Project Gutenberg's La Bretagne. Paysages et Recits., by Eugene Loudun This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: La Bretagne. Paysages et Recits. Author: Eugene Loudun Release Date: January 11, 2004 [EBook #10680] Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BRETAGNE. PAYSAGES ET RECITS. *** Produced by Christine De Ryck and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Biblioth que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. LA BRETAGNE PAYSAGES ET RECITS PAR EUGENE LOUDUN La Bretagne, le pays des bons pretres, des bons soldats et des bons serviteurs. 1861 * * * * * PREFACE A une epoque ou les nations europeennes se transforment si rapidement et tendent a une unite qui leur imprimera une physionomie uniforme, c'est un spectacle digne d'interet que celui d'un peuple qui a garde son caractere propre, et, au milieu d'un changement general, est demeure le meme. C'est le spectacle que presente la Bretagne. Non pas que la Bretagne ait ete entierement insensible au mouvement qui emporte le reste du monde; depuis pres d'un siecle deja, elle a subi de nombreuses alterations. Des cinq departements bretons, le Finistere presque seul a conserve intacts ses costumes et sa langue; il est le plus eloigne, le bout de la terre, comme le dit son nom; le progres moderne ne l'a pas encore atteint. Ailleurs, dans l'Ille-et-Vilaine, les Cotes-du-Nord, le Morbihan meme, le pays du combat des Trente, des pelerinages et des chouans, les hommes presque tous ont quitte la braie celtique pour le pantalon des villes; il n'y a plus que les femmes qui portent encore l'antique costume et la coiffure pittoresque. C'est que la femme, gardienne du foyer, est aussi celle qui abandonne la derniere les anciens usages et les traditions de la famille; dans le costume elle met du sentiment; le quitter, c'est rompre avec le passe, avec sa race et ses aieux quand toutes les femmes d'un pays ne tiennent plus a leur costume, ce pays ne merite plus de nom particulier, il en change. La langue s'est un peu mieux maintenue; on la parle encore dans les bourgs et les villages; c'est en breton que se fait le prone le dimanche, en breton l'allocution du recteur aux maries. Deja aussi, pourtant, la vieille langue se perd: le bourgeois des villes ne la comprend plus; le paysan parle le breton et entend le francais; ses rapports journaliers avec l'etranger lui ont appris la valeur de ce nouvel idiome. Chaque jour, s'en va un de ces vieux Bretons qui ne parlaient que la vieille langue, et il n'est pas remplace. Il ne se reverra plus, ce temps ou deux troupes de Bretons ennemis, de la Grande et de la Petite-Bretagne, s'arretaient tout a coup sur le champ de bataille, entendant resonner des deux cotes les mots de la meme langue, et se reconnaissaient et s'embrassaient; freres de la meme race, issus de la meme terre[1]. Dans les cimetieres qui ceignent toutes les eglises de campagne, on ne voit plus que rarement sur les tombes nouvelles une inscription en langue bretonne; elle disparait aussi, cette coutume nationale qui distinguait le paysan breton jusque dans la mort, qui l'isolait des etrangers indifferents et reservait pour ses enfants seuls la connaissance de sa vie et de son nom. Bientot cet apre et poetique langage sera devenu le domaine des savants et l'occupation des academies, et, deja, comme cedant a un fatal pressentiment, un pieux et noble fils de l'Armorique s'est empresse de recueillir les poesies de ses bardes[2], chants melancoliques de prochaines funerailles, voix des ancetres qui ne sera plus comprise de leur posterite muette. [Note 1: C'est ce que l'on vit au XVIIIe siecle, dans un combat ou se rencontrerent face a face des Bretons armoricains et des Bretons du pays de Galles.] [Note 2: _Chants bretons_, publies par M. H. de la Villemarque.] Ainsi se modifient ou s'effacent les traits exterieurs de ce vieux peuple, et le chemin de fer qui s'avance, pret a lancer ses wagons comme une fleche au coeur de l'Armorique, consommera le changement: il ne faut pas s'en etonner; les costumes, les villes, la langue, les institutions, formes variables, peuvent etre ou ne pas etre; mais ce qui n'a pas change en Bretagne, c'est ce qu'il y a de plus intime dans un peuple, la religion, et la religion est l'essence du genie breton. Les sauvages comme les Turcs, dit Chateaubriand, n'etaient attentifs qu'a mes armes et a ma religion; les armes, qui protegent le corps de l'homme, la religion qui est son ame meme. C'est a ce point de vue que la Bretagne a ete peinte dans ce livre; la Bretagne est religieuse, c'est ce qui fait qu'elle est encore la Bretagne. LA BRETAGNE I Foi et poesie des Bretons. =Le Grand-Be.--Les croix.--Les eglises.--Les clochers.= La baie de Saint-Malo est toute parsemee de rochers sur lesquels on a construit des forts qui protegent la ville de leurs feux croises; le Grand-Be est un de ces ilots; naguere il etait arme de canons; aujourd'hui, le fort abandonne tombe en ruines, et, a l'extremite de son cap, de loin on apercoit une croix se dessinant sur l'azur du ciel. Cette croix attire tous les regards, et c'est vers cette croix, des que la mer basse laisse a decouvert la greve de sable et de granit, que tendent les pas des voyageurs. Apres avoir monte une pente raide et apre, on atteint un plateau nu, aride, ou quelques moutons trouvent a peine a brouter une herbe rare; on tourne a travers un defile de rochers, et, sur la pointe la plus escarpee, tout a coup on se trouve devant une pierre et une croix de granit. C'est le tombeau de Chateaubriand. Il n'est pas de plus poetique tombeau: adosse au vieux monde, il regarde le nouveau; il a sous lui l'immense mer, et les vaisseaux passent a ses pieds; point de fleurs, point d'herbe alentour, pas d'autre bruit que le bruit de la mer incessamment remuante, qui, dans les tempetes, couvre cette pierre nue de l'ecume de ses flots. La, il avait choisi sa derniere place, la, les discours s'echangent: on se demande quelle pensee l'inspira quand il declara ne vouloir meme pas que son nom fut inscrit sur sa tombe. Ceux-ci y voient un sentiment d'humilite, ceux-la d'orgueil; il y a, ce me semble, l'un et l'autre, et cette humilite et cet orgueil ont une meme source, un grand desenchantement. Cet homme qui avait vu tant de projets avortes, tant d'ambitions decues; ce voyageur qui avait parcouru l'univers, visite l'Orient, berceau de l'ancien monde, et les deserts de l'Amerique ou nait le monde nouveau; ce poete qui pouvait compter les cycles de sa vie par les revolutions, etait envahi, a la fin de ses jours, par une tristesse sans repos. Lui qui, dans sa jeunesse, avait prelude par des Considerations sur les revolutions, il se complut, en ses dernieres annees, a ecrire la Vie du reformateur de la Trappe; le silence et la solitude du cloitre etaient en harmonie avec la tristesse de son ame. Apres avoir ete charge des plus importantes missions, avoir rempli les plus hauts emplois, vu a l'oeuvre les hommes les plus habiles et les plus puissants, une fois retire du cercle tournoyant du monde, il avait ete penetre d'une accablante verite: combien peu vaut l'homme, combien peu il fait, combien moins encore il reussit en ce qu'il tente. Ce qui cause la joie, l'orgueil, l'enivrement du monde, le faisait sourire; il avait pour tous les hommes un egal dedain, et ce dedain il ne s'en exceptait pas lui-meme; il savait, selon le mot d'un ancien, qu'il y a peu de difference d'un homme a un autre homme[1]. [Note 1: Thucydide.] Par humilite donc, il ne veut pas sur son tombeau d'inscription, pas de nom: qu'importe qui lira son nom! les hommes sont petits, et il est l'un d'eux!--Mais, par orgueil aussi, il veut une pierre nue: cette pierre, elle sera visitee des voyageurs de toutes contrees; ils viendront la regarder, et diront: _Chateaubriand_! Ce nom, il sera prononce sur les flots par ceux qui arrivent et par ceux qui partent pour les regions lointaines; il pretend obliger les hommes a savoir qui il est. Ainsi, o instabilite continue de l'ame humaine! en lui s'unissent les sentiments les plus contraires, le desenchantement de la gloire, et la croyance en l'immortalite d'un nom; le dedain du scepticisme, et la soif des applaudissements; une impression d'humilite de chretien, et un instinct de souverain orgueil. La verite, pourtant, est la: cette croix, signe de l'eternite sur cette pierre marque de la mort, est l'immuable temoignage de l'inanite de l'orgueil humain. Mais elle a aussi une autre signification: Chateaubriand ne voulut sur son tombeau qu'une croix, de meme que Lamennais, son compatriote, ordonna qu'elle ne fut pas plantee sur le sien, tous deux obeissant a la meme preoccupation, dans la negation comme dans la foi. La croix, dominant la tombe ou repose le poete breton, est le symbole du genie de sa patrie, de la catholique Bretagne. La foi, en Bretagne, a un caractere particulier, elle s'allie a une poesie propre au genie breton: les objets materiels parlent en ce pays, les pierres s'animent, les campagnes ont une voix qui revele l'ame de l'homme conversant avec Dieu. Ce n'est pas une imagination, personne ne s'y peut tromper: des que l'on entre en Bretagne, la physionomie du pays change, et le signe de ce changement est la croix. Sur les chemins, a tous les carrefours, s'eleve une croix. Il y en a de toutes les epoques; depuis le XIIe siecle jusqu'au XIXe; il y en a de toutes les formes; la, simples croix de granit exhaussees de quelques marches; ici, croix portant sur leurs deux faces l'image du Christ et de la Vierge, sculptures grossieres, mais toujours empreintes d'un sentiment sincere. La sainte Vierge, les Bretons ne comprennent pas seulement sa tendresse, ils sentent sa douleur, ils la partagent, ils l'expriment avec une energique verite. Voyez ce tableau de la Vierge tenant son fils mort sur ses genoux, dans l'eglise de Saint-Michel, a Quimperle; c'est une peinture primitive, par une main inhabile qui ignorait les ressources de l'art; le dessin en est incorrect; mais quelle expression de douleur! Le peintre voulait rendre la vive souffrance de la mere: la bouche est tordue, les yeux sont fixes, la prunelle est presque seule indiquee; cette fixite du regard est saisissante, elle vous arrete, on reste la a regarder, on oublie que c'est une representation, on voit la Vierge elle-meme, immobile dans sa douleur, ne pouvant plus exprimer sa plainte, comme petrifiee, et pourtant vivante. A cote, appuyee contre le mur, est placee une statue de la Vierge, concue au contraire dans un sentiment delicat et tendre: elle a cette attitude penchee, cette tete inclinee, ce doux regard de la mere qui appelle a soi le pecheur. Sa robe tombe sur ses pieds en plis nombreux, le manteau l'enveloppe avec une grace harmonieuse; car ce n'est plus la Vierge de douleur, c'est la consolatrice du genre humain, tenant son fils entre ses bras, qu'elle presente a la terre pour la benir, Notre-Dame de _Bot scao_, la Vierge de Bonne-Nouvelle. On connait la foi des marins a la sainte Vierge, des marins bretons particulierement. A Brest, on cherche en vain un musee de tableaux: Brest n'est pas une ville d'art; on y respire comme un souffle de guerre; le port rempli de grands vaisseaux, l'arsenal et ses canons, ses boulets, ses ancres gigantesques, les forts dresses sur les rochers, le mouvement anime des rues ou vont et viennent des soldats de toutes armes, des matelots arrivant de tous les points du monde, tout a le caractere precis, positif et puissant de la realite du moment: l'homme a enfonce dans le roc les pieds de granit de sa demeure, on dirait qu'il y est inebranlablement fixe. Mais, montez un des escaliers qui menent de la ville basse a la ville haute, et, sous une voute, vous trouverez quatre tableaux appendus a la muraille; c'est la le musee de Brest, des tableaux de marine dedies a la sainte Vierge: le depart du navire; les femmes et les enfants sur la greve, a genoux, pendant la tempete; le vaisseau ballotte par les orages, et les bras des matelots tendus vers le ciel; et, au retour, les marins sauves s'acheminant, un cierge a la main, vers la chapelle de Notre-Dame. Et, au-dessous, des legendes touchantes, cris de l'ame qui implore, s'humilie ou rend graces: _Sainte Vierge, secourez-nous!--Sainte Vierge, secourez ceux qui sont en mer_! Voila l'homme avec sa faiblesse, son aspiration et son esperance, l'homme vrai: le reste n'etait qu'apparence. Ils saisissent toutes les occasions, ils se servent de tous les pretextes pour temoigner de leur foi: a Saint-Aubin d'Aubigne, entre Rennes et Saint-Malo, vous longez une haie touffue, ils ont taille une croix dans une epine, une croix qui verdit au printemps, parmi les eglantines et les roses[1]. Vous revenez de visiter la lande de Carnac, cette lande pale et desolee ou les pierres debout s'alignent par milliers a perte de vue, sphinx gigantesques et silencieux qui gardent depuis vingt siecles leur impenetrable secret; quelle est cette croix qui s'eleve sur une eminence? C'est une croix qu'ils ont plantee sur un dolmen isole dans la lande, la croix sur un autel druidique, en avant de cette armee de pierres qui marquent peut-etre le cimetiere d'un grand peuple. [Note 1: On voit aussi, a Saint-Vincent-les-Redon, un arbre taille en forme de croix.] Ailleurs, au carrefour d'une route, pres de Beauport, une source jaillit et s'ecoule entre les rochers, a la fois fontaine et lavoir: sur les pierres amoncelees, une niche dessine son arcade enserrant une Vierge couronnee de fleurs: alentour, les liserons des champs, les pervenches et les eglantiers ont pousse dans la mousse et les herbes, et enlacent la rustique chapelle de leurs festons fleuris qui retombent sur l'enfant Jesus. Vis-a-vis, s'etendent les champs d'ajoncs verts; par-dessus leurs longues tiges raides apparaissent les murs a demi detruits d'une vieille abbaye, sans toit, ouverte au ciel, silencieuse, et, par ces ogives noircies, on apercoit la mer bleue qui s'enfonce a l'horizon, et dont on entend la rumeur prolongee, incessante, qui emplit les champs et les airs. Dans ce pays catholique par excellence, toutes les eglises sont remarquables: il n'est si petit village dont l'eglise n'ait quelque partie interessante, ou une de ces chaires exterieures, devenues si rares, et que l'on voit encore a Guerande et a Vitre, engagees dans la muraille, et d'ou le pretre, dans les temps de mission, en certaines circonstances extraordinaires, parlait aux peuples assembles sur la place; ou une voute entierement peinte, comme a Carnac et a Kernascleden; ou des medaillons de pierre et de bois encadrant l'autel de naives sculptures dorees, a Roscoff, a Crozon, etc.; ou un tabernacle compose comme un monument architectural, une sorte de palais en miniature avec ses corps de logis, ses pavillons, ses colonnes, ses domes, ses galeries, ses statues (a Rosporden); un confessionnal antique (dans une petite chapelle pres de Chateaulin); un baldaquin sculpte en bois ou meme en cristal (a Landivisiau); ou bien quelque objet particulier, tel que cet ornement bizarre qui n'existe plus que dans une seule eglise, la _roue de bonne fortune_, de Notre-Dame de Comfort, sur la route du bec du Raz. C'est une grande roue suspendue a la voute de l'eglise et tout entouree de clochettes; aux jours de fetes solennelles, pour les noces ou les baptemes, on fait tourner la roue, et toutes ces clochettes agitees forment un bruyant carillon qui regle la marche de la procession, et accompagne de son timbre argentin et joyeux la voix des jeunes filles, chantant des cantiques a la sainte Vierge. Ou bien, enfin, c'est un de ces troncs, grossiers piliers equarris, ais de chene bardes de larges bandes de fer, places au milieu de l'eglise, a cote du catafalque de bois noir seme de larmes blanches; le tronc et le cercueil, qui rendent sensibles a tous les yeux a la fois la fragilite de la vie, et le principe chretien par excellence, la charite. Les eglises des villes ont parfois de veritables chefs-d'oeuvre, les cloitres de Treguier et de Pont-l'Abbe, par exemple, dont les arcades sont si sveltes et si finement decoupees; ou les bas-reliefs interieurs du portail de Sainte-Croix a Quimperle, vaste page de pierre sculptee avec cette delicatesse et cette richesse d'invention, qualites charmantes de la jeunesse, qui furent celles de la Renaissance. Puis, dans toutes les eglises, pres de l'autel, vous apercevez tout d'abord la statue peinte du saint de la paroisse, un de ces saints bretons que l'on ne trouve pas ailleurs: saint Cornely, saint Guenole, saint Thromeur, saint Yves surtout. Saint Yves a le privilege d'etre represente dans presque toutes les eglises, meme celles dont il n'est pas le patron; le souvenir de ce grand homme de bien, de ce savant pretre, de ce juge incorruptible est reste vivant dans le coeur des Bretons. Partout vous le voyez en robe de juge, la toque sur la tete, entre deux plaideurs, le seigneur richement vetu, en habit de velours rouge, tout dore, avec la grande perruque, les bas de soie et l'epee, et le pauvre paysan, tout deguenille, des trous aux coudes et aux genoux, et pieds nus dans ses sabots. Le grand seigneur, l'air fier, suffisant, le chapeau sur la tete, presente au saint une bourse d'or; le paysan, le regard et l'attitude timides, la tete basse, le bonnet a la main, attend humblement la sentence. Il n'a rien a donner, mais la justice ne lui fera pas defaut. Saint Yves se tourne vers lui avec un bon sourire, et lui tendant l'arret ecrit sur un parchemin, lui donne gain de cause. C'est toute l'histoire du moyen age, les trois ordres vis-a-vis l'un de l'autre: l'Eglise protegeant le paysan, le faible, contre le noble et le puissant. Quant aux monuments proprement dits, nulle part on ne rencontre davantage de ces belles eglises du moyen age, temoignage de la piete, de la science et du gout de cette forte epoque. Ici la cathedrale de Dol, du meilleur temps de l'art gothique, du XIIIe siecle, imposante par sa masse, sa grandeur, la noble simplicite de ses ornements, l'harmonie de ses proportions; le granit de ses tours a pris, par la suite des siecles, a l'air de la mer, une couleur de rouille, on les dirait baties de fer; la, Treguier et ses boiseries exquises, bancs, autels, stalles, lutrin en chene noir et brillant, decoupes d'un dessin net et fin, avec une inepuisable variete; pas un balustre qui se ressemble; il y a de quoi fournir des modeles a tous les sculpteurs de notre temps; plus loin, Saint-Pol de Leon et sa fleche de granit, audacieuse et svelte, prodige d'equilibre, inebranlable, ceinte de galeries a jour comme de gracieuses couronnes, elancant au ciel ses clochetons aux pointes aigues, toute decoupee, aerienne, un des joyaux de la Bretagne, et que les Bretons nomment avec un legitime orgueil; et le Folgoat, un petit village inconnu, au nord de Brest, perdu a l'extremite de la presqu'ile, il faut se detourner de toute route pour le trouver; mais dans ce pauvre village, deux princes bretons, le duc Jean III et la duchesse Anne, ont construit une eglise royale, y accumulant tout ce que l'art gothique en sa floraison la plus riche, uni aux caprices les plus ingenieux de la Renaissance, a imagine de plus delicat et de plus eclatant: portraits sculptes, statues d'un beau style, ou deja se reflete l'antiquite, choeur ogival tout cisele, et un jube (on sait combien sont devenus rares ces gracieux et originaux monuments du catholicisme), un jube de dentelle, ou trefles, rosaces, rinceaux, sont tailles du ciseau le plus ferme dans un granit bleu indestructible. Le marteau de la Revolution n'a detache que des fragments insignifiants de ces belles pierres si purement travaillees. Apres avoir resiste aux folles passions des hommes, elles semblent pouvoir defier le temps. Il faudrait dire aussi les clochers de formes si variees, les clochers a pans coupes de la Renaissance, de la Roche-Maurice-les-Landerneau, de Landivisiau, de Ploare, de Pontcroix, de Roscoff, accostes de petits et legers clochetons et ornes de balustrades a deux etages, comme les minarets de l'Orient; les fleches elevees le long des cotes, celle de Treguier, par exemple, percee a jour pour laisser passer les grands vents de la mer, constellee de croix, de roses, de petites fenetres, de croisillons, d'etoiles, comme un chapeau de magicien. Puis, les benitiers exprimant toujours le caractere de l'epoque: a Dinan, dans une eglise du XIIe siecle, une cuve massive, enorme, que quatre chevaliers armes de toutes pieces supportent de leurs larges gantelets de fer; car le XIIe siecle est le temps des croisades, de la chevalerie au service du Christ[1]. Dans une eglise du XVe siecle, au contraire, a Quimper, une elegante petite colonnette, autour de laquelle s'enroule une fine guirlande de pampres, et au-dessus, un ange qui ploie ses ailes comme s'il descendait du ciel et se venait poser au bord de la coupe d'eau consacree. Ou bien, et inspires par un sentiment plus chretien encore, les benitiers exterieurs, si communs dans toute la Bretagne, et dont les plus remarquables sont a Landivisiau, a Morlaix, a Quimperle; le benitier interieur n'est qu'un accessoire; le benitier exterieur, isole en avant de la porte, a une signification plus precise: il dit ou l'on va entrer, il sollicite un premier mouvement de l'ame: le chretien, en avancant la main vers le vase benit, s'arrete, son coeur se recueille et se prepare. Les architectes bretons ont bien compris cette grave pensee de la religion: les benitiers exterieurs sont de veritables monuments, des sortes de petites chaires, le bassin decore d'emblemes, de symboles, de tetes d'anges enveloppees de leurs ailes; le dais elance, cisele, d'ou pendent les pointes effilees d'une broderie de granit, et, sous le dais, debout, toujours la Vierge souriante, qui semble inviter le fidele a entrer dans la maison de la priere. [Note 1: Il y a un benitier semblable a Corseul.] II Foi et poesie des Bretons (suite). =Saint-Thegonec.--Les cimetieres.--Les calvaires.--Cast.= Il n'est pas besoin de parcourir toute la Bretagne pour avoir une idee de ces oeuvres de l'architecture embellie par la foi: dans un petit bourg, a Saint-Thegonec, entre Morlaix et Landerneau, eglise, chapelle funeraire, sculptures, crypte, calvaire, tous les types de l'art chretien de Bretagne, se sont comme donne rendez-vous. Les cimetieres bretons se ressemblent tous; presque partout ils entourent l'eglise; ceints d'un petit mur bas, souvent ils n'ont pas meme de portes; une grille de fer, posee a plat sur un petit fosse, suffit pour interdire aux bestiaux l'acces de la demeure des morts[1]. Une croix, un calvaire ou sont representees des scenes de la Passion, quelquefois la statue agenouillee d'un pasteur regrette, image veneree qui rappelle ses vertus a ses fideles paroissiens (a Goueznou), voila les seuls monuments de ces cimetieres des villages bretons; les tombes sont marquees par de petits tas de terre, serres l'un contre l'autre avec une croix dessus. Une pierre recouvre quelques-unes de ces tombes, et, dans la pierre, on a creuse comme une petite coupe ou s'amasse l'eau du ciel, et dont la mere, le fils, l'ami, aspergent la tombe lorsqu'ils viennent s'agenouiller et prier pour celui qui est couche dans la terre[2]. Ces cimetieres, places au milieu des bourgs et des villages, ont peu d'etendue, il faut un petit nombre d'annees pour que ces champs de la mort soient combles des corps des generations eteintes; les morts bientot sont exhumes pour faire place aux nouveaux venus: dans quelques villages alors, a Plouha, les fils, apres avoir deterre les os de leurs peres, ont dresse, le long de la facade de l'eglise, les pierres des tombes, pierres debout qui ne recouvrent plus aucun corps, froids temoignages d'un souvenir qui de jour en jour va s'effacant. Ailleurs, et le plus souvent, on a construit, a cote de l'eglise, une chapelle funeraire, et la on a recueilli les os des morts exhumes: si l'on jette un regard a travers l'etroite ogive qui s'ouvre sur ce charnier sombre, on apercoit un enorme amas d'ossements, entasses et meles comme des brins de paille; ce sont les hommes qui ont marche sur terre, solitaires et delaisses jusqu'au jour de la resurrection eternelle. [Note 1: A Goueznou, a Plabennec, etc.] [Note 2: On voit aussi, en Algerie, de petites coupes creusees dans les pierres sepulcrales des musulmans; mais cette eau ne sert qu'a desalterer les oiseaux ou a arroser les fleurs qui ornent la tombe.] Mais, a Saint-Thegonec, un sentiment plus respectueux ou plus tendre a voulu du moins conserver intacte une partie de ces corps arraches a la terre. Avant d'entrer dans l'eglise, on est frappe d'un spectacle inattendu: a toutes les saillies du batiment, sous les porches, sur la corniche anterieure, sont alignees, accrochees, suspendues l'une a l'autre, une multitude de petites boites comme un chapelet; ces petites boites, surmontees d'une croix, sont des cercueils, elles renferment le crane des ancetres, la tete, ou, selon le mot expressif de la vieille langue, le _chef_, ce qu'il y a de plus noble en l'homme et qui semble le resumer. Une inscription indique la date et le nom: _Ci git le chef de_... On le voit par une petite ouverture en forme de coeur, autre symbole touchant. Ce sont les archives funebres des familles, non renfermees dans la maison ou l'habitude les eut fait oublier, mais a l'ombre de l'eglise, devant lesquelles les generations nouvelles passent et se decouvrent, le dimanche en venant prier[1]. [Note 1: A Locmariaker, ce ne sont pas seulement des cercueils a tetes, mais des petits cercueils en miniature qui contiennent tous les os, et qui sont empiles l'un sur l'autre dans l'ossuaire, comme des ballots.] Ca et la, sur la corniche, exposes a l'air, gisent quelques cranes de morts qui n'ont pas eu de famille et a qui l'on n'a pas donne de cercueil, verdis, les yeux pleins de gravier, a travers lesquels pointent des brins d'herbe, souvent penches l'un vers l'autre, celui-la appuye peut-etre sur celui qui fut son ennemi en ce monde. Apres avoir passe entre ces deux rangs de cercueils suspendus, on entre dans l'eglise, et cette eglise est comme un resume de toutes les eglises bretonnes: tout s'y trouve, elegant benitier, boiseries sculptees, chaire en bois, d'un travail merveilleux, chef-d'oeuvre de la fin de la Renaissance, une des plus belles chaires de Bretagne; tableaux en bois, a fermoirs peints, pyramide de patriarches, de rois et de prophetes de l'Ancien Testament, montant de la terre au ciel, jusqu'a la sainte Vierge; voute d'or et d'azur au fond tout etincelant; le choeur, l'autel et les chapelles laterales, charges de statues, colonnes torses, tetes d'anges, fleurs, guirlandes, dorees et peintes de toutes couleurs, un ruissellement d'or, de verdure, de rouge eclatant et d'azur. De cet ensemble reluisant et vivant, une porte seule, sur le cote, se detache haute et nue; pas de sculptures, pas d'ornement; les pierres suintent l'humidite; les assises qui ont pris une teinte noire, separees par un ciment blanc, ont un aspect lugubre; c'est comme un grand voile de deuil tendu dans un coin; et, en effet, c'est la porte des morts. Vous l'ouvrez, et vous vous arretez ebloui: c'est la le cimetiere, et, dans le cimetiere, devant vous, a droite, a gauche, une reunion inattendue de monuments: sous le porche ou vous etes, des deux cotes, les statues alignees des douze Apotres; en face, une large porte a trois arcs, d'un style imposant, la porte du cimetiere, et l'on dirait d'une arche triomphale, comme si ces Bretons avaient voulu marquer que celui qui passe sous cette porte, couche dans le cercueil, entre non dans la terre, mais dans la vie eternelle, le sejour de la joie et de la gloire; a droite, une chapelle funeraire, du meme temps que le Louvre de Henri IV, decoree, sculptee du bas en haut, comme une chasse immense taillee en granit; enfin, a gauche, monument capital entre tous ces monuments, le Calvaire, un de ces calvaires compliques, tels qu'on n'en trouve qu'en Bretagne, un peuple de statues, quatre-vingts ou cent personnages en pierre, dans les attitudes les plus naturelles et les plus naives, disciples, prophetes, saintes femmes, larrons sur leurs gibets, gardes sur leurs chevaux, et, dominant toute cette foule, l'arbre de la croix, colossal, a plusieurs etages, croix sur croix, aux branches chargees de statues, la Vierge, saint Jean, les gardes, et, tout au faite, le Christ, les bras etendus sur le monde et les yeux au ciel; et les anges, suspendus dans les airs, recueillant dans des coupes le sang precieux de ses mains[1]. [Note 1: Les calvaires de Plougastel et de Pleyben, bourgs si remarquables du reste par leur belle eglise, sont plus compliques et plus grands, mais non d'un effet plus saisissant.] Et ce n'est pas tout: entrez dans la crypte de la chapelle funeraire; et la, vous vous trouverez en face d'un autre chef-d'oeuvre, l'ensevelissement du Christ, execute dans des proportions colossales, cette scene qui a inspire de tout temps les plus grands artistes. Ces statues sont peintes, et ici la peinture, au lieu de diminuer l'impression, la complete, en donnant a ces personnages si vivement emus l'apparence meme de la vie: vous les entendez crier, vous voyez leurs larmes sur leurs visages palis; la Vierge, les levres pressees sur les pieds livides de son divin Fils, la Madeleine bouleversee par la douleur, belle encore au milieu des pleurs qui inondent son visage: vous devenez acteur en cette scene passionnee, vous etes saisi, pour ainsi dire, par la realite, le coup de leurs souffrances vous frappe au coeur, et, ebranle jusqu'au plus profond de l'ame, vous etes etonne de sentir des larmes qui coulent de vos yeux. Et quand on songe que ces oeuvres d'art religieuses sont repandues avec la meme profusion dans toute la Bretagne; que, dans les bourgs les plus eloignes de toute route et de tout centre, a Saint-Herbot, dans les montagnes Noires, dans un pays de landes, a Saint-Fiacre, qui n'est qu'un petit village voisin du Faouet, moins meme qu'un village, un miserable hameau de cinq ou six maisons, dans la chapelle de Rozegrand, pres de Quimperle; modeste manoir qui merite a peine, le nom de chateau, on rencontre des jubes de bois sculpte, peints, dores, charges de centaines de personnages, et dont s'enorgueilliraient les plus riches eglises, oeuvres admirables qui reproduisent avec une abondance infinie l'histoire, les prodiges et les mysteres de la religion, et conservent chez le peuple et raniment et accroissent l'ardeur de la foi, on ne peut s'empecher de se demander: Quelle est donc la cause de cette multitude d'ouvrages d'art qui ont surgi sur toute la surface de ce sol, et quelle force a donne aux auteurs de ces oeuvres tant de qualites si rares: fecondite d'invention, verite du geste, expression de la physionomie, sentiment vrai et profond de ces scenes divines? Dans tous ces monuments du moyen age, c'est la meme verite, la meme puissance d'imagination; jamais l'artiste ne se repete, il ne se lasse pas, il ne semble pas avoir cherche, comme un musicien qui a une multitude d'airs dans la tete ne s'arrete sur un motif que le temps de l'exprimer avec une vivacite rapide, et passe a un autre et vous entraine dans sa course inspiree. Il y a une cause, en effet, a cette puissance de creation: cette societe, comme un homme qui est parvenu a sa maturite, avait accompli tous les travaux necessaires au but qu'elle devait atteindre. Les premiers siecles l'avaient preparee, elle s'etait degagee des langes de l'antiquite, sa langue etait faite, ses idees religieuses arretees; la republique chretienne est logiquement constituee, elle a son unite. Ce peuple, alors, est dans la complete possession de sa force; il ne lutte pas pour creer; il n'est pas tire en sens divers par plusieurs penchants contraires; il n'est pas emporte par ce souffle capricieux et deregle que l'on ne dirige pas, mais qui vous pousse, qui nait du desordre des idees et que notre temps a justement appele d'un nom nouveau, la _fantaisie_. Les ages precedents ont cherche, amasse, rapproche; tous les materiaux sont prets sous sa main; il n'a plus qu'a les prendre: c'est le genie meme de l'epoque qui, libre et aise, produit et se joue en mille formes, et, comme un vase rempli, n'a qu'a s'epancher pour faire deborder ses tresors. Alors l'imagination partout eclate, vive et coloree; un meme esprit, dans les monuments d'art comme dans la litterature, cree les ornements varies des eglises, invente les fabliaux et les contes, trouve a chaque instant des images nouvelles pour representer les opinions, les idees et les moeurs; et cette imagination, loin de se fatiguer, feconde; car ce n'est pas une production factice de serre chaude, c'est la floraison naturelle d'un arbre en son printemps, toute une suite de siecles qui se couronnent dans le dernier. Et voila pourquoi les artistes, auteurs de toutes ces oeuvres, sont inconnus. Ces oeuvres ne sont pas d'eux, elles sont du peuple entier; ce n'est pas leur pensee qu'ils ont rendue, mais la pensee de tous, de leurs peres et de leurs ancetres, avec laquelle ils sont nes, ils ont ete eleves et ont vecu, qui a penetre tout leur etre, et est devenue comme une partie meme de leur ame. Ainsi, ils ont senti, compris, exprime sans effort, et ces monuments de l'art sont, non la marque de leur talent et de leur passage sur terre, mais le temoignage de leur piete et de leur foi, de la piete et de la foi de tout un peuple. La meme foi des anciens jours persiste encore dans la Bretagne: si l'on en doutait, que signifient ces signes multiplies d'une piete qui ne s'affaiblit pas, ces echarpes de cachemire, dons des femmes de l'aristocratie, qui couvrent les autels de la cathedrale de Treguier, et ces offrandes du pauvre, ces faisceaux de bequilles appendues au Folgoat par les infirmes gueris? et ces pelerinages de milliers d'hommes qui, chaque annee, viennent, comme une armee, entourer de leurs longues lignes aux cent replis l'eglise de Sainte-Anne d'Auray? et ces tableaux miraculeux qui tapissent du haut en bas l'eglise de la mere de la Vierge, trop petite pour ce musee chretien incessamment renouvele? A chaque pas s'elevent des chapelles et des eglises neuves: a Saint-Brieuc, on en construit plusieurs a la fois; Lorient, ville toute peuplee de marins et de soldats, vient d'elever a ses portes une eglise dans le gout du XIVe siecle; Vitre donne a son eglise un clocher neuf et une chaire sculptee; les petits villages dressent, dans leur cimetiere, des calvaires a personnages comme au moyen age; le calvaire de Ploezal, entre Treguier et Guingamp, est date de 1856; Dinan restaure et agrandit sa belle eglise de Saint-Malo; Quimper lance dans les airs deux fleches hardies sur les tours de sa cathedrale; la chapelle de Saint-Ilan, modele de grace et d'elegance, s'eleve toute blanche, au bord de la mer, au milieu des toits calmes de sa colonie pieuse; Nantes, en meme temps qu'elle batit plusieurs eglises nouvelles, acheve son immense cathedrale, dome de Cologne de la Bretagne, auquel tous les siecles ont mis la main, et construit cette eglise Saint-Nicolas, reproduction presque parfaite de l'art religieux au temps de saint Louis, oeuvre digne des plus beaux temps de l'art religieux, et qu'a suffi a accomplir en moins de dix ans le zele de son pasteur et la piete de ses enfants, avec le produit de leurs aumones et de leurs dons. Il y a quelques annees, a Guingamp, on dedia a la sainte Vierge une chapelle placee a l'exterieur de l'eglise: statues peintes des douze Apotres, autel resplendissant, voute azuree aux etoiles d'or, nulle depense ne fut epargnee, nulle decoration ne parut trop splendide pour orner le sanctuaire de la Vierge; il s'y trouva cinquante mille personnes le jour de l'inauguration. Ce sont la les fetes nationales des Bretons; ailleurs, les peuples se pressent au passage des princes ou aux anniversaires de revolutions qui se succedent; eux accourent de toutes les parties de la Bretagne pour assister au couronnement de la Reine du ciel. Et quelle piete, quel recueillement, quelle gravite dans le maintien de ces hommes et de ces femmes agenouilles sur le pave des eglises! Ce n'est qu'a la Trappe que j'ai vu une absorption aussi complete de l'etre humain dans une pensee qui le remplit: il semble que toutes les fonctions de leur vie soient aneanties; immobiles dans leur priere, ils demeurent en cette contemplation absolue ou l'on se represente les saints, envahis par un sentiment de veneration, de soumission et d'humilite, ou l'homme disparait et ou il ne reste plus que le chretien. Voila ce qui est plus expressif que tous les monuments; ces actes journaliers d'une devotion toujours egale montrent l'etat habituel de l'ame. Traversez, un jour de marche, la place de quelque ville ou bourg du Finistere: l'aspect en est varie et anime; ce marche, c'est une file de petites voitures, et sur toutes ces petites voitures, toutes sortes de marchandises, des rubans de velours et des boucles pour les chapeaux d'hommes, des ornements de laine tresses sur des roseaux pour les chaussures des femmes, des epingles bariolees, a dessins enroules avec des perles de verre, des porte-pipes de bois, de petites pipes microscopiques, de petits instruments pour allumer la pipe, etc. Sous les tentes de ces petits magasins roulants, une foule d'hommes et de femmes, les femmes avec leurs coiffures de diverses formes, leurs grands fichus blancs arrondis sur le dos et finissant en deux pointes sur la poitrine; les hommes avec leurs braies etroitement serrees, tombant tres-bas et attachees sur les hanches, de maniere a laisser passer la chemise entre la braie et la veste, le chapeau aux grands bords recouvrant leurs longs cheveux souvent releves dessous et le baton a la main, ne se pressant pas, marchant a pas comptes, faisant leurs marches sans hate. Mais voila midi: de la haute tour du clocher de l'eglise voisine, tombe le coup retentissant de midi; les douze coups lentement resonnent; aussitot, a ce dernier coup, tout mouvement cesse, tout le monde s'arrete, tout se tait, un grand silence plane sur la place; tous ces hommes, d'un meme mouvement, otent leurs grands chapeaux, leurs longs cheveux tombent sur leurs epaules, et tous se mettent a genoux, se signent et murmurent a voix basse l'_Angelus_. L'etranger, au milieu de cette foule prosternee, s'etonne lui-meme de rester debout, et s'incline comme involontairement. Puis la priere de la Vierge finie, ils se relevent, le mouvement recommence, et l'on entend sur la place ce bruit sourd qui ressemble au murmure de la mer eloignee. Il me semble les voir encore dans l'eglise de Cast (Finistere). C'etait un dimanche, a l'heure des vepres; la cloche sonnait dans le clocher a jour, et, sur la route, devant l'eglise, etait amassee une grande foule, hommes et femmes, causant par groupes, doucement et sans bruit. La cloche cessa de sonner; les groupes se rompirent aussitot, se separant en deux bandes, d'un cote les femmes, de l'autre les hommes, se dirigeant vers l'eglise. Les femmes entrerent les premieres; en un moment, la nef en fut remplie; au milieu, les jeunes filles de la confrerie de la Vierge, toutes en blanc, mais toutes les vetements ornes de broderies d'or et d'argent, des rubans d'or serrant le bras, des ceintures d'argent et d'or ceignant la taille et retombant en quatre bandes par derriere sur la jupe plissee, le coeur d'or et la croix sur la poitrine; dans les contre-allees, les femmes et les meres, en costume plus varie, et vivement colore, des coiffes a fonds bleus et jaunes, des rubans bleus lames d'argent sur le casaquin brun, des jupes rouges, des bas a coins brodes d'or. Toutes etaient a genoux sur le pave, la tete inclinee, le chapelet entre les mains, dans un silence recueilli. Puis, quand les femmes furent placees, une autre porte s'ouvrit par un cote de l'eglise, c'etait le tour des hommes; ils entrerent, a la file, d'un pas grave et lent, et c'etait un spectacle etrange et imposant. Autant les femmes, dans leur costume bariole, etaient scintillantes de vives couleurs, autant celui des hommes etait simple et severe, ce qui saisissait l'attention, ce n'etaient pas leurs vetements presque uniformes, leurs longues vestes brunes, seulement bordees d'un galon rouge, leurs larges braies bouffantes; c'etait leur tete carree, les longs traits de leur physionomie, ces grands cheveux plats, couvrant entierement leurs fronts comme une toison epaisse, et descendant en longues nappes sur leurs epaules et sur leur dos jusqu'au milieu des reins. Tous, enfants et hommes faits, portaient le meme costume, tous leurs longs cheveux noirs qui, a l'air, prennent une teinte d'un roux sombre, et sous ces longs cheveux tombant sur les sourcils epais, leurs yeux avaient une expression energique et je ne sais quelle fermete dure. On eut dit que ce n'etaient point des hommes de notre pays et de notre temps; ces visages graves et immobiles, les regards brillants qu'ils attachaient sur l'etranger, comme pour penetrer sa pensee, ces chevelures incultes qui chargent leurs gosses tetes comme des crinieres de betes fauves, donnaient l'idee d'un peuple a part; on pensait a ces tribus des deserts de l'Amerique qui errent encore sur les frontieres, des races modernes, et qui, avec leur parole breve et sentencieuse, leurs gestes rares, leur demarche solennelle, semblent garder le mysterieux secret des premiers jours du vieux monde. Ils defilerent un a un, s'inclinant profondement devant l'autel, et s'agenouillerent a leur tour sur la pierre, entourant entierement la grille du choeur. C'etait la, la vraie assemblee des fideles; les hommes, comme une forte milice, en avant; les femmes derriere, foule plus humble; tous ayant oublie tout le reste, ne vivant plus que d'une pensee, tout a Dieu. Car Dieu n'est pas pour ces barbares ce qu'il est pour nous; nous, habitants civilises des villes, nous cherchons a expliquer Dieu; meme a genoux dans ses temples, nous l'analysons, nous commentons ses actes, nous doutons peut-etre s'il existe. Ils n'ont point, eux, ces vaines pensees, meditations steriles: pour eux Dieu est, ils le savent, ils le croient; il a fait le ciel sur leurs tetes, la terre qui produit leurs moissons, il les a faits eux-memes, il les conserve ou les reprend; c'est l'Invisible qui peut tout, au fond des cieux et partout a la fois, et, sous ce Tout-Puissant, ils se voient bien petits, ils se prosternent et ils adorent. La priere, a-t-on dit, semblable aux battements du coeur, entretient la vie. Le peuple breton croit et prie; une force est au dedans de lui, la religion, source de sa virtualite, qui atteste que non-seulement il existe, mais qu'il vit. III Les pierres. =Le Morbihan.--La presqu'ile de Rhuis.--Locmariaker.--Plouharnel.--Carnac.