'il peint, et il sait que, meme dans les petits objets, elle manifeste sa toute-puissance." On pourrait supposer a l'avance les idees litteraires de Buffon rien qu'a connaitre les principaux caracteres de son style. Ce style est le style oratoire, ou, pour etre plus precis, le style de l'exposition oratoire, c'est-a-dire non pas celui de l'orateur a la tribune, a la barre, ou a la chaire, mais celui de la _lecon_ faite par un homme naturellement eloquent. Il est methodique, grave, mesure, imposant, majestueux et _nombreux_. Il n'est ni anime par une passion vive, ni alerte et arme en guerre comme le style des polemistes. C'est le style d'un professeur qui a du genie. Voila precisement ce que Buffon a ete amene a recommander comme le style parfait, ou approchant de la perfection; car toutes les fois qu'un ecrivain superieur songe a tracer pour les autres les regles de l'art d'ecrire, il ne fait que l'analyse et l'exposition raisonnee de ses propres qualites d'ecrivain. C'est ainsi qu'il en a ete de Buffon ecrivant le _Discours sur le style_. Comme l'a dit excellemment Villemain, ce discours n'est que "la confidence un peu appretee" de Buffon sur son propre genie litteraire, et on fera bien de n'y voir que cela, tout en profitant des bonnes lecons de detail et des apercus profonds qu'il renferme. Il n'y faut pas voir un traite complet de l'art d'ecrire; et, du reste, sachons bien nous en rendre compte, Buffon n'a nullement entendu y mettre une _rhetorique_ complete, meme sommaire. L'admiration qu'on a eprouvee pour cet ouvrage lui a fait donner apres coup le titre _faux_ de "Discours sur le style"; mais ce n'est pas l'auteur qui le lui a donne, et, en le lui imposant, tout en lui faisant honneur on lui a fait tort, parce que, ainsi nomme et compris, ce discours trompe l'attente qu'il fait concevoir et qu'il ne pretendait pas provoquer, et prete a des critiques auxquelles, sous un titre moins solennel, il ne serait pas expose. Ce morceau est tout simplement le "Discours de reception de M. de Buffon a l'Academie francaise", ou, comme l'auteur le definit lui-meme dans les premieres lignes, "_ce sont quelques idees sur le style_". Voila le vrai titre, qu'il ne faut pas perdre de vue. Ainsi defini, l'ouvrage se defend contre les objections. On ne peut plus reprocher a ce discours ou sont si vivement recommandees les qualites de composition, une certaine incertitude de plan; car il est permis, quand on ne veut qu'indiquer quelques idees sur le style, de les exposer dans un ordre un peu libre et abandonne. On ne peut lui reprocher d'etre tres incomplet. Il devait l'etre. Il devait ne contenir que _quelques idees sur le style_ les plus cheres a l'auteur et les plus importantes a ses yeux. Il devait n'etre, pour parler le langage des savants, qu'une contribution a l'etude de l'art d'ecrire. C'est ce qu'il est, avec un merite superieur. Il faut retenir de cette remarquable dissertation comme des verites indiscutables, d'abord l'importance du plan et de l'ordre dans les ouvrages de l'esprit;--ensuite cette belle et profonde pensee que l'auteur qui met de l'unite dans son ouvrage ne fait qu'imiter la nature et l'ordre eternel qu'elle suit dans ses oeuvres;--enfin l'idee de Buffon, sur l'importance du style, et sur ce que le style _est l'homme, meme_ ce qui ne veut nullement dire, comme on le croit trop souvent, que le style est une peinture du _caractere, des moeurs_ et de la _facon de sentir_ de l'auteur (rien n'est plus eloigne que cela de la pensee de Buffon ni n'y est plus contraire); mais ce qui veut dire que le style c'est _l'intelligence_ de l'auteur, la marque de son _esprit_, et par consequent ce qui lui appartient en propre dans quelque ouvrage que ce soit. Voila les parties solides et durables de ce morceau. Il ne faut pas croire qu'il revele les veritables sources du grand style; il n'en montre qu'une partie. Oui, dans quelque ouvrage que ce soit, le plan, l'ordre, l'unite, sont absolument necessaires. Mais Buffon croit que de la naissent _toutes_ les qualites du style, et cela n'est pas vrai. De la naissent la clarte, la precision, l'aisance, la vivacite meme et un certain mouvement, et un caractere grave, imposant, qui recommande l'oeuvre et fait une forte impression sur l'esprit des hommes. Mais il y a d'autres qualites du style qui tiennent au _sentiment_ et a l'imagination. Il semble, vraiment, que Buffon n'ait omis, parlant de l'art d'ecrire, que ces deux sources du genie: imagination et sensibilite; et ce qui fait le style des poetes, des grands romanciers, des auteurs dramatiques, des philosophes souvent, des orateurs presque toujours, il semble que Buffon l'ait oublie. Il ne l'a point oublie; la verite est qu'il s'en defie. La preuve c'est que sentiment, imagination, couleur, il en a parle, seulement en essayant d'abord de les faire provenir, non de leur source naturelle qui est le mouvement du coeur, mais de la raison, de l'ordre mis dans les idees, du plan;--ensuite en recommandant a plusieurs reprises de les tenir en grande suspicion et comme en respect. Il faut relire le passage ou il rattache le sentiment et la couleur au plan bien fait comme a leur cause: "Lorsque l'ecrivain se sera fait un plan... il sera presse de faire eclore sa pensee; il aura du plaisir a ecrire... _la chaleur naitra de ce plaisir_... et donnera _la vie_ a chaque expression... les objets prendront de la _couleur_ et, le _sentiment_ se joignant a la lumiere..." Ainsi chaleur, vie, couleur et sentiment, tout cela vient du plaisir qu'on a a ecrire quand on s'est fait un bon plan. Cette theorie n'est point fausse; car il y a une certaine verve et chaleur de composition qui nait en effet du plaisir de bien embrasser sa matiere et d'en bien voir comme etalees devant nos yeux toutes les parties dans un bel ordre. Mais on comprend bien qu'il y a une autre espece de chaleur et de sentiment et qu'il n'est plan bien fait qui puisse inspirer a Demosthene le serment sur les morts de Marathon et a Racine le "_qui te l'a dit_?" d'Hermione. Buffon ignore-t-il cela? Non; mais il n'aime pas a s'en occuper. Il n'aime pas les poetes et les orateurs passionnes; son orateur prefere est Massillon; il n'aime pas la passion. Tout le _Discours sur le style_ le montre. C'est la que l'on trouve qu'il faut "_se defier du premier mouvement_"; eviter "_l'enthousiasme trop fort_", et mettre partout "_plus de raison que de chaleur_". Voila le fond de la pensee de Buffon. Plus de raison que de chaleur, ou une chaleur qui resulte du plan bien fait, c'est-a-dire qui vient encore de la raison, voila sa theorie. Elle est etroite. Elle ne tient pas compte de la litterature de sentiment, ni de la litterature d'imagination. Elle est quelque chose comme du Boileau pousse a l'exces; car Boileau sait ce que c'est qu'imagination, passion et tendresse, et il veut seulement que la raison les guide, non qu'elle les remplace. On peut meme ajouter que cette doctrine implique quelque contradiction. Buffon ne cesse de recommander le "naturel", et il n'a pas tort. Mais en quoi consiste le naturel, sinon en ce premier mouvement dont Buffon veut qu'on se defie? C'est ce premier mouvement qui est le cri du coeur, l'eveil de la sensibilite, l'elan de la nature, et en un mot le naturel. C'est lui qu'il faut surprendre en soi, saisir au moment ou il nait, le controler sans doute, et voir s'il n'est pas un simple ecart de fantaisie ou d'humeur, mais en ne commencant point par "s'en defier".--De meme Buffon recommande le naturel et prescrit de designer toujours les choses "par les termes les plus generaux" (ce qu'il se garde bien de faire, je vous prie de le croire, quand il parle geologie), par les termes les plus generaux, c'est-a-dire par les termes abstraits et les periphrases. Rien n'est moins naturel, rien n'est plus apprete. Precisement! c'est que Buffon aime le naturel en ce qu'il deteste l'esprit de pointes; mais il aime aussi l'appret, l'arrangement, l'appareil, une certaine coquetterie de style, toutes choses qui, de leur cote, sont le contraire du naturel, du premier mouvement, de la naivete.--Voulez-vous un criterium infaillible pour juger de la justesse d'une theorie litteraire? Voyez si elle explique ou si elle contredit La Fontaine. La Fontaine juge au point de vue du _Discours sur le style_, est mauvais. La question est tranchee: c'est le _Discours sur le style_ qui a tort. Disons tout cela parce qu'il faut le dire et se rendre compte et des lacunes et des erreurs de ce petit traite si fecond, tout au moins, en reflexions. Mais en finissant comme nous avons commence, prenons-le en lui-meme et pour ce qu'il est. Il est une _vue_ sur l'art d'ecrire, rapidement presentee par un savant, grand ecrivain, a l'usage des savants qui voudront ecrire. Il est un petit traite d'_exposition scientifique_. A ce titre il n'est pas eloigne d'etre excellent. Comment faut-il s'y prendre pour ecrire l'_Histoire naturelle_ de M. de Buffon, ce discours le dit; comment faudra-t-il s'y prendre pour ecrire des ouvrages du meme genre, ce discours l'enseigne; et c'est quelque chose. Il y a eu une epoque ou le _Discours sur le style_ etait considere comme la loi supreme de l'art d'ecrire. C'est le temps ou d'illustres professeurs avaient apporte dans les chaires superieures de l'Universite ces qualites d'exposition large et eloquente dont le _Discours sur le style_ donne la lecon et l'exemple. Il est, en effet, et la regle et le modele de cette eloquence particuliere, intermediaire, qui n'est ni la simple et profonde eloquence du coeur et de la passion, ni l'eloquence de la tribune ou de la chaire ou l'imagination a tant de part, mais l'eloquence au service de l'enseignement, tendant a instruire d'une facon elevee et avec une maniere imposante, plutot qu'a toucher et a emouvoir. Dans cette eloquence, l'unite, la composition, l'ordre clair, lumineux et beau sont, en effet, les qualites essentielles et le fond de l'art. De la la grande fortune du _Discours sur le style_. Les lecons qu'il donne ne sont pas a mepriser, et non seulement ceux a qui il s'adresse specialement, mais tout le monde peut et doit y trouver profit. Il suffit d'indiquer le domaine ou elles sont bien a leur place, et celui, aussi, qui reste en dehors de leur portee. V Ce grand savant, ce philosophe distingue, ce grand poete et ce grand sage mourut en 1788. Il n'a pas vu la Revolution francaise. Ce lui fut une chance heureuse; car il en aurait ete un peu incommode, et n'y aurait rien compris. Les agitations des hommes, leurs coleres, leurs passions, leurs efforts genereux meme en vue d'un but prochain, sont choses qu'habitue a la marche insensible et sure de la nature, il ne comprenait point et trouvait singulierement meprisables. Son dedain pour "l'histoire civile" est extreme, excessif meme pour un homme qui, surtout naturaliste, n'a pas laisse d'etre un moraliste d'un grand merite. Tout dans l'histoire civile lui parait obscurites, et, du reste, simples miseres: "La tradition ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c'est-a-dire les actes d'une tres petite partie du genre humain; tout le reste des hommes est demeure nul pour nous, nul pour la posterite; ils ne sont sortis de leur neant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces; et _plut au ciel_ que le nom de tous ces pretendus heros dont on a celebre les crimes ou la gloire sanguinaire fut egalement enseveli dans l'ombre de l'oubli!"--Cette petite portion de "l'histoire civile" qui s'etend de 1789 a 1799 lui eut paru aussi insignifiante qu'une autre dans la marche de la nature, et meme dans celle de l'humanite, et, seulement, plus desagreable a traverser. La providence qui veillait sur lui a donc comble une vie longue qui fut presque toujours heureuse par une mort opportune. Il n'avait pas fini son ouvrage. Il n'a du regretter que cela. Il avait fait un tres beau livre, et accompli une tres grande oeuvre. Il avait presque cree l'histoire naturelle, et du meme coup il l'avait affranchie. Elle existait, confondue avec la "physique", chez ces timides et modestes savants de la fin du XVIIe siecle et du commencement du XVIIIe, dont nous avons fait connaissance avec Fontenelle. Elle etait alors tres serieuse, volontairement tres reservee en ses conclusions et tres discrete. Avec Fontenelle lui-meme, et avec ses successeurs "philosophes", Bonnet, Robinet, De Maillet, Maupertuis, Diderot, elle etait devenue tres pretentieuse, tres audacieuse, et s'etait mise au service d'idees emancipatrices, irreligieuses, et quelquefois, avec Diderot, immorales. Elle etait devenue une forme, ou un auxiliaire, ou instrument de l'atheisme liberateur. C'est de cette compromission, tres dangereuse, surtout pour elle, et qui risquait d'empecher qu'elle devint une veritable science, que Buffon l'a delivree. Sans etre religieux lui-meme, il a eu de la science cette idee juste et digne d'elle, qu'elle n'a pas a se mettre au service d'une doctrine de combat et qu'elle dechoit a devenir un moyen de polemique. Il a cru qu'elle se suffit a elle-meme, et qu'elle a un domaine dont sortir est une desertion. La science, entre ses mains laborieuses et calmes, est redevenue ce qu'elle etait chez nos bons savants tranquilles de 1700, mais agrandie, approfondie, ordonnee et imposante. Les hommes de l'Encyclopedie n'ont guere pardonne a Buffon cette secession, qui etait une indiscipline. Ils ont senti en lui un indifferent, et peut-etre un dedaigneux, c'est-a-dire le pire, a leur jugement, de leurs adversaires. Ils ont bien vu, d'ailleurs, que sans sortir de son calme et de son impassibilite d'observateur, et precisement un peu parce qu'il n'en sortait pas, il dirigeait vers des conclusions tres contraires a leurs tendances generales, relevant l'homme, le montrant obeissant aux lois de la nature d'abord, et ensuite a d'autres, et lui persuadant que son devoir, ou tout au moins sa dignite, n'etaient point a se confondre avec elle. Et que le mouvement philosophique, issu, en grande partie, du nouvel esprit scientifique et du gout des sciences naturelles, s'arretat precisement au plus grand naturaliste du siecle, ne l'entrainat point, ni ne l'emut, et le laissat parfaitement libre d'esprit et independant des ecoles, c'est ce qui les desobligea sans doute extremement. La science y gagna en dignite, en independance, en aisance dans sa marche, et en autorite. L'influence de Buffon comme savant a ete considerable. Son grand merite d'abord et comme sa victoire, a ete de conquerir le public a la science de l'histoire naturelle, comme Montesquieu l'avait conquis a la science politique. Il a fait entrer l'histoire naturelle dans les preoccupations et dans le commerce du monde lettre. Il a ete comme un Fontenelle grave, imposant, qui a attire le public mondain a la science, sans faire a ce public des sacrifices d'aucune sorte, et sans mettre une coquetterie suspecte a le seduire. La douce et louable manie des cabinets d'histoire naturelle chez les particuliers date de lui. Comme tous les hommes de genie il a cree des ridicules, et celui dont il est le promoteur est le plus inoffensif et le plus aimable. Il a suscite des disciples dont les uns, comme Condorcet, le defigurent, et poussent a l'exces, d'une intrepidite de dogmatisme qui l'eut fait sourire avec toute l'amertume dont il etait capable, quelques-unes de ses idees generales ou plutot de ses hypotheses; dont les autres, comme Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, sont des hommes de genie et des createurs. On pourrait aller plus loin sans sortir de la verite, et dire qu'un certain idealisme appuye sur la science est une nouveaute qui vient de lui; et que son idee du lent et eternel progres de la nature creant d'abord les organismes les plus grossiers, puis se compliquant et s'ingeniant dans des constructions plus delicates et subtiles, puis creant avec l'homme l'etre capable d'un perfectionnement dont nous ne voyons que les premiers essais, trouve dans les _Dialogues philosophiques_ de M. Renan son expression eloquente, poetique et audacieuse, et comme son echo magnifiquement agrandi. Son influence comme poete n'a pas ete moins grande que sa contribution de savant a la conscience de l'humanite. La plus grande idee poetique qu'ait eue le XVIIIe siecle, c'est lui qui l'a eue, et exprimee. La majeste vraie de la nature, c'est lui qui l'a sentie. Il est etrange, quand on cherche les origines en France du sentiment de la nature, si tant est que ce sentiment ait des origines, qu'on trouve tout de suite Rousseau, et qu'on ne trouve jamais Buffon. Il faut de Buffon n'avoir lu que l'_Oiseau-mouche_ ou le _Kanguroo_ pour que tel oubli puisse etre fait. La verite, pour qui, a lu les _Epoques de la nature_, est que le grand sentiment de la nature est dans Buffon, et que la sensation, exquise du reste, mais seulement la sensation de la nature est dans Rousseau. La grande vision de l'eternelle puissance qui a petri nos univers, et le sentiment toujours present de sa mysterieuse histoire ecrite aux flancs des montagnes et aux rochers des cotes, c'est dans Buffon qu'on les trouve a chaque page, et soyez surs que la phrase de Chateaubriand sur "les rivages _antiques_ des mers" est d'un homme qui a lu Buffon. A vrai dire, cette fin du XVIIIe siecle a donne trois poetes, qui sont Buffon, Rousseau et Chenier, et tous les trois, inegalement, ont eu dans les imaginations du XIXe siecle un sensible prolongement de leur pensee. Rousseau a rouvert, et trop grandes, les sources de la sensibilite; Buffon a appris aux hommes l'histoire et la geographie de la nature, et les a invites a se penetrer de toutes ses grandeurs; Chenier a retrouve le sentiment de la beaute antique; et l'on rencontrera ces trois grandes influences dans Chateaubriand; et du moment qu'elles sont dans Chateaubriand, vous savez assez que tout le siecle dont noua sommes en a recu la contagion, et a continue, jusqu'a l'epoque ou le realisme a reparu, a les entretenir. MIRABEAU I CARACTERE--TOUR D'ESPRIT--ETUDES Rien ne peut eclairer plus vivement la pensee philosophique et politique du XVIIIe siecle et la mieux faire comprendre qu'un examen des idees de Mirabeau. Car Mirabeau c'est le XVIIIe siecle lui-meme, et presque tout entier, et c'est le XVIIIe siecle mis a l'oeuvre, jete dans l'action, place en face de la realite, et a qui l'histoire semble dire: "ne disserte plus, mais execute." Tous les traits essentiels du XVIIIe siecle francais se retrouvent dans Mirabeau. Independant et audacieux par la pensee, esclave de ses passions, avide de savoir, d'idees et de jouissances, impatient de tous les jougs, et se forgeant par ses vices les chaines les plus lourdes, subtil comme Montesquieu, fougueux comme Diderot, et romanesque comme Rousseau, sans compter qu'il est, aussi, encyclopedique comme Diderot, orateur comme Rousseau, pamphletaire, polemiste et improvisateur comme Voltaire, et ouvrier de librairie comme Prevost; c'est bien le XVIIIe siecle que nous avons devant les yeux dans un temperament d'exception, d'une puissance, d'un ressort et d'une vitalite terrible.--Avec cela, ce double trait ou presque tout homme du XVIIIe siecle se reconnait d'abord, une absence absolue de sens moral, et je ne sais quelle largeur de coeur et generosite naturelle, qui, sans suppleer a la moralite, fait que le manque en est moins penible et repugnant. Fougueux et romanesque, il l'est a faire douter de ses aventures. Soldat, grand seigneur, maniere de diplomate obscur et equivoque, joueur, prodigue, dissipateur de deux fortunes en quelques mois, homme de galanteries effrenees et peut-etre monstrueuses, embastille, evade en enlevant une femme mariee, vivant de sa plume en Hollande, emprisonne de nouveau et trompant ses ennuis par une fureur d'etudes incroyable, et des epanchements de passion souvent exquis; puis, tout a coup, se dressant, eclatant en pleine lumiere de popularite et de gloire, tribun redoutable, agitateur de foules; puis arbitre et comme prince de la revolution, roi de l'opinion, traitant de puissance a puissance d'un cote avec le roi et de l'autre avec le peuple; il a eu une courte existence qu'on s'etonne qui ait pu etre si longue, tant elle est surchargee, agitee, brisee, secouee de tempetes, et retentissante d'un continuel redoublement d'orages. Et cette existence, qu'en partie il faisait lui-meme, qu'en partie il acceptait des circonstances, etait excellemment de son gout. Il etait romanesque comme Saint-Preux et, je crois, beaucoup davantage. Ses lettres du donjon de Vincennes sont d'un Rousseau qui adore Tibulle, pleines de sensualite, de vraie passion, aussi d'eloquence, et de cette melancolie male des ames robustes pour qui le malheur est une forte et non point tres desagreable nourriture. On sent qu'il jouit, tout en hurlant parfois de colere, de l'extraordinaire, du cruel et de l'extreme de sa situation, et que les rigueurs le fouettent comme la pluie ou la neige un chasseur aventureux et allegre. Elles sont elles-memes un roman, ces lettres de Vincennes, et, soit dit en passant, un roman qui se trouve par hasard etre bien compose. Ce sont d'abord des lettres de jeune homme, ardent, sensuel et declamateur, qui est meridional, qui est du sang des Mirabeau, et qui a lu la _Nouvelle Heloise_;--ce sont ensuite des lettres de jeune pere, ravi de l'etre, plein de sollicitude emue et d'anxiete charmante, opposant de tout son coeur les recettes philosophiques aux "recettes de bonne femme" pour le plus grand bien de cette petite _Sophie-Gabrielle_, qu'il n'a jamais vue et qu'il adore d'autant plus; et ce roman vrai de pere emprisonne, et ces caresses hasardeuses confiees au papier, et ces baisers paternels jetes a travers les grilles, tout cela a quelque chose de bizarre, de fou, et d'attendrissant, et de naif, et de delicieusement suranne comme une vieille romance; et tout cela est penetrant, parce qu'encore c'est cependant vrai, contre toute apparence, et je ne sais rien de plus captivant ni de plus cruellement doux;--et ce sont enfin, l'enfant mort, le tumulte des sens apaise par le temps, des lettres tendrement amicales, confiantes et apaisees, avec des longueries et des traineries de bavardage, et des anecdotes gaies, et des epanchements familiers, sans plus rien ni de lyrique ni d'oratoire, causeries prolongees de vieux amis, eprouves, et resserres, et meles l'un a l'autre par les epreuves.--Mais ce sont surtout des lettres d'homme romanesque, hasardeux, fievreux, amoureux de situation hors du commun et du normal, et qui n'a ete si fidele, cette fois, que d'abord, si l'on veut, parce qu'il etait en prison, ensuite parce qu'il etait excite, et renfonce dans son sentiment par l'opposition qu'on y faisait, et dans sa volonte par l'obstacle, et dans son amour par les haines qu'il lui valait, et exalte et enivre par le froissement rude, sur sa poitrine, des vents contraires. Et ses idees generales, comme sa complexion, sont bien d'un homme du XVIIIe siecle. Irreligieux, il l'est absolument, de tres bonne heure, et toujours. Ses lettres a Sophie contiennent un manuel d'atheisme formel, et indiscutable precisement parce que l'atheisme y est tranquille, sans colere, sans forfanteries, et confidentiel. Mirabeau n'est pas, en cette affaire, un fanfaron, un fanatique a rebours, un phraseur, un revolte, ou un imbecile. C'est un homme presque ne dans l'atheisme, qui n'a pas traverse de crise ni de periode d'angoisses, qui, au contraire, est incroyant de nature, de penchant propre ou, au moins, de tres longue habitude. Tout a fait moderne en cela, et arrive a cette etape, a cette region de l'esprit ou l'intolerance a rebours est aussi depassee, aussi lointaine que l'intolerance traditionnelle, et ou l'on est separe des croyants par de trop grands espaces pour pouvoir meme les detester.--Le mysterieux, le surnaturel, et, sachons bien l'ajouter, tous les grands problemes metaphysiques, eternelles preoccupations et tourments de l'ame des hommes, ne repondent a rien dans son esprit. Amene a en parler, il n'en parle que pour dire qu'il les ignore, et pour montrer qu'il est incapable de les soupconner, d'en comprendre l'importance, et d'en sentir l'attrait, et d'en eprouver l'inquietude. Ce qui n'empeche pas qu'il ait une idole, qui, vous vous y attendiez fort bien, est la raison. Il semble y croire de toute son ame et de toute son esperance. Ni Montesquieu, ni Dalembert, ni Condorcet n'y croient davantage. Tres jeune, a propos de la reforme politique des Juifs, il ecrivait, tout a fait dans la maniere des grands optimistes de la fin du XVIIIe siecle, et avec un certain degre de candeur qui aurait fait sourire Voltaire: "Croyons que si l'on excepte les accidents, suites inevitables de l'ordre general, il n'y a de mal sur la terre que parce qu'il y a des erreurs; que le jour ou les lumieres, et la morale avec elles, penetreront dans les diverses classes de la societe... l'instruction diminuera tot ou tard, mais infailliblement, les maux de l'espece humaine, jusqu'a rendre sa condition la plus douce dont soient susceptibles des etres perissables." Tout a fait a la fin de sa carriere, dans son discours posthume sur la liberte de la presse, il ecrivait encore: "Un bon livre est doue d'une vie active, comme l'ame qui le produit; il conserve cette prerogative des facultes vivantes qui lui donnent le jour. Le bienfait d'un livre utile s'etend sur la nation entiere, sur les generations a venir; il grandit, il feconde l'intelligence humaine; il multiplie, il prolonge, il propage, il eternise l'influence des lumieres et des vertus, de la raison et du genie; c'est leur essence pure et precieuse que l'avenir ne verra pas s'evaporer; c'est une sorte d'apotheose que l'homme superieur donne a son esprit afin qu'il survive a son enveloppe perissable...." L'humanite cherchant peniblement sa voie que personne ne lui a enseignee dans le principe, ayant en elle-meme, mais tres enveloppee et confuse, une lumiere, qu'elle cherche a degager; les hommes superieurs depositaires particuliers de cette lumiere, la faisant paraitre plus vive et plus penetrante par intervalles et formant ainsi comme une providence collective et successive; et a leur suite l'humanite marchant lentement d'abord, de plus en plus vite ensuite, grace a l'accumulation des notions nouvelles sur les anciennes qui ne se perdent point, vers un avenir assure de grandeur, de concorde, de bonheur et de pleine clarte: voila la grande theorie du progres par la raison, qui a toujours ete, plus ou moins, un des beaux reves de l'espece humaine, et qui certainement est une de ses raisons d'etre et un de ses principes de vie, mais qui n'a jamais ete embrassee d'une foi plus vive et d'une plus entiere assurance que par les hommes du XVIIIe siecle.--C'est bien la croyance que se donne Mirabeau, c'est bien sa conception generale et son idee maitresse. C'est ce qui l'a le plus soutenu dans ses luttes, encourage dans ses resistances et anime dans les assauts qu'il a donnes. C'est le plus noble, s'il etait sincere, des divers mobiles qui ont agi en lui. Ce qui le distingue des hommes de son temps, c'est que dans tout son romanesque et a travers toutes ses fougues, et parmi les fumees, souvent epaisses, de son temperament de satyre, de son imagination de rheteur et de son esprit de sophiste, il avait une singuliere nettete d'intelligence et une vigueur peu ordinaire d'esprit pratique. Celui-ci, quoique romanesque, et encore que generalisateur, aimait les faits et prenait plaisir en leur commerce. Il ecrivait (non point tout seul, mais du moins en grande partie, et digerant et classant le tout) sept gros volumes sur la constitution, les organes et les fonctions de la monarchie prussienne; il s'inquietait de la constitution et de la legislation anglaises, et personne, ce me semble, ne les a mieux connues que lui. Dans sa premiere jeunesse, a cote d'un _Essai sur le despotisme_, et d'une etude, essentiellement autobiographique, sur les _Lettres de cachet_, il ecrit un _Memoire sur les salines de la Franche-Comte_, des traites sur la _Liberte de l'Escaut_, sur _l'Agiotage_, sur la _Caisse d'escompte_, sur la _Banque Saint-Charles_, sur la _Question des eaux_, sur l'administration financiere de Necker; et dans tous ces petits livres, ecrits vite, penses longuement, on trouve une solidite d'informations et une surete de raisonnement topique peu commune, et Calonne, Necker et Beaumarchais ont senti, longtemps avant Maury et Cazales, la rude etreinte de ce vigoureux dialecticien.--Au donjon de Vincennes, il etudie avec acharnement, entasse les notes, brule ses yeux dans les papiers, et ses "prisons", si elles sont, d'un cote, les Lettres a Sophie, sont, de l'autre, un cours complet de sciences politiques,--comme toute sa vie, du reste, a ete d'un Casanova qui aurait trouve le temps d'etre un Machiavel. Il ne faut pas s'y tromper, comme on l'a fait quelquefois, et croire que Mirabeau a ete improvise par la Revolution. C'est lui qui etait capable de l'improviser, parce qu'il la portait depuis vingt ans dans sa tete, et depuis vingt ans la "preparait" par les plus solides etudes et les plus diverses; et s'il s'est trouve en 1789 le plus grand des orateurs de la Constituante, c'est, avant tout, parce qu'il en etait, sans conteste, le plus savant. Aussi remarquez bien que, de tres bonne heure, il se separe des chefs du choeur du XVIIIe siecle, quand ceux-ci, decidement, donnent dans le pur chimerique et le reve absolument romanesque. Son appreciation de Jean-Jacques Rousseau dans les Lettres du donjon de Vincennes, a propos de la publication du _Gouvernement de Pologne_, est tres curieuse et doit etre lue de tres pres. Un eloge, vif sans doute, du grand homme. Pour Mirabeau, comme pour tous les hommes de la fin du XVIIIe siecle, Rousseau est une espece de mage, d'ascete et de saint. C'est l'opinion commune, et ce n'est guere qu'au bout de deux generations que cette hallucination singuliere et cette sorte de possession s'est dissipee. Mais en meme temps Mirabeau sait tres bien, dire que Rousseau lui fait l'effet d'un Lycurgue venant proposer ses lois aux contemporains de Frederic. Il sent tres bien a quel point manque a Rousseau le sens du reel, la notion du millesime et l'art de verifier les dates; et il lui dirait, comme de Maistre aux emigres: "Le premier livre a consulter, c'est l'almanach." Bien plus jeune, dans son _Essai sur le despotisme_, en 1772, c'est-a-dire a 20 ans, Mirabeau s'etait tres nettement separe de Rousseau sur la question de l'_etat de nature_. Il sent deja, en homme d'Etat, combien cette question est oiseuse, dangereuse aussi, car s'en inquieter, et surtout s'en ferir, mene a ecrire bien plutot des livres satiriques que des etudes politiques veritables: "On pretend que les institutions sociales ont degenere l'etat de nature et rendent les hommes plus malheureux. Si nous embrassons cette opinion, tachons de decouvrir des remedes ou du moins des palliatifs a nos maux; cette recherche est plus utile a faire que des satires des hommes et de leurs societes."