= Le Morbihan n'a conserve ni la langue, ni l'ancien costume breton; au premier aspect, il ressemble au reste de la France; mais ce n'est la que la surface; pour les moeurs, le respect des traditions, le culte de la famille, la piete et la foi inebranlable, il ne le cede a nulle autre partie de la Bretagne. Nulle part le sentiment royaliste ne se montra plus vif au moment de la revolution; c'est dans le Morbihan que la guerre des chouans se perpetua avec une ardeur toujours renaissante; ce furent ses cotes que choisirent les emigres pour y debarquer et y recommencer la lutte; c'est a Quiberon qu'ils combattirent, a Auray qu'ils succomberent, a la Chartreuse que sont entasses leurs os, et, pour tout dire en un mot, le nom du Morbihan ne se separe pas du nom de Cadoudal. De meme aussi, c'est a sainte Anne d'Auray que se fait le grand pelerinage de Bretagne: sainte Anne est la patronne de la Bretagne, comme saint Yves le patron; mais saint Yves n'a que le respect des peuples, sainte Anne en a l'amour; ils donnent a sainte Anne une part presque egale de l'affection tendre et pour ainsi dire filiale qu'ils ont vouee a la sainte Vierge. Le pelerinage de Sainte-Anne d'Auray n'attire pas seulement des habitants du Morbihan; durant plus de quatre mois, des points les plus eloignes de la Bretagne, par tous les chemins, on voit arriver des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, qui ont quitte leurs champs, leurs maisons, leurs travaux, pour venerer en sa chapelle preferee la mere de celle qui enfanta le Sauveur. Et quelle piete! quelle devotion! Des que, de loin, dans la lande ou ils marchent par groupes, le chapelet a la main, ils apercoivent le clocher de l'eglise, tous aussitot se prosternent a genoux, le front courbe, murmurant une priere a voix basse; puis ils se relevent, s'alignent sur deux rangs, et, la tete decouverte, a pas mesures, s'avancent vers Sainte-Anne, ou leurs cantiques, qui emplissent la campagne, annoncent l'arrivee de nouveaux pelerins. La, l'on rencontre alors tous les costumes, on entend tous les dialectes de Bretagne; le centre de la Bretagne, ce n'est ni Rennes, ni Nantes, ni meme Quimper: c'est ce petit village du Morbihan, Sainte-Anne d'Auray. Le sol meme a un caractere particulier: il n'y a pas un etranger qui n'en soit frappe; c'est la vraie terre celtique. A chaque pas, des menhirs, des dolmens, des carneillous, des tumulus; les champs sont entoures de quartiers de roc, debris de dolmens renverses; dans la lande, parmi les verts ajoncs, surgit le cone gris d'un menhir isole; sur le bord du chemin est affaissee, semblable a un grand animal petrifie, une pierre branlante, masse enorme, qu'un enfant, en la poussant du doigt, met en mouvement; partout la terre porte les indestructibles marques de son antiquite. Et la configuration du pays est d'accord avec ce caractere si determine. Le golfe du Morbihan, qui donne son nom a cette partie de la Bretagne, ne communique avec l'Ocean que par une passe etroite; s'avancant longuement dans les terres ou il decoupe de profondes anses, seme d'iles que l'on compte par centaines, qui s'elevent blanches et sans arbres, au-dessus de ses flots calmes, et entre lesquelles passent et disparaissent les barques de peche, c'est un lac presque ferme, une mer interieure, la mer de Bretagne. Au fond, la vieille ville de Vannes qui armait de grandes flottes pour defendre l'independance gauloise contre les Romains, et, de chaque cote, s'etendant comme des bras, la longue presqu'ile de Rhuis et la langue de terre au bout de laquelle est assis, regardant la mer, Locmariaker, qui deja existait au siecle de Cesar. Autour de ce vaste bassin du Morbihan, convergent et se sont comme donne rendez-vous les monuments des vieux temps. Ici, dans la presqu'ile de Rhuis, d'abord le chateau a quatre faces de Sucinio, tout ruine a l'interieur, les portes et les fenetres ouvertes au vent, mais au dehors solide et presque entier; gris, triste et inebranlable, il est reste debout comme une sentinelle qui garderait l'entree de la presqu'ile. Plus loin, le couvent de Saint-Gildas, au bord de l'Ocean, ou vecut quelque temps Abailard; puis, tout au bout, un haut monticule au milieu de la campagne plate, le tumulus de Tumiac, amas immense de couches de terres et de pierres alternees: de son sommet, vous dominez deux mers, le Morbihan aux cotes dentelees, et le vaste Ocean, et dans l'Ocean, les iles autrefois detachees de la terre, Hedic, Houat, Dumet, Belle-Isle, qui ferment au loin l'horizon. Dans l'interieur de la pyramide armoricaine, sous vos pieds, sont les chambres sepulcrales ou ont ete ensevelis les chefs des peuples. Tel est le cote de la presqu'ile de Rhuis; sur l'autre rivage, relie a celui-ci par quelques pierres druidiques jetees ca et la dans les iles du golfe, vous apercevez tout a la fois plusieurs hauts tumulus comme celui de Tumiac; les dolmens et les grottes se succedent, et les menhirs ne se comptent pas. Tout autour de Locmariaker[1], dont le nom si parfaitement breton etonne l'etranger, sont disperses une quantite de monuments qui attestent l'existence d'une cite puissante. C'est parmi ces monuments que se trouvent la _Table de Cesar_ et le _Grand Menhir_. La voila, dans une lande, cette fameuse table, dressee encore sur ses piliers qui, depuis deux mille ans, n'ont pas bouge; epaisse et large tranche de roc qu'on dirait coupee dans une montagne, elle est elevee en equilibre plus haut que la taille d'un homme, et elle a paru si gigantesque aux peuples qu'ils n'ont pas cru qu'elle put porter un autre nom que celui de Cesar, du geant qui les avait vaincus. [Note 1: Le village du Loc consacre a Marie.] Faites quelques pas encore dans la lande, a travers les ajoncs epineux, vous etes arrete par une masse immense etendue sur le sol. C'est le _Grand Menhir_, le plus grand que l'on connaisse: de la pointe a la base, il a soixante-quatre pieds de long; obelisque colossal, il s'elevait jadis dans la vaste solitude de ces champs, au-dessus de tous les menhirs d'alentour. Depuis des siecles, il git renverse a terre, et tel etait son poids, qu'en tombant il s'est brise en quatre morceaux; ils sont la, a la suite l'un de l'autre, a l'endroit ou ils sont tombes; on dirait des troncons d'un formidable serpent antediluvien. Nul n'a songe a les changer de place. Comme soudes au sol, ils dureront autant que le sol meme. Trois ou quatre lieues au dela, vous rencontrez les grottes de Plouharnel. En revenant de la presqu'ile de Quiberon, au moment ou l'on jette un regard derriere soi pour regarder encore la mer, la mer qui tout a l'heure ne se verra plus, on apercoit, dans un champ, de grosses pierres peu elevees au-dessus du sol; de loin, on les prendrait pour des dolmens renverses et on est pres de les dedaigner; mais entrez dans le champ, et le rocher qui vous semblait couche a terre, vous reconnaitrez que c'est le toit d'un edifice enfoui dans le sol. Il faut, en effet, descendre de plusieurs pieds pour penetrer dans l'interieur: alors vous avez devant vous une allee droite, formee de larges rochers plantes en terre, comme une muraille; au bout de cette allee, une chambre arrondie, et, sur le cote, une petite chambre communiquant avec la grande et qui en est comme le cabinet[1]. [Note 1: L'allee est large de trois pieds, la chambre longue de dix et le cabinet de six. Ces grottes ont ete decouvertes il y a peu d'annees.] Le tout est recouvert des rochers que vous voyiez de loin, et qui, semblables a des dalles monstrueuses, scellent ces sepulcres vides. Trois grottes s'alignent a cote l'une de l'autre, paralleles et de meme longueur, sepultures familiales ou, pres de la derniere demeure des parents, avait ete reservee la tombe du petit enfant. Mais voici Carnac, et ses celebres et indechiffrables alignements: a mesure qu'on approche de Carnac, a droite et a gauche, se dressent, dans les champs, de hautes pierres par groupes de douze ou quinze; l'un de ces groupes, le plus considerable et compose des plus gros blocs, s'appelle le _Camp de Cesar_; car c'est toujours ce vainqueur que l'on rencontre en notre France, comme Alexandre et Sesostris en Asie, comme Napoleon en Egypte, en Syrie, dans l'Europe entiere: l'homme ne creant pas, ce sont les destructeurs d'hommes qui saisissent le plus l'imagination des nations et dont elles consacrent le nom. Ces groupes de rocs isoles sont comme les avant-postes d'une armee. Bientot on se trouve au milieu de l'armee elle-meme. Tout d'abord, on n'eprouve pas cette stupeur dont parlent les voyageurs. C'est que la, comme en toutes les recherches de sa vie, l'homme, au milieu des choses ou il aspirait, les possedant et les tenant en sa main, n'a qu'un etonnement, c'est qu'elles soient si peu; dans les montagnes, touchant les pics que coupent en deux les nuages, il se demande si ce sont la les Pyrenees ou les Alpes. De meme ici: entre ces milliers de rocs, vous ne saisissez pas leur enormite et leur multitude. Mais si, du haut d'un de ces blocs couches a terre comme un monstrueux animal des premiers temps du monde, vous regardez devant vous, vous voyez s'allonger jusqu'a l'horizon, immobiles et muettes, les longues rangees de pierres levees sans nombre. Elles s'etendent, en effet, en lignes droites, regulieres, egalement separees l'une de l'autre comme si le commandement d'un general eut ecarte largement les rangs pour en passer la revue; dans ces rangs, chaque soldat est un roc roide, le pied profondement enfoui dans le sol, les plus petits au bas des files comme a la queue de l'armee, les plus grands en tete; l'homme de nos jours qui les mesure, debout a cote de ces colosses, atteint a peine leurs genoux. Pas une marque d'ailleurs, pas une inscription; blocs informes, recouverts d'une teinte grise, ternes et sombres, ils semblent refleter les images mornes d'un eternel ciel de decembre. La lande ou ils sont plantes, seche, apre, s'etend a l'entour deserte et silencieuse. Ici, savants et ignorants admirent et interrogent. Qui a fait cela? comment l'a-t-on fait? dans quel but l'a-t-on fait? Nul ne le sait, nul ne l'explique. Quel peuple, pour laisser une trace ineffacable de son passage, a amasse, apporte ici ces lourdes masses et les a dressees vers le ciel, comme les bras petrifies de geants ensevelis? Celtes? Gaulois? Kymris? Nul ne repond: un peuple nombreux a ete, on ignore meme son nom! Ce peuple connaissait-il les secrets d'une mecanique puissante pour avoir souleve ces rochers grands comme les assises de Balbeck et de Memphis? Ou si, a force de bras, il les a arraches de la terre, amenes et plantes en rangs rigides, quelle pensee l'animait? Est-ce un temple? quelle foi! Est-ce une sepulture? quel symbole cache! Une catastrophe sans precedents a-t-elle couche dans cette lande une race entiere? un choc soudain a-t-il ouvert la terre? l'Ocean, faisant un pas, a-t-il en un instant couvert une nation de sa nappe remuante, puis, en se retirant, tout emporte? Et les peuples voisins auront marque la place de ce peuple evanoui par ces rocs inebranlables, temoignage mysterieux d'un desastre qui ne sera jamais raconte! Il y a quelques annees, le savant, le poete qui a recueilli, annote et traduit les chants bretons, desira sauver de la destruction un dolmen qu'une route nouvelle allait renverser, et obtint l'autorisation de le transporter dans le parc de la belle habitation qu'il occupe pres de Quimperle. L'entreprise semblait aisee. C'etait un dolmen de moyenne grandeur, et la distance a parcourir etait seulement de quatre lieues. Mais lorsque l'on se mit a l'oeuvre, on vit surgir les obstacles: hommes et chevaux pouvaient a peine ebranler la table du dolmen, ce ne fut qu'en augmentant hors de toute prevision le nombre des uns et des autres qu'on parvint a la mettre en mouvement; on y employa dix-huit hommes, cinquante chevaux et l'on mit dix-sept jours a l'amener a la place qui lui etait destinee; les treuils, les poulies, les leviers, les rouleaux, les levees de terre, les moyens dont dispose l'industrie moderne et ceux dont on suppose que se servaient les peuples celtiques, on usa de tout successivement, et il arriva plus d'une fois que l'on ne fit que cent pas dans une journee. Cette entreprise, si nouvelle dans cette vieille contree qui avait perdu les traditions des ancetres, emut toutes les populations des environs; on accourait de plusieurs lieues, on faisait haie le long des routes pour voir marcher la _grande pierre_; beaucoup doutaient qu'elle fut jamais retablie sur ses piliers, et, quand elle s'enfoncait lentement dans les chemins rompus, il semblait qu'elle y dut toujours demeurer. Elle arriva enfin a la porte du parc; ce fut un jour de fete, elle entra comme en triomphe, un enfant etait monte dessus, portant des fleurs dans ses mains, la foule poussait des acclamations; ce peuple celebrait le succes d'avoir remue une pierre, lui dont les aieux dressaient et alignaient les rocs par milliers. IV Quiberon. =Le combat.--Le fort Penthievre.--La prison.--Le jugement.--Le champ des martyrs.= Nos rivages, comme la Grece antique, ont leur histoire: les jeunes citoyens du Nouveau Monde, pour qui nous sommes des anciens, en longeant la cote armoricaine, se montrent, du haut de leurs navires, un petit coin de terre, une presqu'ile etroite et avancee dans la mer: Quiberon, Carnac, Auray, ces bourgs et ces villages celtiques ont vu de pathetiques evenements, ont entendu sonner d'illustres noms. A Auray, la derniere bataille des deux competiteurs de Bretagne, Charles de Blois et Monfort, le choc de trois chevaleries, Anglais, Francais, Bretons, Chandos et du Guesclin; a Quiberon, la rencontre de deux armees, de deux drapeaux, symboles de deux societes, gentilshommes descendants des preux chevaliers, republicains commandes par un fils de palefrenier, Hoche; puis l'immolation des debris de l'ancienne noblesse, massacre supreme qui ferme l'ere rouge de la Terreur, comme une large effusion de sang termine un long sacrifice; voila les faits et les noms: magnanimite, courage, nobles paroles, sentiments sublimes, l'antiquite n'a rien de plus grand; nous n'avons rien a lui envier. C'est ici, a l'entree de la presqu'ile de Quiberon, pres de Carnac, que debarquerent, a la fin du siecle dernier, des exiles francais venant, les armes a la main, reconquerir leur patrie. On ne voit pas sans etonnement dans l'histoire cette tentative des emigres: c'est en 1795, la grande guerre de Vendee est finie, les principaux chefs, Bonchamps, d'Elbee, La Rochejaquelein, Cathelineau, sont morts; Stofflet et Charette seuls resistent a peine a la tete d'une poignee d'hommes, poursuivis, traques, chaque jour pres de succomber. Mais les exiles aisement s'abusent: loin de la patrie, les evenements sont passes avant de retentir a leurs oreilles, comme l'eclair du canon se voit avant qu'on entende le coup. Tant que la guerre de Vendee fut dans sa force, ils y attacherent peu d'importance: quand les cent mille hommes qui avaient franchi la Loire eurent ete tues et disperses, quand le fer et l'incendie des colonnes infernales eurent saccage le Bocage, les princes exiles croyaient encore la Vendee en armes; alors arrivait a Charette, du fond de l'Europe, cette lettre de Suwarow, ecrite avec une emphase orientale, mais non sans grandeur; alors le comte de Provence envoyait a Charette et a Stofflet des cordons et des brevets de generaux; alors on revait une expedition decisive dans l'Ouest, et l'on decidait une descente des emigres en Bretagne. Tout, cependant, n'etait pas contraire a cette entreprise: si Stofflet et Charette etaient reduits a une grande faiblesse, leur resistance tenait la Vendee en eveil; un secours inattendu, un premier succes pouvait la remettre debout; les chouans, dissemines par toute la Bretagne, occupaient une armee entiere: on n'avait pas juge trop grands les talents de Hoche contre Tinteniac et Cadoudal; leurs bandes eparses se levaient tout a coup devant et derriere les republicains comme ces globes fulminants, semes sur le sol, qui eclatent sous les pas. L'etat de la France aussi semblait favorable: maintenant que les decemvirs sanguinaires n'existaient plus, on souffrait impatiemment le joug de la Convention; on avait horreur et mepris de ces hommes qu'on ne craignait plus. Le pays d'ailleurs ou l'on projetait de descendre etait un pays ami: des qu'une armee reguliere y mettrait le pied, autour d'elle se rallieraient cinquante mille chouans aguerris; l'Ouest tout entier se leverait; les republicains, dans cette haute maree populaire, seraient engloutis; les Vendeens, naguere, s'etaient avances jusqu'a soixante lieues de Paris; cette fois, des le premier jour et sans tirer l'epee, l'armee liberatrice se retrouverait aussi pres; un prince apparaitrait a sa tete, et, aux acclamations des peuples, elle marcherait a grands pas vers Paris, a qui elle ramenerait la paix et ses rois. Telles etaient les esperances et les illusions. Pour l'accomplissement de ces grands desseins, rien n'avait ete epargne; les preparatifs furent dignes du but. L'Angleterre donna son aide: quelques-uns ont pretendu qu'elle avait saisi avec empressement l'occasion d'aneantir les restes de l'ancienne marine francaise; on l'a calomniee, on ne la comprenait pas: un plus pressant interet la poussait; l'ennemi d'alors, c'etait la Republique. Vaisseaux, argent, munitions, elle fournit tout aux emigres, en abondance, sans compter. Les republicains furent etonnes de l'immense materiel d'armes et d'approvisionnements de toute sorte qu'ils trouverent apres la victoire: les commissaires demandaient _quatre mille voitures_ pendant quinze jours pour transporter ces richesses; Hoche les estimait, dans sa lettre a la Convention, a _plusieurs centaines de millions_. Quant aux emigres, la nouvelle de ces puissants preparatifs les avait partout ranimes: il en vint des extremites de l'Europe. Un corps entier qui, depuis trois ans, faisait la guerre en Allemagne, arriva des bords de l'Elbe, sous le commandement de Sombreuil; tous les anciens officiers de la marine royale accoururent. "On a trouve, ecrivait Hoche, plus de six cents epees avec l'ancre sur la garde." Les Bretons, surtout, etaient en grand nombre; ils allaient revoir leur pays, leurs familles, combattre, mourir du moins sur le sol ou ils etaient nes. On composa cinq regiments, dont plusieurs portaient de beaux noms: _Rohan, Damas, Loyal-Emigrant_; l'artillerie avait pour chef un militaire savant et eprouve, le comte de Rotalier. L'enthousiasme etait haut comme les esperances; beaucoup d'officiers convertirent leur fortune en or, et l'emporterent avec eux, nobles joueurs qui risquaient tout sur un dernier coup de des; enfin, spectacle heroique et touchant, on voyait marcher en ligne une compagnie de vieux officiers, tous chevaliers de Saint-Louis[1], qui portaient le mousquet et recevaient la paye comme de simples soldats; ils etaient cent vingt, tous ages de plus de soixante ans, et leur chef en avait soixante-douze. On a vante l'enthousiasme des republicains; celui qui animait ces vieillards etait aussi grand et plus admirable; car l'enthousiasme et le desinteressement sont naturels a la jeunesse; mais eux, dans la vieillesse et apres les epreuves de la vie, ils avaient garde entieres ces vaillantes et genereuses vertus. [Note 1: Ils portaient la croix de Saint-Louis suspendue a un ruban de laine, faute, dit Puisaye, de moyens d'en payer un de soie.] Oui, les moyens etaient immenses et les qualites magnanimes: mais ici, des le debut, meme avant le depart, se revelent les defauts qui feront tout echouer, defauts de cette generation elevee par le siecle du doute, et que Dieu semble avoir condamnee et aveuglee jusqu'au bord du precipice, pour qu'elle y put immanquablement tomber. Ils avaient le courage, le devoument, l'heroisme, il leur manquait la decision, la nettete de vues; il ne se trouva pas un homme pour conduire ces bras: Puisaye, negociateur, diplomate, plutot que general, perdit promptement la tete; d'Hervilly, officier de details, n'avait ni initiative ni idees d'ensemble; Sombreuil arriva trop tard. Le commandement, d'ailleurs, etait partage: Puisaye est le chef nominal; d'Hervilly le chef militaire; les chouans ne reconnaissent que Puisaye, les emigres n'obeissent qu'a d'Hervilly. Puis, au lieu de partir tous ensemble, en une masse compacte, capable d'un energique effort, ils se divisent: le deuxieme corps ne quitte l'Angleterre que trois semaines apres le premier; celui-ci debarque le 27 juin, celui-la le 15 juillet, le troisieme, le plus considerable, qui emmene le comte d'Artois, attendra, avant de partir, quelque succes. C'est celui qui vint, deux mois plus tard, faire une inutile descente a l'Ile-Dieu. Enfin, pour completer leurs regiments, ils enrolent des soldats republicains, prisonniers en Angleterre: ces emigres fideles, qui ne connaissent qu'un serment, ne songent pas que ces soldats, qui s'engagent afin de sortir de prison, au moindre echec vont deserter. Leurs premiers pas, pourtant, furent heureux: la mer etait libre; les vaisseaux anglais avaient repousse l'escadre de Villaret-Joyeuse sortie de Brest pour leur barrer le chemin. Ils aborderent sans obstacle au fond de la baie de Quiberon. La, apres quatre ans d'exil, cinq mille Francais mirent le pied sur le sol de la patrie et ceux qui ont survecu nous ont dit leur enivrement en touchant cette terre sacree. Des qu'elle fut en vue, des cris de joie et d'amour eclaterent sur les vaisseaux; plusieurs se jeterent dans les flots, pour l'atteindre plus tot, et l'embrasserent, avec des transports et des larmes, comme une mere. Leur arrivee avait ete signalee; les populations environnantes etaient accourues, apportant a l'armee des vivres et des provisions: "Vieillards, femmes, enfants, jusqu'aux genoux dans le sable, s'attelaient aux canons... la plage retentissait des cris incessamment repetes: "Vive notre religion! vive notre roi[1]!" En se retrouvant et se melant ensemble, parents, compatriotes et compagnons d'armes, il semblait aux uns et aux autres qu'un souffle invincible les allait porter en avant, et balayer les champs devant eux. [Note 1: Puisaye, _Memoires_, edit. de Londres, 1807, t. VI.] Les troupes republicaines, en effet, plierent tout de suite, et cederent le terrain. Elles etaient en petit nombre; ordre leur fut donne de se retirer sur Quimper, afin de couvrir Brest. La Convention s'attendait a perdre la Bretagne d'un seul coup. Presque a la fois sont occupes les villes et les bourgs avoisinants: Carnac, Mendon, Landevan, Auray; en quelques heures, dix-sept mille chouans arrivent, rompus a la guerre par trois annees de combats, soldats par le coeur et par les actes, sinon par l'habit. Mais qui les arrete? pourquoi cette ardente armee reste-t-elle comme fixee au sol? C'est que deja eclate parmi eux la desunion, la desunion qui accompagne toujours l'exil; alors aussi apparait la petitesse de vues du chef. Habitue aux troupes regulieres, d'Hervilly ne dissimule pas son dedain pour ces paysans. Quoi! pas de discipline! ils ne savent ni se mettre en rang, ni manoeuvrer! on ne saurait s'avancer sans les avoir formes; il leur faut apprendre a porter l'uniforme, a marcher au pas. En vain Puisaye s'indigne de ces lenteurs, il n'a pas l'audace de s'emparer du commandement. Les chouans, qui avaient bien soutenu le choc des regiments republicains, sans connaitre la charge en douze temps, se voyant meprises, murmurent ou s'eloignent. On laisse se consumer sur place cette fievre francaise qui fait tout plier, quand on la laisse se jeter au dehors. Et ainsi, dix jours se passent, dix jours en luttes intestines, en paroles aigres, en mesquines operations. On quitte ce petit bourg et l'on reprend celui-la; avant meme d'avoir combattu, on doute du succes; il faut attendre le second corps d'armee; il faut un refuge, en cas de defaite, et, au lieu de pousser devant soi, par ce pays ami ou chaque homme que l'on rencontre serait un soldat ou un hote, ou la petite armee republicaine eut ete etouffee dans la foule, on se retire prudemment d'Auray, on se cantonne dans l'etroite presqu'ile de Quiberon, et dans le fort Penthievre qui la ferme; on recule a quatre lieues en arriere du point qu'on occupait au debarquement. Ces dix jours deciderent du sort de l'expedition. Les chouans du centre ne voyant pas s'approcher l'armee emigree, n'osent bouger; Hoche qui craignait un soulevement general rassemble en hate tous ses soldats; il va aux emigres qui ne viennent pas a lui; le 5 juillet, il est en face d'eux, et le 7, deja il les a repousses dans la presqu'ile de Quiberon; il les tient la accules a une impasse, sur une miserable langue de terre de deux lieues de long et de quelques cents metres de large, entre deux precipices des flots. Maintenant l'heure des conseils est passee, celle de l'action est venue; ils n'ont plus qu'a se battre et a mourir. C'est leur beau moment, et l'on va reconnaitre la noblesse francaise, imprevoyante, temeraire comme la jeunesse, mais toujours vaillante et chevaleresque, et perdant la vie avec magnanimite, a Quiberon, comme a Azincourt et a Crecy. Ils sont enfermes, il faut sortir de la presqu'ile: apres une premiere tentative infructueuse et mal combinee (le 8 juillet), un plan est forme pour forcer le camp de Hoche: deux detachements, descendant a quelques lieues de la, a droite et a gauche, feront un detour, et par derriere attaqueront les republicains; a un signal donne, le gros de l'armee emigree sortira du fort Penthievre et les assaillira de front: pris entre deux feux par des troupes superieures en nombre, Hoche ne peut resister (16 juillet). Mais, voila qu'il arrive de ces malentendus qui dejouent les projets les plus habilement concus, de ces accidents qui ne sont pas des coups de hasard, mais que Dieu jette a l'encontre des capitaines quand il les veut perdre. Le premier detachement est detourne de son chemin par un contre-ordre venu on ne sait d'ou[1], il s'egare a dix lieues de la; son chef meme, Tinteniac, est tue; la seconde troupe a peine a mis pied a terre qu'elle est obligee de se rembarquer; les deux attaques sur les flancs et les derrieres des republicains manquent ainsi a la fois; le signal qui devait avertir de ce contre-temps n'est pas apercu. [Note 1: Des agents de l'interieur.] Cependant les emigres, dans leur impatience, sortent de la presqu'ile; ils ne veulent meme pas attendre ce renfort tant desire, le corps de Sombreuil, quinze cents vieux soldats qui viennent d'arriver et vont debarquer. Ils marchent en rangs epais contre le camp de Hoche place sur une hauteur et defendu par de formidables retranchements; Hoche les laisse s'approcher; puis, tout a coup, a quelques pas, une batterie se demasque, et une decharge meurtriere, en un instant, en abat des centaines; les rangs sont haches en troncons. Se figure-t-on la stupeur et l'effroi a cette surprise? Mais ici, ces gentilshommes, qui dedaignaient les paysans, vont leur prouver du moins qu'ils sont dignes de les commander. Un moment troubles et desunis, bientot ils se reforment, et, comme si des trouees sanglantes ne les avaient diminues, ils alignent leurs rangs, et du meme pas, du meme pas qu'auparavant, ni plus vite, ni plus lentement, ils continuent a monter vers ce rempart d'ou plonge un feu de mitraille qui les decime. Les republicains, les voyant de ce rempart, marcher impassibles et en bon ordre, ne pouvaient retenir leur admiration: "Il semblait, leur disaient-ils apres la defaite, que vous marchiez a la parade.--On s'est battu des deux cotes avec energie, ecrivait Hoche, ces hommes egares se sont souvenus qu'ils etaient Francais et qu'ils avaient des Francais devant eux." C'est que la plupart etaient des officiers, et ces officiers, qui avaient toute leur vie crie _en avant!_ a leurs soldats, soldats aujourd'hui, ne savaient pas reculer. De soixante-douze officiers de Royal-Marine, il en perit quarante-trois; de cette troupe heroique de cent vingt vieux veterans, chevaliers de Saint-Louis, il en resta soixante-douze couches par terre. Il fallut enfin ceder; qu'etait le plus intrepide courage contre des feux de peloton? Ils auraient tous peri, des ce jour-la, sans la prevoyance du comte de Rotalier; avec ses canons, il arreta la poursuite des republicains, et, couvrant la retraite des emigres, les sauva au moins pour cette fois[1]. [Note 1: Son fils tomba pres de lui: "Enlevez cet officier," dit-il, et il continua a commander.] Le reste ressemble a toutes les histoires d'infortunes achevees; les premieres mailles dechirees, le tissu se rompt jusqu'au bout. Du 16 au 20 juillet, chaque jour, chaque nuit, les soldats enroles en Angleterre desertent par bandes au camp de Hoche; celui-ci n'a entre son armee et les emigres que le fort Penthievre, et la garnison de ce fort est composee presque entierement d'anciens republicains; la trahison, bientot, le lui livre: quand, une nuit, ses soldats se presentent au pied des murs, ceux du dedans leur tendent la crosse de leurs fusils pour les aider a escalader les rochers. Et alors, c'est une debandade generale, deroute non d'une armee, mais d'une population entiere, paysans, femmes et enfants qui, depuis quelques jours, s'etaient refugies dans la presqu'ile. Tous fuient devant les bataillons vainqueurs qui debordent sur cet etroit espace, tous fuient, et ils n'ont devant eux que la mer, une mer bouleversee par la tempete, et une cote de rocs ou les bateaux de secours ne peuvent aborder. Il ne fallut pas de grands efforts pour venir a bout de cette foule eperdue; sauf quelques-uns qui s'echapperent, on les prit par milliers, et on les emmena comme des troupeaux. A cette heure, les deux generaux ont disparu: Puisaye s'est hate d'aller mettre ses papiers a l'abri sur la flotte anglaise; d'Hervilly a eu l'honneur d'etre blesse mortellement le 16, a l'attaque du camp, reparant ses fautes par la mort du soldat. Une seule troupe avait pu se rallier, celle de Sombreuil, recemment debarquee, un millier d'hommes environ, la plupart gentilshommes ou anciens soldats. Apres avoir defendu le terrain, pied a pied, contre des forces sans cesse croissantes, ils etaient arrives a l'extremite de la presqu'ile, pres de Portaliguen; la, reunis derriere un petit mur a demi ecroule, entre la mer agitee par l'orage et les rangs redoubles d'une armee nombreuse, n'ayant plus qu'une ou deux cartouches par homme; ce n'est pas de se rendre que leur vient la pensee; "Sombreuil tint conseil, raconte l'un d'eux, et il fut alors unanimement decide que nous sortirions tous du fort, et que, secondes par le feu tres-vif que faisaient les fregates anglaises, nous nous precipiterions, l'epee a la main, dans les rangs republicains, ou du moins, si la victoire ne secondait pas notre courage, nous trouverions une mort glorieuse... Deja Sombreuil donnait l'ordre d'ouvrir les portes[1];" mais, a leur attitude, les republicains eux-memes s'emeuvent. Cette poignee d'hommes va-t-elle donc perir? Surs de la victoire, ils n'ont que de la pitie: "Rendez-vous, braves emigres, s'ecrient-ils, il ne vous sera pas fait de mal! nous sommes tous Francais!..." Ah! si ce ne furent pas les generaux qui le jeterent, ce cri des soldats etait la voix genereuse de Francais qui reconnaissent des hommes de leur sang, et leur pardonnent! Sombreuil, alors, sortit du fort, un general republicain s'avanca, et quelques paroles s'echangerent rapidement entre eux. [Note 1: _Ma sortie de Quiberon_, par L.V. de la V... g... o... (le vicomte de la Villegourio).] C'est la ce qu'on a appele la capitulation de Quiberon, niee et affirmee avec une egale passion par les partis contraires, parce qu'elle fut suivie du massacre des emigres. J'ai lu, avec une attention exacte et scrupuleuse, avec l'ardent desir de chercher la verite, tous les recits qui ont ete ecrits de ce moment solennel, et les relations emues des emigres qui s'echapperent plus tard des prisons[1], et les ecrivains hostiles aux royalistes, tels que le biographe de Hoche, Dourille, et l'impartiale narration des _Victoires et conquetes_, ou l'on sent une ame toute francaise, et l'historien de la Revolution, M. Thiers, qui juge les evenements en homme d'Etat, et les pages sinceres de Rouget de Lisle, qui accompagna Tallien de Quiberon a Paris, et qui peint en traits saisissants les hesitations et les angoisses du proconsul preoccupe de la conduite qu'il doit tenir, et le discours enfin de Tallien, quelques jours apres, a la Convention; j'ai recueilli en Bretagne, sur les lieux memes, les traditions et les souvenirs; et la conviction m'a ete donnee qu'il y eut une capitulation, non pas capitulation reguliere, le temps et les circonstances ne le permettaient pas, mais une capitulation conditionnelle, et les conditions memes que l'on imposait sont la preuve d'une convention proposee et acceptee. [Note 1: Tous, separes par les distances et les annees, s'accordent sur le fait qu'il y eut capitulation.] Entre ces recits, celui qui porte le plus le caractere de la verite est la relation de Chaumereix, qui, lui, ecrit, non a la distance de longues annees, mais peu de temps apres son evasion, dans l'annee meme[1]: "Sombreuil, dit-il, s'avanca vers Hoche: Les hommes que je commande sont determines a perir sous les ruines du fort, mais si vous voulez les laisser rembarquer, vous epargnerez le sang francais. Le general Hoche lui repondit: Je ne puis permettre le rembarquement, mais si vous voulez mettre bas les armes, vous serez traites comme des prisonniers de guerre.--Les emigres seront-ils compris dans cette capitulation? ajouta Sombreuil.--Oui, dit le general Hoche, tout ce qui mettra bas les armes. Puis apprenant son nom: Quant a vous, Monsieur, je ne puis rien vous promettre.--Aussi, repondit Sombreuil, n'est-ce pas pour moi que j'ai voulu capituler, je mourrai content, si je sauve la vie a mes braves compagnons d'armes." [Note 1: _Relation_ de M. de Chaumereix, officier de la marine, Londres, 1795.] Et il se retire, il rapporte a ses compagnons sa conversation avec le general republicain[1], et, sur sa parole, les emigres mettent aussitot bas les armes. [Note 1: Il n'est pas certain que le general republicain qui confera avec Sombreuil fut Hoche; quelques relations nomment le general Humbert; mais cela ne change rien au fait.] Tel est ce recit d'un temoin oculaire, et la suite des evenements confirme sa veracite. Une fregate anglaise s'etait approchee du rivage et tirait de meurtrieres bordees sur les republicains: "Du moins, Monsieur, faites cesser le feu des Anglais!" s'ecria Hoche. Apres avoir reserve la vie du jeune capitaine, il demande a Sombreuil d'epargner ses troupes, fortifiant son engagement d'une seconde condition. Et s'il n'y avait pas accord, que signifie la conduite de Hoche et de Tallien? pourquoi hesitent-ils a fusiller immediatement ces emigres? la loi n'etait-elle pas formelle? Mais non, ils attendent la decision de la Convention: Tallien court a Paris; et la, son discours se tourne contre lui-meme: "Les emigres, dit-il, envoyerent plusieurs parlementaires; mais quelle relation pouvait exister entre nous et ces rebelles? Qu'y avait-il de commun entre nous que la vengeance et la mort?" Les applaudissements l'ont enivre[1]; il ne sent pas que son recit atteste son mensonge; car quels hommes consentiraient a se rendre a des vainqueurs qui repoussent les parlementaires? Et, quand l'ordre arrive a Auray de les juger, voyez-vous la stupefaction, la douleur, l'indignation de la population, de l'armee, des generaux! Devant la commission militaire, entendez-vous Sombreuil: "Pret a paraitre devant Dieu, je jure qu'il y a eu capitulation, et qu'on a promis de traiter les emigres en prisonniers de guerre!" Et, se tournant vers les soldats presents en foule: "J'en appelle a votre temoignage, grenadiers!--C'est vrai, repondent-ils." Et a ce serment d'un soldat, la commission militaire se separe, elle ne les jugera pas, elle ne s'en reconnait pas le droit! Et tous les autres officiers de l'armee refusent de juger les emigres; on est oblige de changer la garnison d'Auray; pour former une commission, il faut que l'on choisisse des etrangers; c'est a des officiers de la legion belge qu'est donnee la mission de condamner ces Francais! [Note 1: C'etait le 9 thermidor, anniversaire de la chute de Robespierre. L'entree de Tallien fut une ovation.] L'iniquite retombe sur Tallien et la Convention: Quoique un an se fut ecoule depuis la chute de Robespierre, c'etait bien toujours la meme assemblee, de son premier jour a son dernier, soumise a deux basses passions, la haine et la peur, la haine chez quelques-uns, la peur chez le plus grand nombre. Les soldats furent magnanimes, les legislateurs feroces. Hoche leur ecrivit: "L'humanite ne peut-elle elever la voix? Songez-y, citoyens representants, cinq mille Francais!" Pas un ne se leva pour l'appuyer. Tallien craignait d'etre soupconne de royalisme, beaucoup de ceux qui l'ecoutaient pouvaient etre aussi suspectes; les Montagnards les regardaient, ils baisserent les yeux et laisserent executer une loi qu'ils abhorraient; pour etre atroces, il leur suffit de se taire! Si ce massacre eut du se faire a Paris, ils ne l'auraient pas ose; l'opinion leur defendait de frapper encore; mais la mort a cent cinquante lieues, la mort qu'on ne voit pas donner, cette mort est facile a resoudre! Qu'etaient quelques milliers d'hommes pour cette assemblee qui en avait tant fait egorger? leur mort ne lui apporta pas un remords de plus! Ici, ce n'est plus de l'histoire, c'est une tragedie, une des scenes pathetiques de ce drame de la Terreur qui se joua quatorze mois de suite tous les jours, et qui chaque jour etait denoue par le meme acteur, le bourreau. Tous ceux qui ont raconte les derniers moments des victimes sont des emigres echappes au meme sort; et, dans les recits de tous on retrouve le meme sentiment; soit qu'ils ecrivent le lendemain du desastre, comme Chaumereix, ou de longues annees apres, comme la Villegourio, le Charron, Montbron, Villeneuve, ou Berthier de Grandry, c'est la meme tristesse calme, tant elle est profonde[1]. Ils ne recriminent pas, ils n'ont ni emportement ni amertume: la haine contre leurs bourreaux, le dedain pour leurs chefs inhabiles ou imprudents, toutes les basses ou mesquines passions se sont envolees de leur ame, une seule impression demeure. Ces victimes, leurs compagnons d'armes, ces officiers qui avaient combattu dans l'Amerique et les Indes, ces jeunes gens, fleur de l'armee, ces enfants de quatorze ans, ce jeune Talhouet, qui se battait pres de son frere, et a qui, prisonnier, sa mere s'attachait avec des etreintes desesperees, qu'elle couvrait de son corps, comme si, en se mettant entre lui et la mort, la mort ne pouvait atteindre ce fruit de ses entrailles; ces paroles sublimes, ces actes heroiques, d'autant plus heroiques qu'il semblait qu'ils dussent etre a jamais ignores, puisque tous devaient perir; ces prisonniers, emmenes de Quiberon a Auray, la nuit, par des chemins mal frayes, avec une faible escorte[2], et a qui les officiers republicains disaient: Sauvez-vous! profitez de la nuit! et qui refusent, et dont pas un ne manque a l'appel en arrivant a Auray [quelques-uns s'egarerent, les lignes de soldats se rompant a chaque instant, ils appelaient et se joignaient a l'escorte. Car ils avaient donne leur parole, et ils comptaient la vie pour rien et d'honneur pour tout[3]]; et ces dernieres nuits, dans la chapelle qu'ils appellent l'_antichambre de la mort_; ce jeune Coatudavel qui, n'ayant que six mois de plus que l'age ou l'on accordait un sursis, refuse de se rajeunir devant ses juges, _pour ne pas sauver sa vie par un mensonge_; ce domestique qui ne veut pas vivre sans son maitre et qui le suit a la mort; cet autre domestique Malherbe, l'histoire a conserve son nom, qui a cet instant supreme, se sent anime du souffle de Dieu, et, comme inspire, exhorte a la mort ses compagnons etonnes de son eloquence, et les conjure de pardonner a leurs assassins; et ces vieillards, veterans des anciennes guerres, qui avaient retrouve la force de leur maturite pour marcher contre les batteries, et qui, aujourd'hui, decouvrant leurs cheveux blancs, lisaient a haute voix la priere des agonisants, et rappelaient aux plus jeunes les grandes pensees de la religion et ses immortelles esperances; et ce pretre se levant au milieu des prisonniers: "Chevaliers chretiens, toujours fideles a Dieu et au roi, faites un acte de contrition, vos peches vous sont remis!" et les soldats republicains qui les gardaient, tombant a genoux a ce spectacle, et repetant les prieres des morts avec eux; et ces appels de chaque jour qui retiraient vingt, trente, quarante victimes du groupe chaque jour plus retreci; et, a une heure que l'on connaissait, le silence se faisant instantanement dans la prison, chacun immobile, dans une attente qui serrait le coeur, et, tout a coup, l'air dechire par une fusillade eclatante, la fusillade qui jetait morts par terre ceux qui tout a l'heure venaient de sortir vivants; et ces admirables femmes de Vannes, de Lorient, d'Auray, soeurs de charite volontaires[4], qui envahirent litteralement la prison, qui intercederent pour obtenir la faveur de servir les prisonniers,--car ils demeurerent douze jours dans l'attente de leur sort, douze jours d'anxiete, mais aussi d'espoir: la plupart etaient jeunes et ne pouvaient se faire a l'idee de mourir; ces femmes devouees qui, plusieurs fois le jour, leur venaient apporter le pain, le vin, les vetements, et, ce qui vaut mieux, les douces et consolantes paroles, les soins de la mere, de la soeur, de l'epouse, et qui savaient meme, don charmant qui n'appartient qu'a la femme, meler a leurs encouragements cette gaite legere qui soutient le coeur et amene le sourire d'un instant sur les mornes visages, comme entre deux nuages une echappee de soleil; voila les scenes, les paroles, les souvenirs que nous ont retraces ceux qu'une amitie vigilante ou un sort heureux preserva, ou plutot que Dieu voulut garder pour que ces belles actions fussent racontees, pour qu'il fut montre une fois de plus a quelle force et a quelle sublimite l'homme se peut elever par le sentiment du devoir et par la foi! [Note 1: Voy. l'_Expedition de Quiberon_, par Villeneuve de la Roche-Barnaud; _Recit de l'evasion d'un officier pris a Quiberon_, par le comte de Montbron; _Relation_ de M. de Chaumereix, officier de marine; _Temoignage d'un royaliste; Ma sortie de Quiberon_, par le V. de la V...g...o; _Expedition de Quiberon_, par le baron Charron; _Recit sommaire de la deplorable affaire de Quiberon_, par le chevalier Berthier de Grandry (dans la _Revue de Bretagne et de Vendee_); _Relation du desastre de Quiberon_, par M. de la Touche. Le recit de leur evasion, des obstacles et des dangers qu'ils ont surmontes, est une des pages les plus emouvantes de l'histoire de la Revolution.] [Note 2: Ce n'etaient pas les royalistes, disait plus tard un officier republicain, qui etaient nos prisonniers, c'etait nous qui etions les leurs, s'ils l'avaient voulu.] [Note 3: Chaumereix.] [Note 4: Ce furent mesdames Leconte, Fougere, Tanguy (femme du peuple, qui fit confectionner des vetements a ses frais pour les prisonniers), Humphry, Hemon, Kerdu, Brunet, Guillevin, Duparc, Le Normand, Glain, Bear, Lauzer, Vial. Une partie de ces noms avait ete donnee par M. Theodore Muret (_Histoire des guerres de l'Ouest_); la liste en a ete completee par la _Revue de Bretagne et de Vendee_.] Entre toutes ces victimes de nos dissensions civiles, il en est une qui excite un interet plus attendrissant, Sombreuil: il etait jeune, beau, brave; il avait quitte sa fiancee, ne voulant l'epouser qu'au retour de cette