--Car enfin, ajoute-t-il, qu'est-il besoin de savoir ce que pouvait etre l'homme avant d'etre un animal sociable, puisque ce n'est que comme animal sociable qu'il est homme, puisqu' "il n'est vraiment homme, c'est-a-dire un etre reflechissant et sensible, que lorsque la societe commence a s'organiser; car tant qu'il ne forme avec ses semblables qu'une association momentanee, _il est encore feroce, devastateur_, et n'a guere que _des idees de carnage, de bravoure, d'independance et de spoliation_".--Des que Mirabeau s'occupe de questions politiques, il ecarte, on le voit, l'_uchronie_, le roman en dehors du temps, la reverie en deca de l'histoire; il se place dans le temps, dans le reel, dans l'humanite telle qu'elle est, songeant aux "remedes et aux palliatifs", non a la transformation radicale, a la metamorphose, et au vieillard jete par morceaux dans la chaudiere d'Eson. On verra plus tard qu'en face des faits, et aux prises, non plus avec l'histoire a comprendre, mais avec l'histoire a faire, il saura se placer non seulement dans le temps, mais dans le moment. II LE SYSTEME POLITIQUE DE MIRABEAU Ainsi il arriva au seuil de la Revolution, et, des le premier moment, longtemps avant meme, il vit tres nettement ce qui etait a faire et ce qui etait possible. Il s'agissait d'etablir en France la liberte individuelle, qui n'avait jamais existe que par tolerance et a l'etat precaire, et qui, sans compter qu'elle est une necessite de civilisation chez les peuples modernes, a, ceci en France de particulier qu'a la fois elle est dans le temperament du Francais et n'est pas dans son esprit.--Le Francais ne comprend pas la liberte, et il en a besoin. Il l'embrasse tres difficilement comme principe et comme regle; mais, audacieux de pensee, libre d'humeur, aimant les theories et n'aimant pas a penser tout seul, passionne pour l'exposition, la discussion et la propagande; et, encore, aimant a pouvoir avoir demain une pensee qu'il n'a pas aujourd'hui; la liberte de sa personne, la liberte de parole et la liberte d'ecriture lui sont des besoins essentiels. Du reste, autoritaire, imperieux, et ne pouvant supporter patiemment la contradiction, il est toujours desespere que ses adversaires aient les memes libertes que lui et par consequent est aussi peu liberal qu'il est avide de liberte, et aussi peu dispose a accorder la liberte qu'il est passionne a la prendre. C'est precisement a une telle race qu'il faut une liberte tres large, parce que, chacun de ses individus, si peu respectueux qu'il soit de l'individualisme des autres, etant passionne pour le sien, elle est, de caractere general, profondement individualiste; et c'est a ses besoins plus qu'a sa tournure d'esprit qu'il faut satisfaire.--De toutes les choses que Mirabeau a comprises, c'est celle-la qu'il a comprise le mieux. La "Declaration des droits de l'homme et du citoyen" est le traite de liberalisme le plus complet, le plus solide, comme aussi le plus eleve, comme aussi le plus vite mis en oubli, qui ait ete ecrit;--et c'est lui qui l'a faite. Il l'a faite en 1784, presque en entier, dans son _Adresse aux Bataves sur le Stathouderat_. Tous les principes des gouvernements libres y sont consignes et exprimes avec la plus grande clarte et precision. Responsabilite des fonctionnaires, liberte electorale, liberte et inviolabilite parlementaire, liberte individuelle, liberte des cultes, liberte de la presse, division et separation des pouvoirs, autant d'articles de cette premiere "constitution francaise" moderne, qui devrait s'appeler la constitution de Mirabeau. Mirabeau voulait la liberte individuelle la plus large possible, allant jusqu'au droit d'emigration, et quand il a plaide a l'Assemblee nationale le droit des emigres a propos du depart des tantes du roi, il put lire un fragment de sa _Lettre a Frederic-Guillaume II_, ecrite dix ans auparavant, pour montrer combien ses idees sur ce point etaient peu une opinion de circonstance. Il voulait la liberte de la pensee, et cela avec une rare largeur d'idees et meme de sentiment, avec une sorte de generosite et de serenite, qui est tres pres d'etre de la charite: "Trois chemins doivent nous conduire a la plus inalterable indulgence: la conscience de nos propres faiblesses; la prudence qui craint d'etre injuste, et l'envie de bien faire, qui, ne pouvant refondre ni les hommes ni les choses, doit chercher a tirer parti de tout ce qui est, comme il est. Je me crois oblige de porter desormais cette extreme tolerance sur toutes les opinions philosophiques et religieuses. _Il faut reprimer les mauvaises actions, mais souffrir les mauvaises pensees_, et surtout les mauvais raisonnements. Le devot et l'athee, l'economiste et le reglementaire aussi entrent dans la composition et la direction du monde, et doivent servir aux tetes douees de la bonne ambition d'aider au bien-etre du genre humain... En verite, dans un certain sens tout m'est bon: les evenements, les hommes, les choses, les opinions, tout a une anse, une prise. Je deviens trop vieux pour user le reste de ma force a des guerres; je veux la mettre a aider ceux qui aident: quant a ceux qui n'y songent que faiblement, je veux m'en servir aussi, en leur persuadant qu'ils sont tres utiles[101]." [Note 101: _Lettres a Mauvillon._] Il voulait la simplification de l'administration centrale, et la decentralisation, et la vie rendue aux racines de la nation par les _assemblees provinciales_[102]. Il avait un systeme d'ensemble tout pret, tres medite et tres muri, dont l'esprit general etait liberte, force et aisance d'initiative rendue a l'individu, a la commune et a la province. [Note 102: _Denonciation de l'agiotage_.] C'est avec ces idees qu'il arriva dans une assemblee honnete, bien intentionnee et devouee au pays, genereuse meme et heroique, mais peu instruite, mediocrement intelligente, comprenant peu la liberte, comme toute assemblee francaise, et dont, sinon l'idee unique, du moins l'idee fixe, fut non pas d'assurer la liberte, mais de deplacer le gouvernement. Partir de ce principe que la souverainete appartient a la nation, et en conclure qu'il fallait oter le gouvernement au roi et le concentrer dans l'Assemblee nationale, voila le fond de la Constituante comme de toute la Revolution. La Constituante, en theorie du moins, a ete la premiere Convention. Elle a cru que la liberte consiste a etre gouverne par des maitres qu'on a choisis; que, du moment qu'elle est elue, une assemblee ne peut pas etre tyrannique, qu'une nation libre, c'est le despotisme exerce par une Chambre; que le despotisme transporte du roi a un Senat, c'est une nation affranchie. Voila l'absurdite que Mirabeau a vue du premier coup, et qu'il a combattue constamment pendant toute son existence parlementaire. A travers la Constituante, il a vu la Convention, et a travers la Convention le retablissement du pouvoir absolu. Je n'exagere aucunement son admirable prevoyance. Voici sa prophetie qui n'est point obscure, qui n'est point sommaire, qui, au contraire des ordinaires propheties, entre dans le detail; voici son histoire de la Revolution ecrite a l'avance, dans le _Courrier de Provence_, en 1789: "Si une nation se montrait plus desireuse du bien public qu'experimentee dans l'art de l'effectuer; si une carriere toute nouvelle d'egalite, de liberte et de bonheur trouvait dans les esprits plus d'ardeur pour s'y precipiter que de mesure pour la parcourir; si l'esprit legislatif etait encore chez elle un esprit a naitre, une disposition a former; si quelques traces de precipitation et d'immaturite marquaient deja l'avenue legislative ou elle est entree, conviendrait-il de n'environner les legislateurs d'aucune barriere et de leur livrer ainsi sans defense le sort du trone et de la nation?--Les sages democraties se sont limitees elles-memes.... A plus forte raison, dans une monarchie ou les fonctions du pouvoir legislatif sont confiees a une assemblee representative, la nation doit-elle etre jalouse de la moderer, de l'assujettir a des formes severes _et de premunir sa propre liberte contre les atteintes et la degeneration d'un tel pouvoir_.--Quand le pouvoir executif, sans frein et sans regle, en est a son dernier terme, il se dissout de lui-meme, et tous reparent alors les fautes d'un seul; nous n'irons pas loin en chercher un exemple. _Mais si la revolution etait inversee; si le Corps legislatif, avec de grands moyens de devenir ambitieux et oppresseur, le devenait en effet_; s'il forcait un jour la nation a se soulever contre une funeste oligarchie, ou le prince a se reunir a la nation pour secouer ce joug odieux, des factions terribles naitraient de ce grand corps decompose, les chefs les plus puissants seraient les centres de divers partis;... et si la puissance royale, apres des annees de division et de malheurs, triomphait enfin, ce serait en mettant tout de niveau, c'est-a-dire en ecrasant tout. _La liberte publique resterait ensevelie sous ces ruines, on n'aurait qu'un maitre absolu sous le nom de roi; et le peuple vivrait tranquillement dans_ _le mepris, sous un despotisme presque necessaire_.--Serait-ce la le fond de la perspective lointaine qui semble se laisser entrevoir dans la Constitution qui s'organise? Si cela etait, l'etat d'ou nous sortons nous aurait prepare de meilleures choses que celui dans lequel nous allons entrer." Limiter l'Assemblee nationale, alors que tout le parti revolutionnaire ne songeait qu'a annihiler le roi, voila quelle a ete l'idee maitresse de Mirabeau, parce que, seul du parti revolutionnaire, il savait prevoir. C est cette idee qui lui a inspire le discours sur le _veto_, et la magnifique harangue sur le _Droit de paix et de guerre_. C'est cette idee qui lui a dicte ces paroles si justes et si pleines de realite: "Si le prince n'a pas le _veto_, qui empechera les representants du peuple de prolonger, et bientot d'eterniser leur deputation?... Si le prince n'a pas le _veto_, qui empechera les representants de s'approprier la partie du pouvoir executif qui dispose des emplois et des graces? Manqueront-ils de pretextes pour justifier cette usurpation? Les emplois sont si scandaleusement remplis! Les graces si indignement prostituees!..." C'est cette idee qui lui faisait dire avec un sens profond de la situation, que personne ne comprit bien nettement autour de lui: "Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de l'Orenoque pour former une societe. Nous sommes une nation vieille, et sans doute trop vieille pour notre epoque. Nous avons un gouvernement preexistant, un roi preexistant, des prejuges preexistants: il faut autant que possible assortir toutes ces choses a la revolution, et sauver la soudainete du passage.... Mais si nous substituons l'irascibilite de l'amour-propre a l'energie du patriotisme, les mefiances a la discussion, de petites passions haineuses et des reminiscences rancunieres a des debats reguliers, nous ne sommes que d'egoistes prevaricateurs, _et c'est vers la dissolution et non vers la constitution que nous conduisons la Monarchie_, dont les interets nous ont ete confies, pour son malheur." Quand on se reporte au temps ou ces paroles ont ete prononcees, on est confondu d'une telle lucidite prophetique, et de tant d'avenir contenu dans un esprit. Montesquieu disait: "Les faits se plient a mes idees"; mais c'etaient les faits passes, qui, assez facilement, prennent, en effet, le tour qu'on leur donne; ici ce sont les faits que Mirabeau ne devait pas voir qui semblent obeir a sa pensee, et venir a sa voix pour realiser ses menaces, tant, a force de les prevoir, il semble les avoir evoques. C'est cette idee encore, cette crainte obsedante et trop justifiee de l'unique assemblee souveraine qui lui faisait dire a propos du droit de paix et de guerre: "Ne craignez-vous pas que le Corps legislatif, malgre sa sagesse, ne soit porte a franchir les limites de ses pouvoirs par les suites presque inevitables qu'entraine l'exercice du droit de guerre et de paix? Ne craignez-vous pas que, pour seconder le succes d'une guerre qu'il aura votee, il ne veuille influer sur sa direction, sur le choix des generaux, surtout s'il peut leur imputer des revers, et qu'il ne porte sur toutes les demarches du monarque cette surveillance inquiete _qui serait par le fait un second pouvoir executif_?... Ne pourrait-on pas, me dit-on, faire concourir le Corps legislatif a tous les preparatifs de guerre pour en diminuer le danger?--Prenez garde; par cela seul vous confondez tous les pouvoirs en confondant l'action avec la volonte, la direction avec la loi; bientot le pouvoir executif ne serait que l'agent d'un comite; nous ne ferions pas seulement les lois, nous gouvernerions." La liberte c'est la separation des pouvoirs, ainsi l'on peut resumer toute la theorie politique de Montesquieu. A l'appetit de souverainete que la Constituante prenait pour du liberalisme, opposer sans cesse, avec une indomptable fermete, la loi de la separation des pouvoirs: voila presque tout le role et tout l'effort de Mirabeau. Il avait deja dit en 1784 aux Bataves: "Pour que les lois gouvernent et non les hommes, il faut que les departements legislatif, executif et judiciaire soient totalement separes." Il n'a cesse de le repeter a une assemblee dont la majorite n'etait convaincue que d'une chose, a savoir que son droit et son devoir etaient de ramasser en elle le plus de pouvoirs possibles. Il a ete persuade que la liberte politique n'est jamais que l'effet d'un equilibre entre les forces sociales; et entre une royaute qui voulait rester tout et une assemblee qui voulait tout devenir, voyant le danger egal, puisqu'il etait precisement le meme, dans l'ancien despotisme et dans le nouveau, il s'est efforce d'etablir un equilibre et une repartition reguliere de puissances. Et il a semble meme se defier beaucoup plus de la souverainete menacante de l'assemblee que de la souverainete cherchant encore a se maintenir du pouvoir personnel, parce que, d'un oeil assure, il avait du premier coup mesure la profondeur de la decheance de celui-ci et la force d'ascension et d'invasion de celle-la. Il n'a ete bien compris ni de la cour ni de l'Assemblee. Admire plus que suivi par l'Assemblee constituante; a la fois craint, desire et meprise de la cour, force par le desordre de sa fortune d'accepter les subventions du gouvernement, ce qui ruinait son autorite et donnait a ses patriotiques desseins un air de vulgaire conspiration, il mourut fort a propos, au moment ou toute sa gloire comme aussi tous ses projets allaient s'ecrouler d'un seul coup, et ou, sans doute, au lieu d'une mort encore triomphale, il eut subi une fin tragique et, ce qui est pis, ignominieuse. A supposer qu'il eut vecu, et eut reussi a sauver une partie de son influence, aurait-il, en restant fidele a sa pensee generale, agrandi, elargi et complete son plan? Car il faut reconnaitre que, si juste qu'il fut, ce plan ne laissait pas d'etre etroit. Mirabeau est un grand eleve de Montesquieu, un peu gate, quoi qu'il en eut, par Rousseau et par le Donjon de Vincennes. Il a vu que la liberte politique etait dans un equilibre social, et cet equilibre dans la separation des pouvoirs; il a vu qu'il y avait deux formes du despotisme, dont l'une etait le pouvoir personnel unique, l'autre l'unique pouvoir legislatif; et voila certes de grandes vues. Mais vouloir equilibrer la royaute et l'Assemblee nationale seulement l'une par l'autre, limiter le roi par l'Assemblee, et l'Assemblee par le roi: voila peut-etre, encore que meilleur que l'un ou l'autre absolutisme, qui etait vain et illusoire. De ces deux forces, seules maintenues l'une en face de l'autre, l'une certainement devait devorer l'autre, jusqu'a ce que la survivante se dechirant elle-meme, la premiere finit par reparaitre, ce que, du reste, il a prevu. Deux forces sociales, seulement, ce n'est pas l'equilibre, c'est le conflit. Ce qu'il faut, c'est des forces sociales multiples se limitant et se contrebalancant par l'union, selon les circonstances, de deux contre une ou de trois contre deux. Ce qu'il fallait, par exemple, en 1789, c'etait que, selon les cas, le roi put s'appuyer, ou l'Assemblee, sur quelque chose. Mirabeau a vu cela encore, il est vrai, et de toute sa correspondance secrete avec la cour ressort presque uniquement cette idee: "creer dans la nation une opinion puissante et tres precise, a la fois royaliste et liberale, qui ne permette ni a l'Assemblee de devorer le roi, ni au roi d'annihiler l'Assemblee." Voila la troisieme force sociale que Mirabeau avait revee pour completer l'equilibre. Mais une force d'opinion est trop mobile, ployable, changeante et comme fugitive, pour etre ou un rempart ou un soutien, et au prix d'enormes efforts, on n'eut pas change sensiblement la situation. C'etaient des corps constitues qu'il fallait avoir, chacun avec son autonomie relative et sa part de force, pour qu'il y eut dans la France politique de veritables points de resistance ou d'action.