expedition: il brulait de cet amour de la gloire qui va bien a la jeunesse; il revait de lauriers a deposer aux pieds de celle qu'il aimait. Membre de cette famille qui avait tant de fierte et un coeur si haut, digne fils de celui qui commandait les Invalides, digne frere de celle qui but un verre de sang le 2 septembre pour sauver son pere, il etait predestine a la mort. Tallien, en le voyant, ne put retenir un mot de regret: "Votre famille est bien malheureuse!" lui dit-il. En s'exemptant lui-meme de la capitulation, il etait deja condamne; mais il inspirait une sympathie universelle; les generaux semblaient lui fournir les moyens de se sauver: une sorte de liberte lui etait donnee, il n'etait pas renferme comme les autres prisonniers, les officiers republicains le faisaient manger a leur table; mais leurs sentiments et les siens etaient trop contraires; bientot il refusa ces marques de preference, et retourna avec ses compagnons a la tete desquels il ne devait plus marcher que pour aller a la mort. La encore, dans la prison, il exercait, par sa grandeur d'ame, une suprematie involontaire; les prisonniers prenaient courage en voyant sa serenite. Cette serenite pourtant se dementit un jour: tandis que la liberte ou on laisse les emigres leur donne un plus vif espoir, tout a coup arrive l'ordre de les mettre en jugement. A ce moment, le jeune capitaine fut saisi d'une de ces douleurs violente et soudaines qui bouleversent l'ame jusqu'en ses profondeurs: c'est lui qui cause la mort de ces braves gens; sans sa condescendance, ils eussent peri, mais dans les rangs de l'ennemi, glorieusement et en soldats! Ses pensees furent troublees par un mouvement de folie; car tout homme qui se resout a se donner la mort est frappe dans sa raison; l'amour de la vie est l'amour le plus naturel et le plus fort; qui n'aime plus ce don sacre de la vie ne s'aime plus, et qui ne s'aime plus a perdu le sens de lui-meme. Dans son desespoir, il saisit un pistolet et se l'appuya sur le front; Dieu ne permit pas que cette grande ame se souillat par un crime. Mais alors le remords le transforma, il se jeta aux pieds de l'eveque de Dol, et il ne fut plus que chretien. Et quand la sentence fut prononcee, tous les deux on les vit, le vieil eveque aux cheveux blancs, suivi de ses pretres venerables qui s'avancaient sur deux lignes en chantant des psaumes, entre les rangs des prisonniers agenouilles et courbes sous la benediction du vieillard, et Sombreuil, la tete haute, marchant le premier de ses officiers. Les soldats qui l'escortaient etaient emus de pitie en le voyant si tranquille et si fier. Puis, au lieu du supplice, des mots simples, d'un Francais et d'un chretien, de ces mots comme on en trouve dans l'histoire des grands hommes, qu'on se rappelle et qui elevent l'ame: il ne veut pas qu'on lui bande les yeux: "J'ai l'habitude de regarder mon ennemi en face!" Quand on lui commande de se mettre a genoux: "Je m'agenouille devant Dieu, dont j'adore la justice, mais je me releve devant vous qui n'etes que des hommes!" Ces paroles du jeune capitaine, le soir on les repetait parmi les fideles royalistes emprisonnes et parmi les officiers republicains, et les uns et les autres, en le louant, disaient: "La France a perdu un de ses nobles enfants, qui eut ete grand pour la gloire de la patrie!" Apres lui, les autres prisonniers furent rapidement immoles: "Ils ont mis le pied sur la terre natale, la terre natale les devorera!" avait dit Tallien: trois commissions fonctionnaient a la fois, a Auray, a Vannes et a Quiberon. A Vannes, on les jugeait douze par douze; en un seul jour, de _cent trente-sept_ renfermes le matin dans la prison, il n'en resta, le soir, que _huit_. Dans une prairie, non loin d'Auray, on les emmenait vingt par vingt, au bord d'une fosse ouverte: les soldats, attristes et obeissants, se hataient d'accomplir leur tache de bourreaux, et s'eloignaient aussitot de ce champ de carnage; les fosses etaient a peine recouvertes; souvent les chiens les venaient fouiller, et l'on voyait les corbeaux voler dans l'air emportant une affreuse pature. Plus tard, leurs ossements furent recueillis par une pieuse charite, et on les montre au voyageur, amonceles sous le monument de marbre qui leur a ete eleve pres d'Auray, a la _Chartreuse_. Mais ces marbres, ces statues et ces inscriptions touchent moins que le lieu meme ou ils ont peri: j'ai vu ce champ qu'on appelle d'un nom sacre, le _Champ des martyrs_, une prairie longue, verte, entouree de haies; a l'entour, la campagne est solitaire et silencieuse. Il n'y a la rien d'eux que leur souvenir, et cette inscription au fronton d'un petit temple: _Hic ceciderunt, la ils sont tombes_! C'est une catastrophe capitale, le dernier coup qui frappe la noblesse francaise est le plus terrible, il l'atteint au coeur. Pendant deux ans, la Revolution l'avait decimee en detail; cette fois, elle frappa de cette arme que souhaitait un empereur romain pour trancher d'un seul coup des milliers de tetes. L'ancienne armee, celle qui avait combattu contre le grand Frederic et avec Washington, l'ancienne marine, qui avait vaincu sous d'Estaing, d'Estrees et Lamothe-Piquet, disparurent; plusieurs grandes familles, en perdant leurs fils en un meme jour, furent eteintes. Parmi les noms inscrits sur le monument de la Chartreuse, se lisent les plus beaux de notre histoire: La Rochefoucauld, Broglie, Fenelon, Montesquiou, Chevreuse, d'Aiguillon, Damas, Beaufort, Beaumont, Bellegarde, Lamoignon, un La Peyrouse, parent du celebre navigateur, Foucault, des anciens intendants de Bretagne, d'Avaray, Caradec, un frere de Charlotte Corday, plusieurs fils des plus anciennes familles de Bretagne, Lantivy, Goulaine, Cornullier, Coetlosquet, Chasteignier, du Bois-Hue, la Landelle, de la famille de l'ecrivain, la Houssaye, Kergariou, Kermoysan, Langle, dont l'aieul etait au combat des Trente, Lanoue, descendant de Lanoue-Bras-de-fer, capitaine de Henri IV, et Brisson, du loyal et courageux president Brisson au temps de la Ligue, Salvert, Savatte, d'Hervilly, Talhouet, Soulange, d'Arbouville, de la famille du general qui s'est illustre en Afrique, la Voltaye, deux Villeneuve, La Roche-Barnaud, frere de celui qui fut sauve, Largentaye, Lambertrie, Navailles, parent de ce Navailles qui osa noblement resister a Louis XIV, Lusignan, des anciens rois de Jerusalem, Kerolan, Vauquelin, Rouge, Tronjolly, Gesril du Papeu, qui, au moment de la capitulation, se jeta a la nage pour aller porter l'ordre a la fregate anglaise de cesser le feu, et revint, autre Regulus, partager le sort de ses compagnons, etc., etc. "La _Chartreuse_ occupe la place de la chapelle que le duc de Bretagne Jean IV avait erigee sur le champ de bataille d'Auray. Ainsi la meme terre recouvre les compagnons de du Guesclin et les compagnons de Sombreuil[1]." [Note 1: _Revue de Bretagne et de Vendee_.] Pendant les executions, des femmes veillaient aux environs, pretes a secourir ceux qui parviendraient a se sauver; une vingtaine a peu pres eurent ce bonheur; on cite Fournier de Boisairault d'Oiron, qui se jeta a terre au moment ou l'on tira et qui s'echappa; un autre, un jeune homme, Rieux, le dernier rejeton d'une des plus illustres familles bretonnes, s'elanca des rangs des victimes et s'enfuit a travers les champs et les marais; il avait franchi une petite riviere a la nage, et etait pres d'atteindre un bois ou on l'attendait, quand une balle le frappa; il tomba au lieu meme ou, quatre cents ans auparavant, son aieul, le marechal de Rieux, etait mort a cote de Charles de Blois[1]. [Note 1: Le P. Arthur Martin, _Pelerinage a Sainte-Anne d'Auray_.] "Les emigres de Quiberon, a dit Napoleon, sont descendus les armes a la main sur le sol de la patrie, mais ils l'ont fait pour la cause de leur roi, ils etaient salaries de nos ennemis, cela est vrai, mais ils l'etaient pour la cause de leur roi; la France donna la mort a leur action et des larmes a leur courage; tout devoument est heroique[1]." [Note 1: _Memoires_.] Un poete viendra, un jour, qui redira ces scenes pathetiques, et, comme Shakespeare, deroulera l'histoire des guerres civiles de la patrie, l'epopee de nos gloires et de nos malheurs, de nos heros et de nos martyrs; et il lui suffira, pour etre sublime, de representer la verite. V Les Rochers.--Combourg. =Madame de Sevigne et Chateaubriand.= En sortant de Vitre, on suit un joli chemin qui serpente; a un detour, on longe un mur qui soutient une terrasse; une simple barriere, au bout de ce mur, separe le chemin d'un vaste preau: on est arrive. Ce preau c'est la grande cour; a droite, la chapelle, ronde comme un pigeonnier; a gauche, les servitudes; au fond des batiments en equerre, au milieu desquels s'eleve une tour a plusieurs pans, le chateau. Les gravures en donnent une assez exacte idee; c'est plus qu'une maison, et ce n'est pas tout a fait un chateau. A peine depuis deux siecles y a-t-on touche. A l'exception de la teinte grise dont le temps a recouvert la pierre, tel il devait etre au temps de madame de Sevigne. Rien de plus simple, et, pourtant, combien cette modeste demeure emeut plus que ces grands chateaux que l'on rencontre partout et qui s'etalent somptueusement dans leur architecture neuve! C'est qu'ici, il y a une ame qui vivifie tout, et qui donne un sens a ce que l'on voit. On n'est point ici etranger et isole, on marche accompagne d'une personne que l'on ne voit pas et qui cependant est presente, cette charmante femme, si vive et si gaie que tous ceux avec qui elle avait commerce en etaient animes et rejouis, une de ces femmes autour desquelles on se groupe, qui, en quelque lieu qu'elles aillent, et des le premier moment, deviennent le centre d'un monde et exercent, sans y songer et naturellement, le prestige d'une douce et legitime royaute. Aussitot, et par un soudain mouvement de l'esprit, ses lettres, ses recits reviennent en notre pensee. C'est dans cette cour qu'un dimanche, a l'instant ou elle finissait d'ecrire a sa fille quelques-unes de ces lignes d'une tendresse qui ressemble a la passion, en regardant par la fenetre, elle vit arriver un grand et nombreux train de seigneurs, "quatre carrosses a six chevaux, avec cinquante gardes a cheval, plusieurs chevaux de main, et plusieurs pages a cheval. C'etaient M. de Chaulnes, M. de Rohan, M. de Lavardin, MM. de Coetlogon, de Lokmaria, les barons de Guais, les eveques de Rennes, de Saint-Malo..." On suit cette brillante societe dans le salon. Ce salon, a peu de details pres, est le meme qu'en 1672; au rez-de-chaussee, eclaire a la fois par la cour et par le jardin, tout en boiserie, selon le style du temps, ce qui avait autrement de grandeur que nos papiers peints moires et lustres; une vaste cheminee, large, profonde, avec de beaux chenets de bronze qui, ainsi que tout ce qui se faisait dans ce temps, semblent faits pour durer des siecles; sur la cheminee une de ces hautes pendules incrustees d'ecaille et de cuivre, comme on en voit dans les palais de Louis XIV; puis, suspendus aux panneaux, dans de vieux cadres sculptes, les portraits brunis de toute cette famille de guerriers, de magistrats, de fins et spirituels courtisans, de saintes meme, les Rabutin, les Sevigne, les Coulanges, les Chantal, noble et grave compagnie parmi laquelle elle vivait, et avec qui, lorsqu'elle levait les yeux de son papier, elle echangeait des pensees et continuait la causerie etincelante, gracieuse et attachante de ces lettres que l'on se passait de main en main et dont on s'arrachait des copies. Du salon on entre de plain pied dans le jardin, un vaste jardin carre, a grandes allees droites, "tout a fait sur le dessin de Lenotre" avec des arbres artistement tailles et une double ligne d'orangers vieux deja de son temps, un vrai jardin francais, avec une terrasse a l'une des extremites. Les Rochers sont situes sur un plateau et la terrasse en est le point le plus eleve: de la, on embrasse toute la campagne d'alentour, arrondie comme un vaste cirque, basse au premier plan, puis montant en pente douce jusqu'a l'horizon. Cette campagne a un aspect monotone: ce ne sont que bois et landes; a peine une ou deux maisons et un clocher au milieu des arbres: tout fait silence, on est au bout du monde, dans un desert. Et, en se retournant, on a devant soi le jardin ferme par les arbres du parc comme par un rideau, le jardin plat et sans voix dont la solitude prolonge la tristesse du paysage: bientot, le calme universel qui plane autour de vous envahit et domine l'ame, on n'a plus envie de parler, et l'on ralentit le pas. Dans le parc, meme solitude: le mail a ete abattu, mais ils existent toujours ces vieux arbres qu'elle-meme avait plantes, qu'elle avait vus "pas plus hauts que cela," et qui avaient forme ces belles avenues couvertes dont elle disait: "C'est passer une galerie que d'aller au bout." C'est la qu'elle se sauve des le matin, emportant avec elle un "petit livre, un livre de devotion et un livre d'histoire," Tacite, la _Vie de saint Thomas de Cantorbery_, le Tasse, les _Iconoclastes_, et surtout et le plus souvent Nicole, Nicole qui est "de la meme etoffe que Pascal," qu'elle ne se lasse pas de louer, de recommander a sa fille et a ses amis, et dont elle voudrait, tant elle s'en trouve l'esprit nourri, "faire un bouillon pour l'avaler." La, elle passe des jours "toute seule, tete a tete, revant un peu a Dieu, a sa providence, possedant son ame," allant du livre de devotion au livre d'histoire, "cela fait du divertissement," de temps en temps interrompant sa lecture pour admirer "ces beaux arbres devenus grands et droits," ces longues allees "ou l'on est mieux que dans une chambre," ou il ne vient personne, et dont "rien n'egale le silence, la tranquillite et la solitude." Vous figurez-vous cette grande dame habituee a la conversation des plus beaux esprits de Paris et de Versailles, que le gouverneur de Bretagne et la princesse de Tarente, et tout ce qu'il y avait de distingue aux Etats de Bretagne, venaient chercher, emmener malgre elle, et dont il semblait qu'on ne pouvait se passer, la voyez-vous absorbee et ravie par la tristesse de ces bois solitaires? afin de la mieux savourer "marchant a l'aventure," pretant l'oreille au chant de mille oiseaux, au murmure des feuilles, "ah! la jolie chose qu'une feuille qui chante!" et s'arretant au bout d'une allee "ou le couchant fait des merveilles!" Ce n'etait pas une mode alors d'affecter pour la nature une admiration qui degenere en une adoration impie; on n'en parlait pas pour faire des phrases; mais, ainsi que ces grands hommes dont le genie se fortifie par les contrastes, ainsi que Moliere, si plaisant au theatre, si morne dans le monde, cette femme eblouissante de gaite sentait naivement la poesie du spectacle de la terre, sentiment fatal aux coeurs faibles, aux caracteres faux, mais qui eleve les ames droites et sainement trempees. Elle restait tard en ces bois: "Je n'en reviens pas que la nuit ne soit bien declaree, que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d'un bon air." Cette chambre est une piece au rez-de-chaussee, longue, a panneaux de boiserie comme le salon, et eclairee par une seule fenetre: au fond, le lit; le long des murs, des fauteuils de soie cramoisie; pres de la fenetre, le secretaire ouvert, et l'ecritoire de laque et le registre ou elle recueillait les meilleures pensees des auteurs; puis, dans un angle, le cabinet avec l'etroite psyche drapee, et les boites et les petits ustensiles de toilette, et le petit fauteuil rond et bas ou elle s'asseyait pour se faire poudrer: tout cela y est encore. Voila le lieu choisi, separe des grands appartements ou elle se retire le soir, "une bonne chambre avec un grand feu." Ce n'est plus le temps de la reverie vagabonde, c'est l'heure de la meditation et des fortes lectures: elle les fait le plus souvent en compagnie de son fils ou de l'abbe, ou de quelqu'un de ces familiers que l'on avait au XVIIe siecle, intermediaires entre le serviteur et le maitre, dont on disait _un tel, gentilhomme appartenant a M. le Prince_, et que l'on traitait, a qui l'on parlait avec une simplicite aimable qui mettait a l'aise sans humilier. Elle preferait lire a deux, car "il y a une grande difference entre lire seule ou avec des gens qui relevent les beaux endroits et qui reveillent l'attention." Et ces livres (elle fait observer qu'elle garde pour le soir tout ce qu'elle a de plus gros), ce sont des histoires, Amyot, Josephe, Davila, Guichardin, des traites de philosophie, Pascal, Descartes, Mallebranche, ou les Peres, les _Homelies_ de saint Chrysostome, saint Hilaire, saint Prosper, Abbadie, les _Variations_. Elle a sous la main les moralistes, les poetes, les ascetes, qu'elle a apportes de Paris, et ranges dans son cabinet; peu de romans; et si elle "se laisse prendre a la glu de la Calprenede et de sa Cleopatre," ce n'est qu'un moment, un souvenir de jeunesse, et elle s'en excuse comme d'une faiblesse. Telles etaient les etudes habituelles aux femmes de la plus haute societe de ce temps, des etudes serieuses, solides, presque viriles; la plupart, et madame de Sevigne la premiere, savaient et parlaient plusieurs langues, l'italien, l'espagnol, quelques-unes le latin. Et ces etudes, elles les continuaient non-seulement jusqu'a l'age ou elles se mariaient, mais toute leur vie, non pour s'en prevaloir, mais pour etre capables de converser avec les hommes, de connaitre les choses les plus utiles au vrai but de la vie, pour s'ameliorer et se perfectionner. De la cette surete de jugement, cette justesse de gout, cette langue exacte, pleine, nourrie, qui s'unissaient a la grace, a la legerete, a la delicatesse propres a la femme, et rendaient leur conversation si aimable et leur commerce si attachant. Parfois, une marquise de La Fayette, une madame de Sevigne, ecrivait un petit livre de recits, de portraits faits d'apres les modeles qui avaient passe autour d'elle, ou des lettres, memoires improvises, qui mettaient en scene le roi, et la cour, et la ville, et toute cette societe, la plus brillante de notre histoire; et, dans ce petit livre qu'on avouait a peine, dans ces lettres ecrites sans effort, au vol de la plume, les juges les plus difficiles reconnaissaient, et la posterite admire en s'etonnant la fine observation et la peinture fidele des hommes, des moeurs, des caracteres, et la pensee, l'eloquence, le style precis, la force comique, mieux encore le veritable esprit et le charme, les plus rares qualites des grands ecrivains. Madame de Sevigne n'a pas decrit son chateau; si elle jette ca et la quelques mots sur son parc, son jardin, sa chambre, son mail, c'est a propos de ce qui se passe, de ce qu'elle fait. Une preoccupation vaniteuse ne la fait pas parler; elle ne pouvait moins dire, et, cependant, par ce peu de mots, elle donne une idee exacte et vraie de ce qui est; lorsqu'on va chez elle, ce que l'on attendait, on le trouve. M. de Chateaubriand, au contraire, s'est attache a faire un imposant tableau du lieu ou il passa sa jeunesse: pour le haut personnage qu'il y va peindre, il faut un cadre colossal. Le Combourg qui reste dans l'esprit apres la lecture de ses Memoires, c'est un chateau immense, aux vastes salles sans nombre, un desert de pierres, _ou auraient ete a l'aise cent chevaliers avec leur suite_; du village il est a peine question; on voit seule la terrible forteresse, noire, menacante, isolee, surgir du milieu des bois. Les habitants de ce sombre manoir prennent alors une proportion enorme: le pere, dur, silencieux, redoute de toute sa famille, renferme le jour, et n'apparaissant que quelques heures le soir, comme un spectre dont la presence comprime les sentiments, les voeux et jusqu'aux paroles de sa femme et de ses enfants; la mere brisee et mourante sous cette etreinte de fer; la soeur revant melancoliquement d'une passion fatale qu'elle combat sans savoir comment la nommer; le fils enfin, triste, inquiet, sauvage comme Hippolyte, passant ses journees dans les bois, et, un fusil a la main, s'enivrant de l'independance des landes desertes. On dirait d'une famille des temps homeriques, d'un de ces clans perdus dans une gorge de montagnes, qui communique a peine avec le reste du monde, et dont les fils sont deja des heros: par son aire haut montee, par ses premiers coups d'aile, par ses penchants de roi, il a voulu se montrer aigle des le commencement. A l'exception de quelques bois qui ont ete abattus, rien n'a change a Combourg: la grande allee pres du preau, les servitudes, le preau meme, les marronniers au pied du perron, le chateau, sont intacts; l'impression que l'on recoit n'est pourtant pas tout a fait d'accord avec celle des _Memoires_. En arrivant dans le bourg, ce n'est pas sans etonnement qu'on le trouve a la fois si considerable et si rapproche du chateau: c'est, non pas un petit village, mais presque une petite ville, aux rues larges, aux maisons des XVe et XVIe siecles, en pierres de taille, separees, isolees l'une de l'autre par d'etroites ruelles, comme dans plusieurs villes de Bretagne, ce qui leur donne l'apparence de logis feodaux. Le portail de l'avant-cour du chateau s'ouvre directement sur l'une des rues; le chateau est ainsi, sauf la grandeur, comme une des maisons du bourg. Il en fait partie integrante; ce voisinage amoindrit un peu son importance. Vu du preau, le chateau, avec ses grosses tours rondes, ses toits aigus, ses machecoulis, sa facade morne percee de deux ou trois fenetres, son haut perron, a un aspect imposant; mais, a l'interieur, l'effet n'est plus le meme. La salle qui sert de vestibule est basse et mesquine, la cour petite, etroite, comme ces cours des maisons de Paris qui ressemblent a des puits entre de hautes murailles. On rencontre deux ou trois pieces qui seraient grandes a la ville, mais pas une de ces vastes salles des vraiment grands chateaux de Clisson, de Tiffauges ou meme de Sucinio; le reste n'est que chambres de dimension mediocre et petits cabinets dans les tours; on cherche cette multitude de chambres dont parle M. de Chateaubriand, on les a vite comptees et visitees: non-seulement cent chevaliers et leur suite n'y auraient pas ete a l'aise, mais, on le peut affirmer, trente personnes y seraient genees. Cette exageration sur un point si facile a verifier donne quelques doutes sur le reste. Puis, en parcourant le chateau, on vous montre la chambre de Chateaubriand enfant: c'est une petite chambre, ronde, dans une tour, a fenetres etroites, qui l'empechent d'etre sombre plutot qu'elles ne l'eclairent. On y a apporte les meubles qu'il avait dans sa chambre a Paris, en ses dernieres annees: un petit lit de fer, des rideaux de calicot attaches a un ciel-de-lit en fer, un crucifix de fer, un encrier de fer, un benitier de fer, une table du bois le plus commun. Voila les meubles de M. de Chateaubriand, ancien ministre, ancien ambassadeur! Quoi! c'est la la table ou il ecrivit cette pompeuse description du chateau de ses peres, et ou, tout en protestant n'y attacher aucune importance, il eut soin de rediger, en tete de ses memoires, une si complete genealogie de sa famille! tant d'orgueil avec un mobilier plus modeste que celui d'une cellule de moine! A la fois la superbe montant au faite et s'ecriant: Voyez comme je suis grand! et l'humilite descendant plus bas que le dernier des visiteurs! On ne s'abuse pas a cette simplicite affectee; ce n'est pas l'imagination qui l'a egare; il y a parti pris: il a voulu forcer l'admiration par un contraste sensible a tout le monde; il faut, comme en face de son tombeau, que l'on dise: Quelle modestie! Oui, la modestie de ce philosophe au manteau de mendiant dont les trous laissaient voir son orgueil, cette humilite s'etale si publiquement qu'elle produit le meme effet que la plus dedaigneuse fierte: on en est blesse, on la dedaigne aussi et l'on n'en tient compte. Il est des ecrivains qui gagnent a etre frequentes; telle est madame de Sevigne. L'homme n'aime rien tant que de trouver l'homme dans un auteur; c'est ce qui fait le charme des anciens, de Plutarque en particulier, et madame de Sevigne, en ecrivant, est restee femme. M. de Chateaubriand, au contraire, tend sans cesse a ne pas paraitre homme, il pose comme un etre en dehors, au-dessus de l'humanite; il ne songe qu'a se faire admirer; il n'a ni naturel ni naivete, on sent partout l'effort, dans son style comme dans sa vie: aussi n'inspire-t-il pas de sympathie; on consent parfois a l'admirer, on ne parvient pas a l'aimer; et l'on ne va pas volontiers chercher un maitre qui vous parle toujours de haut. Madame de Sevigne se fait tout d'abord aimer, ce n'est qu'en second lieu qu'on l'admire, et, plus on la connait, plus on desire la visiter. VI Saint-Ilan. =Colonie agricole.--un poete et un soldat bretons.= Lorsque l'on suit la cote apre et haute de la baie de Saint-Brieuc, a une lieue environ de la ville on apercoit une fleche neuve et elegamment decoupee qui domine la campagne: c'est la chapelle de Saint-Ilan, et cette chapelle indique aussitot quelle pensee a inspire cette colonie d'agriculteurs et d'orphelins, asile de charite ouvert au repentir, a la renaissance morale et au devoument. Bientot apparaissent les toits d'ardoises de la ferme, les etables, les ateliers, les batiments d'exploitation groupes sur une pente douce qui descend a la mer. Tout alentour, les champs sont mieux cultives, les arbres plus vigoureux, les prairies plus vertes et plus fraiches: on sent partout une sollicitude intelligente et toujours presente. Dans les sentiers sinueux passent, conduisant de beaux attelages, des hommes, de jeunes garcons, vetus de la blouse uniforme du travail: a leur air, a leur tenue reguliere, on reconnait que ce ne sont pas des paysans ordinaires; en les disciplinant la regle les a ennoblis. Les enfants ont une allure heureuse, le visage gai, un regard ouvert qui semble interroger et vouloir saisir la reponse; les hommes, une demarche grave, une physionomie sereine et serieuse a la fois, quelque chose de concentre et d'ardent, comme on se figure les premiers chretiens: ce sont, en effet, des chretiens, et les enfants, des orphelins, de pauvres petits abandonnes, retires du vagabondage ou du vice, rendus par la religion et le travail a la vie de l'ame et a la sante du corps; les _freres laboureurs_, d'energiques successeurs des moines qui defricherent du meme coup, en Bretagne, les champs et les coeurs. Et ces freres, et ces orphelins guides par quelques pretres, composent cette colonie de Saint-Ilan fondee par un poete[1], ruche d'ou se sont deja elances des essaims nombreux d'agriculteurs, mere feconde dont les enfants sont destines a couvrir un jour l'Armorique de leurs associations laborieuses, realisant, sans emphase et sans discours, l'alliance fraternelle du riche et du pauvre, avec la charrue et sous le signe de la croix. [Note 1: M. Ach. du Clesieux.] Pres de la ferme est l'habitation du fondateur de la colonie, le _naif manoir_[1] entoure et surmonte de grands arbres entre lesquels on voit la mer. Partout un silence immense, ce silence des champs qui etonne l'habitant des populeuses cites, qui d'abord l'attriste, mais dont ensuite il se sent penetre, dont il jouit et goute la saine quietude; le silence sur la terre, et dans l'eloignement le bruit de la mer, ce murmure des flots qui ne cesse jamais, qui est toujours le meme, et que le coeur ecoute, toujours attentif et egalement charme de cette plainte monotone, lui qui change incessamment. [Note 1: M. Sainte-Beuve.] On entre dans cette paisible demeure; un petit salon, sanctuaire de la famille, est decore de tableaux recueillis avec un soin delicat et sous l'inspiration d'une pensee unique: des sujets religieux, une vue de Rome, le _forum_ seme de ruines, image immortelle de la societe paienne detruite, quelques portraits, celui de Bretignieres, un des fondateurs de Mettray, du prince Theodore Galitzin, qui deposa 25,000 francs sur la premiere pierre de la chapelle de Saint-Ilan, et, a une place choisie, present inappreciable du peintre, une reproduction excellente du _Saint Augustin et sainte Monique_ d'Ary Scheffer. Tous deux, la mere sainte, et le fils, ce _Platon purifie_, selon le mot du grand philosophe chretien[1], ils conversent un soir, appuyes a une fenetre, les yeux au ciel, refletant en leurs regards l'infini des cieux; les sublimes pensees montent de leur ame, ils ont cette aspiration de l'immortalite qui, dans les natures elues, se change en une passion epuree, et les souleve de la terre et les transfigure, comme si deja elles vivaient de la vie eternelle. [Note 1: Saint Thomas d'Aquin.] Cabinet d'etude, lieu de retraite et de priere, la on se recueille et l'on medite; voyageur venu des grandes villes, une atmosphere calme descend sur vous et vous enveloppe; vous sentez un apaisement inaccoutume. La, passe la meilleure partie de ses jours le poete qui, naguere, au temps des vives luttes litteraires, combattit au premier rang, et qui, sorti jeune encore de la bataille, a fait de la charite la mission et le but de sa vie. Souvent il se mele a ces freres laboureurs, a ces enfants qu'il instruit par sa parole et son exemple, s'occupant aux travaux des champs, sous le ciel, a cette culture de la terre qui assainit le corps, et d'ou l'on revient toujours le coeur content et le front degage; la vaste etendue des champs qui s'enfoncent a l'horizon, la terre ou le germe croit sans bruit, donnent le sentiment d'une force puissante qui produit sans hate, avec serenite. Le soir, il retrouve autour de son foyer la famille reunie, l'epouse pieuse, les filles belles de cette beaute eclatante et ferme des filles de la mer, ses domestiques vieillis dans la maison, ou qu'il a vus naitre, et a qui il parle avec cette familiarite, ce tutoiement du maitre respecte qui, au lieu de blesser, attache. C'est une vraie demeure bretonne; on y a des sentiments bretons, l'amour du sol, un noble orgueil de la vieille race armoricaine, et comme un reste de cette fierte nationale qui semble protester et revendiquer son antique gloire. Je la vois encore, la belle jeune fille, a qui nous etrangers de France, nous demandions un soir une chanson de son pays. Elle commenca un chant de guerre, _Lez-Breiz_, le Chevalier breton, heroique recit d'une lutte corps a corps de Bretons contre Francais, et ou les Bretons etaient vainqueurs: Entre deux seigneurs, un Franc, un Breton, S'apprete un combat, combat de renom. Coupe en courtes strophes, tantot le chant retentissait cadence comme le pas d'un cheval de guerre qui fait sonner l'armure, tantot il semblait suivre les coups repetes des epees sur les casques d'acier. Et la jeune Bretonne, aux yeux brillants, debout pres du piano muet, sans autre accompagnement que le murmure de la mer qui se brisait au pied des murs, s'animait en cette bataille, de sa main tendue donnant le signal: J'apercois Lez-Breiz, suivi de ses gens, Bataillon nombreux arme jusqu'aux dents; ou de sa voix fiere entonnant l'hymne du triomphe de Lez-Breiz: Treize combattants tombes sous ses coups! L'insolent Lorgnez, le premier de tous. Lez-Breiz sur leurs corps s'en vint s'accouder, Et se delassait a les regarder[1]. [Note 1: A. Brizeux, _Histoires poetiques_.] Et nous, souriant a cet enthousiasme, nous admirions sa beaute pure, et cette noble jeune fille nous apparaissait comme la figure ideale de la Bretagne des anciens ages, celebrant les chocs chevaleresques et chantant d'heroiques morts. Ou bien, ce sont d'autres scenes d'un caractere antique: a la fin du repas qui rassemble la famille, entre dans la salle un ancien soldat, naguere vaillant serviteur du grand Empereur, aujourd'hui contre-maitre de Saint-Ilan. Le poete, d'un regard affectueux et cordial, lui montre une place entre ses deux filles; et le vieux soldat, qui porte sur sa poitrine la croix qu'il a payee du prix de ses blessures, s'asseoit a la table hospitaliere ou on lui sert une coupe d'un vin qui rejouit son coeur. La tete droite, la physionomie grave, de cette gravite que donne l'habitude de l'obeissance, le regard calme et ferme, il se tient immobile et attentif, en cette placidite propre aux vieux soldats qui, a la fin de leur vie, se recueillent silencieux dans le souvenir des combats eloignes. Quelques mots du poete raniment ces souvenirs profonds, les etrangers l'interrogent, et le grenadier de la vieille garde ouvre les pages depuis longtemps fermees du livre de son passe. On se sent grandir a ces recits de guerre, de ces combats qu'on n'a pas livres, mais qui reveillent en nous les plus nobles sentiments: l'amour de la patrie et de la gloire, le devoument et le mepris de la mort. Il dit les guerres homeriques ou il se trouva, le siege de Saragosse, cet assaut des murs, des rues, des maisons, ou les assieges furent dignes de leurs vainqueurs, la campagne de France, Champ-Aubert, Montmirail, derniers grands coups d'aile de l'aigle blesse au haut des airs. Il etait du petit nombre des soldats d'elite qui accompagnerent l'Empereur a l'ile d'Elbe. Il l'avait vu solitaire et soucieux errer sur la greve, s'arreter au bord de la mer, du cote de la France, fixant sur l'horizon son long regard, comme s'il eut voulu passer par dela. Et quelques jours apres c'etait le depart, et la marche rapide a travers la France, et la troupe fidele grossissant dans sa course, entrainant avec elle les volontes et les coeurs, puis courant vers le nord heurter les nations, et se dissipant et s'evanouissant enfin aux coups de la foudre. Et, apres avoir rappele ces luttes de geants, ces efforts d'un heros qui combat le monde et ce desastre sans retour, lorsque ses levres se fermaient, le vieux soldat demeurait accable et morne; les yeux baisses, il ecoutait comme les derniers bruits de la bataille, la rumeur lointaine d'une armee qui fuit dans les ombres. Le poete, alors, pressant sa main d'une etreinte affectueuse: Marc Jaffrain, j'ai fait pour toi des vers; un jour, quinze ans aujourd'hui se sont passes, Je te dis: d'un projet je sens la noble envie: Veux-tu m'abandonner le reste de ta vie? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une larme brilla dans ton oeil expressif, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et ton front devint fier comme un jour de combat. Puis, bientot poursuivant notre obscure conquete, D'un groupe d'orphelins tu marchas a la tete. Le matin, le clairon annoncait le reveil; Je te vois, devancant le lever du soleil, Guider tes vingt enfants a l'apre labourage, Et par des chants pieux ranimer leur courage. La journee a sa fin, tu t'asseyais alors, Ton devoir s'appliquait aux travaux du dehors, Le mien etait d'ouvrir a ces intelligences Les regions de l'ame et des humbles sciences; Et, lorsque finissait l'heure de la lecon, Prenant sur tes genoux le plus petit garcon, Retenant mieux que lui le sens de la parole, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . D'un jour rempli goutant le repos plein de charmes, Que de fois je serrai ta main forte avec larmes! Et, depuis, le Seigneur a beni nos travaux[1]. [Note 1: UNE VOIX DANS LA FOULE: _a Marc Jaffrain_.] Et le poete encore dit la troupe d'orphelins, qui _au signal du travail a saisi la charrue_, la _terre fecondee_ par les sueurs, la pensee marchant _dans des sentiers nouveaux_, les _biens reparateurs_ repandus _par la grace d'en haut_, l'oeuvre enfin, _complete et benie_, Dont apres vous, mon Dieu, le fondateur c'est lui! Et, tandis que passaient devant ses yeux, dans une langue harmonieuse, ces quinze ans de travaux, de vive ardeur et de devoument, un naif sourire eclairait le front du vieux soldat; il se rejouissait de ce bien qu'il avait fait, et que, semblable aux enfants, aux poetes, aux ames noblement douees, il avait deja oublie. Le paysage qui encadre ces scenes familieres ou heroiques, a une grandeur solennelle: c'est la mer, la mer immense, _barrant et nivelant l'horizon sous sa ligne sombre_, comme dit le poete[1]; a de certaines heures, apres qu'elle s'est retiree a une longue distance, en laissant nue sa greve de sable fin ou se dessinent mille meandres, elle revient precipitee, grandissant a chaque pas, envahissant en peu d'instants le vaste espace lentement delaisse. Alors le pere: Allons, a cheval! a cheval! [Note 1: Amedee Pommier.] Ma grande fille, heureuse avec tes dix-huit ans! en avant dans la mer! Vis-a-vis de ces flots qui s'avancent d'un irresistible mouvement, l'homme a comme un desir sauvage de lutter avec eux; un fier instinct le pousse, il semble qu'il veuille faire sentir aux elements sa superiorite et sa force souveraine. Et, le front battu par la brise, aspirant l'haleine amere, tous deux vont au-devant de la masse d'eau vivante et profonde, et un cri de male volupte s'echappe de leurs levres: Ta joie, o jeune fille, est l'azur du ciel meme! La vague ou nos chevaux entrent jusqu'au poitrail, Fait naitre sur ta joue un reflet de corail, Quand tu t'emeus de ce bapteme[1]. [Note 1: A. du Clesieux, _Promenade_.] Ainsi se passe la vie du poete, face a face avec la nature, vie de la famille et du travail qui garde comme un souvenir des scenes de la Bible et d'Homere, ou mieux encore de l'existence independante des nobles Bretons des premiers siecles, bardes, agriculteurs et guerriers. C'est la vraie vie de l'homme, simple et fortifiante, et qu'un autre poete, il y a longtemps deja, idealisa en ces beaux vers: . . . . Sur un rocher, devant l'eternite, Devant son grand miroir et son fidele embleme, Devant votre Ocean, pres des greves qu'il aime, Vous etes reste seul a veiller, a guerir, A prier pour renaitre, a finir de mourir, A jeter le passe, vain naufrage, a l'ecume, A noyer dans les flots vos depots d'amertume; Repuisant la jeunesse au vrai soleil d'amour; Patriarche d'ailleurs pour tous ceux d'alentour, Donnant, les instruisant, et dans vos jours de joie Chantant sur une lyre![1] . . . . . . [Note 1: Sainte-Beuve, _Pensees d'aout, a Ach. du Clesieux_.] Parfois, apres plusieurs annees d'absence, le poete vient a Paris; il passe quelques soirs dans ce monde des salons agite par tant de passions diverses, qui espere si vite, qui desespere plus vite encore. Les projets precipites, les oeuvres commencees, les monuments qui surgissent du sol, ces quartiers neufs qui s'improvisent, ce luxe bruyant, cette foule toujours empressee, ces joies, ces abattements sans mesure, cette vie ardente qui se remue, gronde et eclate en rumeurs confuses, passent devant lui comme un eblouissement. Quelle melee, quels contrastes! Bien et mal, charite sincere et vanites de charite; oubli de l'ame, de l'eternite, et aspirations a la foi; la meme foule se ruant aux theatres pour y savourer les apres emotions des filles de marbre, et se pressant dans les temples, suspendue a la parole d'un pretre qui lui devoile ses vices secrets; se rassasiant, en sa soif immoderee de plaisir, de voluptes sans les gouter; et presque au meme instant, a la voix d'un orateur, au chant d'un poete, se recueillant attentive, ecoutant d'une oreille delicate et charmee les accents inspires qui reveillent en elle les sublimes sentiments, longtemps assoupis, jamais eteints, qu'il suffit de remuer pour qu'il en jaillisse une flamme comme d'un foyer immortel! Et lui, nouveau venu, etranger a cette melee, au bord de cette tempete de la vie sociale, plus emouvante que la tempete des flots qui battent ses greves, il s'anime, son coeur bat vivement a ces vives impressions; et, parmi ces _voix de la foule_, lui aussi il jette sa voix, cri energique du _vates_, poete et devin, essayant d'arreter cette foule qui court au hasard et qui prodigue chacun de ses jours comme si chaque jour n'avait pas de fin. Il ecoute, il contemple la rumeur de cette fournaise ou mugissent mille materiaux en fusion, ce qui surgit a la surface, ce qui vole en l'air, ce qui fait eclater les applaudissements ou est accueilli par les huees. Et ce _Paris, bourse, mode, sermon, theatre, charite, faux plaisir, ni vice ni vertu_[1], le drame du siecle, il en trace a grands traits une large fresque, comme ce tableau de naufrage que le peintre antique avait suspendu sur le rivage au bord des vagues bruissantes. [Note 1: Titres des principales pieces du volume de poesies intitule: _Une voix dans la foule_.] De toutes les cites o cite souveraine, Paris, qui t'a donne ton fier bandeau de reine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tes foules eveillant, comme au loin les rameurs, De sourds mugissements ou de vastes clameurs? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le travail t'embrassant, quand sa grande aile s'ouvre, Depuis le Pantheon jusqu'aux sommets du Louvre, Animant les marteaux, la scie et les leviers, Et ne laissant dormir aucun de tes quartiers; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tes orchestres geants, tes fetes colossales, Tout ce tumulte enfin, ce brillant coloris Qui rend belle a ton front ta couronne, o Paris! Cette voix, ainsi que son modele, a ses cris d'enthousiasme et de douleur, de desolation et de dedain, d'admiration et de colere; mais elle ne se confond pas avec toutes les autres. Ces emotions profondes du poete, elles ne vibrent pas du meme son que les emotions de la multitude, elles ont un accent etrange, inaccoutume, et qui, par sa dissonnance, les fait entendre au-dessus de l'universelle clameur. Ce poete est un chretien agissant; il possede ces vertus chretiennes qu'a ignorees le monde antique: il juge, il condamne, mais il aime; il s'emeut des douleurs de l'humanite, de ses vices, de ses erreurs, il sait ce que valent les _coeurs souffrants_, les _coeurs aimes_; d'une voix douce et tendre il les encourage et les console; il fait briller la lumiere immortelle aux yeux des faibles et des egares, et il les entraine apres lui dans son aspiration vers Dieu. VII La mer. =Brest.--Douarnenez.--Le bec du Raz.--Legende de la ville d'Is.= Nous aimons tous la mer; tous, nous nous arretons avec admiration devant sa plaine immense: nul qui, la premiere fois, ne soit remue a son aspect; nul qui ne reve de la revoir une fois qu'il l'a vue. Pour quelques-uns elle est une amie; des qu'ils y reviennent, de loin ils se hatent, comme on court vers un etre cher apres son absence. En face de la mer, les ames tendres sont plus reveuses, les esprits puissants plus meditatifs, les plus insensibles meme s'etonnent. Sur un rocher, au bord des flots, les elegants et les futiles du monde, aussi bien que les philosophes, s'asseoient et, des heures entieres, immobiles, remplis d'idees inexprimees, demeurent la, a la regarder. Qu'y a-t-il donc de commun entre nous, o hommes, et la mer? quel charme ont ces flots qui passent? quelle cause de cet universel attrait? Est-ce son immensite? Le ciel aussi est immense, et il n'est donne qu'aux Augustin de l'absorber dans sa contemplation de la serenite des cieux. Est-ce son uniformite? Le desert aussi est uniforme, et on le traverse, on ne s'arrete pas. Non, ce qui, en la mer, attire, attache, c'est le mouvement, parce qu'il est l'image de l'action, de ce que cherchent partout les hommes qui, lorsqu'ils ne peuvent agir, ont besoin de voir agir. Le reflux emmene la mer, je la suis s'eloignant, je la suis revenant; je sais qu'elle ne manquera pas, je l'attends, et, avec elle, le mouvement toujours le meme, toujours nouveau, toujours vivant. Parfois mon regard s'arrete a un point obscur, a une voile qui s'enfonce derriere la courbe de l'horizon; mais, toujours je me reprends a contempler ces flots qui se succedent a mes pieds, et dont pas un ne revient apres qu'on l'a vu. Nous levons les yeux au ciel, car c'est l'espoir, l'avenir; la est la vraie vie immuable, eternelle, et qui, par cela meme, est l'action eternelle. Ce regard que nous lancons au ciel est une aspiration, un geste de l'ame qui se porte vers l'ideal; et il ne dure pas, c'est un eclair. Mais le mal qui est en nous demeure, la soif de l'infini; et, enveloppes par le corps, ne pouvant penetrer l'infini meme, nous en poursuivons le signe et l'imparfaite image ici-bas dans ce qui s'en rapproche le plus, la mer. La mer semble tenir sa vie d'elle-meme, elle nous fascine, et nous la regardons avec une insistante insatiabilite, comme si, par cette contemplation tenace, nous allions saisir le secret de la vie infinie, l'arreter et la fixer. La Manche, resserree entre la grande et la petite Bretagne, est plus agitee que l'Ocean; ses vagues, pressees et battant le rivage d'un mouvement plus violent et plus saccade, ont decoupe les cotes du nord de la Bretagne comme le ciseleur taille l'ivoire en mille dessins varies: c'est une suite de criques, d'anses, de baies creusees dans les terres, de caps et de promontoires qui s'avancent dans la mer, de petites iles et de rochers nus semes sur la plaine azuree et que le flot entoure d'une ecume argentee. Telle est la cote qui regarde l'Angleterre; au point ou le rivage fait un coude et monte vers le nord pour former la presqu'ile de Normandie, la mer, au contraire, rase le bord plutot qu'elle ne le heurte; sur quelques points meme, elle s'est retiree: autrefois elle brisait ses flots contre les murs de Dol; depuis des siecles elle s'est eloignee jusqu'a pres de trois lieues; ou jadis revenaient incessamment les vagues qui ne s'epuisent pas, s'etend une longue plaine sans rides, presque au niveau de la mer dont elle est la suite et le prolongement sans transition, on dirait que la terre a bu toute l'eau; et elle est devenue fraiche, fertile, richement cultivee, semee de milliers de beaux arbres. Mais la mer, dominatrice hautaine, en se retirant, a laisse une marque de la souverainete qu'elle a eue sur cette terre. Au milieu de la plaine s'eleve, a plusieurs centaines de pieds, un amas de rochers escarpes du cote de l'Ocean, a pans rudement coupes et portant les traces des tempetes qui les ont aprement tailles: on l'appelle le Mont-Dol, tant il parait haut sur ce sol nivele comme avec la main. Isole dans la plaine verdoyante qui ressemble a un jardin, ce monceau de rocs est encore une ile. De son sommet on embrasse une vaste etendue: devant soi la baie de Cancale tout entiere, a gauche la cote de Bretagne qui fuit vers l'ouest, a droite celle de Normandie qui monte vers le nord, et dans la mer meme, tour a tour ile et presqu'ile, le mont Saint-Michel, bati sur les rochers et s'elancant en pointe comme une pyramide. Le mont Saint-Michel est une forteresse; le Mont-Dol, au contraire, est un lieu de priere et de secours. Sur le point le plus eleve, les Bretons ont eleve une statue de la Vierge; de fort loin en mer, on voit se dessiner sur le ciel sa forme blanche. De cet ecueil ou jadis se brisaient les navires, aujourd'hui la Vierge clemente dirige les matelots et leur indique la route du port. A l'ouest, la cote de Bretagne a un autre caractere en face de l'Atlantique, elle est largement et profondement ouverte: la, l'Ocean a toute sa puissance, rien ne l'arrete, ses longues lames viennent du fond de l'horizon sans obstacle, jusqu'a cette terre qui semble se detacher en avant pour leur resister. Ainsi qu'un fort de granit, le Finistere a devant lui une armee qui l'assiege et l'assaille incessamment de ses vagues innombrables, lutte de la force immobile contre l'action qui ne se repose pas. En ce combat qui dure depuis des siecles, la terre, si rude qu'elle soit, a ete vaincue: l'Ocean, avancant d'un mouvement lent et continu, pied a pied, gagne un peu chaque jour; il sape, il ronge, il mine; il s'insinue patiemment par les plus faibles endroits. Ici, s'enfoncant dans le sol, il perce des puits ouverts en entonnoirs, de hautes arcades sous lesquelles il passe comme un triomphateur, en elevant sa rumeur qui ressemble a celle d'un peuple; la, il creuse des grottes profondes, des cavernes sonores dont il heurte le fond d'un coup sourd de ses lames, comme un belier qui bat une muraille. Tels le _Trou du Diable_ et les _Grottes de Morgatte_, dans la presqu'ile de Crozon, que la mer a taillees largement dans le roc. Mais, a de certains jours, jours d'attaque generale, la mer ramasse toutes ses forces, herisse son dos de vagues et se precipite contre la terre d'un elan si violent et si emporte qu'elle franchit d'un coup les remparts de granit; l'enceinte est entamee, la breche est ouverte, une vaste etendue s'efface sous les flots. L'assaut de la mer a reussi, la voila etablie en cette place, elle n'en sortira plus. De l'ancienne enceinte de la terre, il ne reste ca et la que quelques rochers isoles (Ouessant, Sein, Belle-Ile, Houat, Hoedic, etc.), bastions separes du corps de la place, perdus au milieu de l'ennemi, et destines, tot ou tard, a etre engloutis. C'est ainsi qu'ont ete decoupees dans la masse de la presqu'ile les grandes baies de Brest, de Douarnenez et d'Audierne. A Brest, la mer n'a pu rompre qu'une petite langue de terre, mais, s'elancant par cette passe etroite (le Goulet), elle a etendu sa nappe profonde jusque bien avant dans les terres et a forme cette rade immense ou eussent manoeuvre a l'aise les trois mille vaisseaux de Xerxes, abri sur, prepare de longue main pour les flottes, et ou le genie de Richelieu fonda le plus puissant arsenal de la France. Le port de Brest, lorsque nous le vimes pour la premiere fois, etait rempli de vaisseaux qui revenaient de Crimee, et avaient fait la campagne de Sebastopol et de la Baltique. On debarquait tous les jours des bombes, des boulets, des fragments de fer rouilles et brunis, ramasses sur les champs de bataille. Dans les conversations des marins et des soldats, a chaque instant retentissaient les noms glorieux d'Inkermann, Traktir, la Tchernaia, Malakoff, et ces grands souvenirs, evoques par ceux qui avaient fait cette histoire, donnaient au discours un air heroique; il semblait entendre des eclats de clairons. Sur la poupe des vaisseaux on lisait des noms immortels: _Austerlitz, Napoleon, du Guesclin, Jean-Bart, Duquesne, la Reine Blanche, Louis XIV_; ca et la se dressaient muettes les canonnieres formidables: la canonniere, une masse sombre, large de proue et de poupe, epaisse de bordage, un bloc noir de fer, avec un court et gros tuyau au milieu; elle marche, pas un homme n'apparait sur le pont, elle semble voguer seule par sa propre impulsion; on dirait un monstre, un de ces grands cetaces que l'on voit flotter a la surface de la mer. En face des murailles ennemies elle s'arrete; tout a coup, de ses sabords jaillissent des boulets enormes dans un nuage de fumee; elle fremit et resonne avec un bruit sourd en ses flancs de fer. L'ennemi etonne qui l'examinait curieusement, aux entailles qu'elle fait dans ses murs, reconnait une machine de guerre[1]. A son tour, il riposte, mais sur la carapace de fer les boulets ricochent et vont tomber dans les flots; la plus lourde bombe imprime a peine une trace a ces plaques impenetrables. Ce n'est pas un vaisseau de guerre, c'est une citadelle d'airain, comme en revent les conteurs de combats de geants; elle vomit le feu, les genies qui le lancent sont invisibles. [Note 1: Les Russes, a Kynburn, prirent un instant les canonnieres pour des _chalands_, gros bateaux de transport.] Tout ce port etait anime d'un mouvement puissant et fort, comme un corps robuste ou la vie ne s'arrete pas. Entre les grands navires, par d'etroites passes et de sinueux canaux, circulaient en tous sens des barques de toute forme et de toute grandeur, et la svelte baleiniere aux avirons flexibles, volant rapide comme un oiseau, et les larges chalands, pesamment charges, que vingt-quatre vigoureux rameurs, les bras tendus sur leurs longues rames, se baissant et se relevant d'un mouvement uniforme, font avancer peniblement. Le long du quai, des bandes de forcats halaient des barques que guidait un autre forcat, seul debout a l'arriere: une corde passee sur l'epaule, penches a la file, ils allaient d'un pas lent et lourd, sans hate, sans ardeur. Pourquoi s'efforcer? mollesse et ardeur sont egalement indifferents; pourquoi se hater? le temps pour eux ne marche ni plus ni moins vite, ils ont devant eux l'eternite. Tandis que ces hommes avilis passaient pres de nous, couverts d'ignobles casaques, la tete a demi cachee sous leurs bonnets jaunes, figures pales et rayees de rides basses, a l'oeil terne, a la bouche deformee, physionomies sinistres ou abruties; en entendant le chant monotone qui regle leurs pas pesants et qu'accompagne le cliquetis lugubre des chaines, une horreur secrete nous serrait le coeur, nous detournions les yeux et nous nous ecartions de ce spectacle terrible; et eux, nous les sentions nous poursuivre de leurs longs regards, enflammes d'envie, de desirs feroces et d'une haine furieuse contre ces heureux de la societe dont ils etaient separes comme des damnes. Sur les larges quais etaient amonceles les munitions et le materiel de guerre, les canons de toute grandeur, ranges en lignes rigides, et allongeant leurs cous noirs et lustres, depuis les legeres pieces de campagne jusqu'aux lancastres dont la gueule engloutirait le corps d'un homme, les boulets entasses en piles regulieres, les bombes monstrueuses que deux hommes portent avec peine, et les ancres colossales qui dressent a quinze pieds en l'air leurs dents de fer, et dont on lit le poids enorme ecrit sur leurs tiges: _huit mille livres, dix mille livres_; et les grands cables de fer couches au pied des ancres, que l'on ne peut soulever qu'a l'aide d'une machine, et que la mer, d'un coup de ses vagues, casse comme un fil de soie en ses heures de colere; et, tout le long du port, les magasins, les hopitaux, les casernes, les ateliers ou les masses de fer sortent toutes rouges de la fournaise, et, aplaties sous les marteaux pesants, s'allongent en longues bandes que manient, enroulent et tordent les forgerons demi-nus, haletants, et passant comme des spectres aux lueurs d'un brasier etincelant. Longtemps on suit les sinuosites de ce port qui s'enfonce dans les terres, au milieu de ce formidable appareil de guerre, entre les magasins aux hautes murailles, aux mille fenetres, et les vaisseaux aux mats presses, qui s'elevent comme des citadelles. Qui connait Paris et son prodigieux labeur, les revolutions de ses quartiers brusquement coupes en larges trouees; qui a vu, a l'Exposition universelle, les colossales machines de l'industrie remuant leurs longs leviers et tournant leurs grandes roues qui broyaient en mille sens les produits infinis de la matiere, s'etonne encore et est comme epouvante de cette active puissance de l'homme, de cette ardeur incessante, acharnee a accumuler les moyens de destruction et les machines de mort, de cette formidable usine de la guerre, enserree en des remparts de granit et ou s'entassent sans relache les engins de fer depuis deux cents ans. Tel etait Sebastopol! nous disaient les marins: sa rade, se prolongeant dans les terres, pouvait aussi contenir toute une flotte, son port etait aussi vaste que Brest; ses bassins, ses magasins, ses arsenaux etaient aussi batis en granit, ses forts tailles dans le rocher. En quelques jours, toute cette force a ete aneantie: les assises de roc des bassins ont ete brisees et precipitees dans la mer, les magasins, renverses de leur faite, ont saute en l'air; ces longues rangees de constructions massives, casernes, ateliers, arsenaux, tout ce Brest que vous voyez, supposez-le secoue en ses fondements par les mains de Titans souterrains, arrache de sa base, et, forts, bastions, quartiers entiers bouleverses de fond en comble, _foules aux pieds comme la moisson dans l'aire_[1], voila Sebastopol aujourd'hui: des blocs de granit entasses et laisses la pele-mele par la tempete de la guerre! [Note 1: Isaie, XXI, 10.] La rade de Brest est ouverte a l'extremite de la Bretagne, en face meme de l'Ocean; de l'autre cote de la presqu'ile, la mer a dechire et emporte une longue bande de terre et a forme ainsi la baie d'Audierne qui regarde le golfe de Gascogne. Cette baie, peu profonde, battue a la fois des vents de l'ouest et du sud, est inhospitaliere aux matelots; mais, comme s'il eut voulu diminuer pour les vaisseaux les chances de naufrage, entre la rade de Brest et la baie d'Audierne, Dieu leur a prepare une autre retraite, la baie de Douarnenez, aussi vaste et aussi sure que la rade de Brest, et d'un acces plus facile. La rade de Brest est fermee par un goulet etroit, afin de garder les vaisseaux de guerre; la baie de Douarnenez s'ouvre par une large passe, on y entre et l'on en sort aisement, elle est propre au commerce, aux petits navires et aux bateaux; arrondissant en un vaste demi-cercle sa courbe grandiose, c'est moins la mer qu'un bassin de peche. Trois ou quatre petits ports s'abritent au fond des anses, et dans ces petits ports semble se cacher tout un peuple de pecheurs aux aguets pret a s'elancer des qu'une proie est signalee, et des qu'il l'a saisie, revenant vite, charge de butin, le deposer dans ses magasins, comme la fourmi. Le principal de ces ports, Douarnenez, fournit des sardines a presque toute la France. Comme les villes de bains, il a deux physionomies; il y a le Douarnenez d'hiver et celui d'ete: l'hiver, c'est un bourg de quinze cents habitants; l'ete, pendant la saison de la peche, c'est une ville de dix mille ames. Veut-on avoir une idee de cette peche: qu'on sache que Douarnenez et les trois petits ports groupes comme des faubourgs a ses cotes, Lequet, Triboul et Porut (leurs noms ne se trouvent sur aucune carte), emploient a la peche de la sardine plus de huit cent cinquante barques, et que chaque barque, montee de cinq a six hommes, rapporte chaque jour de quinze a vingt-cinq mille sardines: la peche durant quatre mois, que l'on calcule quelles breches ces huit cent cinquante barques ouvrent dans l'incommensurable armee qui, tous les ans, vient invariablement s'engouffrer dans la baie; et pourtant, malgre ses pertes sans nombre, cette armee, continuant sa marche, est encore pour les cotes plus eloignees une mine feconde, les marins du golfe de Gascogne puisent encore a pleins filets dans ses rangs inepuisables; et chaque ete, en un ordre immuable, sans qu'aucune revolution vienne a l'encontre, recommence le meme mouvement par le meme chemin, et des millions de petits poissons descendent en colonnes serrees le long des cotes, pour servir de nourriture a l'homme indifferent devant ce spectacle incessant de la providence de Dieu! Le matin, toutes ces barques legeres dressent leurs petits mats, et, tendant leurs voiles au vent, elles partent ensemble, sous le clair soleil, comme une volee d'oiseaux. Pendant la premiere heure, la baie est toute couverte de points blancs, paquerettes semees sur la mer bleue. Puis la svelte escadrille s'avance de plus en plus vers la haute mer, et le dernier petit point blanc disparait. En l'absence des pecheurs, la ville silencieuse semble deserte: la peche sera-t-elle bonne? un orage ne se levera-t-il pas? Mais le soleil s'abaisse, et les voiles reparaissent au loin, fendant l'onde plus lentement sous leur charge lourde: la ville alors se reveille, les portes des maisons s'ouvrent et les rues se remplissent, le mouvement est general; les femmes, avec leurs paniers, se hatent, descendant au port, et des que la flotille, s'alignant en rangs presses, touche le rivage, elles s'elancent et envahissent les bateaux, comme si elles les prenaient a l'abordage: un va-et-vient rapide s'etablit aussitot des barques au rivage, on entasse le poisson dans les paniers, on s'appelle et on crie, les prix se debattent, c'est le marche. Bientot les lanternes et les flambeaux s'allument, chaque barque en est eclairee; en un clin d'oeil une illumination s'improvise, des milliers d'etincelles s'agitent sur les vagues mouvantes, et l'on voit les jeunes filles aux jupes retroussees, le panier sur la tete, courir d'un pied agile sur la planche etroite et frele, comme des ombres. Au dela de Douarnenez, et en tendant vers l'ouest, la terre, resserree entre deux baies, s'allonge comme un grand fer de lance vers l'Ocean: c'est, avec la cote de Penmark, le point le plus inculte de la Bretagne, le _bec du Raz_: a mesure que l'on avance, les collines diminuent de hauteur, le sol s'abaisse, et tout, avec le sol, semble s'affaisser. Les maisons, a peine hautes d'un etage, sont comme accroupies, les arbres, battus des vents de la mer, chetifs et etioles, ne s'elevent qu'a quelques pieds au-dessus des toits. Des champs de sarrasin, ou il y a plus de pierres que de terre, sont entoures de petits murs de cailloux amonceles sans ordre; et ces petits murs bas, croisant a l'infini leurs lignes blanches, ressemblent a des milliers de tombes d'un cimetiere abandonne. Des landes pales recouvrent comme d'un manteau sombre la plaine morne et deserte; ca et la pointe une croix ou le clocher aigu d'une chapelle. Des moutons noirs paissent une herbe rare dans d'etroites enceintes; un cheval isole tourne autour du pieu ou il est attache; de distance en distance apparait debout un patre immobile; a son attitude, a sa forme vague qui se dessine sur le ciel gris et que la perspective allonge, on ne sait si c'est un etre vivant ou quelque debris druidique; on est pres de le prendre pour un menhir. Puis, plus de maisons, plus de champs, plus meme les petits murs de pierres entassees: la lande partout, des sables et des pierres, une terre arrondie en mamelons qui montent et s'abaissent par grandes vagues, comme la mer. Enfin, d'un point plus eleve, on apercoit tout a coup la mer, non plus seulement a droite et a gauche, mais partout, devant soi, faisant le tour de l'horizon a perte de vue. Des blocs de rochers enormes s'avancent longuement parmi les flots, comme si la terre voulait faire un pas de plus et poser son pied de granit dans l'Ocean. Rien que la mer, et, sur cette mer nue, un navire perdu dans l'immensite. Encore quelques pas, vous voila au bord: un tapage, un bruit continu, une rumeur incessante, sourde et dechirante a la fois, comme d'un canon qui gronderait au loin. Ce sont les vagues qui roulent sur les ecueils, s'y dechirent en larges nappes, et, pressees l'une par l'autre, viennent frapper les rocs a pic du rivage, leur donner l'assaut et monter contre leur muraille impassible, pour retomber a leurs pieds en glauques remous, mugissant et grondant comme des lionnes a demi domptees. Au pied de ces rochers on s'arrete un instant, puis, pousse par cette curiosite infinie de l'homme qui tend toujours plus avant, on les veut franchir. On escalade leurs sommets aigus, leurs aiguilles dentelees, leurs assises penchantes. Et la, comme dans les montagnes, en ces vastes solitudes de la mer, la distance trompe; on croyait n'avoir devant soi que quelques rocs; ils grandissent en approchant, le but recule a mesure qu'on le croit toucher; apres ces rocs, d'autres encore. Et, quand, montant, descendant, se baissant ca et la pour cueillir _l'oeillet de poete_, petite fleur d'un rose pale qui croit sur une mousse reche et rase, on est parvenu a quelque angle herisse, quand, en s'accrochant a une asperite de la pierre, on se penche au bord de l'abime ou bouillonne et bruit et tempete la vague verdatre, on ecoute ce fracas formidable, on regarde cette onde vivante, sans se fatiguer, sans s'en rassasier; on est comme enivre de cette rumeur qui, depuis des siecles, toujours la meme, a ete ecoutee des Bretons et des Celtes, et qui, aujourd'hui comme alors, emplit l'ame d'une terreur secrete et d'une tristesse solennelle. C'est la le bec du Raz: a cette masse de rocs que battent les flots sans cesse irrites, et qui git, etendue comme le squelette d'un geant exhume, finit la terre. C'est bien ainsi qu'on se figure l'antique Armorique, apre, inculte, sol dur que percent a chaque pas les rocs et les pierres, des cotes escarpees, la mer sauvage, et a l'horizon, une ile montant de la mer, l'ile de Sein, retraite des Druides mystiques qui vivaient separes des hommes et ne communiquaient qu'avec le ciel. Cette cote de rochers n'a pas toujours eu cet aspect desole: la baie de Douarnenez est une des conquetes de l'Ocean. Les terribles cataclysmes ont, de tout temps, ete consideres par les peuples comme des effets de la colere de Dieu, la punition des crimes de leurs peres. La science qui examine ces rocs et ces rivages, qui sonde les flots des mers, pretend expliquer les revolutions de la terre par quelque mouvement naturel. Quand quelques hommes, echappes aux lames rapides, plus rapides que les plus vites coursiers, reviennent apres la tempete et interrogent d'un pas hesitant le sol bouleverse, ils trouvent, a la place des lieux qu'ils cherchaient la mer, la mer qui etend au loin sa plaine sans fin et sans fond; ou etait une ville, les flots; la vague maintenant apaisee, comme dans les vers du poete, baise amoureusement le rivage, et sous cette eau etincelant au soleil, rien de ce qui est englouti ne parait. Le sentiment de la justice divine alors s'eveille dans les coeurs; ils se disent que ce peuple, emporte tout d'un coup et sans remission, n'a pu etre frappe sans l'avoir merite: les actions du passe se levent devant eux, et des fantomes paraissent dans l'air, montrant du doigt l'abime. Alors, on se rappelle le mot de l'antique vieillard: que Dieu punit les peuples des crimes de ses rois. Les peres en transmettent le souvenir a leurs enfants, et ceux-ci le repetent aux generations qui suivent, et ainsi se perpetue la tradition vivante, immortelle, qui ne separe pas le crime de la peine, la cause de l'effet, bien autrement veritable que la science, qui change sans cesse ses systemes. Ainsi l'on raconte comment se forma cette vaste baie de Douarnenez. Ici (en quel lieu precis, les savants l'ignorent, mais le peuple le sait), existait, il y a quinze siecles, au temps deja du christianisme, une ville riche, capitale d'un Etat puissant, une ville qui s'appelait d'un nom de forme hieroglyphique, IS. Face a face de la mer, Is n'etait separe des vagues toujours menacantes que par une digue elevee dont les ecluses se fermaient par une porte unique, et le roi avait une clef d'argent pour ouvrir cette porte, quand il en etait besoin. Le roi de ce temps-la, Gradlon, etait sage et prudent. Il avait ete instruit a la verite par un saint, Corentin, dont Quimper a ajoute le nom au sien, comme un talisman; mais la fille de Gradlon, Dahut, etait de la race des Messalines; elle _avait pris pour ses pages les sept peches capitaux_, et, comme Marguerite de Bourgogne, elle avait sa Tour de Nesle, sur les rochers dominant les flots. La, elle se faisait amener, chaque nuit, des amants masques; ses voluptes etaient sauvages, elle aimait a jeter les cris du plaisir au milieu des rugissements des tempetes: au matin, un ressort du masque subitement presse brisait les vertebres de l'amant de la nuit, et son corps etait precipite dans un gouffre. Mais un jour, Dieu la frappa de demence: lasse de posseder de faciles voluptes, elle voulut, ainsi que Neron, jouir d'un spectacle inattendu, d'une cite tout entiere se debattant, comme une bacchante, dans l'ivresse du desespoir. Ce ne fut pas le feu qu'elle lanca sur la ville: elle deroba au roi son pere la clef d'argent de la porte des ecluses, et elle l'ouvrit a l'Ocean; l'Ocean s'elanca aussitot hurlant et bondissant. Elle eut, sans doute, pendant quelques instants devant elle un de ces tableaux de maisons croulantes, de morts instantanees, de dechirantes agonies, desastres sans nombre, que revent certains hommes, melange de sauvagerie et de civilisation, qui artistes en leurs feroces instincts, se donnent, une fois dans leur vie, la joie de contempler de _sublimes horreurs!_ mais, quand elle se fut rassasiee des tortures de toutes ces victimes, de cette ville sombrant comme un vaisseau, a son tour elle eut peur; le flot grandissant roulait vers elle; elle jeta un cri d'angoisse, le cri du coupable qui tout a coup sent les griffes du chatiment, ce cri qui venge en un seul instant l'humanite et atteste la justice de Dieu. Ce cri desespere, Gradlon, son pere, l'entendit; sur un cheval rapide, il accourut au secours de sa fille, l'atteignit, la mit en croupe, et, tournant bride aussitot, reprit sur une langue etroite de terre, entre les flots montant toujours, sa course precipitee. Mais tandis que, froide de terreur, elle etreignait Gradlon de ses mains crispees, elle entendit dans les airs une voix surnaturelle qui disait a son pere: "Si tu te veux sauver, lache ce demon! jette-le aux flots qui le demandent!" C'etait comme le _Coeur mort qui bat_, dans la fiction du poete, le remords qui appelait lui-meme le chatiment; et alors eperdue, jetant derriere elle un regard sur le gouffre mouvant, elle fut fascinee par le mugissant abime, elle ouvrit tout grands ses bras, elle tomba en arriere, et, comme une bete feroce affamee, le flot bondissant la devora. L'Ocean, aussitot calme, des qu'il eut englouti sa proie, arreta subitement sa course, ses vagues soulevees s'aplanirent, et il ne fit pas un pas au dela du lieu ou le crime, saisi vivant, avait disparu. De la ville d'Is, il ne resta rien; ou s'elevaient ses tours et bien par dela, s'etendit la mer profonde, la baie de Douarnenez, que, semblable a une dent de fer mordant dans la mer, ferme le bec du Raz. Longtemps a la mer basse, apparurent sur la plage humide de grands debris, de larges quartiers de pierres chargees de sculptures etranges, et de signes ecrits en une langue inconnue. Puis, peu a peu, l'Ocean en ses rudes secousses emmena ces ruines eparses au fond de ses abimes, et la plage deserte ne fut plus qu'une surface de sable uni. Parfois encore pourtant, le pecheur avance dans la haute mer, en retirant son ancre, la sent heurter des pierres sous les flots, et, retenant le cable tendu, il s'avance etonne en ligne droite, comme le long d'un pan de muraille. Ces murs, c'est la ville d'Is submergee. Elle est la, au fond des flots, a jamais perdue, et l'oeil de l'homme ne la verra plus. Puis, a la nuit, quand il s'apprete pour le retour, au milieu du choc retentissant des vagues qui se combattent au bec du Raz, il entend dans l'ombre des clameurs desolees et de lamentables sanglots, les cris immortellement desesperes des amants d'une nuit de Dahut. La-bas, un courant terrible entraine les navires, les lance contre les ecueils, les brise dans les nuits sombres, et la mer rejette les cadavres sur le rivage. Le pecheur alors ouvre sa voile au vent, et il s'enfuit, en faisant le signe de la croix, loin de cette cote maudite, qui s'appelle d'un nom sinistre, _baie des Trepasses_, de ce chaos de rocs ou la mer s'engouffre en des abimes, et que la foi des peuples a nomme l'_Enfer_. VIII Saint-Florent. =Monument de Bonchamp.--Passage de la Loire.--L'abbaye.= La Loire descend, d'Angers a Nantes, entre deux rives largement ecartees, aplaties, a travers de vertes iles; a mi-chemin, elle fait un coude, et l'on se trouve en face d'un coteau seme de bois, dont la croupe s'etale arrondie, et laisse trainer dans l'eau ses dernieres branches, comme un gros bouquet de feuillage; au sommet, le fut svelte et blanc d'une colonne se detache dans l'air; c'est Saint-Florent. C'etait un jour d'ete; assis sur le penchant de ce coteau vert, je voyais la vaste campagne parsemee de clochers et de maisons, vivante et retentissante de bruits, qui s'etendait au loin et s'unissait vaguement au ciel abaisse. La Loire brillante emportait vers les grandes villes les barques, aux voiles deployees; a l'horizon, non loin d'Angers, la ville noire, eclataient les toits hauts et les murs blancs du chateau de Serrent que visitent les princes; de l'autre cote, apparaissait le bourg de Mauves qui, par sa prairie, touche a Nantes, d'ou l'on descend vers la mer. Sur les iles de sable jaune que couvre ou delaisse le fleuve en ses frequents caprices, de petits enfants, aux jambes nues, couraient pres de leurs boeufs qui rongeaient les basses feuilles des saules du bord; dans l'herbe, chantaient les insectes, et les oiseaux amoureux partaient du milieu des branches. La terre, calme en son immobilite qui respire, semblait livrer a l'homme son domaine et ses tresors, le convier au bonheur et a la joie. Oui, aujourd'hui, c'etait la paix; mais, dans le passe, tout ce qui m'environnait ne rappelait que luttes, combats, destruction. Les murs que je touchais, les bourgs que l'on me montrait dans la plaine, l'ile etendue a mes pieds, ont, depuis deux mille ans, ete le theatre de scenes incessantes de carnage: Romains et Gaulois, Bretons et Angevins, Anglais et Francais, republicains et Vendeens, ont tour a tour possede, perdu, reconquis, couvert de ruines, de sang et de morts cette terre riche et feconde. Cette ile au milieu du fleuve etait, au VIIIe siecle, le repaire de pirates normands; elle s'appelle l'_ile Batailleuse_; sur cette esplanade qui domine la Loire, au moyen age, s'elevait un chateau-fort, d'ou un baron avide ranconnait les barques au passage. A l'autre bord, un autre chateau, nomme la Madeleine, surveillait de son cote la Loire. Entre les deux seigneurs, la guerre etait permanente: Angevins de Saint-Florent et Bretons de la Madeleine passaient et repassaient sans cesse le fleuve, et se livraient des combats acharnes. Les Angevins finirent par etre domptes; ils cederent aux Bretons l'extremite de l'esplanade qui s'avance comme un haut promontoire au-dessus du fleuve; cette pointe de terre s'appelle encore la _Bretagne_; tout a l'entour c'etait l'Anjou, ce petit coin seul etait la Bretagne; les vainqueurs ont perpetue leur triomphe en ce qui demeure le plus d'un peuple, le nom et la langue. Mais notre temps laisse a la posterite de plus emouvants souvenirs: ce bourg que l'on apercoit en face est la Meilleraye ou Bonchamp expira; cet autre, Varade ou il fut enterre; dans celui-ci, a Saint-Florent meme, il fit grace aux prisonniers republicains, et on lui a erige un tombeau; c'est ici que les Vendeens vaincus passerent la Loire, et ici que fut tire le premier coup de canon qui alla eveiller Cathelineau dans sa chaumiere: c'est comme le resume des guerres de la Vendee. Le 10 mars 1793, on devait tirer au sort, a Saint-Florent, pour la levee de trois cent mille hommes. Dans un carrefour forme par deux ou trois rues au haut de la ville, les jeunes gens du pays, leurs batons a cordon de cuir a la main, etaient reunis en groupes nombreux et agites. Leurs peres leur avaient dit qu'en devenant soldats de la republique, ils serviraient les ennemis de Dieu et de la religion. Ils etaient bien resolus a ne pas partir, mais la plupart ne savaient ce qu'ils avaient a faire; seulement, quelques-uns, venus avec leurs fusils, s'etaient caches dans les maisons voisines et attendaient. De son cote, le commandant republicain avait fait trainer jusque-la une piece de canon qui, braquee sous une grande porte, menacait la place et les rues. On commence l'appel des conscrits; pas un ne se presente; l'ordre est donne de saisir les refractaires; les gendarmes sont accueillis par une huee generale; les paysans, faisant le moulinet avec leurs batons, les bousculent et les repoussent. Le chef de la troupe somme alors la foule d'evacuer la place; la foule, menacante, demeure immobile; il commande le feu, les paysans s'enfuient de tous cotes; en un clin d'oeil, la place fut deserte; personne n'avait ete tue. Mais, a l'instant, des fenetres des maisons, du fond de la place, des angles des rues, part une fusillade nourrie; la troupe surprise et decouverte se trouble; les paysans reviennent, les plus braves s'elancent sur la piece avant qu'elle tire de nouveau; les soldats se sauvent, le canon est pris. Trois jours apres, les cloches de toutes les paroisses, sonnant le tocsin, jetaient aux mille echos du Bocage, de la Loire a la Plaine, et de Saumur a la mer, le cri de guerre de tout un peuple. La Vendee entiere etait debout, debout pour son roi, et bien plus encore pour son culte et son Dieu, pour ces croyances intimes et profondes, vraie vie de l'homme, force et vertu du foyer domestique, pour la guerre sacree, selon le mot antique: _Pro aris et focis_. Voila la raison de la resistance heroique de ce peuple, qu'on a appele un _peuple de geants_; il est tombe sous le nombre, il n'a pas ete vaincu; sa cause a triomphe: la religion qu'il avait defendue sur les champs de bataille de la Vendee. Maintenant, du haut de cette esplanade, voyez-vous, dans la vaste plaine, cette foule confuse, paysans, femmes, vieillards, enfants, pele-mele avec les chevaux, les canons, les chariots, cent mille etres humains se hatant, se pressant aux bords du fleuve; ces barques chargees allant et venant d'une rive a l'autre; ce jeune chef, la Rochejaquelein, tout enflamme, galopant et donnant des ordres; dans une voiture trainee a petits pas, Lescure blesse a mort? Entendez-vous les cris, les mouvements confus, le bruit du canon lointain? Huit mois se sont ecoules; apres avoir defait six armees, pris Thouars, Saumur, Angers, battu Kleber et ses Mayencais, le peuple vendeen, decime enfin, dans une derniere bataille, a Cholet, fuit le sol de la patrie, et, comme le cerf blesse, se jette dans le fleuve, aspirant a l'autre bord, pour y prolonger sa lutte et sa vie. Cependant, dans une salle carrelee d'une petite maison, au bas de la ville, Bonchamp etait etendu et pres d'expirer. Des femmes pieuses l'entouraient de leurs soins, soins inutiles, il le savait, et ce general, que si peu de mois venaient de rendre immortel, attendait en priant l'heure de l'eternel repos. Au meme moment, cinq mille prisonniers republicains etaient entasses dans un ancien couvent, en face de plusieurs canons charges a mitraille. La masse du peuple avait franchi le fleuve; il ne restait plus au dela que quelques milliers d'hommes; la question alors s'eleva: que faire des prisonniers, bouches inutiles et ennemies? On ne pouvait les garder; il y avait peril a les relacher. Une proposition alors est jetee dans la foule, une de ces propositions violentes qui se font jour dans les temps de crise, qui n'appartiennent a personne, et que tout le monde accepte: Il faut s'en defaire! il faut les fusiller! Le mot vole et bientot devient un cri general, la volonte du peuple. Dans la chambre meme ou Bonchamp agonisait, les officiers s'en entretenaient; il ne s'agissait plus que de designer l'heure. Bonchamp alors, les entendant, se souleva de son lit avec effort; il fit signe a quelques-uns des chefs de s'approcher, et, d'une voix qu'entrecoupait la souffrance: "Mes amis, j'ai une priere a vous adresser; c'est sans doute la derniere, mais, avant que je meure, assurez-moi qu'elle sera ecoutee: je demande qu'on ne tue pas les prisonniers." C'est a ce beau moment que le sculpteur David l'a represente[1]: le voici, ce genereux homme, tel qu'il dut etre, se dressant a demi, le corps ouvert par la blessure, la figure tiree par la douleur, la main tremblante, le regard comme eclaire, deja presque hors du monde, et cherchant a se derober un instant encore a la mort, pour donner a d'autres cette vie qui, par sa bouche entr'ouverte, va s'echapper! [Note 1: Le monument de Bonchamp est dans le choeur de l'eglise de Saint-Florent.] Et aussitot, sans hesiter, sans reflechir, emportes par cet irresistible choc des grandes pensees qui toujours entrainent les hommes, preuve sublime qu'ils ont une ame: Oui, oui, s'ecrient les assistants, grace! grace! Et ils s'elancent au dehors, tous veulent l'annoncer aux prisonniers. La Rochejaquelein, le premier, monte en courant la rue raboteuse, arrive a la porte du couvent, et, l'ouvrant toute grande: Laissez-les aller, s'ecrie-t-il, grace! Bonchamp le veut, Bonchamp l'ordonne! Les canons sont detournes, et les prisonniers, passant a travers la foule qui s'ecarte, se dispersent dans la campagne, par toutes les routes, jusqu'a perte de vue du bourg; en quelques instants tous avaient disparu; il n'en resta pas un a Saint-Florent. Et il n'est pas vrai, ainsi que quelques-uns l'ont raconte, que ces prisonniers, a peine sauves, aient tire presque aussitot sur leurs liberateurs. Seulement, et c'est ce qui a cause l'erreur de ces historiens, a la fin du jour, l'avant-garde republicaine arriva a Saint-Florent, ou elle esperait trouver encore les Vendeens: le representant Choudieu, qui marchait en tete avec une escorte de cavaliers, alla droit a la maison d'un des principaux habitants du bourg, et s'informa des Vendeens; on lui apprit que tous avaient franchi le fleuve.--Mais leur artillerie? demanda-t-il.--Ils n'ont pu l'emmener; ils en ont laisse ici une grande partie.--Ou sont les canons? dit-il vivement; quelqu'un peut-il m'y conduire?--Moi, je vais vous y mener! s'ecria un jeune garcon de douze ans, en se presentant. Choudieu saisit l'enfant par un bras, l'enleva sur sa botte, et le mit en selle devant lui; puis, suivi de ses cavaliers, il arriva a l'esplanade, ou etaient restes les canons. Les Vendeens, soit hate, soit ignorance, ne les avaient pas encloues. Le representant, alors, de ce lieu eleve, apercut par dela le large fleuve la foule du peuple vendeen, encore haletante, fuyant a travers les ombres qui s'abaissaient: Nous ne les atteindrons pas, dit-il, mais, du moins, informons-les de notre presence. Il fit mettre pied a terre a ses soldats et pointer les pieces sur Varade; cinq ou six boulets franchirent le fleuve et vinrent mourir inoffensifs sur le sable. Ce recit m'etait fait par le neveu de ce jeune garcon qui, jadis, dans l'impatiente ardeur de son age, avait guide Choudieu; et, en rappelant ces details qui rehabilitaient le parti contraire, cet homme, coeur franc et loyal, relevait noblement la tete, heureux d'attester qu'un crime de plus n'avait pas souille ces luttes fratricides. J'etais a la place meme ou avaient ete pointes les canons de Choudieu; la s'eleve aujourd'hui la colonne commemorative de Bonchamp, et, a cote, le couvent, jadis celebre abbaye de benedictins, qui servit de prison aux republicains. Et ce couvent, car il semble que ce petit bourg, sur les confins de la Bretagne et de la Vendee, ait ete le rendez-vous d'evenements extraordinaires, il a ete incendie, non par les republicains, comme on le pourrait croire, mais par un Vendeen. Son nom etait Poitevin, mais on l'appelait _Chante-en-Hiver_: ainsi que les peuples primitifs des forets americaines, ces guerriers de la Vendee avaient aussi leur langue pittoresque et expressive. Quand, a la fin de la guerre, le soldat de Bonchamp revint a Saint-Florent et qu'il revit ce couvent ou, enfant, il avait prie Dieu, et dont les republicains avaient fait une caserne, dans sa foi vendeenne il s'indigna. Il courut au bas de la ville, chargea sur son epaule deux bottes de paille, et les jeta tout enflammees dans le couvent: le feu gagna aussitot les cloitres, en un instant le couvent fut enveloppe de flammes. Les habitants du bourg accoururent; debout sur un pan de mur a demi ecroule, Chante-en-Hiver suivait les progres de l'incendie; il arreta ceux qui voulaient l'eteindre: Non! non! dit-il; ne faut-il pas que la maison de Dieu soit purifiee des bleus? Et la foule immobile laissa l'incendie devorer le couvent. Quant a la colonne de Bonchamp, on cherche en vain a dechiffrer l'inscription qui y etait gravee; les plaques de marbre de la base ont ete brisees en 1832 par les soldats d'une garnison passagere. Si rapide est l'action de notre temps, si violents et opposes les mouvements qui emportent ce siecle justement appele le siecle des revolutions, que, dans ses tours et retours, il efface aujourd'hui les oeuvres d'hier et n'en laisse que des vestiges. Il en est deja des monuments eriges aux chefs vendeens comme des monuments de l'antique Grece; ces evenements, dont il reste encore des temoins, ne sont, aux lieux memes ou ils se sont passes, marques que par des debris. Non loin de Saint-Florent, au Pin-en-Mauges, un autre monument a ete mutile, la statue de Cathelineau, que les Vendeens lui avaient erigee en face de sa maison. Il avait pourtant bien merite un hommage populaire, ce paysan que ses vertus, autant que son courage, avaient eleve au premier rang. Il y avait parmi les capitaines vendeens des gentilshommes de haute naissance, de savants officiers; lorsqu'ils voulurent nommer un general en chef, ils elurent Cathelineau. C'est qu'il possedait les qualites par lesquelles les hommes sont partout domines: la fermete calme, qui est le plus grand signe de la force, le sens droit et la nettete de vue dans le conseil, l'enthousiasme dans la bataille; sa modestie et sa candeur le faisaient aimer, sa piete et sa vie sans tache, respecter; il semblait que Dieu marchait avec un tel homme; on l'appelait le _saint de l'Anjou_. Quand il eut expire, un vieillard parut sur le seuil de la maison, et dit ces simples mots a la foule agenouillee: "Le bon general a rendu son ame a qui la lui avait donnee pour venger sa gloire," oraison funebre qui embrasse, dans sa brievete, le genie du heros, la croyance du chretien, et le but sublime ou il tendait. Le voyageur qui traverse le Pin-en-Mauges s'arrete devant la maison de Cathelineau, devenue une auberge; on lui montre le four ou le Vendeen cuisait son pain, sa chambre transformee en ecurie; vis-a-vis, une petite place triangulaire est jonchee de debris; la etait le monument: la statue git dans l'humble cimetiere de la paroisse. De nos jours, cependant, ces ruines ont ete en partie relevees: a Saint-Florent, le couvent a ete restaure; dans la maison meme ou il a expire, un tombeau a ete erige a Cathelineau, et, sur ce tombeau, une statue, copie exacte de celle du Pin-en-Mauges. Ainsi reposent cote a cote Bonchamp et Cathelineau, le general paysan pres du general gentilhomme. Ces restaurations ne sont pas dues aux retours des partis, mais a la religion: dans le couvent on a etabli une ecole de Freres; la maison, ou est place le tombeau, est devenue la chapelle d'une ecole de Soeurs: une sainte femme, un genereux et noble Vendeen[1], ont repare ces ruines pour les consacrer a des oeuvres pieuses: c'est le vrai sentiment de la Vendee. Ainsi, tout est a sa place: cette auberge, etablie dans une demeure heroique, cette statue brisee, ce cimetiere ou elle est deposee, cette chapelle qui protege la tombe de Cathelineau, autant de traits qui marquent le caractere de ce siecle, l'industrie triomphante, la vieille royaute renversee, et la religion immortelle relevant les ruines des guerres civiles, et seule gardienne des genereux souvenirs. [Note 1: Madame Baudoin et M. le comte de Quatrebarbes.] IX Les vieilles villes.--Les vieilles maisons. =Dol.--Dinan.--Morlaix.--Lannion.--Cesson.