--Par exemple, la vraie separation des pouvoirs eut existe, et, comme consequence dans les faits, jamais le roi n'aurait pu etre ni emprisonne ni mis a mort, si une constitution judiciaire vigoureuse eut ete etablie, et si c'eut ete une loi constitutionnelle que jamais le roi ne put etre juge que par des juges.--Par exemple encore, etant donne qu'il existait un clerge et une noblesse constitues a l'etat de corps sociaux encore tres puissants, qu'on appauvrisse l'un, et qu'on demunisse l'autre de privileges abusifs pour le bien de l'Etat, cela est legitime; mais qu'on noie l'une dans la masse des citoyens et l'autre dans la foule des fonctionnaires, cela n'est point tres politique. Au simple point de vue de l'equilibre, et sans aller plus loin, et simplement _pour qu'il n'y eut pas quelqu'un de trop fort_, il etait habile de constituer, ou plutot de maintenir, noblesse et clerge en corps de l'Etat dans une chambre haute, qui put limiter ou enrayer la chambre populaire. Ces idees sont naturelles, et a un eleve de Montesquieu, tres familieres. Pourquoi Mirabeau ne les a-t-il point dans l'esprit? Pourquoi oublie-t-il ces "corps intermediaires", comme dit Montesquieu, qui sont la sauvegarde de la securite et de la liberte d'un peuple, parce qu'ils empechent qui que ce soit d'etre trop grand? Il craint que l'Assemblee unique ne soit trop forte: pourquoi la laisse-t-il unique? Il craint "l'immaturite et la precipitation": pourquoi ne songe-t-il pas aux freins? Il songe a des limites: pourquoi est-ce aux forces elles-memes qu'il s'agit de limiter qu'il demande de se les imposer? Pourquoi est-ce au roi qu'il dit: "restreignez vous", et a l'Assemblee qu'il dit: "limitez-vous"; et quel succes espere-t-il? Pourquoi? Il faut bien le savoir, et bien s'expliquer, dirai-je le point faible, du moins le point tres susceptible et tres sensible de Mirabeau. Mirabeau a horreur du despotisme; mais il a surtout horreur de l'aristocratie, et tout ce qui ressemble a l'aristocratie lui fait peur. Il a lu Rousseau, et surtout il a ete a Vincennes sur lettre de cachet obtenue par son pere, et, encore, il a ete exclu de l'assemblee de la noblesse de Provence par les hommes de sa caste; et il est l'ennemi irreconciliable de toute aristocratie, de toute oligarchie, comme il aime a dire. Tres fier personnellement de ses quatre cents ans de noblesse prouvee, et ne detestant pas dire: "L'amiral de Coligny, qui par parenthese etait mon cousin...", il a une defiance excessive a l'endroit de tout gouvernement si peu que ce soit aristocratique. Il ne peut aimer ni les Parlements, ni le clerge independant, ni les Chambres hautes; tout cela a une odeur tres suspecte d'aristocratie.--Remarquez bien que s'il craint tant l'Assemblee unique souveraine, c'est comme liberal, soit, mais c'est aussi comme antiaristocrate, et c'est plus encore comme antiaristocrate que comme liberal. Revenons sur ses paroles: "... La nation doit etre jalouse de moderer, d'assujettir a des formes severes le Corps legislatif, et de premunir sa propre liberte contre les atteintes et la degeneration d'un tel pouvoir: _car, il ne faut pas l'oublier, l'Assemblee nationale n'est pas la nation, et toute assemblee particuliere porte avec elle des germes d'aristocratie_"[103].--L'Assemblee gouvernant c'est pour lui, et non sans raison, un Senat de Venise ou de Rome, et voila pourquoi il veut qu'a cote d'elle et au-dessus, le roi gouverne aussi, ou plutot qu'elle legifere, et qu'il gouverne. [Note 103: Trois mois auparavant il disait deja: "Rien de plus terrible que l'aristocratie souveraine de six cents personnes qui demain pourraient se rendre inamovibles, apres-demain hereditaires, et finiraient, comme toutes les aristocraties, par tout envahir."] "Au fond, dit Proudhon quelque part, et precisement a propos de Mirabeau, "_le roi regne et ne gouverne pas_" est une formule aristocratique." Voila la clef de la politique de Mirabeau. Il ne veut pas precisement un roi gouvernant, ce serait trop dire, il veut un roi conservateur, un roi qui soit un frein et un moderateur, un roi _Veto_. Il voit en lui comme un representant permanent et continu des interets generaux de la nation, et qui doit avoir la force de les faire respecter. Il l'imagine (et relisez le discours sur le _Veto_, qui est toute une constitution), vous verrez si ce n'est pas exact, comme un tribun du peuple, hereditaire et perpetuel. Le fond de la pensee politique de Mirabeau c'est une "_Democratie royale_", comme il n'a pas dit, je crois, mais comme on a beaucoup dit de son temps. Un peuple libre, une assemblee qui le represente pour faire la loi, un roi qui le represente pour empecher qu'il soit asservi par cette assemblee, et ce roi tres solidement muni d'armes, du moins defensives, contre cette assemblee, et cette assemblee assez fortement tenue en defiance, comme toujours suspecte de vouloir ou de pouvoir constituer un gouvernement aristocratique, et tres severement contenue dans son role de corps legislatif: voila son systeme. Et voila pourquoi, d'un cote il a un vif penchant pour le monarque, de l'autre des faiblesses qui au premier regard semblent singulieres pour le peuple. Il a eu des mots aussi malheureux que celui de Barnave, et a propos de l'assassinat de Berthier et de Foulon, et a propos du pillage de l'hotel de Castries. Soin de sa popularite et application a rester toujours, aux yeux de la multitude, le "Marius" des elections provencales, je ne l'ignore pas; mais veritable aussi et sincere sympathie, intellectuelle au moins, pour le peuple, application d'une theorie d'ensemble qui est bien la sienne, et ou le peuple a une tres grande place. Ainsi ce n'est pas seulement par liberalisme qu'il est defiant a l'egard du corps legislatif, c'est par antiaristocratisme, mais son antiaristocratisme l'empeche de donner au corps legislatif les freins et d'apporter au pouvoir legislatif les temperaments qui seraient necessaires et seuls efficaces. Il est reste dans cette antinomie, qu'il n'a pas essaye de resoudre, que peut-etre il n'a pas vue tout entiere. Je suis certain qu'il l'a soupconnee, et qu'un moment au moins il a du se dire que le liberalisme est essentiellement aristocratique, sous peine de n'etre qu'un bon sentiment, mais qu'il a recule devant les consequences d'une pareille idee, essentiellement desagreable a son temperament, a ses penchants et a ses rancunes.--Et il a essaye de ce systeme, seduisant du reste, et qui meme peut quelque temps reussir, mais extremement instable et trebuchant, d'un roi en face d'une Convention, avec la popularite de l'un, ou de l'autre, pour servir de contrepoids. Tel qu'il etait, remarquez que ce systeme etait beaucoup plus reflechi et beaucoup plus savant que ceux du cote gauche et du cote droit de l'Assemblee, cote droit ne revant que le maintien du pur pouvoir personnel, cote gauche ne voulant que la souverainete pure et simple de l'Assemblee, tous les deux foncierement et egalement despotistes. Mirabeau ne trouvait peut-etre pas le frein a imposer a l'Assemblee, mais du moins lui disait-il de se refrener; du moins lui a-t-il sans cesse recommande une constitution ou le pouvoir legislatif et le pouvoir executif fussent tres fermement, tres nettement, tres judicieusement separes.--Remarquez encore, pour achever de le juger avec equite, que ce qu'il faisait la etait tout ce qu'il pouvait faire. Deja suspect a l'Assemblee et souvent considere par elle comme trop royaliste, il ne pouvait, sans perdre toute influence, se montrer "parlementaire" et "aristocrate". Le dogme de l'epoque etait deja l'egalite. Le respect, et meme l'amour du roi restait encore; en profiter de maniere a maintenir au roi une autorite suffisante pour que tous les pouvoirs ne fussent pas ramasses dans les memes mains etait, peut-etre, tout ce que l'on pouvait tenter. Somme toute, Mirabeau est un grand homme d'Etat, puisqu'il savait admirablement prevoir, et c'est un grand liberal, un homme qui a bien entendu les conditions essentielles de la liberte, et qui a fait a peu pres ce qu'il a pu pour l'etablir. Il a la vue longue, assuree et distincte; il a vu a l'avance la Convention et l'Empire, ce qui est beau, et n'a pas cesse de les voir et de diriger sa pensee politique selon les avertissements que ce double pressentiment lui donnait, ce qui est beaucoup plus beau encore. C'est eminemment un esprit historique, un de ces esprits en qui l'histoire passee, l'histoire actuelle, et un peu, par suite, l'histoire a venir vivent fortement, se dessinent vigoureusement en leurs grandes lignes, et s'imposent constamment au travail intellectuel. Cela revient a dire que c'est un esprit politique comme il y en a tres rarement parmi les hommes. A le lire on se sent en commerce avec une haute raison et une spacieuse et facile intelligence. Une certaine impression, que je suis un peu embarrasse a definir, ne laisse pas d'etre facheuse. Il y a une certaine secheresse d'ame dans tout cela. Sous la magnifique ampleur et le beau developpement de la forme, on sent de purs raisonnements, tres froids, une sorte de mecanique intellectuelle, roide et subtile, et toujours glacee. Jamais, presque, on ne sent le coeur de l'ecrivain ou de l'orateur echauffe par un grand sentiment dont l'emotion contagieuse se communique a nous. Ni son royalisme n'est du devouement, ni son democratisme n'est amour, sympathie ou pitie. L'emotion patriotique elle-meme est rare et faible. Certes ce grand tribun n'a rien d'un apotre. Otez l'eclat oratoire, et cette chaleur, intellectuelle pour ainsi dire, que Buffon a tres bien definie et qui vient du plaisir que donne le travail facile et abondant de la pensee, vous etes en face d'un Sieyes, plus souple, il est vrai, plus ingenieux et plus savant. Mirabeau, quand il n'est pas amoureux, est un pur esprit. Si peu aristocrate par son systeme, il l'est bien, quoi qu'il en ait et dans le sens defavorable du mot, par une certaine froideur hautaine, un manque d'expansion, un manque de cordialite. Il n'est eleve de Rousseau que pour le style. Pour le reste il est bien du XVIIIe siecle d'en deca de Rousseau, du siecle purement intellectuel et presque exclusivement cerebral. Au fond ce n'etait ni un grand patriote, ni un de ces grands hommes de parti ou de secte qui mettent de la religion dans leurs idees; c'etait un grand ambitieux tres intelligent.--Haute raison, du reste, grand bon sens, grand savoir et forte logique, ce qui suffit a faire un des plus grands hommes politiques que l'histoire ait montres. III L'ORATEUR Il est inutile de repeter que Mirabeau est un tres grand orateur. Il l'etait de nature et comme de temperament. Sa phrase, meme familiere et confidentielle, est ample, equilibree et nombreuse. Il a le style periodique en ecrivant au lieutenant de police ou a Sophie; il l'a en traitant la question des eaux, comme en ecrivant a Frederic-Guillaume ou aux Bataves. Il y a meme un ton et une allure plus declamatoires dans ce qu'il a ecrit que dans ce qu'il a dit a la tribune. Nisard remarque qu'il "est ecrivain comme on est orateur", et que l'ecrivain chez lui "est l'orateur empeche, comprime, qui se soulage" par les ecritures. Cela est juste a la condition qu'on ajoute qu'il est orateur plus encore, orateur plus abondant, plus periodique, plus largement epandu quand il ecrit que quand il parle, et dans le _Courrier de Provence_, par exemple, que dans le discours sur la sanction royale; et c'est plutot l'ecrivain orateur plus contenu, plus serre et plus presse qu'il apporte a la tribune, que ce n'est l'orateur empeche et comprime qui s'essaie dans ses ecrits.--Il a appris a ecrire dans Diderot et dans Rousseau, ou plutot, familier et assidu lecteur des ecrivains a temperament oratoire, il n'a pas appris a ecrire, mais il a _parle_, avec l'abondance de Diderot, et sans le souci du style de Rousseau, une multitude de pamphlets, de factums, de traites et de lettres; puis abordant la tribune, il a _parle_, mais avec plus de retenue et de circonspection, des discours, amples encore, mais severement ordonnes, surveilles, et marchant plus ferme et plus vite au but. Son defaut, comme il est celui de presque tous les orateurs, est le manque de variete. Le ton est presque toujours le meme, la phrase, presque toujours, se deroule du meme mouvement majestueux et imposant. Il a un peu de cette "eloquence continue" dont parle Pascal. Ici encore ses discours valent mieux que ses ecrits, parce que quand il parlait, il etait interrompu, et chez lui la replique, presque toujours heureuse, et toujours puissante, est comme une brusque saillie qui releve le discours, ou comme un cri vigoureux qui change et hausse le ton.--Ses debuts sont lents, embarrasses et declamatoires, et, chose a remarquer, il en est de meme sur ce point dans ses lettres et dans ses discours. Ses lettres commencent presque toutes par une serie d'exclamations assez froides dans le gout de la _Nouvelle Heloise_, et, a la premiere page, sonnent le creux. La veritable chaleur arrive ensuite. Ses discours, souvent du moins, commencent par un exorde un peu pompeux, qui semble trop prepare et trop ecrit; la vigueur d'argumentation, la dialectique serree et puissante, et une sorte de plain pied avec l'auditeur, ou de contact sensible avec l'homme a convaincre ou a reduire, paraissent plus tard; et alors plus de declamation, plus de pompe, plus d'appareil, et quelque chose de vraiment vivant dans la souplesse robuste des raisonnements, qui sans hate, mais sans arret, ni langueur, enlacent, serrent, pesent, redoublent, et font tout ployer.--Il est a peine besoin de noter les incorrections, les neologismes un peu bizarres quelquefois, et qui etaient inutiles, mais que Mirabeau semble aimer. La langue est plus pure, chez tel autre orateur, chez Barnave, par exemple; il n'en est aucun chez qui elle soit plus pleine, plus vigoureuse et plus solide. Et, encore que periodique, remarquez qu'elle a une certaine nudite saine qui rappelle l'eloquence grecque. C'est qu'elle, n'est presque jamais metaphorique. L'abus des images, qui sera si sensible chez les orateurs qui suivront, est inconnu de Mirabeau. L'abus aussi des citations anciennes et des allusions a l'antiquite est un genre de declamation dont Mirabeau n'use nullement. Tout cela donne aux discours de Mirabeau, et meme a quelques-uns de ses ecrits, malgre l'abondance des mots, la multiplicite des synonymes, et, en general, une certaine surcharge, le caractere de choses classiques, et une beaute durable sur laquelle le temps n'a eu que peu de prise et a peu fait sentir son effet. IV Mirabeau a ete malgre ses moeurs, malgre ses fautes, malgre le scandale et la sottise de ses negociations financieres, qu'il ne faut pas chercher a attenuer, un grand homme d'Etat, un grand philosophe politique, et presque un grand citoyen. On ne peut s'empecher de songer, quoiqu'il ait ete bien servi par l'opportunite pour lui de la revolution, et par l'opportunite de sa mort, qu'il aurait pu jouer un plus grand role encore, et plus utile, en un autre temps Notez bien qu'au sien, il a eu un eclat incomparable, mais n'a servi a rien. Il a regne plus que gouverne dans l'Assemblee nationale; et apres lui, il n'est pas une parcelle de son systeme politique qui ait ete sauvee. Faites-le vivre au contraire en 1750 ou en 1816: son oeuvre est plus grande, son sillon est plus profond et plus fecond.--En 1750 il eut ete un philosophe politique aussi instruit, aussi penetrant et plus assure et decisif que Montesquieu, et il eut balance sans doute l'influence de Rousseau, etant plus competent en choses politiques que Rousseau, et aussi grand orateur. Il eut ete le grand theoricien politique du XVIIIe siecle.--En 1816 ou en 1830, il aurait ete ce qu'il a particulierement reve de devenir, un grand ministre, le ministre d'Etat d'une monarchie constitutionnelle et parlementaire, puissant a la cour par son ascendant personnel, puissant a l'Assemblee par sa parole, et populaire, ou tout au moins, souleve, de temps a autre, par de grandes et subites marees de popularite, parce qu'il est du temperament des Mirabeau d'etre alternativement adores et execres de la foule.--Cette destinee, qu'il a cru saisir, lui a manque, et je ne dis point parce qu'il est mort prematurement, car il allait sombrer comme homme politique au moment ou il a succombe a la maladie, mais parce que la revolution ne pouvait ni etre contenue par qui que ce fut, ni supporter un grand esprit pondere et un politique de grandes vues.--Personne, malgre les apparences, n'a plus manque son moment que Mirabeau. Il meritait de gouverner la France, et la France presque jusqu'a sa fin n'a pas su precisement si elle devait le prendre tout a fait au serieux; il meritait de parler a l'Europe au nom de la France, et l'Europe ne l'a vu que comme diplomate secret de quatrieme ordre et d'air interlope a Berlin, et comme ecrivain a la journee ou a la lache chez les libraires de Hollande. Un roi absolu l'aurait tres probablement decouvert, choisi et garde, comme un Colbert ou un Louvois, ou accepte, subi et garde, comme un Richelieu; sous un roi constitutionnel, il serait certainement parvenu tres vite au premier rang par les elections et les assemblees. Il est arrive juste au moment ou il ne pouvait jouer qu'un role horriblement difficile, et mal compris et suspect, quoique eclatant, et ou il ne lui aurait servi a rien de vivre davantage.--La gloire litteraire n'est pas une compensation suffisante pour de tels hommes; elle peut leur etre une consolation. Cette consolation, Mirabeau mourant a pu pleinement en gouter la saveur flatteuse, decevante encore pour un ambitieux de sa taille, et un peu amere. ANDRE CHENIER I L'HELLENE Aux premiers abords, et a un premier point de vue (qui peut-etre est le vrai, et ou nous finirons peut-etre par nous arreter), Andre Chenier apparait dans le XVIIIe siecle comme un isole. Il constitue comme un _cas_ extraordinaire, et qui etonne. C'est un poete dans un siecle de prose, un "ancien" dans un siecle ou les anciens ont cesse d'inspirer la litterature, un "grec" dans un temps ou l'on est aussi eloigne que possible de ces sources antiques de l'art europeen. Est-ce un precurseur? Est-ce un retardataire? A coup sur c'est un fourvoye dans son siecle. On dirait un homme de la Pleiade ne en retard. Autour de lui on goute les anciens, sans doute, mais avec ce sentiment du progres et cette certitude de superiorite qui fait de l'approbation une maniere d'acquiescement et de la complaisance une forme de mepris intelligent. On les goute en les corrigeant, et en montrant par l'exemple des modernes de quels chefs-d'oeuvre ils etaient les premieres ebauches, et quels merveilleux artistes ils devaient devenir dans les derniers de leurs disciples. Chenier les goute naivement et cordialement, par un retour a eux, nom par un retour sur lui-meme. Il est possede de leur charme avec cette passion dont etaient pleins les hommes du XVIe siecle a la premiere decouverte du monde ancien. Son gout, tres vif, trop peu remarque, pour les ecrivains du XVIe siecle francais, complete cette analogie. On voit bien qu'il se sent de leur famille. Il aime Rabelais. Il aime Montaigne. A la verite il n'aime pas Ronsard, parce que son gout est plus pur que celui de Ronsard. Comme il goute l'antiquite sans effort, la trace de l'effort, de la violence dans l'admiration, dans la prise de possession et dans le rapt de l'antiquite, qui est le propre de Ronsard, lui deplait, sans doute, et l'effarouche. Mais s'il eut connu Joachim du Bellay, a coup sur il l'eut, aime, et certes il lui ressemble par beaucoup de traits. Revenir a l'inspiration antique sans avoir rien du mauvais gout de la Pleiade, c'etait recommencer Malherbe avec moins de secheresse, de rigueur, de pedantisme, et d'instincts belliqueux et proscripteurs; et en effet il etudie Malherbe, l'annote et le commente. presque avec amour, avec respect, avec gratitude, et avec discernement. Un homme de la Pleiade _averti_, discret, judicieux, d'humeur aimable, et homme du monde plus qu'homme du college, voila Andre Chenier. Ajoutez un homme de la Pleiade qui serait plus grec que latin. Une des erreurs de notre seizieme siecle, qui savait du reste aussi bien la Grece que Rome, a ete d'imiter les Romains plus que les Grecs, et, nonobstant la _Defense et illustration_, de piller plutot le Capitole que le Temple de Delphes. Chenier est grec plus profondement, plus intimement. S'il est latin, et beaucoup trop, dans ses _Elegies_, il n'est que grec dans ses _Idylles_, dans ses fragments epiques, qui sont ses vrais titres de gloire. Homere, Theocrite, Callimaque Bion, et l'Anthologie, voila ses vrais maitres, sans cesse relus, sans cesse medites, transformes en substance de son esprit. "Il est du pays", comme disait Voltaire de Dacier, et il a vecu au bord de la mer ou a roule Myrto. Quelque chose lui en echappe, et precisement comme aux hommes de la Pleiade, le haut sentiment philosophique et religieux, le sens du mystere, qu'a leur maniere ont eu les Grecs, comme tous les hommes qui ont ete capables de meditation, et que les Grecs ont connu beaucoup plus, meme, que les Latins. On ne trouvera pas dans Chenier un echo de Platon, qu'on peut trouver, avec un peu de complaisance, dans Joachim du Bellay, qu'on trouvera, du premier coup et sans chercher, dans Lamartine. C'est bien pour cela, remarquez-le, que Chenier s'inspire peu des tragiques atheniens, depositaires et interpretes, si souvent, du sentiment religieux grec, et qui ont, si souvent, medite sur le secret obscur et effrayant de la destinee humaine. C'est la Grece pittoresque, la Grece des beaux rivages, des belles collines, des groupes gracieux autour d'une source, des theories harmonieuses le long de la mer retentissante, des choeurs dansants sur la montagne blanche, dans le ciel bleu, qui ravit son esprit, leger comme l'air leger des Cyclades. Son horreur pour les poetes du Nord vient de la. Il deteste ces artistes "tristes comme leur ciel toujours ceint de nuages, sombres et pesants comme leur air nebuleux", et "enfles comme la mer de leurs rivages". Fuyons de toutes nos forces "la pesante ivresse De ce faux et bruyant Permesse Que du Nord nebuleux boivent les durs chanteurs;" et ne respirons que les senteurs fines et delicates, l'odeur de bruyere et de thym qui vient, dans un murmure de flute, des pentes de l'Hymette ou des ravins de Sicile. Et, en effet, il a l'air, le gout et le parfum de la Grece. Plus que tout autre poete francais, il atteint, quelquefois, la largeur et la simplicite homerique, comme dans l'_Aveugle_, et (un peu moins) dans le _Mendiant_; et aussi la grace plus molle et plus paree, bien seduisante encore, des alexandrins, comme dans la _Jeune Tarentine_; et surtout, ce qui plus que toute chose a ete le propre des Grecs, et des Latins qui ont su les imiter, la ligne nette, souple et sobre, admirablement pure, deliee et elegante du bas-relief. Il parle de _quadro_, souvent, en songeant a ce qu'il fait, ou veut faire, de petits tableaux restreints, delicats, bien composes et fins. C'est plutot de frises qu'il devrait parler, de groupes legers, sans profondeur, sans vigoureux relief, sans musculatures fortement accusees, sans expression de passions vives et puissantes, mais d'un dessin net, d'une precision elegante, d'un mouvement aise et noble, s'enlevant legerement et glissant avec grace sur la blancheur et la finesse polie d'un marbre pur. C'est proprement la son domaine, son originalite, son don secret, sa facon de voir les choses qui n'est a aucun degre celle des autres, le sentiment de beaute qu'il apporte avec lui, que ses predecesseurs du XVIe siecle n'ont eu qu'a moitie et par accident, et qu'il transmettra a d'autres. C'est bien par la qu'au XVIIIe siecle, et il en eut ete presque de meme au XVIIe, il est isole. Le sens du sobre, du discret, et de l'harmonieux, et du pittoresque, et surtout du sculptural, oh! que voila bien ce que n'avaient pas ces polemistes, ces pamphletaires, ces ideologues, et ces poetes de salon, et ces romanciers d'alcove, et ces experts en sensibilite bourgeoise du XVIIIe siecle! Ce qu'il faut se figurer pour bien comprendre, c'est Fontenelle, Montesquieu, Crebillon pere ou fils, Voltaire, Marivaux, Diderot surtout, Rousseau lui-meme, et je parle de celui qui fut poete, non point, par consequent, de celui qui a fait des vers, face a face avec l'_Aveugle_, la _Jeune Tarentine_, ou l'_Oaristys_. Il faudrait remonter, pour trouver qui le comprit; remonter jusqu'a Racine et La Fontaine, et, par dela, jusqu'a Ronsard, qui eut reconnu et salue, tout en la trouvant trop nue, et insuffisamment fastueuse, "la douce muse theienne". Aussi notez bien que cet isolement, il le sentait. Encore qu'il voulut rester longtemps inedit, il publiait, de temps en temps, quelques vers. Lesquels? Les idylles antiques jamais. Les elegies voluptueuses, non pas tout a fait; mais deja un peu. Il les montrait a ses amis, aux bons du Pange, aux bons Trudaine. Mais ce qu'il donnait au public, peut-etre, helas! le trouvant bon, a coup sur le sentant dans le gout des contemporains, c'etait le _Serment du jeu de Paume_ et les _Suisses de Chateauvieux_; et par cela seul qu'il songeait au public en ecrivant ces poemes, les pires defauts du temps en toute leur lamentable perfection, nous le verrons assez, s'y etalaient avec confiance. Seul dans sa chambre, entoure de ses chers livres grecs et latins, ne songeant qu'a satisfaire son intime penchant, il laissait la belle source grecque "se frayer murmurante un oblique sentier" et chanter delicieusement a ses oreilles. Et pourtant disons bien tout, au risque de sembler nous contredire. Chenier est seul de sa valeur, de sa fine essence, de son sentiment delicat et sur des choses grecques et de la beaute antique; mais isole, c'est aussi trop dire. Il y a, en cette fin du XVIIIe siecle, une veritable petite renaissance des etudes antiques, qui, certes, n'a pas cree Chenier mais dont Chenier a profite. On venait de retrouver Pompei, et les esprits, non pas tous, recommencaient a se tourner de ce cote-la. Les _Analecta_ de Brunck venaient de paraitre, dont Chenier, qui connut Brunck personnellement, faisait son livre de chevet. Winckelmann, que Chenier a pu lire dans la traduction de Huber, donnait aux etudes sur l'art antique une forte impulsion, et communiquait son vif, un peu indiscret, mais salutaire enthousiasme. Et c'etait les voyageurs en Grece, Choiseul-Gouffier, Guys, ami de Mme de Chenier, avec qui Chenier s'est entretenu souvent, qui rapportaient de la terre sacree des impressions et des souvenirs. Et, a l'ecart, au milieu de ses medailles, de ses livres, et de ses dix mille fiches, le patient Barthelemy mettait la Grece en mosaique par petits morceaux numerotes.--C'etait tout un petit monde grec, tres passionne, tres epris, un peu inapercu en son temps, et de petit bruit dans la grande rumeur, mais qui faisait son oeuvre, reprise et agrandie plus tard. Chenier a parfaitement connu cette societe de grands travailleurs et de demi-artistes, et a parfaitement entendu ce petit bruit-la. Son originalite, a lui poete, a ete d'aller de ce cote, ou semblait etre seulement un atelier d'erudits et un cabinet de "medaillistes", et d'y voir et d'y sentir une vraie renaissance, un retour au vrai classique francais, et la tradition renouee. Il l'a renouee lui-meme tres fortement, moins par les "imitations" et traductions proprement dites que par l'air et le ton vrai. Ce serait une sottise ou une plaisanterie de vouloir retrouver toute la Grece dans Andre Chenier, et il y a toute une partie de l'art grec, et qui n'est pas la moins grande, ou il n'est nullement entre, mais il a eu en toute perfection le sens de l'epique, et de l'idyllique des Hellenes, le sens d'Homere, de Callimaque et de Theocrite. Il a compris la Grece comme un Romain tres intelligent des choses grecques la comprenait, comme l'entendaient un Catulle, un Horace, un Tibulle, un Properce, et, a dessein, tout en le nommant, j'evite un peu d'ajouter Virgile. Il a touche a Chio, a Alexandrie et a la Sicile, et s'est comme promene autour d'Athenes, a quelque distance, sans y entrer. Encore pratique-t-il Aristophane, et le goute, et l'imite souvent. Precisement, c'est qu'Aristophane, avec tant de dons, si divers, de genie poetique, Aristophane grand humoriste, grand fantaisiste, grand lyrique, idyllique charmant a la rencontre, ne connait pas ou ne saurait atteindre la grande poesie philosophique et religieuse, les hauts et purs sommets de l'imagination humaine; et Chenier pouvait entrer en commerce avec Aristophane. Ce n'etait pas le sol attique qui lui etait interdit; mais c'etait du moins le cap Sunium. Tel il a ete, extremement original en son temps, sinon par sa faculte creatrice, du moins par son gout, par son tour d'esprit, par la direction de ses recherches et par le choix de son imitation. Imitateur, soit, mais qui imitait ce dont personne, sauf les voyageurs et les savants, ne se souciait. Et maintenant, comme personne n'est un, et comme personne n'est vraiment original, un autre Chenier nous attire, qui, lui, fut tout a fait de son temps, et peut-etre trop. II CHENIER FRANCAIS DU XVIIIe SIECLE Chenier est ne a Constantinople, mais il a ete eleve en France et a passe sa jeunesse a Paris de 1780 a 1791; sa mere est nee grecque, mais c'est une Parisienne qui preside un salon litteraire ou trone Lebrun. C'est beaucoup que Chenier, mort si jeune, ait entrevu et meme embrasse un autre horizon que celui de l'_Almanach des muses_; mais qu'il eut echappe a l'influence de ce qu'on appelait en 1780 la poesie francaise, ce serait chose prodigieuse, et a la verite il n'y a pas echappe.