= La petite, comme la Grande-Bretagne, est une terre de marins: la position avancee de cette large presqu'ile dans l'Ocean, entre le golfe de Gascogne qui tient a l'Espagne, et la Manche qui tient a l'Angleterre, ses ports naturels, les nombreuses rivieres qui descendent du plateau central, et, comme les rayons d'un cercle, aboutissent a la mer, ont ete cause que, de tout temps, la vie s'est portee aux extremites. Des l'antiquite, les Bretons furent marins et pecheurs; la force resistante de l'Armorique etait sur les cotes. C'est Vannes et Nantes qui, avec leurs flottes, soutinrent contre Cesar la lutte la plus courageuse et la plus longue. Malgre les siecles et les revolutions, ce caractere de la Bretagne n'a pas change. Le centre est morne, la circonference animee; un moine comparait cette presqu'ile arrondie en demi-cercle a la couronne de sa tonsure, un chevalier a un fer de cheval bien fourni a l'entour et presque vide au milieu. La plupart des villes importantes de Bretagne sont des ports, des ports situes non pas sur le bord de la mer, mais a quelques lieues de l'Ocean, sur de petites rivieres navigables ou le flot porte les navires. Elles ont ainsi des villes du centre les beaux arbres et la verte campagne, du port de mer l'animation et le mouvement; on y sent la mer voisine sans la voir, son air apre et fortifiant. Dans quelques-unes (a Lezardrieux, a Lannion) les deux rives sont reunies par un pont suspendu, haut, leger, semblable a ces ponts de lianes des fleuves du Nouveau Monde, et sous lequel passent les navires aux longs mats: lorsque soufflent les grands vents de la mer, ils agitent et soulevent ce chemin aerien; on le voit monter et descendre d'un mouvement uniforme comme une poitrine qui respire; le pieton qui passe en chancelant sur cette planche tendue dans l'air, la mer au-dessous de soi, se hate, luttant contre le vent et faisant le signe de la croix, et, quand il l'a traversee, il entre au bout du pont, dans une petite chapelle, rendre graces a Dieu. La position de ces petites villes attire et plait; la partie principale est batie le plus souvent sur une colline: a Quimperle, a Treguier, a Dinan, apparait tout en haut la tour de l'eglise; autour sont groupees les maisons; le port est au-dessous, la ville des marins et des pecheurs. Autrefois elles etaient fortifiees; peu a peu elles ont rase leurs remparts, et les deux cites se sont reunies. Quelques-unes cependant ont garde leurs vieux murs. En arrivant a Guerande, on se trouve tout a coup devant une ligne de hautes murailles; de distance en distance saillissent de grosses tours renflees; une porte a creneaux et a meurtrieres s'ouvre beante avec sa herse suspendue, les fosses sont encore remplis d'eau; c'est veritablement une ville du XIVe siecle; on verrait se promener sur le rempart un homme d'armes couvert de fer, et le pot en tete, on ne s'en etonnerait pas. La campagne qui entoure la ville est une vaste plaine seche, denudee; a peine, ca et la, quelques arbres rabougris et ronges par le vent de la mer; des plaques d'eau reluisent au soleil, decoupees en petits carres reguliers, ce sont les marais salants; partout ailleurs, des monticules de sable. Ce coin de terre aride rappellerait l'Afrique a un voyageur: la plaine sablonneuse et brulee, le desert; les mulons de sel qui la jalonnent de leur cone pointu, les tentes dispersees d'une tribu; les paludiers vetus de blanc qui galopent sur leurs petits chevaux entre les lagunes, les Arabes au burnous de laine, courant a travers le desert. Par dela ce desert, s'etend la mer bleue qui, dans l'eloignement, semble immobile, et sur laquelle glissent les vaisseaux. Guerande est en plaine, Dinan sur une montagne, avec un port sous ses grands murs. Du haut de ses remparts, vous decouvrez, tout en bas, une toute petite riviere, un ruisseau, ou circulent de petites barques, de petits et etroits bateaux a vapeur, un petit quai etroit aussi, borde de vieilles maisons pressees, et sur ce quai (les jours de marche) des centaines de voitures et de chariots entasses, et parmi ces chariots une fourmiliere blanche et noire d'hommes et de femmes, parlant, criant, gesticulant, avec un bruit confus, une sourde rumeur qui monte jusqu'a vous, tout cela au fond, a plusieurs centaines de pieds, comme dans un entonnoir; et ces bateaux, et ces maisons, ces chariots et ces hommes sont si petits, que vous diriez d'un jeu d'optique. Maintenant entrez dans l'interieur de la ville; devant vous s'ouvre une rue du XIVe siecle, presque intacte, longue et tortueuse; c'etait la coutume du moyen age: avec les rues tortueuses on se preservait de la grande chaleur et des attaques de l'ennemi. Vous connaissiez les maisons du moyen age par les gravures et les vieux tableaux; vous les retrouvez ici debout, habitees, vivantes; ces images sont la realite. Oui, voila, a droite et a gauche, les maisons serrees l'une contre l'autre, dressant les pointes de leurs pignons aigus; voila les porches carres a gros piliers de bois, les boutiques a basse devanture; ces porches otent une partie du jour au rez-de-chaussee, et vous croiriez que c'est un desavantage; au contraire, les marchands etalent leurs denrees sous le porche et s'y tiennent eux-memes; la maison est ainsi ouverte a tout venant. On circule sous les porches, a travers les ballots, les caisses et les paniers; c'est a la fois la maison et la rue, un continuel commerce des boutiquiers avec les passants. Voila les etages surplombant l'un sur l'autre, a peine separes par des poutres etroites, les fenetres a mille compartiments, a petites vitres qui se touchent presque: la maison en est toute eclairee, la lumiere y entre de tous cotes, et avec elle, la gaite. Voila la facade sillonnee de poutres croisees, enchevetrees en losanges, trefles, triangles, rosaces, dans tous les sens; et, sur tous ces montants, supports et croises, un debordement de dessin capricieux, la plus inepuisable imagination, l'ornementation la plus fantastique. Ici, a Dol, ou l'on trouve les plus vieilles maisons de la Bretagne (il y en a quelques-unes du XIIe siecle), les piliers des poutres sont couronnes de gros chapiteaux carres ou l'on dechiffre quelque bete symbolique, moitie homme et animal, une tete de femme a trompe recourbee, un lion aile aux pieds d'oiseau, un porc avec des jambes d'homme; toujours quelque invention propre a recreer les yeux et a egayer les passants. La, a Treguier, le decorateur c'est le macon: sur la facade recrepie, entre les poutres croisees, avec la pointe de son marteau il a trace mille petits dessins, etoiles, soleils, arabesques, chiffres entrelaces; de loin c'est une facade blanche, de pres c'est une guipure, une broderie; A Dinan, a Morlaix, a Saint-Brieuc c'est le tour du sculpteur: toute poutre est tailladee, ciselee, bosselee; ici des portraits en medaillon, avec la coiffure antique; la des scenes de chasse, ou chiens et veneurs courent, le long de la frise, apres un cerf qui s'embarrasse dans les branches; sur la poutre principale, au milieu de la facade, s'etagent et montent, du pave jusqu'au toit, cinq ou six personnages en pied, un chevalier arme de toutes pieces, casque en tete, la lance a la main; au-dessus, Hercule avec sa massue et chausse de grandes bottes; plus haut, un saint Christophe colossal, portant Jesus sur ses epaules; aux angles des rues, un etre grotesque se penche et se detache de la maison comme s'il venait saluer le passant, ou un nain bossu ouvre sa grande bouche d'un air narquois, et pointe sur vous ses petits yeux en ricanant; ou, mieux encore, un bonhomme, vetu de l'habit breton, veste brodee, gilets etages et barioles, chapeau a bords retrousses, longs cheveux descendant jusqu'au milieu du dos, braies plissees a peine attachees aux reins, accroupi et soufflant de ses joues bouffies dans le biniou dont la panse s'epanouit entre ses bras: c'est la representation meme de l'homme du pays, le type national; il porte le nom de la ville: a Vannes, c'est _Vannes et sa femme_; Nantes a _ses enfants Nantais_; dans l'eglise de Mauron il y a un pilier qu'on appelle le _Mauron_; ici le bonhomme se nomme _le Morlaix_. Puis, au milieu de ce peuple de statues, d'images d'hommes, de monstres, d'animaux, partout, aux angles des rues, presque a chaque maison, la niche consacree, la niche de la sainte Vierge, la bonne Vierge et l'enfant Jesus, habillee de beaux habits, toute peinte et doree, et couronnee de fleurs, entouree de petits cierges et de lanternes qu'on allume aux jours de fete; et alors c'est, par toute la ville, une guirlande de feux suspendus, une illumination resplendissante et joyeuse. Ailleurs, a Lannion, d'une etroite rue, d'une venelle (la Bretagne a conserve sur les ecriteaux de ses rues ce vieux mot qu'emploie encore la Fontaine), vous debouchez sur la place du Marche: a droite, a gauche, devant vous, toutes les maisons sont peintes du haut en bas, rouges, brunes, vertes, bleues; c'est un eblouissement, et ces couleurs vives, variees, a cote l'une de l'autre, ne sont pas criardes, ne choquent pas l'oeil: les poutres grises, les ardoises bleuatres, les vitres claires, les lignes blanches du platre, le fond rouge ou bleu, tout cela se mele ensemble, se confond en un harmonieux ensemble; le soleil s'est arrete la et y a jete un rayon de son prisme diapre; ces maisons etincelantes sont animees, on y sent circuler la vie. Oui, la vie: rien n'est plus vivant que cet aspect des villes de Bretagne: elles sont trop eloignees du centre pour avoir suivi la mode; a peine quelques maisons modernes font disparate: les maisons, une fois construites, sont restees telles qu'il y a quatre siecles; partout la couleur eclatante, ce qui frappe, ce qui saisit, et avec la couleur, les formes variees, le mouvement et la vie. La vie, c'est le caractere du moyen age; epoque agissante, il marchait, il se remuait, il se constituait: voila pourquoi sa qualite particuliere est la couleur, non la ligne: la ligne est la qualite d'une epoque assise, ou tout est defini, rangs, principes, institutions, comme au XVIIe siecle; la couleur, c'est la qualite d'une societe qui cherche une position, qui change de place et se tourne sans cesse, qui est en _revolution_, le mot dit la chose. Voila aussi pourquoi l'ecole romantique, s'est tant eprise du moyen age, elle sentait que le moyen age et l'epoque ou elle parut etaient dans des conditions analogues; la ligne ne lui convenait pas avec ses beautes regulieres, imposantes et ordonnees; ce qui lui etait propre, c'etait la couleur, l'agitation du drame, la vie en marche comme une armee. Les details sont en harmonie avec l'ensemble; a mesure que vous avancez dans ces rues etroites, vous etes frappe de signes particuliers qui vous disent que vous n'etes pas en France: les maisons de toute la ville sont numerotees dans un ordre unique (a Paimpol, a Auray, a Lamballe, etc.) comme en Allemagne; le n deg. 560, par exemple, n'est pas celui d'une rue, mais un des numeros de toute la ville; cette classification uniforme doit remonter au XVIIe siecle, quand la nation s'unifiait, que tout tendait a former un centre, un bloc. Sur les enseignes des boutiques, vous lisez des noms rauques et durs a prononcer, des noms celtiques: _Kerharo, Pechic, Quemener, Le Corb, Kerest, Cosquer, Coeffic, Le Houedec, Langloch, Sancio, Kergroes_. Au fond de ces petites boutiques, dans la demi-ombre, pres des ballots proprement ranges, vous apercevez la haute coiffe d'une bretonne assise, tricotant avec une impassible regularite; de vieux meubles brunis et luisants encombrent la chambre trop etroite, des bahuts, des tables sculptees, des lits a plusieurs etages, montant l'un sur l'autre jusqu'au plafond, comme dans un navire. Quelquefois, reste d'une aisance disparue, le lit n'est pas seulement un meuble ordinaire: large, profond, il a des portes comme une armoire, avec des ferrures ouvragees, des balustres sculptes a meneaux delicats; c'est presque un monument. Tel etait celui que nous vimes a Lehon, pres de Dinan, dans une petite maison dont la porte etait toute grande ouverte, selon l'usage de Bretagne; une pauvre vieille femme etait la, assise sur un escabeau a trois pieds, tournant d'une main ridee un vieux rouet finement decoupe, du temps de Louis XIII. Ce rouet, le grand lit ferme, a rosaces, qui tenait tout un cote de la chambre, le banc de bois et la table a pieds tournes, la vieille femme dans l'exact costume breton, on eut dit que rien n'avait bouge depuis des siecles; madame de Sevigne s'y serait reconnue: "Combien gagnez-vous, ma bonne femme, a filer ainsi tout le jour?--Quatre ou cinq sous, dit-elle." Ce devait etre le meme prix au XVIIe siecle. Comment donc fait-elle pour vivre? Nous demeurames silencieux et attendris en face de cette humble resignation qui ne se plaignait pas. Il y a quelque chose de sacre dans les habitudes anciennes, dit Ciceron. Le vieux mobilier des siecles passes est conserve en Bretagne, meme dans les eglises; on trouve des bancs sculptes dans les cathedrales de Treguier, de Quimper, ou des confessionnaux du meme style que le lit de Lehon, a balustres, a rose, et a serrure compliquee (dans une petite chapelle de Chateaulin). Dinan a un musee; dans ce musee, il y a de tout, des pierres et des medailles, des poteries et des tableaux; mais de plus, il y a quelque chose de particulierement breton, des reliques bretonnes, la pantoufle de la duchesse Anne, la giberne de Latour d'Auvergne, le casque de du Guesclin. Est-il besoin de dire qu'en Bretagne plus qu'ailleurs on rencontre de ces vieux chateaux-forts, demanteles, tombant en ruines, qui, du haut de la colline ou ils sont plantes, semblent surveiller la campagne, et sur lesquels s'attache involontairement le regard du voyageur? S'il faut dire la verite, tous les chateaux-forts se ressemblent, qui en a vu deux ou trois peut se figurer les autres; et pourtant, une ruine interesse toujours l'homme; c'est que la, toujours il fait la comparaison de son etat present avec son etat passe; parmi ces pierres ecroulees se relevent et passent les hommes d'autrefois; ce que regardent les yeux n'est que l'enveloppe de ce que revent sa memoire et sa pensee. Parfois meme le present est debout a cote du passe comme a Cesson. La tour de Cesson (pres de Saint-Brieuc) etait jadis une puissante forteresse; pendant la guerre de la succession de Bretagne, entre Blois et Montfort, c'etait par la qu'arrivaient les Anglais, allies de Montfort; Montfort avait-il le dessus, il tenait Cesson, et y recevait ses renforts d'Angleterre; Blois etait-il le plus fort, il s'en emparait et empechait les Anglais de debarquer. En trente ans de combats, Cesson passa ainsi plusieurs fois de l'un a l'autre. Au temps de la Ligue, il devint le repaire d'un capitaine ligueur qui pillait et ranconnait tout le pays; mais un jour vint ou Henri IV, resolu a remettre toutes choses en ordre, obligea les gouverneurs de forteresses a se soumettre, ou, quand ils ne se soumettaient pas, les fit pendre. Le chateau de Cesson fut alors abattu; il ne resta debout que la tour du donjon ouverte a tous les vents. Aujourd'hui elle appartient a un riche proprietaire, ancien representant, esprit sagace et instruit, unissant, comme quelques hommes de notre epoque, les idees d'egalite et un instinctif amour du luxe, a la fois democrate et chatelain. De meme que les seigneurs d'autrefois, il a voulu avoir son chateau, un chateau moderne et un jardin anglais, un jardin malgre le sol de roc ou ne s'enfoncent pas les racines, malgre les ouragans qui arrachent les arbres, malgre l'air acre et salin qui, comme sur tous les bords de la mer, ronge la feuille et penche les branches du cote de la terre; cette inclinaison uniforme d'un seul cote donne aux rivages de la mer une solennelle tristesse; l'homme sent que la sa force est impuissante; c'est une autre main qui courbe ces arbres et leur donne leur pli pour toujours. Mais lui, dure tete bretonne, avec la tenacite de sa race, il a creuse ca et la de larges espaces ou il a plante des arbres verts; ces pauvres petits arbres, du fond de ces trous, elevent timidement la tete de quelques pouces, jusqu'a ce que l'apre bise, venant par-dessus, les arrete brusquement et leur dise aussi en son langage: Tu ne monteras pas plus haut! Quant au chateau, il eut un instant la pensee de le batir dans les flancs de la vieille tour; des divans de soie de son salon, on eut apercu la pleine mer par les fenetres a ogives percees dans un mur de dix pieds; mais il fut intimide par cette masse de pierres qui se tiennent a peine et surplombent au-dessus de sa tete; il desespera d'atteindre, avec ses petits etages, le haut de cette ruine decouronnee, et il se resigna a construire son chateau au pied de la tour, a quelques pas, dans son ombre. La il a bati un pittoresque logis, une sorte de villa italienne, peinte de vives couleurs, avec une galerie a jour courant le long du toit plat, il y a rassemble les stucs et les marbres, les vases et les dorures, tout le luxe de notre temps. Mais, lorsqu'on sort de cette jolie et coquette demeure, le contraste des deux societes apparait saisissant: le petit chateau, accroupi au bas de la tour, s'abaisse comme humilie et craintif; tous les details s'amoindrissent; il semble qu'a peine un homme passerait par ses portes etroites; on dirait qu'on le peut saisir a deux mains par les arcs de sa balustrade comme par des anses, l'enlever de terre, et l'emporter comme un joujou d'enfant. Et vis-a-vis, au contraire, s'eleve la haute tour, montee sur un enorme monceau de debris ecroules; les grandes pierres de son faite pendent dans le vide, et sur l'azur du ciel s'ouvrent les degres de son escalier rompu. Dressee a l'extremite d'un promontoire qui s'avance dans la mer, de plusieurs lieues, de toute la cote et de l'Ocean, on apercoit sa masse longue et sombre; tout a l'entour la campagne est nue et sans arbres, presque sans maisons; ebrechee et crevee, elle s'allonge vers le ciel, comme un colossal obelisque; au-dessous, a plusieurs centaines de pieds, la mer frappe de ses vagues sa base de rochers, les vents la battent incessamment, et de ses flancs s'envolent, en jetant de longs cris, les oiseaux aux ailes grises, vers l'Ocean. X Saint-Nazaire. =Le nouveau port et la nouvelle ville.= La Bretagne, quelque isolee qu'elle soit par ses moeurs du reste de la France, n'est pas restee etrangere a l'incessante activite de notre epoque: elle aussi a vu les larges routes traverser ses landes desertes et les chemins de fer pousser en avant leurs rails rigides, qui tout a l'heure vont atteindre Brest, au bout de la terre. Mais son oeuvre la plus importante devait etre sur la cote meme, au bord de cette mer qui l'attire et lui donne la vie: ses petits ports ne lui suffisaient plus; au versant de la presqu'ile, a cinquante lieues de Brest, elle a cree un grand port, Saint-Nazaire. Il y a dix ans, c'etait un village de cinq cents ames; il n'y avait pas de port; on n'y voyait que quelques barques de pecheurs qui se mettaient a l'abri derriere une petite jetee. Aujourd'hui, c'est une ville de cinq mille ames, qui, dans dix ans, en aura trente mille. Depuis longtemps on se plaignait que les sables empechaient les grands navires de remonter la Loire jusqu'a Nantes; ils s'arretaient a Paimbeuf, ou ils s'allegeaient d'une partie de leur cargaison. Ce beau fleuve de la Loire est en effet sillonne et comme parcouru, dans presque tout son cours, par des sables voyageurs. Pres de son embouchure meme, a trois lieues de la mer, ou la Loire est large d'une lieue, le chenal n'a parfois pas plus de deux pieds d'eau; les bateaux a vapeur qui courent charges de voyageurs entre ses deux rives basses et verdoyantes, labourent le fond du fleuve avec leur quille comme une charrue, et laissent en fuyant, derriere eux, de longs sillons d'une eau troublee et jaunatre. Un jour, il est decide que Saint-Nazaire deviendra un port. Aussitot, avec cette ardeur propre a notre age, on se met a l'oeuvre: la terre est largement entamee; on creuse un bassin de vingt-quatre pieds de profondeur; les plus grands navires de commerce y peuvent entrer, meme les fregates; le chemin de fer de Nantes est prolonge jusqu'a Saint-Nazaire; en peu de temps, vingt rails s'alignent et se croisent au bord du bassin. Cependant, pour couvrir ce port nouveau, il faut des fortifications: on amoncelle les terres enlevees des quatorze hectares du bassin, on les eleve tout autour comme des collines; de larges fosses les environnent; bientot la maconnerie les revetira, ils seront armes de canons; Saint-Nazaire ne sera pas seulement un port, il sera une ville forte. Ces immenses travaux sont improvises en quatre ans, improvises, mais parfaits. Vastes quais aux dures assises de granit, larges ecluses, lourdes portes de fer, grues colossales, on enfonce profondement dans le sol, on attache par des chaines enormes et redoublees tout cet attirail puissant de machines, tout ce que l'homme a pu inventer de plus fort pour lutter contre cette eau legere qui, en lechant les quartiers de roc, les use, les rompt et les emporte. Mais le principal restait a faire, la ville: le gouvernement avait construit le port, les remparts; les particuliers ont bati la ville; tout de suite on l'a concue sur un grand plan: on a vu un Havre nouveau dans l'avenir, non un avenir de cent ans, mais un avenir prochain, immediat. En ce temps-ci, ou l'on ne compte plus par mille francs, mais par millions, les speculateurs sont accourus; des fortunes se sont elevees en trois jours; tel champ estime il y a dix ans quinze mille francs, s'est vendu sept cent mille; mais rien n'etonne aujourd'hui en fait de revolutions, nous en vivons. Voici trois ans que cette ville est commencee, et deja l'on entrevoit le developpement qu'elle va prendre. On lit, dans les recits des voyageurs, la creation des villes neuves des Etats-Unis: une bande de pionniers s'avance vers l'ouest, au bord des forets et des prairies indefinies; ils abattent les arbres seculaires, et, tandis que l'on arrache les souches enormes du sol, sur le terrain a peine deblaye des maisons s'elevent, des magasins s'ouvrent, un chemin de fer relie la ville eloignee aux grands ports de l'est. De meme ici: a cote de l'ancien village, dont les maisons basses sont entassees autour du petit clocher de la vieille eglise, une grande cite sort de terre, neuve et blanche; les quartiers se dessinent, les maisons se groupent aux carrefours; on suit de l'oeil dans la campagne la trace des rues longues et larges; une douzaine de maisons, a droite et a gauche, au commencement, au milieu et au bout, se dressent comme les jalons alignes de la rue nouvelle; dans les intervalles, des prairies et des bles; ici une maison haute de quatre etages, avec des boutiques resplendissantes, peintes et dorees comme a Paris; a cote un champ laboure, une haie chargee de mures, une hutte de chaume. Demain, la hutte sera jetee a terre, la haie arrachee, le champ defonce, et une autre grande maison s'appuiera a la maison voisine, on la bordera de trottoirs, on allumera le gaz; voila une rue Vivienne. Une vaste place est tracee devant le bassin; il n'y a la encore que deux ou trois maisons a chaque extremite; le centre est rempli de decombres; mais ces maisons, ce sont de grands cafes, des hotels ou la table est sans cesse dressee et toujours servie: une population active, ardente, pressee, ouvriers, marins, industriels, voyageurs, va et vient, remue les moellons, creuse la terre, descend des wagons, debarque des bateaux a vapeur, charge et decharge les navires; de la jetee a la gare, c'est tout un peuple fourmillant dans un espace etroit encore. Deja les premiers negociants de Nantes y ont des comptoirs, deja le bassin est rempli de navires venus de tous les points du monde; on y voit ces grands clippers americains de dimensions colossales, qui jaugent dix-huit cents tonneaux et tirent vingt-quatre pieds d'eau, comme des fregates. Deja l'on a compris l'insuffisance d'un seul bassin; on en commence un second, on en projette un troisieme. A toute heure, les longs bateaux a vapeur filent devant vous, pour remorquer les navires, pour transporter les marchandises et les materiaux necessaires au service du port; et, au travers de ce mouvement general, du bruit incessant des chantiers de toutes sortes, des pelles, des pioches et des marteaux, des chaines qui crient en levant les ancres, du murmure sourd des machines ca et la dressees, des cris d'appel des ouvriers, des chants cadences des matelots penches sur le cabestan, par-dessus meme la rumeur aboyante des vagues qui tombent sur le rivage comme une masse de plomb, a coups egaux, de temps en temps un sifflet strident, aigu, dechire l'air, et s'eleve vers le ciel comme une plainte de douleur qui s'echappe et se tait tout a coup. C'est le sifflet du chemin de fer, de la locomotive toujours allumee, toujours prete a partir, la machine du _mouvement_, c'est son nom, et qui semble dire: Allons! allons! pressez-vous! avancons! XI Les lutteurs. =Les costumes.--Les Pardons.--La lutte.--Postic.= Les Pardons de Bretagne sont, avant tout, des fetes religieuses, mais aussi des fetes de village, des _assemblees_, comme on dit en Poitou, ou les divertissements et les jeux succedent aux ceremonies de l'Eglise. Si le pardon dure deux jours, la premiere journee appartient exclusivement a la religion: la grand'messe d'abord; l'eglise de la paroisse a d'avance ete decoree avec soin, paree de fleurs et de feuillages; ni chaises ni bancs, d'ailleurs: hommes et femmes, les femmes dans la nef, les hommes dans le choeur et les bas cotes, tous sont agenouilles sur le pave, le chapelet entre leurs doigts, pieusement recueillis, repondant aux chants du pretre d'une seule voix, voix puissante des fideles assembles qui porte au ciel la priere avec tant de force, qu'il semble que Dieu ne lui saurait resister. Apres la messe, la procession en grande pompe: les jeunes filles, en blanc, semant des fleurs; les garcons les plus robustes tenant levees les vieilles bannieres brodees d'or, d'argent et de soie; les croix, les chasses etincelantes, les statues peintes des saints, les dais surmontes de plumes, au milieu de deux files, s'avancant d'un pas lent, que marque le chant des cantiques; et, derriere le pretre qui porte le saint Sacrement une foule d'hommes, le chapeau a la main et silencieux. Le soir, les vepres, ou nul ne manque non plus qu'a la grand'messe; enfin le salut, la benediction, cette ceremonie essentiellement catholique, a laquelle l'indifferent meme n'assiste pas sans une emotion involontaire, et aussi saisissante dans une humble eglise de village que dans les magnifiques cathedrales. Dans l'intervalle de la procession et des vepres, de nombreux pelerins accomplissent les voeux formes pour implorer une grace ou pour remercier Dieu. Les uns remplissent la chapelle du saint en l'honneur de qui a lieu le pardon, et y passent des heures en prieres; d'autres, plus fervents, font autour de l'eglise, a une fontaine miraculeuse ou a un tombeau, de longs voyages, pieds nus ou sur leurs genoux. Cependant ceux qui n'ont point a s'acquitter d'un voeu se tiennent en dehors de l'eglise, sur la place, conversant par groupes, doucement et gravement; nul bruit, aucun cri, rien qui puisse troubler la saintete du jour; les cabarets sont vides et les rendez-vous des jeux, deserts. Ainsi se passe le premier jour du pardon; le lendemain est tout aux jeux. Jadis, dans la plupart des paroisses de Bretagne, il n'y avait pas de pardon sans courses, danses, luttes, jeux singuliers et particuliers au pays. Bien plus que la langue et le costume, ces vieux usages peu a peu ont ete delaisses. Les courses de chevaux, les danses surtout, protegees par les femmes, ont persiste; mais les luttes, ces luttes heroiques que celebraient les poetes, et dont ils glorifiaient les vainqueurs en des vers que les jeunes filles chantaient aux veillees, on ne les trouve plus que dans un petit nombre de paroisses, sur les confins du Finistere et du Morbihan. La du moins, l'enthousiasme pour ces rudes joutes n'a pas diminue; quelque minime que soit le prix, de nombreux lutteurs sont toujours prets a le disputer, et jeunes, fiers, ardents, devant une foule toujours emue, a briguer l'honneur de vaincre. Parfois meme, ces jeux rustiques prennent un air de grandeur inaccoutumee. Un riche proprietaire, defricheur de landes, comme les moines des premiers siecles, savant admirateur des bardes bretons, barde lui-meme, poete en cette langue celtique qui est demeuree immuable depuis trois mille ans, veut celebrer un heureux evenement survenu dans sa maison, et donne une fete populaire avec la pompe et l'eclat consacre par la tradition antique[1]. [Note 1: Il y a quelques annees, une fete de ce genre fut donnee par un savant breton, M. de la Villemarque, qui, a la science la plus sure, unit ce vif sentiment de la poesie qu'on dirait inne dans la nation armoricaine.] Longtemps a l'avance la fete est annoncee dans cent paroisses: on l'apprend, on se le repete le dimanche, au sortir de la messe. On y reverra tous les jeux anciens, la course a pied, ou se deploie l'agilite des jeunes hommes, les courses de chevaux qui attestent qu'elle n'a rien perdu de ses robustes et patientes qualites, cette race de petits chevaux nerveux, infatigables, courageux, que l'on dirait issus, comme les Bretons, de ce sol de rocs; puis, apres les courses des femmes, et les courses en sac qui font epanouir les visages et eclater les longs rires, les luttes, la meilleure part de la fete. Le prix de la lutte, cette fois, ce n'est pas un ruban, un chapeau, un maigre mouton de cinq francs; on parle de presents magnifiques: trois prix sont reserves aux vainqueurs, une somme d'argent suffisante pour acheter un champ, un taureau de quatre ans, aux cornes dorees, et un costume breton complet; ce costume a coute trois mois de travail au tailleur, qui a epuise tout son art a orner les larges boutonnieres, les parements, les gilets et les guetres, de fins dessins en soie de toutes couleurs, superbe vetement dont sera fier le plus riche gars du pays. Des invitations ont ete adressees aux lutteurs les plus renommes, a ceux de Rosporden, de Banalec, de Pont-Aven, de Fouesnant, de Kerneven; on n'a pas oublie ceux de Scaer et de Guiscriff, connus par l'ardente rivalite qui rend si longs leurs combats: Scaer est du Finistere, Guiscriff du Morbihan; on verra ou, des deux pays, naissent les plus forts hommes. Enfin, a la fete doit venir Mathurin[1], le fameux sonneur de biniou, celui qui alla a Paris, jouer des airs bretons dans un drame breton, _la Closerie des genets_, et que le roi voulut entendre dans son palais des Tuileries. Vieux a cette heure, aveugle, on ne le voit plus que rarement aux pardons; mais, repondant cette fois a l'appel du poete, il jouera quelques-uns de ces airs melancoliques et sauvages, dont les notes aigues s'entendent par dela les longues landes, airs des anciens temps, que le Breton, absent de la patrie, repete au dedans de lui-meme, assis au bord de la route, le front dans la main. [Note 1: Mathurin est mort au mois de septembre 1859.] Entre les jolies petites villes des cotes de Bretagne, Pont-Aven est une de celles qui charment le plus d'abord et inspirent le desir de s'y arreter. Un ravin tout encombre d'enormes roches, d'arbres confusement pousses, aulnes, peupliers, saules, et, parmi ces arbres et ces rochers, une petite riviere rapide, tournant autour des rochers, glissant entre leurs defiles, bouillonnant en petites cascades, noire ou claire, selon qu'elle reflete l'ombre des arbres ou la lumiere du ciel: voila le fond du tableau. Sur les deux versants s'etagent les maisons de la ville, et presque autant de moulins que de maisons s'eparpillent sur les bords, assis sur les roches ou a demi caches dans les arbres[1]. Tout est riant et frais en cette jolie vallee: au tic-tac regulier des grandes roues se mele le murmure de l'eau, le frolement des herbes et des feuilles; la voix sourde de la nature, qui ne se tait jamais, adoucit le bruit dur et triste du travail de l'homme. [Note 1: Le proverbe dit: Pont-Aven, quatorze maisons, quatorze moulins.] Un peu plus bas, la riviere s'elargit, et, libre en son cours, plus profonde, salee deja et verdatre, va se perdre dans la grande mer. C'est dans une prairie, non loin de ce joli bourg qui attire les peintres, qu'avait ete assigne le rendez-vous des luttes. Au lieu le plus eleve, sur une estrade, etaient assis deux vieillards, celebres autrefois par leurs victoires, et qui, aujourd'hui, a l'age de plus de quatre-vingts ans, la tete couverte de longs cheveux blancs, avaient ete nommes juges du combat. Derriere eux, de grands bois fermaient la prairie comme un rideau vert, et en face s'etendait la mer, la mer qu'on n'entendait pas, mais que l'on voyait bleue, immense, se confondant a l'horizon avec le firmament, et tout etincelante aux rayons du soleil. Tel etait le lieu du combat: sous un ciel eclatant, au bord des forets, vis-a-vis de cette mer que les hommes, comme si elle allait repondre a leurs questions, ne se lassent pas de contempler. Le poetique genie du barde breton semblait avoir choisi ce beau site, en souvenir de Virgile et d'Homere. La prairie est couverte d'hommes et de femmes arrives des points les plus opposes, et qui portent comme ecrit le nom de leur village sur leurs costumes varies. On reconnait la coiffe des femmes de Pleyben qui enveloppe leur figure comme un beguin de religieuse; la coiffure de Landerneau qui s'allonge par derriere, rappelant la cornette du moyen age; le grand et haut bonnet des artisanes de Rosporden, dont les dentelles flottent au vent; celui des femmes de Saint-Thegonec, qui en relevent sur le sommet de la tete les barbes gonflees comme des voiles de navire; puis, le plus joli des costumes bretons, celui des filles de Pont-Aven, dont une coquetterie et une proprete recherchee font valoir le beau teint et la taille elegante: nulle ne les egale pour le luxe et l'eclatante blancheur de leurs coiffures, de leurs manches et de leurs larges collerettes. La coiffe, appliquee sur le front et descendant le long des tempes, laisse voir leurs cheveux soigneusement lisses, puis, s'ecartant sur les cotes, comme des ailes, encadre l'ovale regulier de leurs frais visages. Du coude au poignet, les bras sont enveloppes, mais non caches par de larges manches de mousseline bouffante, et une collerette a petits plis menus dessine autour du cou et des epaules une courbe gracieuse. Un peu plus loin, voici la singuliere coiffure bigarree de Pont-l'Abbe: grandes et fortes, la peau teinte de la couleur orangee propre aux races asiatiques, on dirait que les femmes de Pont-l'Abbe sont une tribu etrangere venue, a travers l'Ocean, sur les cotes de l'Armorique. Leur costume ne ressemble a aucun des costumes de Bretagne: la coiffure, composee de bandes de drap d'or, d'etoffes rouges brodees en soie, de mousseline bleue, est posee un peu en avant, ainsi qu'un leger bonnet grec, sur le sommet de la tete; les cheveux par derriere sont a decouvert. Ces bonnets bleus, rouges, dores, brillent ca et la parmi les coiffes blanches comme des fleurs aux couleurs vives et scintillantes; ils ont donne leur nom aux femmes de Pont-l'Abbe: on dit les _bigoudens_ de Pont-l'Abbe. Le reste du costume a autant d'eclat: la jupe, le corsage, les manches sont ornes de larges galons verts, rouges, dores, de broderies, de torsades, d'oeilleres en soie de toutes couleurs, et ces couleurs si diverses, hardiment rapprochees, se fondent dans un ensemble brillant et harmonieux. Les peuples simples ont souvent le secret de cette alliance heureuse de couleurs opposees ou echoue la science des nations les plus raffinees. Le costume des hommes n'est pas moins varie; on voit, l'un a cote de l'autre, les hommes de Saint-Herbot et de Chateauneuf-du-Faou, dont le long habit brun double de vert, orne de passementeries, de boutons et de broderies de soie rouge, descend jusqu'aux genoux, comme l'ample habit du temps de Louis XIV; les habitants des montagnes d'Arree avec leurs vestes blanches; ceux du Faouet, dont le chapeau de paille, a larges bords, est recouvert d'une sorte de resille qui retombe du sommet comme les fils d'or ces casquettes de jockeys; les elegants de Fouesnant, qui mettent l'un sur l'autre deux larges pantalons de couleur differente, debordant sur le coude-pied; les hommes de Gourin, aux culottes demi-collantes, et ceux de Quimperle, qui portent encore l'antique _bragou-bras_, la braie celtique a mille plis, bouffant des deux cotes, descendant tout a fait au bas des reins, et laissant passer la chemise entre le gros bouton qui le retient, et la ceinture serree avec une large boucle de cuivre; et les gens de Scaer, enfin, que l'on distingue tout de suite au saint sacrement brode en soie qu'ils portent au milieu du dos, comme s'ils s'etaient declares serfs de Dieu. Un roulement de tambour annonce l'ouverture des luttes; un vaste cercle se forme a l'instant, chacun prend place: les hommes s'etendent sur l'herbe, a plat ventre, c'est le premier rang; d'autres, les retardataires, s'agenouillent ou s'asseoient sur leurs talons, en seconde ligne; quant aux femmes, elles se tiennent derriere, debout, en rangs presses. Toutes ne se plaindront pas, d'ailleurs, de la place qui leur est assignee: plus d'une, reconnue dans la foule par un jeune garcon qu'elle aussi, avant lui-meme, a apercu, le verra de loin quitter son rang, se glisser derriere le cercle attentif, et, le sentant, sans le voir, tout pres d'elle, tournera a demi la tete pour entendre de douces paroles et laissera pendre sa main dans la main de son amoureux, promesse muette et gage de prochaines fiancailles. Les luttes debutent par les plus jeunes: des adolescents, des enfants presque, de douze a quatorze ans, se depouillent de leur veste, se prennent a bras le corps, et cherchent a se jeter par terre. La lutte n'est pas longue, l'un a vite renverse l'autre; mais, a peine le vaincu s'est-il releve, qu'il se precipite sur son adversaire, et le combat recommence. Trois, quatre, dix defaites successives ne le decouragent pas; il a deja cette obstination des hommes de sa race. Tous les deux se serrent, se pressent, les bras raidis, les yeux en feu, le visage rouge de sang, et plus la lutte se renouvelle, plus elle devient longue et tenace. Tel qui a ete renverse, la premiere fois, presque immediatement, resiste ensuite un quart d'heure aux efforts redoubles de son vainqueur. Cependant, malgre leur acharnement, pas un mouvement de colere, pas un geste defendu, pas une infraction aux regles de la lutte: on ne doit se prendre que par le buste; aucun, pour gagner un avantage, ne frapperait au visage son adversaire, ou ne le saisirait par les cheveux. Ces enfants ont la conscience de ce qu'ils se doivent a eux-memes: ils veulent se montrer dignes de devenir un jour de vrais lutteurs. Enfin, et en s'y prenant a plusieurs fois, on les separe. C'est le tour des hommes. Un homme sort des rangs, et, le chapeau a la main, fait le tour du cercle. Si personne ne se presente pour le lui disputer, le prix lui appartient. Mais un autre aussi entre dans l'arene: a ce moment une femme, quittant precipitamment sa place, court apres lui, et le retient par le bras, c'est sa mere; il est trop jeune encore, elle ne veut pas qu'il lutte, il recevra peut-etre un mauvais coup. Le jeune homme resiste; impatient de montrer sa force, il ecarte doucement sa mere, et elle le suit malgre lui, et on la voit lui parler avec cette vivacite d'amour qu'ont seules les meres; elle lui prend les mains de peur qu'il ne s'echappe d'elle. L'assemblee assiste impatiente et divisee a ce combat de tendresse et de fiere ardeur: les jeunes gens et les jeunes filles sont pour le fils, les plus ages pour la mere,--jusqu'a ce que l'un des vieillards, jugeant en faveur de la plus faible, decide qu'une fois encore le fils cedera a la douce contrainte des pleurs maternels. Un autre, d'ailleurs, s'est presente; celui-ci est un lutteur celebre, cent bouches le nomment a la fois; il fait deux pas en avant avec lenteur et gravite, et etendant le bras: _Reste debout!_ dit-il. A ces mots, Yves Herve, du bourg de Banalec, s'arrete: il a reconnu Postic, de Scaer; le prix sera vivement dispute. Aussitot il quitte sa veste et son gilet, ne gardant que son bragou-bras et sa chemise de grosse toile, exactement serree au corps, afin que son adversaire ait moins de prise. Ses parrains s'approchent et, rassemblant ses longs cheveux, les nouent par derriere avec un long ruban; Les pieds nus, il se tient immobile, allegre et agile pour le combat. Postic aussi s'est depouille de ses vetements, mais ses parrains ne se sont pas presentes pour lui attacher les cheveux; il les laisse flotter librement sur son cou; le haut de la tete nue, le visage maigre et sillonne des rides que creusent de bonne heure les travaux des champs, il ressemble presque a un vieillard, mais sa taille haute et droite, ses bras robustes croises sur sa poitrine, et le regard assure de ses yeux enfonces sous ses sourcils, decelent l'homme dans la force de l'age. Le signal est donne: les deux adversaires font le signe de la croix, et s'approchent lentement l'un de l'autre, les yeux dans les yeux, les bras tendus, cherchant comment ils se vont saisir. Puis, d'un meme mouvement, ils se joignent et enlacent leurs bras; en un moment ils sont serres l'un contre l'autre d'une force egale; de leurs mains crispees, ils tachent, a travers la chemise, de saisir la peau; tous deux, maitres d'eux-memes, combinent a la fois leur propre effort et celui de l'adversaire; on voit les muscles saillir a leur cou et sur leurs epaules. Herve sait quelle est la force et l'habilete de Postic, mais c'est pour lui un honneur de le combattre, il ambitionne la gloire de le vaincre, et, deux fois deja, il a evite le choc par lequel Postic le devait renverser. Quant a Postic, la lutte lui est si familiere, qu'il semble moderer sa force plutot que la developper tout entiere; a un moment meme ou il veille moins sur lui, un de ses pieds cede, il glisse et tombe. Un grand cri part de l'assemblee, les juges se levent de leur siege: mais, dans le temps meme ou il perdait pied, Postic a vu le danger, et, d'un mouvement agile et preste, s'est tourne de maniere a tomber sur le cote. Il reste la, quelques secondes, immobile, pour qu'il soit bien prouve qu'il n'est pas vaincu. En effet, le vaincu, c'est la loi des luttes, doit etre renverse droit sur le dos, les deux epaules touchant la terre; c'est ce qu'on appelle _avoir le saut_. Les juges declarent que le coup ne compte pas, et Postic se releve, aux applaudissements des uns, au milieu du silence des autres. Le spectacle va avoir maintenant une autre physionomie: jusque-la, l'assemblee avait assiste, muette, aux incidents de la lutte; mais les passions sont, a cette heure, eveillees: les gens de Scaer prennent parti pour Postic, ceux de Banalec pour Herve. Le combat est repris plus vif, plus acharne que la premiere fois; les deux lutteurs, animes par un interet plus ardent, ont a soutenir, l'un son premier succes, l'autre sa reputation. Ils ne demeurent plus dans le meme lieu, ils se pressent, ils se poussent de plusieurs pas en arriere ou en avant; a chaque instant les jambes sont lancees l'une dans l'autre; les bras, enlaces autour du buste, font plier les reins; deux fois successivement ils s'enlevent de terre, et l'on croit qu'ils vont tomber ensemble, puis ils reprennent pied et recommencent le combat. Ils ont alors, dans ces mouvements precipites, des gestes et des attitudes d'une admirable noblesse: lorsque Postic, tenant fermement le bras droit d'Herve, et, lui serrant l'epaule gauche de son autre main, l'eloigne de lui, et, la tete baissee en avant, s'appuie sur l'une de ses jambes raidie comme un arc fortement bande, il rappelle ces belles statues d'athletes que nous a laissees l'antiquite, et que l'on regarde avec une sorte d'orgueil, tant elles donnent une grande idee de la beaute et de la force de l'homme. Les spectateurs, cependant, les yeux attaches sur les combattants, suivent leurs mouvements avec une emotion passionnee: tout est oublie, excepte le spectacle qui est devant eux. Hommes et femmes se baissent, se redressent, comme si eux-memes prenaient part a la lutte; de la voix et du geste, ils excitent les combattants; on entend a chaque instant: _Stard! Derta! Courage! tiens bon!_ Ou bien ce sont des cris d'admiration a un coup habile: _Ce n'est pas sot!_ Quelques-uns, emportes par une ardeur dont ils n'ont pas conscience, se trainent sur leurs genoux et sur leurs mains, et suivent dans sa marche desordonnee la lutte qui, a tout moment, change de place; tous les bras sont agites, les yeux animes et brillants, tout le monde a la fievre. Mais, tandis que la lutte semble le plus incertaine, Postic saisit, de ses deux mains fermees comme des etaux, le corps d'Herve, l'arrache du sol, et, d'un effort gigantesque, l'enlevant par-dessus sa tete, le lance derriere lui. Herve tombe lourdement, le choc a ete si violent qu'il demeure etendu de tout son long; le sang lui sort par le nez et la bouche. Il n'y a de doute pour personne, les deux epaules ont a la fois touche la terre. Les vieillards se levent: _Mad!_ disent-ils, _le coup est bon!_ D'unanimes applaudissements eclatent dans l'assemblee: Herve s'eloigne en essuyant le sang qui coule de son visage, et Postic rentre dans le cercle, du meme pas grave et lent qu'en arrivant. L'issue du combat n'est pas toujours aussi franche et decisive: deux lutteurs se rencontrent quelquefois de force presque egale, qui combattent longtemps sans qu'il y ait un vainqueur. C'est ce qui arriva au Pardon de Rosporden, en 1859: les deux rivaux etaient, dans une nature differente, comme les types du lutteur breton; l'un, grand, elance, blond et sans barbe, quoiqu'il eut trente ans, paraissait plus jeune que son age; on ne l'avait vu encore qu'une ou deux fois dans les luttes, et l'on doutait d'abord qu'il put soutenir un combat un peu prolonge. Mais, quand il eut mis bas sa veste, que ses cheveux noues par derriere et sa chemise a demi ouverte eurent laisse voir ses larges reins et ses fortes epaules que surmontait une tete petite comme celle des athletes antiques, un murmure d'etonnement parcourut l'assemblee; il parut tout a coup un autre homme, ainsi que ce faux mendiant qui, dans Homere, se depouille de ses haillons et s'avance d'un pas noble et majestueux, semblable a un dieu. Son nom etait Trolez, c'est-a-dire _lait tourne_. L'autre s'appelait Le Guichet; il n'avait que vingt ans, et contrairement a son compagnon, on l'eut dit plus age. Brun, petit, ramasse, le cou rentre dans les epaules, a chacun de ses mouvements, ses muscles solides ressortaient, pareils a des cordes, sur ses bras robustes; sa grosse tete, ses cheveux noirs, epais, a demi longs, tombant sur son front bas et presque sur ses yeux, sa poitrine velue, l'expression resolue de son visage carre, lui donnaient un aspect etrangement sauvage; on ne pouvait s'empecher de le comparer a un taureau. Apres s'etre mesures des yeux, ils se saisirent, et alors commenca une lutte, d'abord lente, mesuree, chacun calculant la force de son adversaire, puis plus pressee et plus precipitee. Trolez, de ses longs bras entourant son rival, s'efforcait de l'enlever de terre; mais, a peine celui-ci avait-il perdu pied, qu'il retombait aussi solide et affermi qu'auparavant. Le but de Le Guichet etait de lancer un de ces rapides coups de pied qui font plier subitement la jambe; l'adversaire perd l'equilibre et tombe. Mais Trolez, attentif a tous ses gestes, ne se laissait pas approcher: les jambes ecartees, le dos longuement tendu et appuye sur ses reins, il demeurait comme ancre dans le sol; il n'avancait ni ne reculait, ses pieds ne bougeaient pas de la place qu'ils occupaient; aux assauts redoubles de son rival, il resistait impassible comme une muraille. Cette immobilite obstinee excitait, au lieu de l'abattre, l'ardeur de Le Guichet. Abandonnant sa tactique premiere et se servant, comme d'un moyen de vaincre, de l'inegalite de sa taille, il se jetait a corps perdu sur Trolez, et, lui enfoncant sa grosse tete sous l'aisselle, ainsi qu'un coin enorme, de son cou et de ses rudes epaules il poussait en avant, semblable a un boeuf qui choque un chene de son front, pensant le soulever et le porter de tout son poids a terre. Mais nulle secousse ne faisait devier Trolez d'une ligne. Longtemps et a plusieurs fois, ils se prirent et se quitterent, rouges, la chemise en lambeaux, une sueur abondante coulant sur leurs visages et le sang sortant par leurs narines. Enfin, apres des assauts coup sur coup renouveles, tous deux s'arreterent en meme temps, haletants et non epuises, mais reconnaissant l'un chez l'autre une force qu'ils se sentaient impuissants a surmonter. Les juges, qui avaient assiste avec etonnement et admiration aux peripeties du combat, ne pouvant nommer un vainqueur, voulurent cependant leur donner une marque d'estime, et leur partagerent le prix. Trolez, que son inexperience dans l'art de la lutte avait seule empeche de triompher, qui s'etait contente de resister, mais qui, dans sa resistance, avait montre une vigueur sans egale, recut la plus large part; Le Guichet recut la moindre, comme premices des prix qu'il saurait un jour remporter. Puis, tous deux se tendirent la main, sans forfanterie et sans rancune, oubliant leur rivalite passagere, et redevenus compagnons du meme village. Telle est la generosite de la belle jeunesse: elle aime le combat pour le combat meme; ses interets, elle n'en a souci, et, confiante en l'avenir qu'elle ne mesure pas, si elle est vaincue aujourd'hui, elle compte sur le jour de demain pour gagner les succes et la gloire. Mais, plus tard, quand il s'est epuise en de durs efforts contre les obstacles de la vie, l'homme mur ressent en lui les premieres secousses des passions envieuses; moins fort, il s'irrite, et il hait; il n'a pas seulement des emules a vaincre, il a des ennemis a humilier, et ce sentiment de rivalite jalouse, il le decore d'un beau nom, il l'appelle le sentiment de l'_honneur_. Ce Pardon de Rosporden, deja remarquable par le combat incertain de Le Guichet et de Trolez, fut signale par un evenement emouvant et inattendu: Postic, le fameux lutteur qui n'etait jamais sorti d'une lutte que victorieux, fut ce jour-la vaincu. Trois fois deja dans la journee, il etait entre dans la lice et avait remporte le prix. Infatigable et plein de confiance, il se presenta une quatrieme fois, et tout d'un coup, sans que rien fit presumer l'affaiblissement de ses forces, et alors que les spectateurs attendaient avec assurance le moment ou il renverserait son adversaire, il fut souleve violemment et jete a terre; il tomba en entrainant avec lui son rival. A ce coup soudain, l'assemblee demeura muette, pas un applaudissement n'eclata; on ne pouvait croire que Postic, _eut eu le saut_. Mais il ne pouvait y avoir d'incertitude; les juges proclamerent le vainqueur. Postic alors se releva: son rival etait presque inconnu comme lutteur; il lui serra fortement la main, puis, sans qu'un geste, sans que son visage et sa voix exprimassent les agitations de son coeur, mais pale, et les bras croises sur sa poitrine, il annonca aux juges que, jamais plus desormais, il ne paraitrait dans les luttes. XII Les monuments. =Vanneau.--Les statues.--Colonne de Louis XVI.--Du Guesclin.= Les grands caracteres appellent la lutte: la Bretagne est le pays de France le plus religieux, gardien de l'ancienne foi, representant de l'ancienne societe; c'est en Bretagne que la Revolution a triomphe avec le plus de hauteur: sur ce sol royaliste et chretien, en face de ces croix, de ces calvaires, de ces statues de saints, de ces eglises, elle a affecte de planter les monuments qui attestent sa victoire. Partout on trouve les marques de son triomphe: de quelque cote que l'on entre en Bretagne, a Saint-Florent, la colonne de Bonchamp mutilee; au Pin-en-Mauges, le monument de Cathelineau renverse; a Rennes, a Nantes, des inscriptions en l'honneur de la Revolution. A Saint-Malo, les premiers noms que l'on entend prononcer sont les noms de Lamennais et Chateaubriand, c'est-a-dire des deux plus grands revolutionnaires du XIXe siecle. Car, si Lamennais est le philosophe qui nie le principe de l'ancienne societe, Chateaubriand est l'ecrivain de la nouvelle; c'est lui qui a change la vieille langue, qui a introduit une nouvelle forme; l'un est haineux et amer, comme les revoltes qui ressentent encore, tandis qu'ils detruisent, des secousses de leur conscience; l'autre est melancolique et triste, comme un homme qui vit parmi des ruines. A Rennes, dans la capitale de l'ancienne Bretagne, au point le plus culminant de la ville, lorsque vous montez a cette belle promenade du Thabor d'ou vous dominez, etendue a vos pieds, la terre de Bretagne, la vraie Bretagne qui commence, vous rencontrez une colonne surmontee d'une statue, avec cette inscription: =A VANNEAU, A PAPU.= Quels sont ces noms? qu'ont-ils fait pour qu'on leur erige une colonne? L'inscription vous le dit: MORTS POUR LA LIBERTE EN JUILLET 1830. Et en effet, la statue, c'est la Liberte, tenant en main la Charte de 1830.--O pauvres heros inconnus et oublies de ceux-la memes qui vous ont dresse un monument! qui songe a vous, Vanneau, et a vous, Papu? Papu surtout, qu'etait-il? pourquoi la destinee de ces deux noms, Vanneau, Papu, est-elle si differente? pourquoi un seul jouit-il de quelque notoriete, et l'autre est-il si oublie? On ne separe pas les noms d'Harmodius et d'Aristogiton. Paris a donne le nom de Vanneau a une des rues nouvelles du faubourg Saint-Germain, entre les hotels de Castries, de La Rochefoucauld, de Damas et de Beauffremont; mais qui jamais entendit parler de Papu? Il y a un peu plus de trente ans qu'il est mort; personne ne sait qu'il a vecu.--Ils sont morts pour la liberte! Pauvres gens encore! Cette liberte, elle a dure dix-huit ans et meme un peu moins. Vanneau et Papu etaient jeunes; s'ils avaient vecu quelques annees de plus, ils n'auraient pas eu atteint l'age de la maturite, qu'ils auraient vu cette meme liberte de nouveau attaquee, et, cette fois, se seraient-ils fait tuer pour elle? Colonne de Vanneau et de Papu, colonne de Juillet, quels enseignements donnez-vous a nos fils, quelle pensee noble et elevee porterez-vous de nous a la posterite? De meme, a Nantes, au milieu des severes hotels de cette fidele noblesse de Bretagne, dont les membres les plus illustres verserent leur sang pour leur roi, a quelques pas des statues des grands hommes bretons qui bardent l'entree des deux cours, sur la base meme de la colonne qui supporte la statue de Louis XVI, une inscription revolutionnaire est scellee, une inscription qui glorifie la revolte d'un peuple contre son souverain, qui atteste la ruine de la vieille monarchie, et la defaite du frere meme de Louis XVI par ses sujets! et cette inscription, que personne n'a ose encore enlever, elle a ete appliquee la par des Anglais, par les ennemis seculaires de la Bretagne et de la France. ICI PRES, A EU LIEU UNE LUTTE SANGLANTE ENTRE LES OPPRESSEURS ET LES OPPRIMES, LE 30 JUILLET 1830. DES LABOUREURS ET DES OUVRIERS ANGLAIS ONT FAIT POSER CETTE INSCRIPTION, EN TEMOIGNAGE DE LEUR ADMIRATION POUR LA BRAVOURE, LA VALEUR ET L'INTREPIDITE NANTAISE. Ce ne sont pas la les veritables monuments de la Bretagne; ces monuments, vous les trouverez a Saint-Cast, ou a ete elevee une colonne commemorative de la defaite des Anglais en 1758, par des paysans bretons rassembles a la hate, precurseurs des chouans de 93, qui n'avaient pas appris la guerre, mais a qui le sentiment national enseigna la victoire; a la Chartreuse, pres d'Auray, ou sont entasses les os des victimes de Quiberon; dans l'eglise de Brest, ou Louis XVI a fait placer le coeur de du Couedic, un de ces marins bretons qui avaient transporte jusque dans le XVIIIe siecle l'esprit de la chevalerie antique; a Rennes, devant la facade du palais du parlement de Bretagne, ou sont dressees, dans une noble attitude, les statues de savants jurisconsultes, de consciencieux historiens, de graves magistrats, Gerbier, d'Argentre, Toullier; a Nantes, ou, au pied, et comme les gardes du vieux chateau des ducs de Bretagne, se tiennent debout les plus illustres des heros de l'Armorique, du Guesclin, Clisson, Richemont, la reine Anne, grands noms bretons et aussi grands noms francais; les gloires des deux peuples ici se confondent: Clisson et du Guesclin, les vainqueurs des ennemis de la France, en meme temps que chevaliers bretons; Richemont, que l'histoire appelle moins le duc Arthur de Bretagne que le connetable de Richemont, et cette charmante femme, gracieux symbole de l'union des deux nations, la duchesse Anne de Bretagne, qui est aussi la reine de France. Puis, dans presque toutes les villes, a Rennes, a Nantes, a Dinan, a Saint-Brieuc, a Saint-Malo, la statue du grand homme breton par excellence, du Guesclin. Du Guesclin! son souvenir domine toute la Bretagne; quand on en cherche la raison, ce n'est pas parce qu'il fut un vaillant chevalier; bien d'autres l'ont ete; non pas meme parce que, Breton, il parvint aux plus hautes dignites et fut connetable et generalissime des armees de France; ses compatriotes lui reprochaient, au contraire, de s'etre fait plus Francais que Breton, et il y eut un moment ou il vit s'eloigner de lui la plupart des chevaliers bretons; c'est que, outre les qualites de son pays, il eut, a un eminent degre, les vertus du vrai chevalier, la loyaute inalterable, cette loyaute a laquelle rendaient hommage les Anglais, quand ils venaient deposer les clefs de Chateauneuf-Randon sur son cercueil, obeissant au mort comme s'il eut ete vivant, parce qu'ils savaient qu'il aurait agi ainsi; la liberale munificence: a plusieurs reprises il distribua tout ce qu'il possedait a ses compagnons d'armes; la persistante volonte, une finesse qui n'excluait pas la franchise, deux qualites qui s'unissent difficilement et qui appartiennent en propre au Breton; on sait comment, a Avignon, il sut obtenir du pape de l'argent et l'absolution pour les Grandes Compagnies; le desinteressement, enfin, et la grandeur d'ame: il est prisonnier du Prince Noir, on le laisse libre de fixer lui-meme sa rancon: il se taxe a cent mille florins. Ou trouverez-vous une pareille somme? lui dit le prince de Galles.--Les rois, les princes, le pape la payeront, et, si j'allais dans mon pays, il n'est pas une femme qui ne filat sa quenouille pour me racheter! Magnanime confiance qui demande autant qu'elle donne! En du Guesclin, les Bretons honorent non-seulement le grand homme breton, mais le type du chevalier chretien. Voila les veritables monuments de la Bretagne, les monuments consacres a ses grands princes, a ses heros, aux representants de son histoire et de sa gloire passee. Les villes de Bretagne ne pouvaient pas ne point avoir ces statues sur leurs places; la voix des peuples commandait, pour ainsi dire, de les elever, afin qu'ils eussent sans cesse devant les yeux ces modeles de vaillance, de sagesse et d'honneur, qui ne sont d'aucun parti et que la Bretagne peut presenter a tous les pays et a tous les siecles. Et enfin, c'est Nantes qui, seule de toutes les villes de France, a songe a elever une statue a Louis XVI, pensee bretonne a la fois et francaise: le dernier roi de France dans la capitale de la Bretagne, le roi pieux dans la religieuse cite; en face de la vieille cathedrale, a la limite des deux pays, entre le grand fleuve de la Loire, qui vient des campagnes de France, du coeur meme de la France, et la jolie riviere d'Erdre qui descend, calme douce, de la vieille Armorique. La France, un jour, reconnaissante et repentante, elevera un monument a Louis XVI, le plus pur, le plus devoue de tous ses rois, qui, au milieu d'une corruption generale, dans une cour ou ses freres memes continuaient le doute philosophique et les debauches de Louis XV, demeura croyant et chaste; qui apporta sur le trone "les deux qualites qui font les bons rois, la crainte de Dieu et l'amour du peuple[1]," et a qui cet amour sincere revela les besoins de la chose publique; qui restaura la marine, aida les Etats-Unis a s'affranchir, supprima les derniers vestiges de la feodalite, abolit la torture et donna l'edit de tolerance; qui, le premier, eut la pensee des reformes salutaires, les indiqua et les commenca au prix de ses droits, de sa liberte et de son sang; a ce roi honnete homme, enfin, dont Napoleon Ier voulait rehabiliter solennellement la memoire, que le pape Pie VI songeait a faire canoniser[2], et que les peuples appelerent le _restaurateur de la liberte francaise_, avant qu'il eut merite le titre de _roi-martyr_! [Note 1: Mignet.] [Note 2: Allocution du 17 juin 1793.] XIII Queriolet. =Un caractere breton.= C'est la, c'est en Bretagne, que l'on rencontre des hommes fortement caracterises, race dure comme le sol, solide comme le granit; il semble qu'aux vents de la mer qui battent leurs cotes, ils se soient raidis. On dit proverbialement une _tete bretonne_, c'est-a-dire une tete qui veut, qui persiste et va jusqu'au bout. Nulle province n'a donne a la France plus de genies indociles. La Bretagne a commence par Abelard, au XIe siecle, elle a fini dans le notre par Broussais et Lamennais, et par Chateaubriand, liberal a la maniere des vieux Bretons, et au fond, ennemi du pouvoir. Toujours le parlement de Bretagne fut difficile a mater; il resistait encore quand les autres avaient depuis longtemps cede. Les emeutes de Rennes et des autres villes de Bretagne, sous Louis XIV et Louis XV, etaient excitees ou soutenues par le parlement. Du Guesclin,--il n'y a pas de plus mauvais garnement sur la terre, disait sa mere,--est un des types de ces apres Bretons, et aussi ce du Couedic qui, avant d'attaquer un vaisseau anglais (combat de _la Surveillante_ contre _le Quebec_, le 7 octobre 1779, pres des iles d'Ouessant), fait mettre son equipage a genoux et reciter le _De profundis_, et apres: _Maintenant vous pouvez mourir!_ et il se promene sur le pont, frappant du pied, dit un contemporain, comme une baleine qui frappe la mer de sa queue. Le combat fut terrible, le vaisseau anglais sauta, et la fregate de du Couedic rentra a Brest, presque en ruines. D'autres, moins celebres, ont une vigueur, une raideur de caractere, et de principes qui, dans l'antiquite, en eut fait des stoiciens, et, au XVIIe siecle, des jansenistes, E. Souvestre, Alex. Duval, Duclos: le premier, philosophe pratique, le second, ardent en ses haines, le troisieme, d'une franchise abrupte. Je veux raconter ici quelques traits d'un homme presque inconnu, le Gouvello de Queriolet, qui donneront une idee de ces natures a part, tout d'une piece, pour qui il n'est pas de demi-mesures, egalement extremes dans le bien comme dans le mal. Sa vie a deux parts: le brigand et le saint. Il etait ne, en 1602, a Auray, d'une riche et puissante famille; son enfance annonca bien sa jeunesse. Nul enfant n'eut de plus mauvais instincts et un plus mechant naturel. Il ne respecte ni Dieu, ni ses parents, ni ses maitres; malgre de grandes facultes, on n'en peut rien tirer: ses camarades memes, il les injurie et les bat, il rappelle du Guesclin qui desolait son pere et sa mere, mais avec cette difference qu'il ne se trouve pas une seule bonne religieuse qui porte un heureux horoscope sur un tel garnement. A peine adolescent, il a tous les vices des debauches: il hante les mauvais lieux et les maisons de jeu; il crochete le coffre de son pere, lui derobe deux mille livres, se sauve de la maison paternelle, et le voila lance par le monde, comme un etalon echappe. Nul frein, nulle barriere: a Paris, il s'associe a des filous pour voler au jeu; en Allemagne, il court le pays, guerroyant pour le premier venu; il se trouve encore la trop a l'etroit, il songe a aller a Constantinople, il s'y fera Turc, et y vivra en pleine licence et a son caprice. Apres une eclipse pourtant, il reparait en Bretagne. Le hasard de sa naissance lui donnait droit a une charge de magistrature, et ce n'est pas un des moindres etonnements, en ce temps qui suit les guerres civiles, qu'un tel homme conseiller au parlement de Rennes. Mais cette nouvelle dignite ne le retient pas; au contraire, elle ne lui sert qu'a se livrer a tous les exces avec impunite; bientot il devient fameux par ses debordements: duelliste, libertin, hypocrite et impie, c'est Mirabeau, Richelieu et don Juan tout ensemble. Il a rompu avec toute sa famille; son nom et ses titres, il ne s'en soucie, il les traine dans les orgies; la vie des hommes, l'honneur des femmes, sont pour lui un enjeu; il poursuit les unes pour les perdre, il insulte les autres pour les tuer. Il avait acquis une terrible habilete aux armes, seul exercice auquel il se fut applique; de meme que Gondi sa soutane, il se plait a faire dechirer sa robe de magistrat dans les duels. Il marche litteralement l'epee au poing, insolent envers tout le monde, injuriant les passants, sans s'occuper de la qualite ni du nombre; une fois, une troupe de cavaliers indignes s'arretent en le menacant; peu lui importe, il sont six, sept, huit, il fond dessus; le premier qu'il joint, il le jette a terre, l'enfile de sa lame la retire du cadavre, sans plus s'en soucier que d'un chien, et s'elance sur les autres qui, epouvantes de cet enrage, s'enfuient au plus vite; une autre fois, il se battit contre quatorze. Des femmes, il en est de meme: il joint l'audace a la ruse; il les attaque en pleine rue, ou se deguise en charbonnier pour penetrer chez elles; il fait de longs voyages expres afin d'aller seduire une belle, ou il apporte sur son dos une echelle pour escalader une fenetre. Il en veut surtout aux religieuses; en corrompre quelqu'une lui est un regal qui depasse les seductions ordinaires; il s'introduit dans un couvent en sa qualite de magistrat, et une fois la, il deploie l'hypocrisie la plus raffinee. Le don Juan de Moliere n'a rien de plus complet que ses affectations de langage devot, ses roulements d'yeux, ses soupirs, ses sentiments de componction; il edifie les bonnes Soeurs par ses paroles eloquentes sur la brievete de la vie, la necessite de se tenir toujours sur ses gardes, de penser a l'eternite, au terrible moment ou il faudra rendre ses comptes; il leur fait part de sa resolution de racheter ses peches par des aumones, de faire l'Eglise son heritiere par des fondations pieuses, etc. De meme aussi que don Juan, et c'est peut-etre chez lui que Moliere a pris ce trait, il donne l'aumone a un mendiant a condition que le pauvre homme ne la demandera pas _au nom de Dieu_, et, pour lui montrer l'exemple, il blaspheme tout haut dans les rues, il se moque de Dieu, il appelle a lui les demons. Car il ne craint pas plus Dieu que le monde: une nuit, le tonnerre roule au-dessus de sa maison, a coups repetes; exaspere de cette voix de Dieu qui le semble menacer, il s'elance de son lit, ouvre sa fenetre, et, comme Ajax defiant Jupiter, decharge ses pistolets contre le ciel, tandis que la foudre tombe sur son lit. C'est un veritable revolte contre la societe, non qu'il ait a s'en plaindre, mais par nature perverse, ayant du plaisir a jouer cette partie, prenant a tache de se faire craindre et detester, comme d'autres de se faire aimer, et, en ce sens, un etre veritablement diabolique. Il mena cette vie jusqu'a trente-deux ans. A ce moment, un evenement inattendu, imprevu, le changea. Il etait alle a Loudun, en Poitou, pour voir une belle protestante dont il avait entendu parler et pour essayer de la seduire. C'etait le temps des exorcismes qui accompagnerent et suivirent le proces d'Urbain Grandier. Ce spectacle extraordinaire, qui n'etait pour tant d'autres qu'un sujet de curiosite, le bouleversa: tout d'un coup, le cote grave de la vie se devoile et lui apparait; il va trouver un pretre, se jette a genoux et lui fait une confession generale: il etait converti. S'il se convertit, ce n'est pas par faiblesse d'esprit, affaissement de ses forces, a un age ou les passions amorties sont pres de s'eteindre: a cette heure, son energie est aussi grande, la vigueur de son esprit n'a pas baisse: "Vous ne deliberez pas pour vous enivrer, dit saint Clement d'Alexandrie, vous ne deliberez pas pour faire une injure; il n'y a qu'une occasion ou vous deliberiez, c'est quand on vous propose d'embrasser la piete!" Lui, il ne delibere pas; subitement eclaire par cette lumiere que les sceptiques nomment un trait du hasard, et que les chretiens appellent la grace de Dieu, il voit qu'il est dans la mauvaise voie, et, sans hesiter, avec cette soudainete de volonte propre aux ames superieures, rebrousse chemin et prend la route opposee: c'est le meme homme, seulement, selon le sens exact du mot, il se _convertit_, c'est-a-dire il se tourne dans le sens contraire. La conversion d'un homme est toute autre que celle d'une femme: vous est-il arrive parfois d'entrer, durant la journee, dans une eglise? elle est presque deserte; seulement quelques femmes, dispersees dans la nef, prient ou meditent en silence; vous apaisez vos pas, vous admirez leur recueillement, leur piete, leur modestie. Mais ce n'est pas ce qui vous etonne le plus: c'est si, parmi ces femmes, vous voyez un homme, un homme a genoux au pied d'un autel, absorbe dans sa pensee et le front dans ses mains. Pourquoi donc la vue de cet homme vous etonne-t-elle? C'est que, les femmes, il semble naturel qu'elles s'humilient devant le Tres-Haut: elles sont faibles, elles s'avouent faibles, elles tendent a la source de toute force. Mais l'homme, qui se proclame l'etre fort, qui combine, regle et conduit les affaires du siecle, qui n'admet pas d'autre directeur que lui-meme, qui, chaque jour, puise plus de confiance en sa raison par les grandes choses qu'il a faites avec cette raison, cet homme prosterne, humilie et priant comme une femme! pour en venir la, il faut qu'il ait un bien puissant et profond sentiment de son impuissance, qu'il ait lutte bien longtemps, bien durement, qu'il soit alle au fond des plus intimes meditations, pour avoir vu qu'il n'y avait que Dieu capable de le proteger. C'est apres avoir examine, pese toutes les ressources de la force departie a l'homme que sa raison est arrivee au bout, s'est trouvee face a face avec Dieu, a reconnu que Dieu seul est fort, et s'est abaissee. Il y a la a la fois la plus grande force de la raison, et l'humiliation de cette meme raison. Un des spectacles les plus emouvants qu'il m'ait ete donne de voir en Afrique est celui d'une ceremonie religieuse, la veille du beiram. C'etait le soir, dans une mosquee: le ramadan finissait, et les musulmans s'assemblaient pour adresser, au dernier jour de ce temps de penitence, une solennelle priere a Dieu. Du haut d'une galerie ou etaient admis les chretiens, nous embrassions au-dessous de nous la vaste nef, etincelante de lumieres et toute remplie de croyants: la, pas une femme; des hommes seulement, en rangs reguliers, agenouilles sur les nattes, et tous immobiles, recueillis, sans qu'un seul fit un mouvement de curiosite ou d'inattention. Les marabouts, au fond, chantaient une hymne lente, dont la psalmodie severe ressemblait au chant de nos eglises: a certains moments, le chant se taisait, et une voix isolee s'elevait, comme un cri vers le ciel, comme la plainte de Job s'adressant a Dieu, demandant une consolation et un appui. Et l'on voyait alors tous ces hommes, vetus de blanc, la tete enveloppee du haik que ceint la corde de chameau, se prosterner ensemble, le front a terre, les bras et les mains etendus, dans le sentiment de leur neant. Les Europeens, qu'avait amenes un vain amour de nouveautes, gais, insoucieux, riants, se montraient avec des plaisanteries ces genuflexions et ces prosternements. Ils ne voyaient la qu'un spectacle inconnu; il y avait pourtant un grand enseignement. Ces hommes humilies, a genoux, qui, avec leurs vetements blancs, ressemblaient a des moines, c'etaient ces Arabes si fiers d'ordinaire, dont l'attitude et la demarche sont empreintes d'une si profonde dignite, qui passent, independants, leur vie dans la plaine et sous la tente; et parcourent le desert, dont ils sont les maitres, sur leurs chevaux rapides, dont les jeux quotidiens sont de vrais jeux de l'homme, les _fantasias_, ou, lances au galop, ils se poursuivent et se depassent, jetant leurs longs fusils en l'air, ajustant, couches sur leurs hautes selles, un ennemi invisible, faisant retentir la poudre qui les enivre et les enveloppe de fumee; ces memes Arabes qui, hier encore, poussant le cri de guerre, livraient aux Francais ces combats acharnes d'ou, quand ils en triomphaient, nos capitaines rapportaient un nom glorieux! Eh bien! ces adversaires terribles, que nous avons appris a estimer en les combattant, c'etaient eux qui, la, prosternes et courbes sous la main de Dieu, rendaient a Dieu l'hommage qui lui est du, grands et veritablement hommes dans leur adoration comme dans la bataille. C'est la un serieux sujet d'esperer en l'avenir de ce peuple: il a des vices, il est abattu par la corruption d'une religion fausse, mais il possede une vertu feconde: son coeur est religieux; il a le sentiment de sa condition vis-a-vis de Dieu, il ne s'abuse pas sur sa force, il ne se dresse pas debout comme un rival du Tout-Puissant; il se relevera. Queriolet etait resolu a changer de vie: mais ne croyez pas qu'il se va confiner dans un monastere, pour s'y abimer dans les prieres et les meditations solitaires: cette vie de retraite semble trop facile a cette ame active; il avait donne au monde le spectacle de ses desordres et de ses vices, il fera le monde temoin de sa penitence: la il trouvera encore a chaque pas les memes objets qui l'ont tente; il lui faut combattre des ennemis vivants, presents, qui se renouvellent sans cesse: voici la cupidite, l'orgueil, la volupte; il part en croisade, il n'attend pas l'ennemi, il le va chercher. D'abord, il se prend au plus rude et plus difficile a vaincre, l'orgueil, l'orgueil qui, selon le mot d'un Pere[1], est un renoncement a Dieu et un mepris des hommes. Il n'a pas plus tot arrete sa resolution, qu'il monte a cheval pour retourner en Bretagne: on ne voyageait pas en ces jours de troubles sans etre arme; il etait venu en Poitou dans un menacant equipage, les pistolets a la ceinture et l'epee au flanc; il en repart dans une toute autre attitude: il attache ses pistolets et son epee sur sa selle, avec des cordes; desormais, il ne s'en servira plus. Les routes sont infestees de brigands, qu'importe! qu'on l'attaque, il sera dans l'impossibilite de se defendre. Bien plus, des qu'il est arrive dans son chateau, il quitte ses habits brodes, ses plumes et ses dentelles, et, revetu d'un vieux pourpoint a l'envers, un chapeau deforme sur la tete et un baton a la main, il se met en route pour un pelerinage, mendiant son pain, couchant, la nuit, sous un porche ou dans une ecurie. Ce jeune seigneur si fier, si arrogant, qui prenait partout le haut du pave, un jour, une troupe de gueux, le voyant prier a deux genoux a la porte d'une eglise, le raillent, l'injurient et se jettent sur lui. Ah! a ce moment, le nouveau converti s'indigne, il se retrouve gentilhomme, et leve son baton pour se defendre; mais ce mouvement de l'homme du passe n'a qu'un instant; il commande a son sang de se calmer, il lance son baton derriere lui, et se laisse accabler de coups. Diogene jeta son ecuelle, reconnaissant qu'il pouvait boire avec sa main: il ne faisait faire qu'un sacrifice a son corps; Queriolet ne porta plus de baton, sacrifice bien autrement dur, impose, non a son corps, mais a son ame qui avait essaye de se revolter. [Note 1: Saint Jean Climaque.] Il a conquis l'humilite, premiere vertu, la plus contraire a la nature, la plus difficile a pratiquer, il est chretien; maintenant, on le peut dire, tout etait facile: il avait brise le grand ressort qui fait agir les hommes; des lors, ce que font d'ordinaire les hommes, il ne le faisait plus: il avait en lui une force qui l'elevait au-dessus de la terre, il accomplissait sans effort des actions que nous, d'en bas, alourdis, nous regardons comme impossibles: mais, ainsi qu'on l'a dit, "qui ne tend pas a l'impossible n'accomplit pas le necessaire." Aussi, je ne m'etonne pas de ses jeunes, de ses prieres continuelles, des rigueurs auxquelles il se condamne: Il avait ete impie; il consacre sa vie a etudier, a connaitre cette religion qu'il avait abandonnee, a servir et adorer Dieu qu'il avait blaspheme; il avait ete voluptueux, debauche; il passe en prieres, a genoux, sept et huit heures par jour, quelquefois dix heures; il s'impose l'obligation de jeuner le reste de sa vie, de trois jours l'un, au pain et a l'eau, sans compter le long sejour qu'il fait de temps en temps dans des lieux deserts, livre aux plus rudes austerites. Il avait eu pour les femmes un de ces penchants violents par lesquels l'homme ressemble a un animal aveugle et furieux; il fait le voeu, et il l'observa jusqu'a sa mort, vis-a-vis meme de ses parentes, de ne plus regarder jamais une femme de ces yeux qui avaient tant peche. Sa vie passee avait ete une vie tout effeminee, de mollesse et de plaisirs faciles; il en mene une toute dure, de fatigues et de peines, il ne dort que tout habille, par terre ou sur une chaise; comme d'autres inventent des voluptes nouvelles, il s'applique a la recherche des pratiques les plus rudes; de tourments dont il puisse souffrir a chaque instant: il porte des souliers dont les clous transpercent la semelle et entrent dans les chairs, et il entreprend ainsi de longs pelerinages, faisant jusqu'a dix lieues par jour dans ce supplice. En un mot, la regle qu'il a prise est _de faire a son corps le plus de mal qu'il pourra_[1]. [Note 1: Le P. Dominique de Sainte-Catherine, _Vie de M. de Queriolet_.] Le plus de mal a son corps, et le plus de bien a son prochain. Le poete, quand il a voulu faire de l'avare un portrait saisissant, l'a montre avec tous les dons de la fortune: il possede une grande maison, des valets, des chevaux, une voiture, seulement il n'en use pas; et c'est dans Moliere un trait de genie: la vilite de son avare parait d'autant plus qu'il est plus riche. Queriolet aussi, qui veut se livrer a la penitence, ne suit pas la regle ordinaire; il ne se defait pas de ses biens, il ne se rend pas indigent; il a un chateau, des domestiques et des terres, il les garde; seulement, tout cela n'est pas son bien, mais celui des pauvres; il ne le possede pas, il ne s'en regarde que comme l'econome. Lui aussi, il est avare, il place toute sa fortune chez les pauvres; mais c'est un avare plus avise qu'un autre, il touchera l'interet dans le ciel. Ainsi, il conserve ses domestiques, mais pour l'aider dans son oeuvre de charite; son chateau, il le transforme en hopital, il y recueille et y installe tous les malades et les infirmes du pays, et, n'en trouvant pas encore assez, il fait des voyages expres pour en aller chercher au loin. A toute heure, on peut entrer chez lui, il a toujours a donner; quand il n'y a plus rien, il distribue ses vetements, et jusqu'a ses rideaux et ses draps; jamais son ble n'est porte sur le marche pour etre vendu, il le partage entre les pauvres; qu'a-t-il besoin d'ailleurs de ces revenus? il ne depense pas par an cent livres; quand il ne jeune pas, il ne se nourrit que de legumes, de pain et d'eau. Que l'on oppose Queriolet a l'austere censeur de Rome, a Caton, calculant les moyens de faire rendre le plus d'interet a son argent et epiant l'heure ou il est bon de vendre ses vieux esclaves pour ne les plus nourrir, et que l'on dise ce que vaut la vertu du stoicien pres de l'humble charite de ce grand chretien inconnu! Mais ce n'est meme pas avec les paiens qu'il le faut comparer. Quels chretiens ne depasse-t-il pas en vertu! Il est rencontre par un gentilhomme qui, le prenant pour un pauvre, le bat et manque le tuer: il l'aide a remonter sur son cheval; un autre jour, il se presente, a Rennes, dans une maison qu'il avait dotee pour y recueillir les indigents: il se laisse repousser et mettre a la porte, sans se faire reconnaitre. On l'avait, presque de force, ordonne pretre; il s'y resout, mais il ne confesse que les pauvres, il ne veut etre que le serviteur des plus petits, des plus humbles, avec qui il se puisse encore humilier. Sa vie se partage entre la priere, les pauvres et les malades: cet elegant, ce raffine, ce debauche s'est fait le propre infirmier de son hopital; il veille au chevet des mourants, il soigne les galeux, il panse les plaies degoutantes; nouveau Job, Job chretien, plus sublime que celui de l'ancienne loi, car il s'est mis volontairement sur le fumier des autres. Il est, a un autre point de vue, l'exemple le plus vif de la volonte et de l'energie. Descartes avait dit: Je fais table rase de mon esprit, j'oublie tout ce que j'ai appris, et j'eleverai un nouvel edifice, pierre a pierre, en commencant par la premiere; et on l'admire pour avoir eu cette pensee et avoir accompli ce qu'il avait concu. Je m'etonne autant de l'oeuvre de Queriolet; dire: Je ferai en moi tel travail moral, n'atteste pas moins de force, et y avoir reussi n'est pas moins admirable. C'est a ce moment, sans doute, qu'on fit son portrait, place en tete de l'histoire de sa vie, ou il est represente avec un type fortement caracterise: le nez en avant, un front bute, entete, des pommettes maigres, saillantes, les yeux brides, yeux dont la vivacite et la flamme sont adoucies et abattues par la continuite de la priere et des larmes, visage qui vous arrete, qui se fait regarder et dont on se souvient. Il demeura dans la solitude, les meditations, les rigueurs et les bonnes oeuvres, et sa penitence dura vingt-six ans. Il mourut jeune, en 1660, car les austerites avaient vite epuise son corps: quand il se sentit pres de sa fin, il se traina a Sainte-Anne d'Auray, le lieu de pelerinage de la Bretagne; il y voulut mourir et y avoir son tombeau, gardant ainsi, jusque dans la mort, le double caractere de sa religion et de sa race, de chretien et de Breton. XIV Du mouvement intellectuel en Bretagne. =Archeologie.--Histoire.--Litterature.--Arts.--L'Association bretonne.