--Un homme ecrit trois pages dans sa matinee, l'une pour lui, impression, sensation, reflexion ou souvenir; l'autre, billet a une belle dame chez laquelle il a dine la veille et qui se connait en beau style; l'autre, lettre a un ministre ou conseiller d'Etat. Ces trois pages ne se ressemblent aucunement: l'une a ete ecrite par l'homme, l'autre par l'homme du monde, et la troisieme par l'homme officiel. Il y a dans Chenier de la poesie, de la poesie mondaine, et de la poesie officielle. De ces deux dernieres la premiere est bien melee, souvent bien mauvaise, et la seconde, frequemment, ne laisse pas d'etre a faire fremir. C'est le gout du temps qui agit, et qu'il inspire parce qu'il faut le satisfaire. La poesie mondaine, la poesie elegante de ce temps est spirituelle, un peu fade et extremement tourmentee. C'est une rhetorique laborieuse et perilleuse ou l'on procede par trouvailles rares et rencontres extraordinaires d'expressions imprevues ou de syntaxes surprenantes. "Il est beau, quand le sort nous plonge dans l'abime, de paraitre le conquerir": voila du Lebrun. "Conquerir un abime": voila une expression trouvee, et que ne trouverait pas le premier venu. Chenier a ce style. Il dira, meme dans un fragment antique: ......et j'etais miserable Si vous (car c'etait vous) avant qu'ils m'eussent pris N'eussiez arme pour moi les pierres et les cris. Armer les pierres et les cris, c'est-a-dire s'armer de pierres et crier pour se faire craindre, voila tout a fait l'elegance, un peu bien penible et torturee, de 1780. Ajoutez-y la fadeur, c'est-a-dire je ne sais quelle grimace du sentiment qui en marque la recherche et en trahit la parfaite absence. Un berger qui dit a une bergere: Et devant qui ton sexe est-il fait pour trembler? est bien un berger de 1780. Enfin l'abus, je dirai meme l'usage de l'esprit dans les choses de sentiment, est ce qui jette sur toute poesie amoureuse la plus sensible impression de froideur. Chenier est un amoureux trop spirituel. Faire parler la lampe de sa maitresse infidele, c'est deja un tour trop ingenieux; mais c'est montrer qu'on n'aime point, et des lors que nous importent vos amours, que de lui faire dire, en conclusion: "On m'eteignit; Je cessai de bruler; suis mon exemple: cesse. On aime un autre amant, aime une autre maitresse. Souffle sur ton amour, ami, si tu me croi, Ainsi que pour m'eteindre elle a souffle sur moi. La chute en est jolie, et peut-etre admirable; mais a coup sur elle n'est pas amoureuse. Toutes les elegies ne sont pas, certes, ecrites continument de cette sorte. Mais l'impression generale en est au moins tiede. C'est un ambigu assez curieux, assez adroit aussi, mais quelquefois assez etrange, de l'ardeur sensuelle des Latins, ardeur qui s'excite et s'entraine avec de tres grands efforts, et des graces un peu mignardes du XVIIIe siecle, melange bizarre, quoique assez habilement dissimule, de Lesbie et de Pompadour.--Voila pourquoi, sans que je veuille entrer ici dans l'histoire tres obscure des amours d'Andre Chenier, il est si difficile de savoir a qui s'adressent ces adorations composites et pour qui fut bati ce temple de Cythere d'architecture hybride. Est-ce a des courtisanes ou a de grandes dames que parle, ou que songe Chenier? On ne sait trop, et dans la meme piece le ton de l'homme de cour, et le ton du Catulle ou du Properce s'entremelent ou s'entre-croisent. Une dame pourrait dire: "Pardon, Monsieur, en ce moment est-ce l'homme du monde qui parle, ou si c'est le poete latin?" Et jamais, sauf peut-etre une strophe a Fanny, ce n'est "le coeur vraiment epris" et passionne. Pour se rendre compte de tout ce qu'il y a la d'agreablement factice, mais de factice, il faut, apres une lecture de ces Elegies franco-romaines, lire notre grand elegiaque Musset, ou Henri Heine; et je ne dis point Lamartine, parce que je ne veux comparer Chenier elegiaque qu'a ceux qui, sensuels comme lui, ont bien comme lui ecrit l'elegie sensuelle, sans la rehausser par un grand sentiment ou un grand reve, mais en tirant du trouble des sens toute la vraie poesie, anxieuse, douloureuse, tragiquement fremissante, qu'il peut contenir, et qu'il contient en effet chez ceux qui l'eprouvent. Et je ne cherche pas a eviter _la Jeune Captive_. Je reconnais qu'elle est charmante. Un procede tres heureux, que Chenier a employe plusieurs fois[104], est ici d'un effet excellent: faire parler le heros principal du poeme avant de l'avoir presente ou annonce au lecteur. Ailleurs ce n'est qu'un procede, ici il y a un grand air de verite, et la scene se fait toute seule en l'esprit du lecteur. Nous sommes dans une prison; d'un coin sombre une voix s'eleve, murmurante, qui peu a peu se fait plus distincte; un prisonnier ecoute, se rapproche, entend, finit par voir la prisonniere, et pleure avec elle. [Note 104: _Jeune malade_.--_Jeune Locrienne_.] Et des traits exquis que je n'ai pas, parce qu'ils sont dans toutes les memoires, la sotte pudeur de ne pas repeter: _"Je ne veux point mourir encore!--Je plie et releve ma tete.--L'Illusion feconde habite dans mon sein.--J'ai les ailes de l'esperance.--Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux"_; et merveilleusement opposes l'un a l'autre en demi-chute et en chute de strophe: "_Je veux achever mon annee... Je veux achever ma journee._" Mais _la Jeune Captive_ n'est cependant pas denuee de toute rhetorique, cette serie d'images trop voisines les unes des autres (l'epi, le pampre, le printemps, la moisson, la rose a peine ouverte) est un developpement, et un developpement qui allait devenir un peu languissant au moment qu'il s'arrete. Il s'arrete; mais on a eu le temps d'etre inquiet. Chenier avait deja compose ainsi dans sa piece _A mademoiselle de Coigny_: "Blanche et douce colombe..."--"Blanche et douce brebis..." Rien de plus dangereux que cette methode, parce que rien n'est plus facile. Le lecteur tourne la page, dans la crainte, ou le malicieux desir, de voir s'il ne viendra pas un: "Blanche et douce gazelle..." Le trait final lui-meme de _la Jeune_ _Captive_ sinon la depare, du moins ne va pas sans l'affaiblir. Il n'est pas assez grave; on y voit comme se dessiner vaguement une reverence trop correcte et un sourire trop accompli. Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours Ceux qui les passeront pres d'elle, n'est point, si vous voulez, un madrigal, mais il en a bien un peu le tour et le geste. On n'est pas impunement du siecle de Boufflers. Lamartine lui-meme, une ou deux fois, et Victor Hugo, se ressentiront d'y etre nes, ou d'avoir connu des gens qui en etaient. Quant a ses poesies _officielles_ et destinees a la publication, on voudrait qu'elles ne fussent pas d'Andre Chenier. L'_Hymne a la France_ est bien d'un ecolier de Lebrun. C'est un modele du style classique en honneur au XVIIIe siecle. Il est presque tout en descriptions mesquines, menues et coquettes, et en periphrases elegantes. C'est la qu'on voit les canaux qui "joignent l'une et l'autre Thety"; et "les vastes chemins departis en tous lieux"; et le poete cherchant un asile obscur ou "sa main cultivatrice recueillera les dons d'une terre propice". C'est la qu'on peut admirer: "...Ces reseaux legers, diaphanes habits, Ou la fraiche grenade enferme ses rubis." Aux collectionneurs de periphrases classiques je ne puis me tenir de signaler, au moins en note, une piece rare. C'est le concierge de Camille: Ma Camille, je viens, j'accours, Je suis chez toi. Le gardien de tes murs, ce vieillard qui m'admire, M'a vu passer le seuil, et s'est mis a sourire. Le style par abstraction s'y rencontre aussi avec toute l'energie et tout le relief qu'on lui connait: J'ai vu dans tes hameaux la plaintive misere, La mendicite bleme, et douleur amere. Le _Jeu de Paume_, qui a du souffle, et, quoique trop long et surcharge, une certaine grandeur de composition, est bien difficile a gouter de nos jours. Il nous faudrait nous faire le tour d'esprit de Casimir Delavigne pour admettre ces apostrophes multipliees: "_O France!... o Raison!... o soleil!... o jour!... o peuple!... hommes!... Salut, peuple francais..._"; ou cet emploi vraiment indiscret de l'interrogation: Aux bords de notre Seine Pourquoi ces belliqueux apprets? Pourquoi vers notre cite reine, Ces camps, ces etrangers, ces bataillons francais...? De quoi rit ce troupeau?....... Et l'on souffre encore de tant de souvenirs mythologiques mal accommodes a la description de scenes revolutionnaires. Rien de plus etrange, je veux dire rien de plus naturel aux yeux des contemporains, que ce _Tiers-Etat_ compare a Latone "_deja presque mere_" courant la terre pour "_mettre au jour les dieux de la lumiere_", et dont la salle du Jeu de Paume "_fut la Delos_". L'_Hymne sur les Suisses de Chateauvieux_ a un debut eloquent et d'une redoutable ironie; mais voila bientot que la mythologie et les reminiscences classiques viennent tout refroidir et tout gater, jusque-la qu'il faut que les Suisses de Collot d'Herbois remplacent dans le ciel la chevelure de Berenice, parce que les poetes chantaient autrefois la chevelure de Berenice et qu'ils chantent maintenant les Suisses de Chateauvieux. C'etait le bel air des choses en ce temps-la. Dans une ode sur le vaisseau _le Vengeur_, le fils de Calliope devait apparaitre, au sommet glace de Rhodope. Rien de plus glace. Mais c'etait la poesie elevee, noble, et non "familiere", telle qu'on la comprenait autour de Chenier. Il prenait Lebrun pour son maitre, et Marie-Joseph Chenier pour son frere. Mais en verite, quand il se donnait tant de mal pour ecrire dans le grand gout, il reussissait a se tourner le dos a lui-meme. III CHENIER POETE PHILOSOPHE Il revait de tres grandes destinees poetiques, et de devenir tout different de ce qu'il etait, et un tel maitre poete que tout ce que nous avons de lui n'eut plus passe que pour etudes preliminaires; et ce qu'il a reve, je ne doute pas qu'il ne l'eut accompli. Cet "antique" etait, par ses idees, par les penchants les plus imperieux de son esprit, par une partie au moins, tres considerable, de ses etudes, le plus eveille et le plus hardi des modernes. Il aimait infiniment les sciences et la philosophie scientifique, avait une doctrine, mal arretee encore, mais qui se rapprochait du materialisme, ou plutot du _naturalisme_, adorait Lucrece, savait Buffon par coeur; et certes nous voila maintenant bien loin du pur hellene, et en plein courant du XVIIIe siecle. Il voulait profiter des decouvertes de la science moderne, et ecrire en vers ce poeme du monde que Buffon venait d'ecrire en prose. C'est bien ici qu'on voit l'influence puissante que Buffon a exercee sur cette fin de siecle, et autant sur l'esprit litteraire que sur l'esprit scientifique de cette epoque. Traduire Buffon en vers a ete l'ambition de trois poetes distingues de la fin du XVIIIe siecle, de Fontanes, de Delille et d'Andre Chenier. Chenier le proclame avec une pleine sincerite et naivete d'admiration: Souvent mon vol arme des ailes de Buffon Franchit avec Lucrece, au flambeau de Newton, La ceinture d'azur sur le globe etendue..... Dans les plans et projets relatifs a _Hermes_ que nous possedons, nous trouvons des pages entieres qui ne sont que des resumes de la "genese", de la geologie, de l'embryologie, et meme de l'anthropologie de Buffon[105]. Il n'est pas jusqu'a cette idee que j'ai signalee dans Buffon, de la constitution forcement aristocratique de l'humanite, toujours guidee par les grands hommes de pensee et de savoir, ne pouvant se passer d'eux, et valant, vivant meme par eux seuls, qui ne dut se retrouver, magnifiquement illustree, dans l'_Hermes_[106]. A cela il eut ajoute un peu de Lucrece, pour la partie irreligieuse[107]; car Chenier etait irreligieux, et _Hermes_ l'eut ete, et ce semble un peu de Rousseau pour ce qui aurait eu trait a la premiere constitution des societes[108]. [Note 105: Voir dans l'edition Becq de Fouquieres, au chant I de l'_Hermes_, les sec. II, III, IV, VI.] [Note 106: Voir dans l'edition Becq de Fouquieres, chant III de l'_Hermes_ sec. I.] [Note 107: Voir _ibid_. Chant II. sec. XI, XII, XIII, XIV.] [Note 108: Voir _ibid_. Chant III, sec. I, II.] Le poeme eut ete beau sans doute, et d'une singuliere grandeur. En tout cas, et, si j'en parle, ce n'est que pour montrer le sens poetique, l'instinct et le flair sur d'Andre Chenier au milieu meme du faux gout dont il n'a pas laisse de recevoir la contagion, ce poeme aurait eu cela de _vrai_, de vivant, de non artificiel, qu'il eut resume la pensee du siecle ou il aurait paru, qu'il nous eut donne dans un grand tableau la conception du monde et de l'humanite telle qu'elle etait, plus ou moins precise, dans les esprits de ce temps. Or un grand poeme est grand pour beaucoup de raisons diverses, mais d'abord a cette condition-la, et a cette definition repondent aussi bien l'_Enneide_ que l'_Iliade_ et le _Paradis Perdu_ que la _Divine Comedie_. Je ne sais donc si l'_Hermes_ eut ete un des grands poemes de l'humanite, mais je vois qu'il en courait le risque et qu'il en prenait le chemin. Peut-etre eut-il ete, a notre gout, decidement trop scientifique et "materialiste" au sens purement litteraire du mot. N'oublions pas, car je crois que nous nous en sommes apercus, que Chenier, a tout prendre, n'a pas infiniment d'imagination ni beaucoup de sensibilite. Son imagination a besoin d'aide, du secours d'un beau vers antique; c'est une belle et tres pure repercussion. Sa sensibilite est de courte verve et de sobre effusion. Il aurait donc sans doute, et les quelques fragments qu'il a ecrits semblent l'indiquer, decrit, admirablement decrit, car en cette affaire son talent est prodigieux, mais peu anime, peu echauffe et nourri de flamme, ce vaste sujet. Il aurait peu trouve ces imaginations, "ces visions" qui transforment, au risque de la denaturer un peu, mais qu'importe quand on ecrit un poeme? la verite scientifique en idee poetique. Un exemple, car ces procedes de poetes, ou bien plutot ces trouvailles, se sentent tres bien et ne se definissent guere. Chenier dit dans un fragment de l'_Hermes_: Je vois l'etre et la vie et leur source inconnue, Dans les fleuves d'ether tous les mondes roulants. Je poursuis la comete aux crins etincelants, Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances; Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses... En moi leurs doubles lois agissent et respirent; Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent; Sur moi qui les attire ils pesent a leur tour. Sans doute voila de tres beaux vers, a la fois exacts et d'un tres vigoureux relief. Mais Musset ecrit quelque part, et certes dans un poeme indigne de contenir cette page: J'aime!--voila le mot que la nature entiere Crie au vent qui l'emporte, a l'oiseau qui le suit, Sombre et dernier soupir que poussera la terre Quand elle tombera dans l'eternelle nuit! Oh! vous le murmurez dans vos spheres nacrees, Etoiles du matin, ce mot triste et charmant! La plus faible de vous, quand Dieu vous a creees, A voulu traverser les plaines etherees Pour chercher le soleil, son immortel amant; Elle s'est elancee au sein des nuits profondes; Mais un autre l'aimait elle-meme; et les mondes Se sont mis en voyage autour du firmament. Ce don de jeter une ame a travers les choses, et de faire d'une loi physique une pensee, un sentiment ou une passion, voila peut-etre ce qui aurait manque a Chenier. Le symbolisme peut etre, ou devenir, une manie; mais encore est-il que Chenier n'en a pas meme ete menace. Cependant c'etait la un beau projet, et dont le seul essai eut comme renouvele Andre Chenier. Il l'eut renouvele, je le crois assez; car il le forcait de devenir comme le contraire ou au moins l'inverse de ce qu'il avait ete jusque-la. Ce qu'il y a de tres interessant dans l'_Invention_, qu'il faut considerer comme la preface de l'_Hermes_, c'est que Chenier, dans ce manifeste litteraire, ou dans cette poetique, comme on voudra, conseille, promet et se promet d'etre en art ce qu'il n'avait nullement ete jusque-la, et ce qu'on ne pouvait guere prevoir qu'il dut, ou seulement qu'il voulut devenir. Se faire ou rester un ancien, latin ou grec, creer et entretenir en soi une ame et un esprit antique, avoir, et facilement et comme spontanement par l'accoutumance, les sentiments et le tour d'esprit d'un Ionien ou d'un Sicilien, et non seulement les sentiments, mais les sensations a la maniere antique, voir les choses avec leur couleur, et surtout avec leur contour, comme les voyait un ancien du siecle de Pericles ou de l'age d'Auguste, et entendre, et peut-etre gouter de la meme facon, et trouver la meme forme aux montagnes, le meme bruit au flot, le meme parfum aux fleurs et la meme saveur au baiser; instinct personnel, atavisme, education, ou tour de force de genie artificiel, c'avait ete le propre caractere tant du peintre de l'_Aveugle_ que de l'amant de "Camille" ou de "Fanny". --Et maintenant ce qu'il recommande, c'est d'etre _inventeur_, avant toute chose, "aux seuls inventeurs la vie etant promise"; c'est de ne plus "avoir les seuls anciens pour Nord et pour etoile"; c'est de ne plus "les cotoyer sans cesse"; c'est de ne plus "dire et dire cent fois ce que nous avons lu"; c'est de ne pas croire "qu'un objet ne sur l'Helicon a seul de nous charmer pu recevoir le don"; et "qu'on a tout dit et que tout est pense"; c'est de savoir regarder et comprendre "la Cybele nouvelle" qui s'est revelee aux hommes; c'est de puiser une inspiration nouvelle, et qui, suivant les pas de la science humaine, pourra etre indefinie, dans le tableau deroule devant nous des choses telles qu'elles sont maintenant, c'est-a-dire telles que les yeux modernes ont appris a les voir. Mais les anciens, qu'en faut-il donc faire?--Ils restent nos maitres, mais les maitres de notre forme, non plus de notre pensee, et non plus ni de notre coeur ni de notre esprit, mais de notre plume. Pour cet usage et ce profit gardons-les soigneusement, et avec amour. Qu'ils nous apprennent a ecrire avec nettete, avec force et avec eclat, et qu'on croie bien qu'eux seuls, d'ici a longtemps, peuvent nous donner cet enseignement et cet exemple. Qu'on les pratique donc, non pour les contrefaire, mais pour faire, aussi bien qu'eux, autre chose.---Et voila la nouvelle pensee d'Andre Chenier, comme son nouveau dessein, et elle ressemble a l'ancienne en ce que la preoccupation de l'antique y est encore, mais si bien tournee a un autre but, que c'est toute la conception d'Andre Chenier qui s'est comme renversee. L'aimable poete qui jusque-la sur des pensers anciens faisait des vers quelquefois un peu jeunes, a pour but desormais et pour maxime: Sur des pensers nouveaux faire des vers antiques. De telle sorte que, comme je l'ai fait prevoir, il y a bien au moins trois Cheniers, l'un antique dans sa pensee et dans sa forme; l'autre contemporain de ses contemporains par sa maniere de penser et de sentir, et celui-la d'une forme un peu incertaine et flottante, quoique encore soutenu souvent par l'imitation de l'antique; le troisieme enfin, qui voulait naitre, et dont nous ne connaissons que les promesses, et qui, sauf la forme, que du reste il eut certainement ete force de modifier tout en la gardant forte et pure, pretendait bien depasser le premier et oublier completement le second. Seulement, de ces trois Cheniers, le troisieme n'est interessant que comme indication de tendances, et promesses, et deja demi-puissance de renouvellement; et dans toute etude sur Andre Chenier c'est bien toujours aux deux autres qu'il en faut revenir. IV OEUVRES EN PROSE Les oeuvres en prose d'Andre Chenier ne depassent pas la mesure d'un beau talent ordinaire de polemiste; et tout en faisant honneur au genie d'Andre Chenicr en font encore plus a son caractere. Il a brillamment soutenu de 1789 a 1793 la cause de l'ordre, de la raison et de la justice; il a parfaitement merite l'echafaud, et voila, sans lui faire beaucoup de tort, a quoi l'on pourrait borner l'appreciation de ses articles et pamphlets. Si l'on voulait plus de details, je dirais que ce qui frappe en lisant ces pages, c'est le caractere sain et pur de la langue. Andre Chenier a quelque chose, on l'a vu, de la declamation de l'epoque revolutionnaire dans ses vers officiels et de circonstance. Il n'en a absolument aucune trace, ce qui surprend, mais agreablement, dans ses articles. Ils sont ecrits, a tres peu pres, dans la langue severe et sobre du XVIIe siecle. Vigoureux du reste, et souvent d'un beau mouvement, ils sentent l'homme qui deviendrait tres facilement orateur, et qui, dit-on, a ses heures, l'etait en effet. Eleve de Buffon et de Rousseau, a tant de titres, il l'est aussi de Mirabeau, et la longue phrase periodique (un peu trop longue peut-etre) s'etale et se deroule dans ses brochures, comme dans les plus courts ecrits de Mirabeau, avec une ampleur assez imposante. Rappelez-vous une page de Mirabeau, a peu pres au hasard, car il n'a pas, et c'est son defaut, en plus d'un style, et lisez cette page de Chenier, qui du reste vaut qu'on la lise: "Si les representants du peuple ne sont point interrompus dans l'ouvrage d'une constitution, et si toute la machine publique s'achemine vers un bon gouvernement, tous ces faibles inconvenients s'evanouissent bientot d'eux-memes par la seule force des choses, et on ne doit point s'en alarmer; mais si, bien loin d'avoir disparu apres quelque temps, l'on voit les germes de haines publiques s'enraciner profondement; si l'on voit les accusations graves, les imputations atroces se multiplier au hasard; si l'on voit surtout un faux esprit, de faux principes fermenter sourdement et presque avec suite dans la plus nombreuse classe de citoyens; si l'on voit enfin aux memes instants, dans tous les coins de l'Empire, des insurrections illegitimes, amenees de la meme maniere, fondees sur les memes meprises, soutenues par les memes sophismes; si l'on voit paraitre souvent, et en armes, et dans des occasions semblables, cette derniere classe du peuple, qui, ne connaissant rien, n'ayant rien, ne prenant interet a rien, ne sait que se vendre a qui veut la payer; alors ces symptomes doivent paraitre effrayants." Ce ton oratoire, tres soutenu, qui etait du reste le ton ordinaire dont on usait alors toutes les fois qu'on parlait politique, mais qui seulement chez les hommes de merite et d'education litteraire devenait un style, est, chez Andre Chenier, imposant, eleve et de grande allure. Quelquefois (encore que tres rarement) il touche a la vraie et grande eloquence, et rappelle la dialectique enflammee des _Provinciales_. Ce qui suit, avec plus de relief, de verdeur et quelque chose de plus dru dans l'expression, serait une page de Pascal: "Ils declarent abhorrer ces mots d'ordre, d'union et de paix, parce que, disent-ils, c'est le langage des hypocrites. Ils ont raison. Il est vrai, ces mots sont dans la bouche des hypocrites; et ils doivent y etre, car ils sont dans celle de tous les gens de bien; et l'hypocrisie ne serait plus dangereuse et ne meriterait pas son nom, si elle n'avait l'art de ne repeter que les paroles qu'elle a entendues sortir des levres de la vertu... C'est ainsi que certains demagogues se revetent d'une autorite censoriale et distribuent des brevets de civisme, de la meme maniere que certaines gens dans tous les pays ont dit, disent et diront que vouloir les soumettre aux lois, c'est attaquer le ciel meme et etre ennemi de Dieu et de la vertu." Parfois enfin, mais plus rarement encore, cette puissance un peu diffuse d'ironie se ramasse en un trait vif et acere et qui part en sifflant. Je dis que cela est tout a fait rare. En general, Chenier n'a pas le trait, et du reste, ne le cherche pas. Cependant on n'est pas aussi bien doue que Chenier, et tout fulminant d'honnete colere, et contemporain de Chamfort, sans trouver quelquefois une epigramme souple, brillante et aigue. En voici: "Il est incontestable que, tout pouvoir emanant du peuple, celui de pendre en emane aussi; mais il est bien affreux que ce soit le seul qu'il ne veuille pas exercer par representant"--"Je reconnais la cet _honneur de corps_, l'eternel apanage de ceux qui trouvent trop difficile d'avoir un honneur qui soit a eux."--Mais Chenier a trop peu de ces vives saillies pour un journaliste. Il est convaincu, vigoureux, eleve, eloquent, ecrivain pur, le tout avec un peu de monotonie. On lira toujours ses oeuvres en prose, parce qu'il a laisse de beaux vers. V L'ECRIVAIN A s'en tenir simplement aux questions de style, Chenier, si peu inventeur en tout autre chose, est un veritable createur. Nous ne dirons plus un mot, bien entendu, ni des "poesies officielles" ni meme des _Elegies_, ou il est tres rare, quoique cela arrive, de trouver une expression neuve, originale et jaillie de source. Mais il faut etudier, et de tres pres, le style des _Idylles_ et des fragments epiques. Il est d'une nouveaute et d'une fraicheur souvent merveilleuses. Il est la creation naturelle d'un homme qui a garde dans l'oreille et comme melee a ses sens la modulation de ces langues anciennes qui etaient des musiques. Le principal merite de cette langue de Chenier, auquel on pourrait ramener toutes les autres, c'est en effet la _qualite du son_. La langue francaise s'assourdissait depuis Racine. Ternie par les abstractions et les formules, elle etait surtout eteinte par les mots lourds, sourds et secs. "L'heureux choix de mots harmonieux", et, plutot encore, la disposition harmonieuse des mots melodieux etait chose oubliee et desapprise. La langue de Rousseau, remarquez-le, est beaucoup plus _nombreuse_, et _rythmee_, que melodieuse a proprement parler. Elle ne laisse pas d'avoir, relativement, quelque chose de compact encore et de trop solide. Les sonorites legeres et cristallines de La Fontaine, l'air circulant au travers des alexandrins, la note detachee, la phrase musicale, trop courte encore, mais ayant son dessin tres net et tres sensible a l'oreille, voila ce qu'en remontant jusqu'au XVIIe siecle, je cherche avant Chenier sans le pouvoir trouver. Les vers sont faits pour etre retenus, et pour nous accompagner en chantant dans notre tete, quand nous allons nous promener. Les vers latins, les vers grecs ont presque tous cette vertu; les vers francais ne l'ont pas toujours. Il n'y a que Ronsard, du Bellay, Malherbe, Racine, La Fontaine, puis Chenier, puis Lamartine, Hugo, Vigny et Musset qui aient eu le don d'en ecrire beaucoup de tels. Les vers "amis de la memoire", comme a dit excellemment Sainte-Beuve, sont seuls, a proprement parler, des vers, parce que, s'ils sont amis de la memoire, c'est qu'ils sont amis de l'oreille. Chenier avait cette faculte poetique, qui n'est pas toute la poesie, et tant s'en faut, mais qui en est une partie essentielle, a un degre tout a fait superieur et extraordinaire. Grace a elle, il reussissait surtout au morceau descriptif et au fragment epique. Ce sont ses deux talents indiscutables. Je ne rappelle pas le debut de l'_Aveugle_, ni la _Jeune Tarentine_, a tous les egards le chef-d'oeuvre d'Andre Chenier. Mais dites-vous a haute vois ces quatre vers: Mais l'onde encor soupire et sait le rappeler; Sur l'immobile arene il l'admire couler, Se courbe, et s'appuyant a la rive penchante, Dans le cristal sonnant plonge l'urne pesante. Et pour ce qui est du talent epique, rappelez-vous cette mort d'Hercule, que Victor Hugo, deja guide par son instinct epique, saluait avec admiration en 1819: .......Il monte. Sous nos pieds Etend du vieux lion la depouille heroique. Et l'oeil au ciel, la main sur sa massue antique, Attend sa recompense et l'heure d'etre un Dieu. Le vent souffle et mugit, le bucher tout en feu Brille autour du heros, et la flamme rapide Porte au palais divin l'ame du grand Alcide. Et voila pourquoi j'ai tant insiste sur l'_Hermes_, qui n'a pas ete ecrit. C'est qu'un grand poeme scientifique et philosophique sur l'histoire du monde comporte et reclame surtout le talent descriptif et le genie epique, et qu'a ces deux titres personne plus que Chenier n'etait capable de conduire brillamment l'histoire du monde depuis L'Ocean eternel ou bouillonne la vie. jusqu'a cette conquete du monde par les races civilisees, par le genie scientifique, que n'emeut pas et n'arrete point Des derniers Africains le cap noir de tempetes. VI LE VERSIFICATEUR On a beaucoup exagere l'invention rythmique d'Andre Chenier, la reforme, la revolution rythmique apportee par Andre Chenier dans la versification francaise. Il etait en cela tres loin du but, je dis de celui-la meme qu'il cherchait. Il s'essayait; il brisait le rythme uniforme de la versification de son temps; il ne s'en etait pas encore fait un qui lui fut personnel. Il n'etait encore qu'un insurge, il n'etait pas encore un conquerant. En cela, comme en autre chose, et ce n'etait pas un mauvais chemin, il remontait a la Pleiade, et retrouvait cette liberte de coupes que Ronsard et ses amis, un peu indiscretement, avaient pratiquee. Mais la liberte de coupes n'est nullement par elle seule une invention de rythmes heureux; elle permet seulement d'en trouver. Que le vers "n'ose pas enjamber", cela est tres deplorable; mais qu'il ose enjamber, cela ne suffit pas a le rendre beau; il faut qu'il enjambe en sachant pourquoi. Un rythme est l'expression d'une pensee,--ou l'image d'un sentiment,---ou la peinture soit d'une forme, soit d'un mouvement. Tout rythme, toute coupe exceptionnelle, ne doit etre risquee que pour donner la sensation de quelque chose, pensee, sentiment, mouvement ou forme, qui soit, aussi, extraordinaire, et pour en donner la sensation exacte. D'une part, donc, hasarder une coupe exceptionnelle sans raison appreciable au lecteur, n'est pour lui qu'un heurt inutile, et partant un deplaisir;--d'autre part multiplier les coupes exceptionnelles inutiles finit par faire perdre de vue toute espece de rythme et par donner la pure sensation de la prose, comme dans l'_Albertus_ de Gautier, et la plupart des vers de Baif;--et enfin risquer une coupe exceptionnelle, a dessein, avec une raison, pour un effet, mais ne pas atteindre cet effet, parce qu'on n'a pas trouve le rhythme juste qui le devait produire, c'est un contre-sens rythmique. Ces trois defauts ne laissent pas d'etre frequents dans Chenier. Il a deux procedes coutumiers de coupes exceptionnelles, le rejet monosyllabique et la coupe 9-3 (neuf syllabes sans arret, puis trois). Ce sont des coupes tres exceptionnelles, tres risquees; il en abuse. Elles sont dans son oreille, une fois pour toutes; elles ne sont pas _dans sa sensation actuelle_, au moment meme ou il veut peindre quelque chose, et s'imposant a lui pour le peindre; et partant elles sont plutot un procede qu'une inspiration. Quelquefois, quoique plus rarement, la multiplicite des coupes exceptionnelles ramene le vers a la prose pure: La liberte du genie et de l'art T'ouvre tous ses tresors. Ta grace auguste et fiere De nature et d'eternite Fleurit. Tes pas sont grands. Ton front ceint de lumiere Touche les cieux. Ta flamme agite, eclaire, Dompte les coeurs La liberte...... C'est presque un jeu d'ecolier qui s'emancipe d'amener ainsi qu'il suit un rejet ambitieux: _Strophe XI_. L'Enfer de la Bastille a tous les vents jete Vole, debris infame et cendre inanimee; Et de ces grands tombeaux, la belle Liberte Altiere, etincelante, armee. _Srophe XII_. Sort!--..... Enfin sa coupe exceptionnelle ne dit pas toujours ce qu'elle veut dire. Dans l'exemple precedent, ni _vole_, ni _sort_, a les prendre en eux-memes seulement, ne sont tres heureux. Ce n'est pas un monosyllabe sec qui exprime bien la fuite et la dispersion dans le vent de la fumee et de la cendre d'un chateau fort incendie. Il exprimerait mieux une fleche dardee ou une fusee qui file.--Ce n'est pas un monosyllabe sec qui exprime l'apotheose de la Liberte se dressant et planant sur les ruines. Trois syllabes y conviendraient mieux.--De meme dans cette peinture des elections de 1789: Tous a leurs envoyes confieront leur pouvoir. Versailles les attend. On s'empresse d'elire; _On nomme_. Trois palais s'ouvrent pour recevoir Les representants de l'Empire. Cette cheville en rejet est une lourde faute et je m'y arrete point, de peur d'y trouver du burlesque. Longtemps Chenier n'eut, ni dans ses alexandrins, ni dans ses vers lyriques, le sentiment de la periode poetique. Son style en prose est periodique, son style en vers ne l'est nullement, a l'ordinaire. Comme il etait doue, comme il adorait les anciens, et comme il faisait des vers latins, il la cherchait, cette periode en vers, et on le voit s'y essayer souvent. Ses essais furent longtemps malheureux. Sa strophe du _Jeu de Paume_ est longue, lourde et penible. Ces dix-neuf vers, dont dix alexandrins, sept octosyllabes et deux decasyllabes, combines de telle sorte que tantot deux alexandrins tombent sur un octosyllabe, tantot un alexandrin sur deux octosyllabes, tantot trois alexandrins sur un octosyllabe, tantot un alexandrin sur un decasyllabe, ne sont pas un rythme pour une oreille francaise; c'est une methode, au contraire, pour rompre continuellement le rythme a mesure qu'il commence a se dessiner, pour derouter l'oreille des qu'elle s'apprete a suivre une courbe melodique. Elle y renonce, et on lit tout le _Jeu de Paume_ avec cette sensation, bien contraire au dessein de l'auteur, qu'il est ecrit en vers libres. Vers la fin de sa carriere il trouva la periode poetique, en vers lyriques du moins, c'est-a-dire qu'il trouva la strophe pleine, nettement coupee et soutenue, dans _Charlotte Corday_ et dans la _Jeune Captive_. Il trouva aussi, car il peut passer pour en etre presque l'inventeur, un rythme agile, nerveux et bondissant qui est d'un merveilleux effet dans l'invective et qu'il a manie tout a fait en maitre. C'est ce qu'il appelle l'Iambe. Ceci est veritablement une petite conquete. "L'Iambe" consiste dans l'entrelacement _regulier_ et continu de l'alexandrin a rime feminine et de l'octosyllabe a rime masculine. Cela existait dans la versification francaise, mais en _strophes_. Deux alexandrins et deux octosyllabes, rimes croisees, formaient une strophe; puis, apres un fort repos, une autre strophe semblable commencait. De ce systeme rythmique Chenier avait meme sous les yeux un exemple tout recent, la derniere ode de Gilbert. Ce qu'il a imagine, c'est de supprimer le repos. Des lors on a un rythme continu, tres rapide, tres impetueux, d'une marche ardente en avant, un des plus beaux de notre versification. Ce sont les distiques elegiaques latins, plus courts, partant plus rapides par eux-memes, et, en outre, avec une plus grande difference entre le vers long et le vers court, ce qui double la force du jet et la saillie de l'elan.--Et comme le rythme est continu, le poete peut y _faire sa strophe_ a son gre, tantot partir de l'octosyllabe, tantot de l'alexandrin, tantot s'arreter en chute de periode sur l'alexandrin et tantot sur l'octosyllabe, varier ses effets a l'infini dans un dessin rythmique arrete pourtant et tres net qui est une certitude pour l'oreille. Chenier avait comme tourne autour de ce rythme dont il avait l'instinct secret et la confuse impatience. Dans "_A Byzance_" on surprendra les tatonnements de l'Iambe. C'est d'abord la stance de trois alexandrins tombant sur un octosyllabe; puis une strophe qui mele alexandrins et octosyllabes en partant d'un octosyllabe et en s'arretant sur un octosyllabe aussi; puis une strophe partant d'un octosyllabe et s'arretant sur un alexandrin; puis une strophe entre-croisant les uns et les autres, mais ayant un alexandrin au debut et a la chute (et remarquez que dans tout cela le decasyllabe, dont l'union soit a l'octosyllabe soit a l'alexandrin est antimusicale, a disparu); et c'est enfin l'iambe pur: "Sa langue est un fer chaud..."; et il le nomme: "Archiloque aux fureurs du belliqueux iambe..."; et il le manie deja avec beaucoup d'aisance, de surete et de vigueur.--Dans les _Suisses de Chateauvieux_, et surtout dans les _Vers ecrits a Saint-Lazare_, il en fera un admirable instrument de passion et d'eloquence. VII On voit quel homme superieur etait Chenier et quel grand homme il allait devenir. Il faut se le figurer comme un excellent poete imitateur qui allait se degager et devenir original lorsqu'il a ete frappe; et qui avait pleinement acquis, juste a ce moment, une perfection de forme capable de soutenir tous les sujets et d'etre a la hauteur d'une forte inspiration personnelle.--Tel que nous l'avons, il est quelque chose comme notre Tibulle, un Tibulle qui aurait quelquefois la voix d'un Juvenal, et beaucoup plus souvent l'art laborieux, et les trop bonnes etudes, et la memoire indiscrete d'un Properce. Il etait peu connu comme poete a l'epoque ou il a vecu. Il etait discret, montrait peu ses vers et les publiait encore moins. Le _Jeu de Paume_ et les _Suisses_, c'est tout ce qu'il a fait imprimer en fait de poesie de son vivant. Il ne faut pas tout a fait croire cependant que Chenier ait eclate tout a coup en 1819, lors de l'edition de Latouche, et fut absolument ignore auparavant. La _Jeune Captive_ avait paru six mois apres sa mort dans la _Decade_, et la _Jeune Tarentine_ dans le _Mercure_ de 1811. Chateaubriand cite plusieurs fragments des Idylles dans une note du _Genie du Christianisme_; et Millovoye publia plusieurs fragments du poeme _L'Aveugle_ dans les notes de ses elegies. Chenier etait donc connu des lettres de 1794 a 1819. Mais il etait inconnu du public. Latouche en publia une edition incomplete (les notres le sont encore) et tres fautive, qui tomba en pleine revolution romantique et fit grand bruit dans une societe toute preoccupee de poesie. Il y eut un phenomene litteraire assez curieux. Les revolutions litteraires ressemblent tellement aux autres, et leurs auteurs savent si peu ce qu'ils font, que les romantiques prirent Chenier pour un des leurs, pour un precurseur et un allie. C'etait le moment ou, par horreur de Racine et Boileau, les Romantiques chantaient la gloire de Ronsard, sans se douter que Ronsard est le plus classique des classiques, et le pere de tout le "classicisme" francais. L'erreur fut la meme a l'egard de Chenier, etoile nouvelle de la vieille Pleiade. De plus, Chenier avait certaines hardiesses de metrique qui seduisaient les novateurs. Il n'en fallut pas plus pour declarer Chenier romantique et meme pour soupconner Latouche d'avoir imagine les poesies qu'il publiait a l'effet de soutenir la nouvelle ecole. Cette singuliere confusion s'est prolongee, et l'on represente encore quelquefois Chenier comme un precurseur de la litterature moderne. C'est une erreur absolue. C'est le dernier des poetes classiques, qui s'est distingue des poetes classiques de son temps en ce qu'il l'etait veritablement, et remontait aux sources au lieu de contrefaire des imitations; mais il est classique exclusivement, sans avoir meme le soupcon des sentiments, passions et etats d'esprit qui seront familiers a Chateaubriand, a Vigny, a Lamartine, et par consequent a Hugo. Le mot a retenir, c'est celui ou Sainte-Beuve avait fini par en venir, apres avoir longtemps dit sur Chenier des choses moins justes: "C'est notre plus grand classique en vers depuis Racine". Il n'a pas ete cependant sans influence sur une certaine partie de la litterature du XIXe siecle. Chateaubriand avait montre qu'on pouvait, tout en etant tres original, et de son pays, et de sa religion, et de son temps, avoir le profond sentiment de la beaute antique et en tirer d'admirables choses. Par ce cote de son genie, il venait en aide a Chenier en quelque sorte, ne l'excluait point, au moins, et meme le recommandait a son siecle. Et en effet, apres lui et un peu d'apres lui, il y a eu, chez nous, nombre de poetes distingues qui ont cherche leur inspiration dans les legendes antiques et dans les sentiment antiques, quelquefois meme plus profondement compris qu'ils ne l'avaient ete par Chenier, grace a une information un peu plus complete.--C'est la toute une ecole beaucoup moins eclatante que la grande, mais qui marque sa trace a part, et que la posterite en distinguera tres nettement. C'est une petite ecole classique, ecrivant quelquefois en vers modernes, mais toute classique en son essence et en son esprit, et qui procede d'Andre Chenier, et qui le sait bien, car les plus grands admirateurs qu'ait eus Chenier en ce siecle sont dans ce groupe. Malgre cette ecole neo-hellenique et les talents distingues qu'on y compte; malgre, encore, le groupe des _Parnassiens_, petite ecole un peu indistincte, ou se sont rencontres des romantiques moins la sensibilite, et des neo-antiques moins l'intelligence profonde de l'antiquite, et qui procede un peu d'Andre Chenier par le soin curieux de la forme rare; malgre Hugo lui-meme, qui, avec sa prodigieuse souplesse d'execution, s'amuse quelquefois a se donner la sensation de l'antique a la maniere de Ronsard, et, parce qu'il a plus de gout que Ronsard, rencontre juste Andre Chenier; malgre un certain nombre, enfin, d'infiltrations de son esprit a travers la pensee de notre siecle, Chenier, en notre temps comme au sien, reste un peu un isole. Il est un phenomene curieux de deplacement. Classique dans un siecle qui croit l'etre et qui n'est que prosaique; classique et connu seulement a l'epoque romantique; admire par elle et recommande a notre generation par ceux a qui il ressemblait le moins, et un peu defigure et denature, au premier regard du moins, par ce patronage; il arrive a nous souvent mal compris, et plus souvent mal classe.--Sans compter qu'on a parfois, en songeant a lui, l'idee de ce qu'il voulait devenir, qui etait a peu pres le contraire de ce qu'il avait ete, et de ce que, dans l'oeuvre qu'il a ecrite, il reste. Le vrai moyen de le gouter tel qu'il est dans ce mince volume, que, dix ans plus tard, il eut peut-etre desavoue, c'est de le lire dans une bonne edition, comme celle du diligent Becq de Fouquieres, donnant en notes la clef de ses imitations et reminiscences. C'est alors comme notre bibliotheque grecque et latine qui s'anime, qui vit, qui prend une voix, et qui chante autour de nous. Tous les bruits clairs et doux des mers d'Ionie, des vallons de Sicile, des cotes de Baies viennent a nous, sous notre ciel gris, et nous donnent une fete de lumiere gaie et d'harmonies legeres: Le toit s'egaie et rit de mille odeurs divines. Et cette sensation est exquise; mais encore c'est celle que nous donnerait un traducteur de genie. Et il voulait faire autre chose; et il l'aurait fait. Et ce ne sont la que ses etudes et exercices. Il faut les admirer et les cherir, mais non pas trop les imiter. Il ne faut pas trop imiter les annees d'apprentissage meme d'un grand poete, sinon comme exercice aussi, et annees d'apprentissage. FIN TABLE DES MATIERES AVANT-PROPOS PIERRE BAYLE I.--Bayle novateur II.--Bayle annonce le XVIIIe siecle sans en etre III.--Le "Dictionnaire" lu de nos jours IV.--Conclusion FONTENELLE I.--Ses idees litteraires et ses oeuvres litteraires II.--Ses idees et ses ouvrages philosophiques III.--Conclusion LE SAGE I.--Transition entre le XVIIe et le XVIIIe siecle au point de vue purement litteraire. II.--Le "realisme" dans Le Sage III.--L'art litteraire de Le Sage IV.--Le Sage plus vulgaire V.--Conclusion MARIVAUX I.--Marivaux philosophe II.--Marivaux romancier III.--Marivaux dramatiste IV.--Conclusion MONTESQUIEU I.--Montesquieu jeune II.--Montesquieu amateur de l'antiquite III.--Son gout pour les recits de voyages IV.--Idees generales de Montesquieu V.--"L'Esprit des lois", livre de critique politique VI.--Systeme politique qu'on peut tirer de "l'Esprit des lois" VII.--Montesquieu moraliste politique VIII.--Conclusion VOLTAIRE I.--L'homme II.--"Son tour d'esprit III.--Ses idees generales IV.--Ses idees litteraires V.--Son art litteraire VI.--Son art dans les "genres secondaires" VII.--Conclusion DIDEROT. I.-L'homme II.--Sa philosophie III.--Ses oeuvres litteraires IV.--Diderot critique d'art V.--L'ecrivain VI.--Conclusion JEAN-JACQUES ROUSSEAU I.--Son caractere II.--Le "Discours sur l'inegalite" III.--La "Lettre sur les spectacles" IV.--"L'Emile" V.--La "Nouvelle Heloise" VI.--Les "Confessions" VII.--Idees philosophiques et religieuses de Rousseau VIII.--Le "Contrat social" IX.--Rousseau ecrivain X.--Conclusion BUFFON I.--Son caractere II.--Le savant III.--Le moraliste IV.--L'ecrivain--Ses theories litteraires V.--Conclusion MIRABEAU I.--Caractere--Tour d'esprit--Etudes II.--Le systeme politique de Mirabeau III.--L'orateur IV.--Conclusion ANDRE CHENIER I.--L'Hellene II.--Le Francais du XVIIIe siecle III.--Le poete philosophe IV.--Oeuvres en prose V.--L'ecrivain VI.--Le versificateur VII.--Conclusion. FIN DE LA TABLE DES MATIERES End of the Project Gutenberg EBook of Etudes Litteraires - XVIIIe siecle. by Emile Faguet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ETUDES LITTERAIRES *** ***** This file should be named 12749.txt or 12749.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/7/4/12749/ Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.