= Ce serait un lieu commun aujourd'hui de faire remarquer le developpement des etudes historiques en France; ce qu'il importe de constater, c'est le caractere serieux qu'elles ont pris depuis quelques annees. Lors du mouvement romantique de la Restauration, on s'eprit avec enthousiasme des vieilles chroniques et des legendes; mais cette ardeur nouvelle tenait plus au plaisir de decouvrir des sujets et des tableaux curieux et pittoresques qu'a un amour sincere et desinteresse de la verite. Ce fut le temps des romans historiques, des drames aux passions violentes, ou l'imagination suppleait a la demi-science des auteurs, et ou la fantaisie etait si intimement melee a l'histoire, qu'il etait difficile de faire la part de la realite et de la fiction. Le siecle etait en sa jeunesse, il faisait de la poesie, non de l'histoire. Ce moment de premiere fievre est passe: l'epoque de la maturite est arrivee, et, avec la maturite, la gravite des etudes et de la pensee. Les hommes que nous voyons aujourd'hui a l'oeuvre, ont, dans leurs travaux, une suite et une experience qui les decele hommes faits; ils ne se contentent plus des premieres impressions, il leur faut quelque chose de precis et d'exact, le vrai; l'histoire de leur pays a pour eux un vif interet, ils veulent connaitre les moeurs du passe, ses usages, ses arts, ses grands hommes, ses origines: de la, le developpement des etudes archeologiques, etudes qui appartiennent plus particulierement a la province. I Archeologie et histoire. L'archeologie, c'est l'histoire de detail. De meme que l'histoire naturelle, en grandissant, s'est divisee et subdivisee en une multitude de branches: geologie, anatomie comparee, paleontologie, embryogenie, etc., l'histoire, a mesure qu'elle a etendu son domaine, a ete obligee de le repartir entre plusieurs mains: les epoques ont ete classees, et, dans chaque epoque, les faits, les institutions, les monuments, les usages, les lois: architecture civile et religieuse, peinture et sculpture, vitraux et boiseries, emaux, carreaux histories, vieilles chartes, chroniques et legendes, voila l'archeologie, et chacun de ces sujets suffit a absorber la vie de plusieurs savants. Une veritable armee d'erudits s'est repandue sur le vaste champ de l'histoire, le fouillant a l'envi, ne laissant rien de cote. Bientot ils n'ont plus travaille separement, ils se sont reunis; partout des societes d'antiquaires se sont formees, et, tout d'abord, elles se sont signalees par un eminent service, dont on ne saurait se montrer assez reconnaissant; elles ont conserve nos vieux monuments. Il y avait une horde de demolisseurs que l'opinion stigmatisait du nom de _bande noire_, mais qui n'en continuait pas moins son oeuvre indigne, et faisait tomber incessamment sur les eglises et les chateaux le marteau de la destruction. C'est contre cette horde qu'entreprirent de lutter les antiquaires; ils se placerent devant les monuments menaces, et declarerent qu'ils etaient la pour les defendre. Le public etait indifferent; ils le reveillerent, en lui expliquant ce qu'etaient ces vieux debris qu'il ne regardait meme pas, ils accumulerent les recherches, repandirent la connaissance du moyen age, developperent le gout; ils firent l'education de la bourgeoisie en art, en histoire. L'argent manquait, ils contribuerent de leur bourse; ils etaient sans soutien, ils firent appel aux sympathies, au souvenir des gloires nationales. Le gouvernement ne put se dispenser de leur venir en aide, il leur donna une part de son budget; il mit son sceau sur les monuments, comme on couvre d'un manteau un pauvre. Devant cette protection inattendue, la _bande noire_ recula, et ainsi furent sauves de la ruine, conserves et restaures, une foule de chefs-d'oeuvre dont le sol de la France est couvert, que l'on dedaignait, que l'on ne connaissait pas, et qui font aujourd'hui l'objet de l'admiration des artistes, et des etudes des savants. On ne croit pas etre injuste envers les autres contrees de la France en disant que la Bretagne se distingue entre toutes par son zele pour les etudes historiques. Dans toutes les villes importantes, il existe une societe archeologique; il n'est pas un bourg, pour ainsi dire, ou ne vive un de ces patients, modestes et infatigables _chercheurs de pistes_, qui s'appliquent a une partie speciale de l'histoire de leur pays et l'etudient a fond: ainsi, M. Bizeul, de Blain, qui vient de mourir, a pris les voies romaines, sur lesquelles il a emis parfois des hypotheses discutables, mais, souvent aussi, des vues justes et perspicaces; M. Rame, de Rennes, les carreaux histories; M. Etiennez, les archives de Nantes; M. du Chatellier, de Quimperle, les curiosites archeologiques de son pays; M. Durocher, de Rennes, la carte geologique de Bretagne. Le veritable centre de l'archeologie est le Morbihan, le classique pays des dolmens et des menhirs; la, a Carnac, en face des immenses alignements de pierres debout, a proximite de Locmariaker, un jeune erudit, M. de Keranflec'h, savant dans les origines et dans la langue de sa patrie, cherche a expliquer les monuments druidiques au milieu desquels il vit et a en dechiffrer le sens. Un examen attentif et perseverant, une rare perspicacite lui ont inspire un systeme ingenieux, sinon certain, du moins probable, sur cet immense amas de pierres symboliques, qui, comme le sphinx, posent a la science une enigme dont jusqu'ici elles ont garde le secret. La societe archeologique de Vannes est fort active: elle a fonde un musee, et elle compte des antiquaires connus par de nombreux travaux: M. Lallemand, qui s'occupe surtout de l'art aux premiers temps du christianisme; M. Rosenzweig, de la recherche des anciennes chartes et des archives; M. le docteur Halleguen, de Chateaulin, des antiquites romaines; plusieurs ecclesiastiques, M. l'abbe Marot, qui s'est applique aux antiquites celtiques; M. l'abbe Piederriere, a l'art du moyen age; M. de La Morvonnais, enfin, qui a ecrit sur l'architecture romaine en Bretagne un livre ou les appreciations d'une critique fine et juste se joignent aux vues d'ensemble, et que l'Institut a couronne. Les numismates, de leur cote, eclairent les points obscurs de l'histoire de leur province. A Morlaix, c'est M. Lemiere, a Rennes, M. Bigot; M. Bigot a publie et commente toutes les monnaies de Bretagne, dans un volume qui lui a valu les distinctions des academies. A Fontenay, qui, par sa position, est une ville plutot poitevine que bretonne, mais qui, par ses inclinations, se rattache a la Bretagne, habite un autre numismate, M. Fillon; mais M. Fillon n'est pas uniquement savant en medailles; il a rassemble et publie deja, en partie, une multitude de chartes, de pieces relatives a la Bretagne, a l'histoire de la Revolution et a la guerre de la Vendee. C'est a la fois un fureteur et un collectionneur, mais sans l'etroitesse d'idees qui accompagne souvent ces gouts exclusifs. De la masse de documents qu'il amasse il tire des deductions generales; aussi ses travaux ont-ils porte son nom hors de la province: ce n'est plus un savant de l'Ouest; Paris le connait, et la Societe royale de Londres l'a nomme son correspondant. D'autres, comme M. du Laurens de La Barre ou le docteur Fouquet, recueillent les legendes populaires: La Fontaine avait bien raison de dire: Si _Peau d'ane_ m'etait conte, J'y prendrais un plaisir extreme. Quoi de plus attachant, en effet, que ces recits legendaires ou se revelent les usages du peuple, ses traditions, ses croyances, ses superstitions, ou sont si bien unis le diable a l'homme et les saints aux affaires de la terre, que le lecteur, entrevoyant vaguement ce qu'il y a de vrai, sans pouvoir le preciser, jouit a la fois de la poesie du reve et du mysterieux attrait de l'inconnu? Bien plus, jusqu'a quel point ne croyons-nous pas nous-memes a ces histoires fantastiques? on ne saurait le dire. En voyant la bonne foi, le ton serieux et convaincu du narrateur, en l'entendant citer ses temoins, accumuler ses preuves, designer du doigt les monuments du recit, on se demande qui se trompe ici, et si ce peuple, qui tout entier atteste la verite de ces faits, n'a pas plus de bon sens que le sceptique qui en rit. Il va sans dire que MM. Fouquet et du Laurens de la Barre ne sont que les rapporteurs de ces legendes: M. de la Barre est plus litteraire et plus moraliste, M. le docteur Fouquet plus naif; il ne raille pas, on voit qu'il sait parfois a quoi s'en tenir, mais il ne fait pas de reflexion qui vous desenchante; au contraire, il a le respect de ces moeurs, de ces croyances; il venere les vieilles pierres, les lieux de pelerinage, il raconte, comme un homme qui se plait a ce qu'il raconte, et l'on se plait a l'ecouter[1]. [Note 1: Voir l'_Appendice_.] La legende tient a la fois du conte, de l'archeologie et de l'histoire; elle sert de transition a l'histoire proprement dite: cette vieille province de Bretagne a conserve, avec sa foi, ses costumes et sa langue, un profond sentiment national, et l'histoire est pour elle une maniere de temoigner de son respect pour les ancetres. L'histoire de la Bretagne, depuis les temps les plus recules, a ete examinee, discutee et racontee sous toutes les formes: monographies de villes, biographies d'hommes illustres, vies des saints, descriptions topographiques. Les ouvrages publies recemment sont presque innombrables: en premiere ligne, la _Biographie bretonne_, entreprise il y a deja plusieurs annees, par un savant devoue et infatigable, M. Levot, bibliothecaire de la marine a Brest, qui, avec le concours de tout ce qu'il y a en Bretagne d'hommes instruits, a retrouve dans les chartes, dans les archives et les papiers de famille, des faits ignores, relatifs a des citoyens eminents oublies ou meconnus, et dresse comme un inventaire complet de toutes les illustrations de sa patrie; puis, sous une forme plus scientifique, une autre histoire de la Bretagne, _les Anciens eveches de Bretagne_, par MM. Geslin de Bourgogne et An. de Barthelemy, un des ouvrages les plus considerables qui aient ete publies depuis longtemps par les departements. _Les Eveches de Bretagne_ n'auront pas moins de quatre gros volumes et un atlas de planches representant les types de l'architecture religieuse, civile et militaire: histoire generale, histoire de chaque diocese, de ses eveques, de ses etablissements religieux, des villes, des fiefs, des paroisses, etc. C'est une revue exacte des evenements et des institutions, un veritable monument eleve a l'ancienne Bretagne. A cote de ces grandes oeuvres, voici une foule d'etudes speciales: tandis que d'excellents erudits ecrivent l'histoire de leur ville natale ou la vie de ses grands hommes, M. Ropartz, la _Vie de saint Yves_, patron de la Bretagne, l'_Histoire de Guingamp_ et celle _des Missionnaires et Fondateurs d'ordres religieux_ en Bretagne; M. l'abbe Mouillard, la _Vie de saint Vincent Ferrier_; M. de La Bigne-Villeneuve, l'_Histoire de Rennes_, et M. Cunat, de Saint-Malo, la Biographie de ces marins magnanimes, de ces vaillants corsaires, Suffren, Surcouf, du Guay-Trouin, qui s'elancaient, comme des milans de leur aire, de ce port fatal aux Anglais; d'autres approfondissent les questions les plus difficiles et les plus ardues: M. A. de Blois, de Quimper, les _Origines du droit breton_; M. A. de Courson, le _Cartulaire de Redon_; M. du Fougeroux, de Fontenay, les _Premiers temps de l'Histoire du Poitou_. M. Marteville, de Rennes, publie une nouvelle edition de l'ouvrage classique sur la Bretagne, le _Dictionnaire d'Ogee_; et, a la pointe la plus eloignee de l'Armorique, a Saint-Pol de Leon, petite ville qui fut autrefois un eveche, et qui aujourd'hui est presque deserte, un savant genealogiste, M. Pol de Courcy, auteur du _Dictionnaire heraldique de la Bretagne_, fait paraitre un magnifique Album de miniatures (_fac simile_) du XVe siecle, le _Combat des Trente_, accompagne de documents puises aux sources les plus authentiques sur les heros de cette lutte homerique, dont le glorieux souvenir est consacre par l'obelisque de la lande de _Mi-Voie_. Dans les grandes villes, les ressources d'erudition permettent d'entreprendre des ouvrages etendus, comme les _Annales universelles_ de M. Fourmont, a Nantes, immense volume in-folio divise en quinze ou vingt colonnes, ou viennent se ranger cote a cote tous les peuples de la terre, depuis la creation du monde. Il est facile de faire ces sortes de tables synoptiques; mais ce qui est moins aise, et ce qui donne au livre de M. Fourmont une valeur serieuse, c'est qu'il l'a compose a un point de vue scientifique. Il y a la plusieurs annees de recherches laborieuses et une lecture immense: il est au courant de toutes les decouvertes modernes, des travaux des savants de l'Europe et des savants de Calcutta; Zend des Persans, monuments du Mexique, Vedas des Indiens et Kings des Chinois, lui sont aussi familiers que les traditions celtiques et les Eddas des Scandinaves; aussi, a la lueur de ce faisceau de lumieres jaillissant de tous les points, il a, on n'ose dire debrouille, mais eclaire le chaos des premiers temps, la separation des peuples, leurs origines, leurs parentes, leurs migrations. Puis, apres que, dans cette premiere partie, il a fait un rapide precis des evenements, il reprend chaque periode, il en ecrit l'histoire morale: religions, langues, moeurs, institutions, philosophies, etc., dans la meme forme synoptique, de maniere a donner a la fois le spectacle de la marche de chaque peuple separement, et du mouvement general de l'humanite, jusqu'au jour ou le vieux monde vient, comme un grand fleuve, se jeter, se confondre et s'epurer dans le christianisme. La aussi, dans ces centres intellectuels, a Rennes, a Nantes, les etudes historiques ont une physionomie plus vive; on y livre des batailles d'erudition. Les ecrivains bretons, avec leur opiniatrete passee en proverbe, et leur franchise ardente, qui n'est pas moins remarquable quand ils traitent un point d'histoire conteste, prennent aussitot les armes, attaquent et poussent devant eux, et frappent a coups redoubles tout historien coupable d'erreur, jusqu'a ce qu'il tombe abattu. Ainsi, a Rennes, M. Vert, M. de Kerdrel, qui a montre si clairement, si fortement, le veritable esprit de la _Reforme en Bretagne_, a l'occasion de l'_Histoire de la ligue en Bretagne_, par M. Gregoire; a Nantes, MM. Bire et Gueraud; a Vitre, M. de la Borderie. M. Bire s'est attache a l'_Histoire de la Revolution_ de M. Michelet, qui avait touche a la Bretagne et a la Vendee, et il a fait de ce livre, d'une main aussi ferme que sure, une dissection qui ne laisse rien de cote: omissions, oublis volontaires, silence sur les atrocites des republicains, exagerations emportees; il a montre a nu la faiblesse et la partialite de cet ecrivain, naguere noblement inspire, aujourd'hui trouble par le fanatisme, qui ne recherche pas la verite, mais qui se passionne, qui ne raconte pas, mais qui plaide, qui ne peint pas, mais qui combat. M. Bire discute et ecrit, comme on devrait toujours le faire, avec force, convenance, erudition et emotion. M. Arm. Gueraud, correspondant du ministere pour les monuments historiques, est a la fois ecrivain, antiquaire, libraire, imprimeur: intelligence vive, ouverte a tout, instruit en beaucoup de choses, il connait tres-bien sa province, hommes, livres, sol, monuments; il a publie sur plusieurs parties de l'histoire de son pays des notices importantes, entre autres celle sur le _marechal de Raiz_, le faux Barbe-Bleue de nos contes, ou, les pieces du proces en main, il a rectifie les erreurs populaires et montre, telle qu'elle etait reellement, cette dure, vigoureuse et violente figure, sorte de Claude Frollo laic, melange de vices affreux et de brillantes qualites, courage, science, passions sauvages et cruaute de damne. Nul historien ne pourra desormais se passer de consulter l'ouvrage de M. Gueraud. Un livre plus important encore est le recueil des _Chansons de la Bretagne et du Poitou_ depuis les temps les plus recules, recueil compose de plus de douze cents chansons, qui donne sur les moeurs, les usages, les coutumes et la langue des details souvent negliges par les historiens, et singulierement propres a completer la physionomie d'un peuple. Mais le plus savant des historiens bretons est M. de la Borderie, ancien eleve de l'Ecole des chartes, que le gouvernement a charge de dresser le catalogue raisonne des archives et des pieces historiques de l'ancienne chambre des comptes de Nantes. Outre un grand nombre de fragments sur les points les plus obscurs de l'histoire de la Bretagne, M. de la Borderie a ecrit l'histoire de la _Conspiration de Pontcallec_, un des episodes les plus dramatiques de la lutte que la Bretagne n'a cesse de soutenir contre l'ancienne monarchie pour le maintien de ses privileges. On ne peut nier que ce recit ne soit fait dans un esprit de nationalite exclusif; mais un interet puissant s'attache a cette histoire, interet qui tient au talent original de l'auteur. Il n'a aucune pretention, il ne cherche pas les phrases a effet; on voit un homme preoccupe, avant tout, de montrer la verite, et qui, la trouvant si contraire a ce que l'on a cru et ecrit jusqu'ici, et si favorable a sa patrie, s'anime en vous la demontrant. Il est heureux et fier, comme il le dit quelque part, de publier des pieces si glorieuses pour son pays; il devient eloquent, et son emotion sincere gagne le lecteur; on partage son indignation ou sa pitie. Au milieu de ce recit net, ordonne, qui marche droit a son but et ne s'avance qu'a mesure que le terrain est bien affermi, le Breton se reconnait: il a parfois des railleries et des sourires goguenards qui rappellent l'esprit gaulois, et pour lesquels il y a un mot gaulois aussi et expressif, le mot _gouailler_. Il est, de plus, doue a un eminent degre de la finesse bretonne, plus habile et plus deliee que la finesse normande si vantee. Il vous presente les choses d'une telle facon qu'il vous fait presque toujours conclure avec lui, et ce n'est que plus tard, en y reflechissant, que l'on s'etonne d'etre alle si loin dans son sens. Il faut le dire: quelque etrange que puisse paraitre une telle assertion au monde litteraire parisien, cette histoire de la _Conspiration de Pontcallec_, par M. de la Borderie, est superieure a bien des oeuvres publiees a Paris, signees de noms illustres et vantees comme des chefs-d'oeuvre. On y trouve, a cote d'une erudition large et sure, l'amour du sujet, l'agrement de la narration, la lucidite de la composition, la conscience de l'historien. Avec de telles qualites, M. de la Borderie n'a pas fait seulement ce que l'on nomme aujourd'hui si facilement et si vaguement un _beau livre_, il a fait un bon livre, un livre vrai, qui a epuise le sujet et qu'on ne refera plus. On ne saurait mieux louer un historien. II L'Association bretonne. Il est une institution qui distingue la Bretagne des autres provinces et ou se reflete son genie, l'_Association bretonne_. Dans ce pays couvert encore de landes et de terres incultes, et ou il reste tant de ruines des anciens ages, des hommes intelligents ont compris que ces deux interets ne devaient pas etre separes, les progres de l'agriculture et l'etude des monuments de l'histoire locale. Les comices agricoles ne s'occupent que des travaux d'agriculture, les societes savantes que de l'esprit; l'Association bretonne les a reunis: elle est a la fois une association agricole et une association litteraire. Aux experiences de l'agriculture, aux recherches archeologiques, elle donne de la suite et de l'unite; les efforts ne sont plus isoles, ils se font avec ensemble; l'Association bretonne continue, au XIXe siecle, l'oeuvre des moines des premiers temps du christianisme dans la Gaule, qui defrichaient le sol et eclairaient les ames. Un appel a ete fait dans les cinq departements de la Bretagne a tous ceux qui avaient a coeur les interets de leur patrie, aux ecrivains et aux proprietaires, aux gentilshommes et aux simples paysans, et les adhesions sont arrivees de toutes parts. L'Association a deux moyens d'action: un _bulletin_ mensuel, et un _congres_ annuel. Le bulletin rend compte des travaux des associes, des experiences, des essais, des decouvertes scientifiques; le congres ouvre des concours, tient des seances publiques, distribue des prix et des recompenses. Afin de faciliter les reunions et d'en faire profiter tout le pays, le congres se tient alternativement dans chaque departement; une annee a Rennes, une autre a Saint-Brieuc, une autre fois a Vitre ou a Redon; en 1858, il s'est reuni a Quimper. A chaque congres, des questions nouvelles sont agitees, discutees, eclaircies[1]: ces savants modestes qui consacrent leurs veilles a des recherches longues et penibles, sont assures que leurs travaux ne seront pas ignores; tant d'intelligences vives et distinguees, qui demeureraient oisives dans le calme des petites villes, voient devant elles un but a leurs efforts; la publicite en est assuree, ils seront connus et apprecies. D'un bout de la province a l'autre, de Rennes a Brest, de Nantes a Saint-Malo, on se communique ses oeuvres et ses plans; tel antiquaire, a Saint-Brieuc, s'occupe des memes recherches qu'un autre a Quimper: il est un jour dans l'annee ou ils se retrouvent, ou se resserrent les liens d'etudes et d'amitie. [Note 1: Voir l'_Appendice_.] Le congres est un centre moral et intellectuel, bien plus, un centre national: ces congres sont de veritables assises bretonnes; ils remplacent les anciens Etats: on y voit reunis, comme aux Etats, les trois ordres, le clerge, la noblesse et le tiers-etat, le tiers-etat plus nombreux qu'avant la Revolution, et de plus, meles aux nobles et aux bourgeois, les paysans. La Bretagne est une des provinces de France ou les proprietaires vivent le plus sur leurs terres; beaucoup y passent l'annee tout entiere. De la une communaute d'habitudes, un echange de services, des relations plus familieres et plus intimes, qui n'otent rien au respect d'une part, a la dignite de l'autre. Proprietaires et fermiers, reunis au congres, sont soumis aux memes conditions et juges par les memes lois; souvent le proprietaire concourt avec son fermier. Dans ces melees animees, ou l'on se communique ses procedes, ou l'on s'aide de ses conseils, ou l'on distribue des prix et des encouragements, les riches proprietaires et les nobles traitent les paysans sur le pied de l'egalite; ici, la superiorite est au plus habile: c'est un paysan, Guevenoux, qui, en 1857, eut les honneurs du congres de Redon. Voici quatorze ans que l'Association bretonne existe; l'ardeur a toujours ete en croissant; les congres sont devenus des solennites: on y vient de tous les points de la Bretagne. Le congres s'ouvre par une messe du Saint-Esprit, les autorites du pays le president, les prix sont decernes en grande pompe. Au concours des laboureurs, on voit souvent soixante charrues en ligne partir a la fois et ouvrir devant elles un long et droit sillon. Parmi les juges, on cite des membres de l'Institut, des savants couronnes par les academies, les plus beaux noms de la Bretagne, et ceux qui se sont jadis illustres dans les guerres contre les Anglais, et ceux qui viennent de conquerir, en Afrique et en Crimee, une gloire nouvelle: le comte de Sesmaisons, le general Duchaussoy, le comte Caffarelli, MM. de la Villemarque, de la Monneraye, etc. Les habitants des chateaux voisins, les dames de la ville, remplissent la vaste salle des seances, ou se livrent des luttes qui sont quelquefois vives, car les Bretons tiennent fortement a leurs opinions, mais toujours courtoises. Les membres de l'Association se rendent a la distribution des prix en grand appareil, au milieu d'une population empressee comme pour une fete, au son des cloches, entre deux haies de troupes, a travers les rues de la ville, pavoisees du drapeau national breton, la banniere a hermines en tete. Voila les fetes qu'il faut au peuple et que le peuple aime: quand il assiste a ces solennites, ou il se voit represente par les plus nobles et les plus dignes, il se sent vivre et il se redresse avec un legitime orgueil, car il se rend la justice qu'il est encore capable de grandes choses. Depuis que ces pages ont ete ecrites, l'Association bretonne a ete dissoute: un zele plus ardent qu'eclaire la representa comme une reunion d'hommes qui, sous d'apparentes etudes d'histoire, cachaient des preoccupations moins desinteressees; on craignit qu'elle ne devint un foyer de passions et d'intrigues politiques. Ces craintes n'etaient pas fondees: l'Association bretonne se composait d'elements divers, d'hommes appartenant a tous les partis, ses congres se reunissaient avec le concours de l'autorite; elle n'avait aucun des caracteres des associations politiques, aucune des conditions des societes organisees pour conspirer. Quelle que soit d'ailleurs la realite ou la vraisemblance des accusations qui ont amene sa suppression, on ne saurait trop regretter une association qui, pendant qu'elle a existe, a rendu tant de services a l'agriculture, a la science historique et archeologique, qui excitait dans cinq departements une emulation genereuse, donnait un but et un ensemble a leurs travaux, developpait le gout des etudes serieuses et tendait a former dans la province un de ces centres intellectuels qui, sans diminuer la force du coeur de la France, reveillent a ses extremites le mouvement, la pensee et la vie. III Musees et collections. Outre leurs bibliotheques et leurs musees, on trouve dans presque toutes les villes de Bretagne des collections particulieres. Paris, grace a Dieu, n'a pas absorbe tous les chefs-d'oeuvre de l'art; plusieurs causes, le loisir, l'aisance, les heritages, la destruction ou la vente des vieux chateaux, le gout, enfin, des curiosites de l'art que developpe l'uniformite d'une vie calme et inactive, ont facilite la formation des collections en province. Ces collections sont precieuses en ce qu'elles ont presque toutes le caractere local, qu'elles completent ou expliquent l'histoire du pays. Sans doute, on ne saurait les comparer aux grandes collections de Paris; mais il est tel livre, telle oeuvre d'art conserves dans le musee d'une petite ville qu'envierait le Louvre ou l'hotel Cluny, et que l'on est pourtant heureux de n'y pas voir. Ces beaux fragments que l'on rencontre au milieu d'objets souvent mediocres, on les examine avec un soin plus attentif, on les apprecie mieux; leur isolement meme leur donne un interet de plus. Ainsi, quel prix n'acquiert pas dans une ville de province le chef-d'oeuvre d'un maitre, comme la _Chasse au lion_, de Rubens, et _le Christ en croix_, de Jordaens, du musee de Rennes, ou la satisfaisante et dramatique toile de Sigalon, l'_Athalie_, du musee de Nantes, une des rares compositions originales de ce consciencieux artiste, a qui l'etude assidue de Michel-Ange avait revele l'energie de l'expression, l'ampleur de la composition, la grandeur du style? Le manuscrit de _saint Augustin_, de la bibliotheque de Nantes, serait-il autant goute s'il etait a Paris, tandis qu'il n'est pas un etranger a qui l'on ne montre ce charmant specimen de l'art du XVe siecle, dont les miniatures, du meme style que les magnifiques manuscrits de la bibliotheque des ducs de Bourgogne, semblent avoir ete peintes par la meme main, avec la meme naivete, la meme couleur brillante et durable, la meme finesse d'execution et le meme sentiment religieux. Et, dans les collections particulieres, qui ne remarquera avec une vive curiosite la serrure signee _Donatello_, du cabinet de M. Mauduyt, merveille d'art et d'industrie a la fois, travail aussi savant qu'ingenieux, ou s'est jouee la fantaisie de l'artiste florentin, et les manuscrits autographes de Dom _Lobineau_, l'historien de la Bretagne, appartenant a M. de la Borderie, et le recueil des lettres de _Camille Desmoulins_, de la collection de M. le baron de Girardot, dans lesquelles se montre sous un jour inconnu, comme pere, frere, epoux, le fougueux et eloquent ecrivain de la Revolution? Enfin, ou seraient mieux places que dans un musee breton, a Dinan, ces reliques essentiellement bretonnes, la giberne de _La Tour-d'Auvergne_, qui ne fut pas seulement le premier grenadier de France, mais aussi un des premiers savants de la Bretagne, et les pantoufles de la _reine Anne_, que les Bretons appellent toujours la _duchesse_ Anne, et le casque de _du Guesclin_, le heros-breton? Je n'indique ici que quelques-uns des plus rares tresors. Les musees et les cabinets des villes de Bretagne possedent, d'ailleurs, une quantite d'objets curieux ou importants pour l'art et l'histoire. Le musee de Rennes, outre une collection de 600 dessins italiens legues, au siecle dernier, par M. de Robbien, et ou l'on admire des croquis de _Rembrandt_, de _Michel-Ange_ et du _Perugin_, peut citer, apres son Jordaens et son Rubens, plusieurs belles toiles: les _Noces de Cana_, attribuees a _Jean Cousin_, des _Casanova_, des _Paul Veronese_, un _Tintoret_, un _Desportes_, et une scene de cour de _Clouet-Janet_, d'une touche aussi delicate que les tableaux de ce maitre au Louvre. Le musee de Nantes est un des plus riches de province: outre plusieurs compositions de peintres anciens, il doit a la munificence de deux donateurs, M. Urvoy de Saint-Bedan et le duc de Feltre, une collection remarquable d'oeuvres des peintres contemporains, _Ary Scheffer, Ziegler, Grenier, Vernet, Leopold Robert_, deux ou trois toiles du meilleur temps de _Brascassat_, les _Taureaux attaques par les loups_, entre autres, que Paris a revus et admires a l'Exposition universelle de 1855; une suite, enfin, de dessins de _Paul Delaroche_, ou l'on peut voir avec quelle gravite et quelle profondeur de pensee le consciencieux artiste etudiait ses sujets, et comment il parvenait a unir les qualites les plus diverses, la precision du dessin, la vivacite de l'expression et la verite des caracteres. Les collections archeologiques ont ete, on le concoit, plus faciles a former; le gout et l'etude des antiquites poussait a recueillir de tous cotes les objets qui presentaient quelque interet historique ou artistique. Ici, les particuliers ont rivalise avec les villes qui, presque toutes, ont fonde des musees archeologiques. Celui de Vannes se distingue par une collection d'armes celtiques trouvees dans le pays; le musee archeologique de Nantes, par des debris d'anciens monuments de la ville ou des antiquites locales, des sculptures de l'ancienne eglise de _Saint-Nicolas_, des tombeaux carlovingiens de _Reze_, des chapiteaux merovingiens de _Vertou_, des bas-reliefs gallo-romains provenant du _Bouffay_, des fragments de l'eglise de _Saint-Felix_, qui remontent au VIe siecle, etc. Quant aux cabinets particuliers, on peut a peine mentionner les principaux: a Rennes, celui de. M. _Aussant_, qui a rassemble une quantite d'objets d'art et d'antiquites; a Fontenay, la savante collection de medailles de M. _B. Fillon_; a Nantes, la bibliotheque de M. _Dobree_, riche en incunables et en livres rares, la collection d'autographes de M. _Lajarriette_, qui vient d'etre vendue, celle de gravures de M. _Antime Menard_; les tableaux de Madame _Barbier_, et les cabinets deja cites de MM. Mauduyt et de Girardot. A Vitre, M. de la Borderie, qui est archiviste paleographe, a pris pour specialite de recueillir les manuscrits relatifs a l'histoire de Bretagne, entre lesquels on doit signaler des papiers importants du prieur _Audren de Kerdrel_ et d'_Albert le Grand_. Le cabinet de M. le docteur Mauduyt est des plus varies: monnaies bretonnes, armes de tous les pays, antiquites egyptiennes, objets d'art; le tout catalogue et classe avec autant d'erudition que de gout. M. le baron de Girardot possede d'importants documents sur la Revolution et l'emigration, plusieurs lettres des rois de France; et, piece inestimable, une tres-eloquente lettre du marechal de la Chatre a Henri III, datee de 1579, ou il refuse d'executer les ordres du roi, qui lui commandait de massacrer les protestants dans sa province. Cette lettre, d'une irrecusable authenticite, prouve que le noble gouverneur d'Orthez eut des imitateurs, et qu'au temps meme des luttes les plus passionnees, il se trouva des ames genereuses, animees de sentiments vraiment francais, et qui avaient conserve le respect de la vie humaine; l'histoire devra desormais citer le marechal de la Chatre: lui aussi, sans l'avoir cherche et y avoir pense, a droit a un renom immortel. Le museum d'histoire naturelle de Nantes a une specialite: une collection de mineraux du departement, qui en determine les couches geologiques, et une longue suite de coquilles et de plantes marines recueillies par les capitaines de navires dans toutes les mers du globe. Mais le cabinet du conservateur du museum, M. Caillaud, est peut-etre plus curieux encore: de son voyage en Egypte, il a rapporte une foule d'objets, propres surtout aux usages domestiques, qui mettent, pour ainsi dire, sous les yeux, les moeurs de l'antique Thebes, depuis les oreillers de pierre en croissant, sur lesquels on pouvait s'appuyer et dormir sans avoir chaud, jusqu'aux chats et crocodiles embaumes, depuis les souliers encore couverts de la boue du Nil, une boue de trois mille ans, jusqu'aux chaussettes et aux chemises de lin, dont la forme ne differe guere des notres, depuis les fausses tresses et les perruques des dames egyptiennes jusqu'aux boites contenant le fard dont elles peignaient leur visage. Enfin, il n'est pas jusqu'aux chateaux, ou l'on ne rencontre de rares collections amassees par d'anciennes et opulentes familles, et qui sont ouvertes aux visiteurs comme ces galeries des palais de l'Italie, dont les maitres sont moins les proprietaires que les gardiens; et, parmi ces chateaux, en premiere ligne, le chateau de la Seilleraie, pres de Nantes, ou, au milieu d'une multitude d'objets d'art precieux de statues de marbre, de curiosites venues de tous les pays, sont reunis dans une vaste salle plus de trois cents portraits des XVIIe et XVIIIe siecles; veritable musee francais, galerie de grands hommes et de femmes celebres dont s'est entouree, ainsi que d'une garde de glorieux ancetres, une des plus nobles et des plus illustres familles de Bretagne, les Bec-de-Lievre. Ces musees, ces collections, partout repandues, ont bien plus de prix en province qu'a Paris. En province, ou l'esprit se laisse facilement aller a la paresse, s'amollit et s'abat, ou il n'est pas reveille par cette production continue d'oeuvres de la pensee qui, sans cesse, tient Paris debout, on a besoin de secousses intellectuelles, et ces secousses, precisement, parce qu'elles sont plus rares, ont une action plus vive et plus profonde: la vue de ces chefs-d'oeuvre, rencontres ca et la a de longs intervalles, est comme l'eclair qui decouvre tout a coup un pan de ciel bleu, fait entrevoir au-dessus de la vie materielle l'atmosphere des nobles pensees, et ramene dans les ames le culte sacre du beau. IV Societe academique de Nantes.--Poetes et romanciers. Nantes a tous les caracteres de la grande ville moderne: son port, ou des milliers de navires debarquent les produits de l'Amerique et des Indes; sa Bourse active, ses fabriques et ses usines bruyantes, aux hautes cheminees d'ou s'echappe une noire fumee; les magasins et les cafes de ses rues neuves, resplendissants de glaces et de dorures, comme a Paris; et, dans les vieux quartiers, les boutiques sombres encombrees de ballots, de cafes, de sucres, des denrees de tous les pays du monde; son chemin de fer qui traverse la cite de part en part, le long de son beau fleuve, a vingt pas des navires, et emporte et rapporte incessamment, au vol de ses chevaux de feu, les lourds wagons de Paris a Nantes, de Nantes a Saint-Nazaire, reliant d'un double sillon la capitale a la mer; ses courses, ses theatres, et ce mouvement, enfin, condition et marque distinctive de notre age, violent, fievreux, qui precipite les revirements de fortune, et qui, pour arriver plus vite, a trouve des ressources nouvelles, la vapeur, l'electricite, la lumiere du soleil, prompts comme nos desirs impatients. Mais Nantes n'est pas uniquement une ville de commerce et d'industrie, preoccupee de vendre des epices, de raffiner du sucre ou d'armer des navires: les lettres, les arts, les sciences y sont cultives avec zele, ardeur, et, ce qui est plus rare, avec desinteressement. Elle n'est pas, comme Rennes, le siege d'une faculte des lettres et d'une ecole de droit; mais le gouvernement a reconnu que cette grande cite a une importance exceptionnelle, et il y a fonde une _Ecole preparatoire_ des sciences et des arts, sorte d'annexe aux Facultes, qui distribue un enseignement moins eleve que les Facultes, superieur aux lycees, qui convient surtout a une ville riche et commercante, et ou les jeunes gens peuvent continuer leurs etudes litteraires et se maintenir au niveau du progres des sciences. Ajoutez que Nantes possede une _Ecole industrielle_, une _Ecole chorale_, un _Cercle des beaux-arts_, a la fois ecole de dessin et galerie permanente d'exposition des ouvrages des artistes nantais, une _Ecole secondaire de medecine_, une _Revue_, une _Societe academique_, et de riches et beaux etablissements scientifiques, museum, musee, bibliotheque, etc.; que les arts, la musique, la peinture, la sculpture y sont cultives, non par des amateurs, mais par des artistes dignes d'etre partout estimes et distingues, et qui continuent cette noble suite de peintres provinciaux dont M. de Chenevieres a fait connaitre la vie ignoree et les oeuvres souvent admirables[1]: M. Charles Leroux, peintre de paysages, qui copie la nature bretonne avec amour et grandeur; M. de Wismes, auteur de ces grands ouvrages pittoresques, la _Vendee_, le _Maine_ et l'_Anjou_, aujourd'hui connus et repandus dans toute la France; M. Bournichon, M. Dandiran, toute une ecole d'habiles sculpteurs en bois; des statuaires surtout d'un talent eminent, Suc, grand artiste, mort il y a peu de temps, et M. Amedee Mesnard, son emule, plein d'imagination, de verve et de pensee, a qui a ete confiee l'execution de la statue equestre de Gradlon, placee sur le portail de la cathedrale de Quimper, auteur d'une quantite d'oeuvres populaires en Bretagne, entre autres, du fronton de Notre-Dame de Bon Port, composition de quatorze figures colossales, et de cette poetique statue de _sainte Anne_, qui, du haut d'un rocher, a l'entree du port de Nantes, domine la ville et le cours du fleuve, et semble suivre et proteger les vaisseaux descendant a la mer! [Note 1: _Peintres Provinciaux de l'ancienne France_, 3 vol, in-8 deg..] Nantes n'est pas seulement la capitale de la Bretagne par son etendue et sa population; le nombre et l'importance des oeuvres de l'esprit en font le centre d'un grand mouvement intellectuel. La Societe academique de Nantes est connue depuis longtemps par des travaux serieux qu'elle publie dans un Bulletin mensuel, et elle compte plusieurs hommes d'un merite distingue: M. l'abbe Fournier, cure de Saint-Nicolas, ancien representant a l'Assemblee constituante, dont tout a l'heure on dira l'oeuvre capitale; M. le baron de Girardot, secretaire general de la prefecture, qui, mettant a profit un long sejour a Paris, la frequentation des hommes eminents et le gout des etudes historiques, avec un zele actif, une erudition vaste et variee, a entrepris des etudes serieuses sur la Revolution, et a qui l'on doit un savant livre, _les Administrations departementales de 1790 a l'an VIII_, ou l'experience de l'administrateur a heureusement aide l'historien; M. Gueraud, M. Fillon, que nous avons deja cites; M. Dugat-Matifeux, ardent investigateur des faits peu connus de l'Histoire de l'Ouest, qui a publie une Etude sur l'historien Travers; des savants, M. le docteur Guepin, qui s'occupe d'etudes d'oculistique; M. Robiere, de chimie; M. Huette, de curieuses observations de meteorologie; M. le docteur Foullon, antiquaire et collectionneur, qui a traite de l'_Organisation de la medecine_ au point de vue des services publics, etc. Mais le premier de tous est un savant illustre, qui n'appartient pas seulement a la Bretagne, mais a la France, le celebre voyageur en Egypte, M. Caillaud. Doue de l'esprit le plus sagace et le plus penetrant, il a fait en histoire naturelle plusieurs decouvertes, une surtout, des plus interessantes, pour laquelle la Hollande lui a decerne, il y a peu d'annees, un prix extraordinaire, la decouverte du _procede de perforation des pholades_. On avait jusqu'alors cru que les pholades, petits mollusques tres-communs sur les cotes de Bretagne, employaient, pour percer le dur granit ou elles vivent, un acide qu'elles distillaient a travers les valves de leur coquille. M. Caillaud eut des doutes a ce sujet: il recueillit, pres du Pouliguen, des pholades attachees a des morceaux de roc (gneiss), les placa dans un bocal d'eau de mer incessamment renouvelee, et attendit l'effet de leur travail. Huit jours, quinze jours se passerent sans que les pholades donnassent signe de vie, lorsqu'une nuit il fut eveille par un bruit de scie qui retentissait dans le bocal; il se leve, et, a la lueur d'une lampe, il voit un des petits animaux se tournant et se retournant a droite et a gauche, avec un mouvement regulier, a la maniere d'une vrille qui perce un trou; puis, apres un certain temps, la pholade s'arrete, et un jet de poussiere fine obscurcit l'eau du bocal; c'etait le residu de son travail, la partie du roc pulverise ou elle avait penetre, dont elle se debarrassait et qu'elle chassait au dehors. Et tour a tour le savant, attentif et charme, surprend une a une les pholades accomplissant leur patient ouvrage, et se creusant leur demeure, l'arrondissant et la polissant, comme avec la rape la plus delicate, sans autre instrument que leur coquille; et cette coquille, au lieu de se deteriorer par le frottement continu, se developpe a mesure que le travail avance; a la scie qui s'use une autre scie s'ajoute, puis une troisieme, une quatrieme, et ainsi de suite jusqu'a _quarante_, que M. Caillaud a comptees, et avec lesquelles le petit animal, a force de tourner et retourner sa frele enveloppe, cette coquille que la pression d'un doigt d'enfant suffirait a briser, perce a jour le granit sur lequel s'emousse un ciseau de fer! phenomene admirable qui confond la sagesse humaine, et qui est un de ces millions de miracles naturels que Dieu nous fait voir constamment dans la creation! Il se publiait, il y a peu de temps encore, deux revues a Nantes: la _Revue des provinces de l'Ouest_, dirigee par M. Gueraud, avait choisi une specialite precieuse, les documents inedits ou relatifs a l'histoire de la Bretagne, que d'actifs et intelligents archeologues, MM. Gueraud, Fillon, Marchegay, Duchatellier, tiraient des archives departementales, episcopales et municipales et des collections particulieres, completant ainsi, pour la province de Bretagne, la savante _Bibliotheque de l'Ecole des chartes_; de plus un Bulletin bibliographique indiquait tous les ouvrages imprimes en Bretagne ou concernant les departements de l'ouest, ou qui ont pour auteurs des Bretons et des Poitevins. Cette revue n'existe plus. La _Revue de Bretagne et de Vendee_ a ete fondee par M. de la Borderie, qui a reuni autour de lui les hommes les plus distingues de la province. La on retrouve plusieurs des ecrivains bretons qui ont acquis a Paris une juste reputation par de grands travaux: MM. de Carne, de Courson, de la Gournerie, de Courcy, de la Villemarque, etc.; a cote d'eux, de jeunes hommes d'un talent deja mur, et qui seraient estimes sur un plus grand theatre: M. Alf. Giraud, ancien eleve de l'Ecole des chartes, auteur de notices sur Tiraqueau, Brisson, etc., ecrites d'un style tour a tour colore de poesie et aiguise d'une pointe de raillerie gauloise; M. de Rochebrune, qui cultive et juge les arts avec gout et intelligence; M. Ropartz, dont l'Academie des inscriptions a distingue recemment les Etudes historiques; puis de vrais Bretons qui parlent et ecrivent la langue de leurs peres, le breton: M. le Joubioux, M. Luzel, M. l'abbe Guillome, mort il y a deux ans a peine, et dont ses compatriotes ont dit que: "c'etait le plus grand poete qui ait ecrit en langue celtique." Car elle produit encore des fleurs de poesie celtique, cette vieille terre armoricaine, des poesies d'une saveur franche et d'un caractere original, nees du souffle des evenements contemporains ou inspirees par le sentiment de la nature. La nature, les Bretons l'ont de tout temps vivement et profondement sentie, bien avant J.J. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre; les poetes n'ont jamais manque en Bretagne, et les plus beaux chants, les plus populaires, sont dus a des paysans, a des patres, a des cloarecs, a de jeunes filles. Ce ne sont pas des paysans ordinaires, ces Bretons aux costumes pittoresques, qui parlent la langue nationale; qui ont garde les moeurs antiques, et dont la vie se passe parmi les monuments des druides et les manoirs consacres par la legende, dans les vastes landes couvertes de genets et la solitude des grands espaces, ou en face de la mer, sur les apres cotes aux rocs de granit. Autour d'eux il y a comme une atmosphere qui les transforme et les idealise; on les trouve poetiques, et ils sont naturellement poetes[1]. [Note 1: Voir l'_Appendice_.] Tous les poetes bretons qui se sont fait un nom dans la litterature contemporaine, MM. Ach. du Clesieux, H. Violeau, de Francheville et Brizeux, le barde breton par excellence, sont animes du meme genie, s'inspirent des memes sentiments: la foi, la religion du foyer, le culte de la famille, l'amour du pays; tous connaissent cette passion de melancolie, amante de l'infini, que Chateaubriand avait comme sucee au sein de la mere patrie, et qui lui donnait un si imposant caractere de gravite, enfin cette reverie naive et touchante qui valut a l'un d'eux, Raymond du Dore, l'hommage le plus delicat et le plus rare: il avait publie, il y a vingt ans, sans le signer, un volume de poesies; un jour, dans une ville du Nord, quelqu'un, une ame aimante sans doute, en rencontra un exemplaire, et il fut si emu par cette poesie douce et tendre, qu'il voulut faire partager a d'autres le charme qu'il avait ressenti; il le fit imprimer de nouveau, et, ne sachant quel nom y inscrire, il lui donna le gracieux titre de _Fleurs inconnues_. Ce sont aussi ces qualites qui font l'attrait des vers de poetes plus jeunes qui chantent aujourd'hui, M. Emile Grimaud, M. Stephane Halgan, mademoiselle Elisa Morin, M. le comte de Saint-Jean, et un conteur qui, lui aussi, est poete en prose, Jules d'Herbauge. Les _Recits et nouvelles_ de Jules d'Herbauge (sous ce nom se cache une femme qui porte un nom illustre, madame la comtesse de ........), ont ete publies en partie par la _Revue des Deux-Mondes_, et les juges les plus difficiles y reconnurent aussitot un talent vraiment superieur: une exposition simple faite avec un calme sur de soi, force que possedent seuls les maitres; ils partent d'un pas mesure, comme des gens qui savent quelle route ils ont entreprise et comment ils la doivent finir; les caracteres se dessinant, l'action se nouant en peu de mots, sans reflexions par les faits memes; peu de dialogue,--le dialogue n'est souvent qu'un moyen de cacher l'embarras du romancier, qui n'est pas maitre de son sujet; lorsque les caracteres sont bien traces, il n'est pas besoin de tant de paroles; aussi peut-on remarquer que les conteurs de notre temps qui excellent dans le dialogue ne dessinent pas de caracteres;--un puissant interet dramatique, naissant du developpement des passions, qui vous emeut, vous attache et vous entraine, parce que l'auteur est lui-meme emu des evenements qu'il voit et qu'il met sous les yeux; l'impartialite dans la peinture des moeurs, une intelligence enfin des sentiments les plus divers. Deux nouvelles bretonnes, _la Jaguerre_ et _la Grande Perriere_, rappellent par la terreur, le fantastique et la verite, les beaux recits de Walter Scott; dans d'autres, la finesse d'observation et une singuliere connaissance des ruses feminines decelent la main d'une femme. Le comte de Saint-Jean, pseudonyme d'une autre femme qui a donne deux recueils remarquables par une verve poetique peu commune, et mademoiselle Elisa Morin, dont les vers sont sincerement emus et souvent passionnes, continuent la pleiade de femmes poetes auxquelles la ville de Nantes a donne naissance: mesdames Dufresnoy, la princesse C. de Salm-Dyck, Melanie Waldor et Elisa Mercoeur. M. Stephane Halgan a publie un volume de poesies, intitule _Souvenirs bretons_, ou l'on reconnait deux manieres, l'imitation de MM. Hugo et de Musset, avec une certaine habilete dans la facture du vers; puis, et c'est la meilleure partie, les poesies vraiment bretonnes; car il faut remarquer que les pieces imitees sont des sujets vagues, etrangers a la Bretagne, et qui pourraient aussi bien etre ecrites a Paris qu'a Nantes ou a Rennes; mais quand M. Halgan traite un sujet breton, le poete redevient lui-meme; il s'emeut, il se complait a ce qu'il voit et raconte. On dirait qu'il passe encore sa langue sur ses levres, quand il peint le souper de crepes[1]. Voyez avec quelle nettete et quel tour pittoresque il decrit le brillant costume de Loc-Tudy (_le retour du Pardon_); il parcourt la plaine nue qui s'etend de Guerande au bourg de Batz, semee de mulons de sel et coupee de marais salants, et, en quelques traits, il en rend la tristesse et la sauvage grandeur, de meme qu'il dessine fierement la robuste population des paludiers du Croisic: [Note 1: Voir l'_Appendice_.] ... C'est un beau peuple, un peuple jeune et male, A la taille elancee et svelte, aux yeux altiers, Aux cheveux longs et noirs, au teint blanc sous le hale[1]. [Note 1: Voir l'_Appendice_.] M. Steph. Halgan est deja un poete breton, et plus il avancera, plus il deviendra Breton. M. Em. Grimaud n'a plus a se former, c'est le poete national, qui cherche et qui trouve ses impressions dans l'histoire, dans le sol de son pays, la Vendee. Il avait commence aussi, comme bien des jeunes poetes, par l'imitation. Son premier volume, les _Fleurs de Vendee_, contient plusieurs pieces ou l'on retrouve le faire, la coupe, les idees memes des poetes de l'ecole romantique; mais le caractere original n'a pas tarde a se deceler. Il a en lui deux sources pures et profondes: le sentiment de la nature et l'amour de son pays; il sent les harmonies de la campagne; il erre le matin dans les champs, en ecoutant d'une oreille attentive et charmee la bergeronnette et la fauvette qui _lui dit ses plus belles chansons_, le merle sifflant dans le buisson; il erre dans les bois en reveur, avec cette melancolie propre au Vendeen; ou bien savourant l'haleine du Bocage aux premiers jours de mai, le long des chemins couverts, il decouvre les gracieux et frais mysteres des hotes du printemps[1]. [Note 1: Voir l'_Appendice_.] Son pays, sa noble Vendee, il ne l'aime pas simplement, il la respecte, il l'admire, et il la chante comme un fils pieux; il recueille ses traditions et ses legendes, mais non pas a la facon des chroniqueurs froids et sceptiques; il les redit en sa poetique langue, avec l'accent et l'emotion de l'enfant qui croit, qui s'etonne, et qui fremit a ce qu'il raconte; il a la foi ardente et fiere de ses peres: Insultez-les, s'ecrie-t-il, en parlant des vieux Vendeens! Insultez-les, o juifs, fils des anciens maudits! Ils vont ou vous n'irez jamais, en paradis! _La Peche maudite_ est une terrible histoire; elle a pour refrain: Il ne faut pas pecher le jour des morts! Une seule chaloupe part; elle est montee par un pecheur impie qui a fait le tour du monde, un sceptique qui ne croit plus a rien: Il n'a plus peur meme des revenants! Les poissons par milliers entourent sa barque; il jette le filet, mais tout a coup le poisson fuit comme par enchantement, et qu'amene-t-il? Une _tete de mort_! Quand, a la fin de son premier recueil, le poete s'ecrie: Qui te celebrera, Vendee, o ma patrie? Quelle muse dira ta gloire et tes malheurs, O terre de geants et de genets en fleurs? on voyait bien qu'il sentait en lui une force qui le poussait, et qu'un jour il serait lui-meme ce poete vendeen. Il l'a ete, il l'est: dans _les Vendeens_, il a peint les sublimes actions de cette guerre heroique et douloureuse, et alors l'enthousiasme l'emporte sur ses ailes: le poete est presque un soldat, il y a en lui quelque chose de contenu, comme un sauvage desir de parcourir la lande le fusil a la main. Il n'admire pas seulement Bonchamp, Lescure, Cathelineau, Charette, la Rochejaquelein, les heros avec lesquels il marche a la bataille, au supplice, a la mort; il les aime et les fait aimer. V Monuments. Ce pays de foi n'a pas change: nulle part on ne construit un plus grand nombre d'eglises, et de belles eglises. Il en a ete en Bretagne comme a Athenes: Athenes etait peuplee de plus de quatre mille statues; le gout y devint general, le sentiment du beau, pour ainsi dire, naturel. En Bretagne, toutes les eglises sont jolies; la vue d'oeuvres excellentes y a conserve plus qu'ailleurs la purete du gout; a part Brest, ville nouvelle (elle n'a pas plus de deux cents ans), ou les eglises sont d'un style batard, sans caractere et sans grandeur, toutes les constructions recentes ont ete concues dans le style _gothique_, qui ne devrait pas s'appeler autrement que le style _catholique_. Du nord au midi, partout s'elevent des chapelles, des basiliques, des cathedrales: a Lorient, a Saint-Brieuc, a Quimper, a Dinan, a Nantes. Saint-Brieuc, en meme temps qu'il restaure son eglise de Saint-Guillaume, construit l'elegante chapelle de Notre-Dame de l'Esperance, imitation du XIIIe siecle. A ses portes, le fondateur de la colonie de Saint-Ilan, M. Ach. du Clesieux, a pose, au bord de la mer, une jolie chapelle, ornee de sculptures executees par un statuaire du pays, M. Oge, et dont le blanc clocher, hardi, elance, decoupe a jour, se detache sur le fond du ciel et guide au loin les matelots qui longent la cote armoricaine. A Nantes, il n'y a pas moins de dix eglises en voie d'execution: d'abord, la cathedrale, _Saint-Pierre_, dont l'achevement a ete resolu il y a peu d'annees, et il ne s'agit pas seulement d'ajouter quelques parties peu importantes au vaste edifice, mais d'en doubler presque l'etendue; quand elle sera achevee, ce sera le dome de Cologne de la Bretagne; puis la _Madeleine_, l'eglise des _Jesuites_, la chapelle du _petit seminaire, Saint-Clement_, les _Minimes, Notre-Dame de Bon Port_, le _grand seminaire, Notre-Dame de Toute Joie_, etc. Et chacune de ces eglises est remarquable par quelque detail caracteristique. Ici, a la Madeleine, c'est un baldaquin curieusement colorie, comme on en voit dans quelques villes du midi de la France et de l'Italie; la, a Notre-Dame de la Salette, une chaire en pierre d'un bel et harmonieux effet; a la maison des Minimes, occupee par la congregation des missionnaires diocesains, une serrurerie artistique, de riches verrieres executees par un Nantais, M. Echappe; des tableaux decoratifs en email, de Devers, qui, par la propriete qu'ils ont de resister a l'action de l'air, conviennent si bien a orner les portiques et les galeries a jour; la cour du grand seminaire a ete entouree par M. Nau, architecte de la cathedrale, d'un noble et severe cloitre roman, etc. Ailleurs, c'est un trait de moeurs: entrez a Saint-Clement, qu'a construit dans le style du XIIIe siecle M. Liberge; au fond du choeur, encore inacheve, vous verrez une petite statue de la Vierge que les ouvriers y ont placee, avec cette inscription naive, inspiree par une vraie foi bretonne: SOUS LA PROTECTION DE MARIE TOUT GRANDIT. Le culte de la sainte Vierge est d'ailleurs si populaire en Bretagne, que meme les habitations particulieres se sont mises sous sa garde. En sortant de Saint-Clement, on s'arrete devant l'hotel Briant-Desmarets, elegant logis imite du XVe siecle, avec porche largement ouvert, cheminees en spirales, pinacles finement fouilles, ogives et clefs de voutes ciselees, fenetres a croisees et a meneaux, goules, guivres et tarasques allongeant le cou sous le toit, girouettes fantastiques, toute la brillante et coquette ornementation du gothique le plus fleuri; au milieu de la facade, sous un dais a jour, suspendu en l'air comme une couronne, apparait debout la Vierge souriant d'un sourire qui benit, et a qui l'on dirait que ce palais est consacre. A Quimper, les tours de la cathedrale etaient decouronnees de leurs hautes fleches; l'eveque a eu l'idee de faire appel a la piete des fideles; il a demande a chacun un sou; personne dans le diocese, meme les plus pauvres, ne s'est abstenu; les riches, au lieu d'un sou, ont donne cent francs, et au bout de peu d'annees, le double clocher s'est dresse au-dessus de la ville de saint Corentin. C'est le moyen age, dira-t-on: oui, c'est le moyen age et il n'y a pas que ce trait. Vous venez de voir les fideles concourir de leur bourse a l'oeuvre; en plus d'un lieu, les ouvriers donnent par semaine une journee de leur travail; d'autres renouvellent des arts presque perdus; un macon de Treguier, Hernot, taille dans le granit ces grands calvaires compliques, tels qu'en executaient les imagiers du XVe Siecle, ou trente, quarante personnages representent les scenes de la Passion avec une vivacite d'expression et un mouvement anime qui vous saisit et vous emeut. Un autre ouvrier de Rennes, Herault, sculpte des chaires en bois d'une ornementation aussi delicate et aussi finie que les belles boiseries de la cathedrale de Saint-Brieuc, qui furent sculptees aussi au XVIIe siecle par un paysan. Enfin, pour completer la ressemblance, l'architecte de ces eglises souvent est un pretre. L'eglise des Eudistes, a Redon, a ete batie sur les plans de M. l'abbe Brune; la chapelle des jesuites, a Nantes, par un pere de la compagnie, le P. Tournesac; Notre-Dame de la Salette, par M. l'abbe Rousteau; et les eglises construites par ces ecclesiastiques ne le cedent a celles des architectes speciaux ni en science, ni en gout, ni en harmonie. Le genie du XIIIe siecle s'est reveille avec l'ardeur religieuse, et s'est pose, comme jadis, sur la tete d'humbles pretres et de pauvres paysans. "Les antiquaires ne comptent-ils pas parmi les ecclesiastiques sur tous les points de la France, des collaborateurs et des amis? a dit un venerable prelat[1]. L'amour de la science n'est-il pas une partie de l'heritage ecclesiastique? L'histoire l'atteste: c'est aux eveques et aux moines que l'art gothique est redevable de ses vrais chefs-d'oeuvre et de ses plus incontestables grandeurs." L'eglise Saint-Nicolas, de Nantes, en est une preuve nouvelle; on peut dire qu'elle est l'oeuvre de deux hommes superieurs, l'architecte, M. Lassus, et le cure de Saint-Nicolas, M. l'abbe Fournier. M. Lassus, mort il y a peu de temps, etait, avec M. Viollet-Leduc, l'architecte de notre epoque qui connaissait le mieux l'art du moyen age; il appartenait a cette ecole qui, il y a trente ans, en face des formes grecques et romaines que l'on s'obstinait a imposer indifferemment aux eglises, aux casernes et aux palais, proclama l'excellence de l'architecture gothique, son caractere national, sa convenance avec notre climat, son appropriation au culte catholique. La restauration savante de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle avait deja temoigne de l'etendue de son erudition et de la surete de son gout. Il lui a ete donne de produire deux oeuvres completes: l'eglise de Belleville et Saint-Nicolas de Nantes, consideres aujourd'hui comme les reproductions les plus exactes, les plus correctes et les plus elegantes du XIIIe siecle. A Nantes, il eut le bonheur d'etre seconde par le cure, M. l'abbe Fournier, un de ces hommes qui, quel que soit le milieu ou ils se trouvent, savent donner le branle, le mouvement et la vie: activite qui ne se lasse pas, ardeur toujours prete, intelligence rapide, connaissances variees et etendues, amour du beau, M. l'abbe Fournier avait tout ce qu'il fallait pour concevoir, entreprendre et mener a fin une oeuvre aussi considerable. Pas de difficulte qui le rebutat: le gouvernement ne pouvait donner qu'une subvention insuffisante, il previt quelles sommes enormes couterait son eglise: il n'hesita pas, il se mit a l'ouvrage, comptant sur la foi et la charite de ses paroissiens, et elles ne lui ont pas manque. L'architecte et le cure s'entendaient; ils avaient tous deux reve une eglise modele, rien ne fut neglige: ornementation exterieure, sculpture delicate, vitraux, statues, peintures murales, le pave meme, fait en labyrinthe, comme dans les anciennes eglises, ils ont voulu avoir tout ce qui reproduisait le caractere et la physionomie des basiliques du temps de saint Louis. L'architecte ne comptait pas avec le temps, le cure avec l'argent; l'architecte cherchait en tout la perfection; pas un detail qui ne lui coutat des recherches; il feuilletait les manuscrits du moyen age pour une serrure comme pour un balustre; le cure, quoique desireux de jouir de son eglise comprenait pourtant ces scrupules du savant; il l'aidait et le soutenait de ses conseils et de son gout. En moins de huit annees le monument etait construit et livre au culte; il ne reste plus que les clochers a elever et quelques ornements a finir. Saint-Nicolas de Nantes aura coute des millions; l'architecte et le cure auront attache leur nom a cette grande oeuvre; l'un etait la pensee, l'autre le bras; tous deux, comme au moyen age, on les representera s'agenouillant devant le trone de Dieu, avec une eglise dans la main. [Note 1: Mgr George, eveque de Perigueux, au Congres archeologique de 1858.] CONCLUSION. Telle est en Bretagne l'activite des travaux de l'intelligence, une activite generale et feconde, et ce que nous avons dit de la Bretagne, on le peut dire des autres provinces de la France. Le vulgaire parfois, en voyant des hommes raisonnables s'eprendre de l'etude des antiquites, sourit de dedain. Un archeologue trouve une poterie romaine, une medaille presque fruste, le voila absorbe: a quoi bon?--A quoi?--completer une collection.--A quoi bon la collection?--A fixer une epoque indecise de l'histoire, a mieux connaitre les hommes, les moeurs, les usages, la marche des civilisations disparues, pour developper et faire progresser la notre, conformement a cet instinct de perfectionnement indefini et a ce sentiment de grandeur inconnue que Dieu a mis dans le coeur de l'homme. Sans doute, tous ces travaux n'ont pas la meme valeur; mais tous sont utiles et serviront un jour. L'histoire, disait Pline le Jeune, de quelque maniere qu'elle soit ecrite, fait plaisir. Il y a plus: il ne faut pas voir dans les etudes locales des savants de province le travail isole, mais le but, non la notice parfois seche, decoloree et froide, mais le resultat qu'ignore peut-etre son auteur. Il existe des auteurs mal recompenses de leurs utiles et rudes travaux, et que l'Anglais Johnson appelle les _pionniers de la litterature_. Les archeologues sont les pionniers de l'histoire, laborieuse avant-garde qui defriche et nettoie le sol, semblable a ces colons de l'Amerique qui s'avancent a travers les forets et les immenses prairies, ouvrant de larges eclaircies, et sillonnant du soc de leurs charrues le terrain ou bientot s'eleveront les grandes cites. Ces collections, ces recherches minutieuses, les systemes qu'elles enfantent, ces documents, tresors caches et tires, pour ainsi dire, de fouilles souterraines, ce sont les materiaux de l'histoire, emmagasines, ranges, etiquetes. L'historien, plus tard, viendra faire sa ronde, et choisira et emportera les morceaux qui conviennent au grand edifice qu'il concoit; ce sont la les elements d'une veritable et nationale histoire de France, qu'on ecrira un jour en dix volumes, et qui, en attendant, se rassemble en mille. On ne peut, sans emotion, contempler ce grand mouvement qui se fait par toute la France et qui s'applique aux monuments et aux antiquites de notre histoire. La societe nouvelle, si ardente et si pressee d'agir, rencontre a chaque pas des restes de l'ancienne, et se hate de les recueillir et d'en marquer le caractere. C'est une maison qui croule; tout va s'effondrer; on met de cote, on ramasse, on classe les objets les plus precieux ou les mieux conserves; la jeune societe va d'un autre cote, et elle ne veut pas que les os de ses ancetres soient disperses; sentiment naturel a l'homme, il comprend qu'il y a une solidarite entre lui et son passe: dans ces oeuvres du passe, ces monuments, ces debris, quelque difference qu'il y ait entre le present et le point de depart, il reconnait le germe de l'esprit qui l'anime lui-meme, les progres qu'il a faits, les transformations qu'il a subies; il s'interesse a ces hommes d'autrefois, parce que ce sont ses aieux; il sent palpiter quelque chose en lui qui est une partie de leur ame et de leur vie! XV Paysages. =Pontivy.--Redon.--Ploermel.--Guemenee.--Josselyn.--Le champ du combat des Trente.= Tandis que les villes situees dans les montagnes du Centre, les montagnes Noires et les monts d'Arree, ont le mieux garde les vieilles traditions, et qu'il n'est pas de bourgs plus completement bretons que le Faouet, Gourin, Carhaix, Pleyben, etc., les villes de la plaine perdent au contraire, de plus en plus, le caractere national; a mesure que l'on s'avance vers l'est, elles ont une physionomie moins accusee; on marche de desenchantement en desenchantement. Qu'est-ce, en effet, que Napoleonville, Redon, Ploermel? Les partisans de l'ancienne royaute nomment Pontivy la ville que ceux de la societe nouvelle appellent Napoleonville. Les uns et les autres ont raison, mais bien plus les seconds. Il y a la deux villes juxtaposees: la vieille, a rues etroites, a maisons anciennes, et la nouvelle, accolee a la vieille, et dont les longues et larges rues annoncent la ville moderne; la vieille a son chateau demantele, que personne n'habite et dont les pierres s'ecroulent une a une; la nouvelle, ses vastes casernes toutes retentissantes du bruit des chevaux et des clairons, et bordees par le canal qui apporte les marchandises, les produits du commerce, le mouvement de la vie moderne; Pontivy se transforme chaque jour un peu pour devenir Napoleonville. Redon, au premier aspect, a quelque chose de plus breton. Ses vieilles eglises, dont une surtout, vaste basilique romaine, ne le cede en rien aux plus remarquables eglises de Bretagne, son antique halle supportee par des piliers a base du XIe siecle, rappellent d'abord les vraies cites bretonnes du Finistere; mais on est bien vite desabuse. Par la Vilaine, large ici et profonde, les navires, apres avoir passe a toutes voiles sous le pont de la Roche-Bernard, jete entre deux rochers a deux cents pieds au-dessus de l'eau, arrivent de la mer jusqu'a Redon. Un ancien proverbe disait que, chaque siecle, Rieux, ville voisine, irait diminuant et Redon grandissant. La prediction s'est accomplie: Rieux n'est plus qu'un bourg sans importance; Redon, pour les besoins de son commerce sans cesse accru, a construit des quais, creuse un large bassin, bati de vastes magasins. Par Nantes, il est en rapport avec le centre de la France; par la mer, avec les ports de l'Europe entiere. Il sera bientot, comme tous les ports, cosmopolite. Ploermel a davantage encore cet aspect indecis qui semble indiquer l'indifference de race et de caractere. Un musicien celebre a place le sujet d'une de ses oeuvres a Ploermel, et a voulu peindre la Bretagne dans une fete patronale de Ploermel. S'il eut connu la Bretagne, il aurait su que nulle part le genie breton n'est moins marque: on n'y parle pas breton; le costume n'a rien de breton; les moeurs ne se distinguent pas des moeurs de l'interieur; Ploermel n'a meme pas de veritable Pardon. C'est une petite ville monotone, sans animation, telle qu'on en rencontre partout en province. Ce n'est presque plus la Bretagne, c'est deja la France. Il reste pourtant quelques debris: c'etait la jadis le coeur de la Bretagne; on est pres de Josselyn, de Guemenee, du champ du combat des Trente. Josselyn est la demeure d'un des derniers Rohan: beau chateau, avec ses deux facades dissemblables, les grosses tours sur la riviere, et la gracieuse et legere decoration de la facade de la cour, marquant, chacune a sa maniere, la force qui appartenait aux anciens chevaliers de la feodalite et l'elegance des grands seigneurs de la monarchie. Ce palais a encore un grand aspect, mais avec un air de morne tristesse: la couleur grise du temps donne a ses murailles une teinte melancolique, comme la couleur plus pale de la vieillesse qui commence s'etend sur un beau visage. Qu'est devenue la splendeur de cette maison? ou sont les princes de cette fiere et illustre famille, les Soubise, les Guemenee, les Montbazon? Au pied du chateau, coule une riviere, ou plutot un canal qui, ici, s'unit a la riviere, participant ainsi du cours d'eau cree par Dieu et du fosse creuse par l'homme, alliant a la courbe independante de la riviere capricieuse la ligne droite et raide du canal industriel. Voila que commence l'automne: le ciel a pali, sa voute immense est toute couverte de petits nuages; pas un souffle de vent ne les pousse; son dome semble frappe d'une immobilite eternelle. La riviere, unie comme une glace, reflete en traits arretes les longs peupliers qui bordent ses rives; ils s'alignent comme une armee, un leger frisson court sur leur cime sans la faire plier, et ce murmure continu qui se prolonge finit par emplir, comme une grande voix, la nature entiere. Dans cette universelle paix, quelques bruits lointains traversent les airs; une paysanne qu'on n'apercoit pas chante sa chanson, dont une note triste termine le refrain; les batteurs suspendent et recommencent leurs coups cadences; sur le sol sonore, les fleaux lourdement retombent; a leurs coups pesants, on dirait la plainte de l'homme qui gemit de ne pouvoir quitter la terre qui le retient. Le soleil ne parait pas dans le ciel; le bleu eclatant a fait place a une lumiere terne; ce n'est pas la froide clarte de l'hiver, ce n'est plus la chaude transparence de l'ete: pas d'oiseau qui chante, pas d'insecte qui murmure; une paix solennelle s'etend sur les cieux, la terre et les eaux; la nature s'enveloppe dans un calme puissant; elle semble, reveuse et etonnee, se reposer d'avoir produit tous ses fruits. Ainsi l'homme, dont Dieu a touche un moment le front, apres qu'il a verse ses pensees, s'arrete et demeure immobile, les yeux fixes sur un point invisible, et comme suivant dans l'air l'ange fugitif qui l'inspira. A quelques lieues de Josselyn s'etend, sur la pente d'une colline, Guemenee, vieille petite ville qui n'est guere formee que d'une rue, et la rue de vieilles maisons a pignons aigus qui n'ont pas bouge depuis des siecles, puis un chateau a demi ruine et revetu de lierres; c'est une des dernieres images que l'on emporte de la Bretagne, avec le souvenir du grand nom de Rohan. La pluie serree tombe sur la terre seche avec le bruit d'un bois qui se casse en craquant. La vallee est comme recouverte d'une gaze; les arbres, au loin, ont perdu leurs couleurs, et la colline confond sa ligne indecise avec le ciel abaisse; la voute du ciel est changee en une vaste coupole de plomb, et dans le cercle entier de l'horizon la pluie descend a grand bruit, abondante comme les pleurs qui s'ecoulent de l'oeil de l'homme, quand il s'affaisse, abattu par un coup que la douleur enfonce avant dans son coeur. Puis tout a coup, les nuages, ayant laisse echapper leur charge, s'enlevent et se dissipent en tous sens, argentes par le soleil pale: en quelques instants, le voile de vapeurs, dechire en mille pieces, s'evanouit, et la vallee reparait et s'etale, fraiche, resplendissante, eclairee; ses plans, doucement inclines, se dessinent d'un trait net dans un air clair, et toute chose reprend sa place et sa couleur: les toits de tuile rouge eclatent a travers les peupliers d'un vert tendre, les champs de chaume s'encadrent, comme d'une bordure, dans une rangee d'arbres au feuillage presque noir; tout alentour, les collines montent en amphitheatre jusqu'au ciel; en un endroit, elles se rompent, et a travers la breche s'ouvre une campagne qui fuit dans un lointain infini, ou le regard s'attache, et ou il poursuit l'insaisissable et l'inconnu, comme dans la vie le coeur dedaigne l'heure presente et attend l'avenir qu'il ne possedera peut-etre pas. Et maintenant, marchant a travers ce pays de landes et de terres a demi cultivees, entre Ploermel et Josselyn, a moitie chemin a peu pres, vous rencontrez une barriere qui separe de la route un massif de pins. La etait jadis le _chene de Mi-voie_; vous etes au champ du _combat des Trente_! La un poete voulait que l'on dressat un monument brut comme les rochers de la vieille terre, rude et durable: trente blocs de pierre, trente statues taillees a grands coups; corps solides, le casque en tete et l'epee a la main, couverts de fer et changes en granit. Alignes sur leurs piedestaux carres, ranges en bataille, a leur fiere attitude, a leur fermete inebranlable, on eut reconnu les trente vainqueurs bretons; ils seraient comme les temoins indestructibles de l'heroique histoire, de la foi et des fortes moeurs d'un vieux peuple. Mais ces epiques projets ne germent plus que dans quelques tetes bretonnes: les pensees de la multitude sont emportees vers des soucis plus pressants: qui attache tant d'importance, parmi nous, au triomphe de trente Bretons du XIVe siecle? Un obelisque ou s'effacent chaque jour les noms qui y sont ecrits, c'en est assez pour une gloire qui ne nous touche plus; cette plantation d'arbres verts qui ne durent qu'un temps, marque l'esprit de l'epoque qui produit hativement et qui veut jouir vite, sans s'inquieter de la duree. Des vents inaccoutumes et vifs s'elevent que ne connaissait pas l'ete; leur souffle constant agite les feuilles des arbres. D'abord les arbres ne semblent pas changes, ils sont verts encore; mais peu a peu ils prennent une teinte plus froide, les feuilles palissent, puis jaunissent; une couleur de rouille s'etend sur quelques-unes, comme un demi-deuil qui se prepare; la vie s'en va par leurs extremites, comme le sang d'un homme qui coulerait par tous les pores; la fin de l'annee est proche; la nature, lentement et invinciblement, accomplit son oeuvre; ces grands vents marquent le feuillage pour la mort. Bientot ces vents deviennent plus forts; ils secouent violemment les hautes cimes des arbres, qui se balancent alternativement a droite et a gauche, comme un pendule oscille au coup qui l'ebranle. La condition des arbres est l'image de celle de l'homme. Ce coup, c'est le premier avertissement de Dieu a l'homme; il se sent secoue dans sa force, il n'a plus les pieds fermement poses a terre, une faiblesse interieure s'est glissee dans ses os, et il hesite pour la premiere fois. Les arbres ne sont pas tout d'un coup depouilles; il faut plusieurs semaines, plusieurs mois pour que leur ruine soit entiere. Le vent d'automne arrache quelques-unes de leurs feuilles, puis il passe dans le feuillage eclairci comme par des breches, et ces breches une fois ouvertes, ce n'est plus une a une, c'est par bandes, par masses qu'il les entraine. Et ces depouilles, a mesure aussi, deviennent plus laides et plus hideuses: les premieres feuilles etaient jaunies, les dernieres sont fanees, fletries, presque en poussiere. Ainsi de l'homme: apres que les annees de son ete ont donne leur moisson, le vent du tombeau se leve; comme les feuilles des arbres, une a une ses facultes palissent; elles tombent l'une apres l'autre, ses sensations vives et ses impressions fremissantes; il voit se detacher de lui et comme s'ecrouler a ses pieds ses parties les plus nobles; son intelligence, son corps, son coeur, tout est frappe dans sa beaute; tout ce qui faisait sa force s'envole. Cependant ces grands vents, roulant sur les arbres, elevent des bruits nouveaux, des murmures qui se prolongent, des sifflements brusquement arretes, des sons plaintifs: et ces bruits, ces murmures ont une gravite jusqu'alors inconnue; on les ecoute avec une tristesse reveuse et muette. C'est la grande melancolie de la vieillesse, le silence, les meditations, les retours, les souvenirs: l'homme entend derriere lui le flot de sa vie ecoulee; il approche du sommet de la colline ou son horizon finit, et ou, le sol se rompant tout a coup, il va commencer un autre voyage dans un pays qu'il ne voit pas, et ou nul ne le verra. Mornes paysages de l'automne, tristesse solennelle de la vieillesse, changement qui se precipite et dont le denoument est inconnu, voila l'image de l'antique Bretagne, de la Bretagne qui s'en va. * * * * * =APPENDICE= I Nous donnons ici quatre legendes bretonnes, recueillies dans le Morbihan et le Finistere, et qui feront connaitre l'esprit du pays ou elles sont nees. _La Lande de Lanvaux_ et _la Cathedrale_ sont extraites du livre de M. le docteur A. Fouquet, intitule _Contes, legendes et chansons du Morbihan_; la legende de _Saint Christophe_ a ete publiee par M. du Chalard, et celle du _Chene de la Laita_ par M. du Laurens de la Barre, dans la _Revue de Bretagne et de Vendee_. =LA LANDE DE LANVAUX.= Des bords de l'Ars aux rives de la Claie s'etend une immense plaine, ou le voyageur ne saurait trouver une ombre contre le soleil, un abri contre le vent, un refuge contre la pluie. Les pieds n'y foulent que des bruyeres dessechees et des ajoncs rabougris; l'oreille n'y entend que les cris plaintifs des vanneaux et les chants stridents des grillons; l'oeil n'y decouvre que des rochers brises et des blocs bouleverses sur les sommets peles de ce desert. La, point de ruisseau qui serpente et qui murmure, point de source qui filtre sous des gazons fleuris, point de lac azure qui reflechisse un feuillage ombreux, mais des marais fangeux dans les bas-fonds, des fondrieres boueuses sous des herbes raides et sombres, un etang aux eaux rouillees dont les tristes bords n'ont pas un arbre, pas une fleur, pas un glayeul. Un jour que j'etais assis reveur au pied d'un menhir mutile et que j'embrassais du regard le vaste et lugubre horizon qui s'etendait devant moi, un jeune patre, abandonnant son maigre troupeau, vint, avec la douce familiarite de l'enfance, s'asseoir pres de moi, et, sans craindre d'etre indiscret, me dit: "--Savez-vous, Monsieur, pourquoi la lande de Lanvaux est si nue, et pourquoi les pierres y sont toutes brisees?--Non, mon enfant, repondis-je; mais le sais-tu, toi?--Oh! oui, Monsieur, ma grand'mere, qui est bien vieille et qui sait bien des choses, m'a dit comment cela est arrive.--Eh bien, raconte-moi, petit, ce que ta grand'mere t'a appris. "--Il y a bien longtemps, bien longtemps, que de Molac a Pleucadeuc, on comptait bien des villages sur cette lande: un de ces villages, entoure de courtils et de vergers, s'elevait la ou vous voyez l'etang de Coetdelo. "Un jour saint Pierre et saint Paul, qui voyageaient sur la terre pour voir comment allait le monde en ce temps-la, arriverent a ce village par une pluie battante, et trempes jusqu'aux os. Ils etaient pauvrement vetus, portaient sur l'epaule des bissacs pour serrer le pain de la charite, et tenaient en main des batons pour se defendre des chiens. "Les deux saints allerent heurter a la porte de la plus belle maison du village, demandant a entrer pour secher leurs habits au feu de la cuisine; mais cette maison appartenait a M. Richard, qui etait un ladre et un mechant. M. Richard ouvrit lui-meme sa porte, mais, loin de faire entrer les saints comme ils le demandaient, il les menaca, s'ils ne s'en allaient au plus vite, de lacher son chien sur eux. Les deux saints s'enfuirent jusqu'a l'autre bout du village, et cette fois ils allerent frapper a la porte de la plus pauvre cabane. "Dans cette cabane logeait le bonhomme Misere, qui, les voyant trempes de pluie, les recut avec bonte, les fit asseoir a son foyer, alluma le plus promptement possible un fagot de bois mort ramasse le matin meme, et leur servit promptement du lait aigre et quelques bribes de pain noir, qu'il avait obtenus en mendiant, car il etait vieux, infirme, et ne pouvait plus travailler. "Quand le bois fut tout brule et le pain tout mange, saint Pierre dit a Misere: "Tu es un brave homme; tu nous as donne tout ce que tu avais recu, et ta charite a ete bien faite, car elle a ete faite de coeur et toute pour Dieu. Que ta foi soit egale a ta charite; forme un souhait et il sera accompli." A ce langage, et surtout a l'odeur de saintete qu'ils repandaient, Misere reconnut deux hotes du paradis, tomba a genoux et leur dit "Je ne possede au monde qu'un pommier, dont les fruits me sont voles chaque annee pendant que je vais recueillir des aumones. Comme ces fruits sont le seul bien auquel je tienne ici-bas, accordez-moi que tout ce qui montera dans mon pommier ne puisse en descendre sans ma permission, et vous aurez fait pour moi mille fois plus que je n'ai fait pour vous.--Que ton desir soit satisfait!" dirent saint Pierre et saint Paul, et tous deux disparurent. "A l'automne suivant, le pommier de Misere etait charge de beaux fruits, que le bonhomme, cette fois, comptait bien manger seul; mais un matin qu'il sortait de sa cabane, et qu'il jetait les yeux sur son arbre pour voir si les pommes etaient bonnes a cueillir, il apercut M. Richard pris dans les branches, et faisant d'inutiles efforts pour descendre: "Comment! s'ecria Misere, c'est vous, Monsieur Richard, qui avez tant de biens et qui volez encore les fruits du pauvre!... Eh bien! tout le monde va savoir que vous etes un voleur..." Et aussitot le bonhomme courut appeler tous les gens du village. Tous accoururent, et crierent _haro_ sur M. Richard, deteste a cause de son avarice et de sa mechancete. "M. Richard, honteux et confus, priait, suppliait Misere de l'aider a descendre, promettant de lui payer tous les fruits qu'il lui avait pris, et de lui donner encore une belle somme; mais le bonhomme le laissa tout le jour s'agiter et se demener en vain dans l'arbre, et la nuit venue, il le lacha, en lui disant: "Allez, Monsieur Richard, je ne veux rien de vous; mais n'y revenez plus, car cette fois vous n'en sortirez pas." "Un jour que Misere, etait bien malade, la Mort se presenta a lui tout a coup et lui dit de sa plus grosse voix:--Allons, Misere. il faut me suivre; es-tu pret?--Vous savez bien, repondit le bonhomme, que je suis toujours pret a vous suivre, car je n'ai rien a emporter de ce monde et rien a y laisser; mais, cependant, il n'est ame qui n'ait un desir ou un regret en quittant ce monde, et j'ai un service a reclamer de vous. Vous etes si bonne que vous ne refuserez pas de me le rendre, d'autant plus que pour me satisfaire, il vous faut peu de temps et encore moins de peine... Vous voyez, pres de ma porte, ce beau pommier qui a de si beaux fruits, je voudrais bien manger une de ces pommes; seriez-vous assez complaisante pour m'en cueillir une?--Qu'a cela ne tienne! dit la Mort, je veux, au moins une fois, etre agreable a quelqu'un et plus a toi qu'a tout autre.--Et la Mort, sans defiance, monta dans le pommier. Mais, quand elle voulut descendre, ca lui fut impossible: elle eut beau faire des efforts a ebranler l'arbre, elle eut beau prier, hurler, grincer, se tordre, rien n'y fit, et la mort fut forcee de reconnaitre la une main plus puissante que la sienne. Il fallut bien recourir a Misere, qui riait de la Mort et faisait la sourde oreille a ses cris. "--Ah! bonhomme! lui dit-elle, laisse-moi partir; j'ai tant de besogne a faire que je n'ai pas de temps a perdre.--Bien, bien! dit Misere, si vous etes pressee, moi je ne le suis pas.--Mais, dit la Mort, je te promets de t'epargner cette fois, et, si tu me rends la liberte, je te laisserai vivre dix ans encore.--Ce n'est pas assez, je veux vivre jusqu'au jugement dernier.--Eh bien! soit; que Misere dure jusqu'a la fin des temps!" "Et la Mort furieuse s'elanca du pommier la faulx en main, et dans sa rage frappa les hommes, les maisons, les arbres, les pierres; et Misere resta seul sur cette terre desolee!..." =LA CATHEDRALE.= Un soir d'hiver, un honnete gantier de la rue de Saint-Guenhael revenait de la place Mainliere, a Vannes, ou il avait donne ses soins a un tailleur de ses amis qui s'en allait mourant. Comme il passait devant la cathedrale, dont les portes n'etaient point encore fermees, il voulut, avant de regagner sa demeure, prier pour l'objet de son affection et de ses inquietudes, et, dans cette intention, il penetra dans l'eglise et alla s'agenouiller au fond d'une des chapelles laterales. A cette heure avancee, il y avait peu de fideles dans le saint temple, l'obscurite y etait presque complete, et le plus profond silence y regnait. Fatigue de plusieurs nuits de veilles, le bon gantier ne tarda pas a s'endormir, et si profondement, qu'il n'entendit ni la voix des cloches tintant l'_Angelus_, ni le bruit des clefs agitees par les bedeaux avant la cloture des portes, et se trouva ainsi enferme dans la cathedrale. A la douzieme heure de la nuit, le gantier transi de froid se reveilla enfin, et jetant autour de lui des regards surpris, il eut quelque peine a se rendre compte du lieu ou il se trouvait; mais bientot l'etrange spectacle qu'il eut sous les yeux lui rendit la memoire; car, au pied de l'autel pres duquel il s'etait endormi, un pretre, revetu d'une chasuble noire, a large croix blanche, etait debout, pret a commencer une messe, et sur l'autel, couvert d'un drap noir lame de blanc, vacillaient les pales clartes de deux bougies ornees de tetes de morts et d'os croises en sautoir. Quoique preoccupe de sombres pensees, et fort emu de cette scene lugubre qui le surprenait tout a coup, le gantier remarqua qu'il n'y avait point de repondant, et s'appreta a lui servir lui-meme la messe. Il alla se mettre a genoux aux pieds du pretre, sur lequel il jeta furtivement un regard. O terreur!!! ce pretre etait un squelette aux os sans chair, aux orbites creuses et vides!... Eperdu, aneanti, le gantier tomba sans sentiment la face contre terre, et ce ne fut qu'a l'_Angelus_ du matin qu'il reprit connaissance et regagna sa demeure. Mais au sein meme de sa famille qui l'entourait de soins, il restait toujours sombre et taciturne. Le sourire n'approchait jamais de ses levres, et jamais sa bouche n'avait de douces paroles pour sa compagne, de tendres baisers pour ses enfants. La nuit meme, le repos ne visitait plus sa couche, et quand la fatigue lui apportait le sommeil, ce sommeil etait plus laborieux que ses penibles veilles, traverse qu'il etait de terreurs incessantes sur lesquelles son intelligence troublee n'avait aucun empire. Pour sauver sa raison et tenter de rendre un peu de calme a son ame, le malheureux gantier resolut enfin de recourir au pretre charge de la direction de sa conscience, et de lui reveler la cause de ses terribles emotions. "Pourquoi, mon fils, lui dit le pretre, abandonner ainsi votre ame a des terreurs qui sont peut-etre le fruit d'une erreur des sens, et qui, si elles sont les effets d'une effrayante realite, doivent etre serieusement approfondies, car le demon vous a tendu un piege dans cette nuit dont le souvenir vous tourmente, ou Dieu lui-meme vous a choisi pour etre l'instrument d'une sainte expiation, d'une reparation necessaire. Il faut donc, mon fils, dans le double interet de votre salut temporel et de votre salut eternel, aller attendre, dans la meme chapelle et a la meme heure, l'apparition qui vous a tant epouvante. --Helas! mon pere, repondit le gantier, n'imposez pas a ma faiblesse une epreuve qui me tuerait... --Sans doute elle vous tuerait, reprit le pretre, si vous tentiez de la subir arme de la seule raison, mais vous le savez, mon fils, la foi rend invincible, et la priere est la plus sure de toutes les armes; priez donc et croyez!... et si le spectre vient encore a vous, interrogez-le au nom du Dieu vivant; qu'il dise ce qu'il veut et au nom de qui il vient... Allez, mon fils, je vous absous, que Dieu vous soutienne!..." Le soir meme, fort dans sa foi, mais faible dans sa chair, le gantier se rendit a l'eglise, s'agenouilla dans la meme chapelle et se fit enfermer encore, mais cette fois il ne s'endormit pas; il pria jusqu'a l'heure attendue avec impatience et pourtant redoutee. Au premier coup de minuit, les deux bougies s'allumerent d'elles-memes; l'autel se tendit de noir; puis d'un pas lent et sourd, le squelette, revetu de la chasuble de deuil, parut a l'entree de la chapelle. "Si tu viens au nom de Satan, s'ecria le gantier d'une voix emue, retire-toi, fuis ce temple saint; mais si tu viens au nom de Dieu tout-puissant, dis... que veux-tu? --Ecoute et crois, mon fils, celui qui vient au nom du Seigneur, murmura le spectre... Voila deja bien des annees, oh! des annees bien longues pour ceux qui souffrent! que chaque nuit, a la meme heure, j'attends, a cet autel, un chretien qui me reponde une messe que j'avais promise, quand j'etais au nombre des vivants et que je n'ai point dite alors, par negligence d'abord, par oubli ensuite. Cette negligence et cet oubli coupables ont eu des suites terribles, car ils ont pour longtemps ferme les portes du ciel a l'ame de celui qui devait la dire, et aussi a l'ame de celui pour qui elle devait etre dite... Sois beni, mon fils, toi que Dieu a choisi pour etre l'instrument du salut de deux ames!... Aussitot le spectre et le gantier s'agenouillerent au pied de l'autel, et la messe des morts commenca; mais quand le pretre eut prononce le _requiescat in pace_, il disparut, et le gantier, jetant les yeux vers la croisee, vit deux trainees lumineuses qui montaient au ciel... Il essuya alors la sueur glacee de son front, attendit dans la priere l'heure de l'_Angelus_, et quand il rentra dans sa famille avec un doux sourire aux levres, il y rapporta le calme et la joie, car son ame etait completement rasserenee. =LEGENDE DE SAINT CHRISTOPHE.= Saint Christophe, comme tout le monde le sait, etait doue de robustes epaules; aussi, dans le temps jadis, lui avait-on confie l'emploi de passeur sur la riviere du Scorff. Un beau jour, Jesus-Christ arrive au bord de l'eau avec ses douze apotres; Christophe s'empresse de les prendre dans ses bras et les transporte sur l'autre rive avec toute sorte d'egards. "Voyons, dit Jesus-Christ, que desires-tu pour ton salaire? --Demande le paradis, lui souffla saint Pierre a l'oreille. --Laissez-moi faire, j'ai mon idee. Eh bien! Seigneur, puisque vous voulez me faire un don, ordonnez que tous les objets que je pourrai desirer soient forces d'entrer dans mon sac. --Je le veux, dit Jesus-Christ, mais a condition que tu ne demanderas jamais d'argent et seulement les objets dont tu pourras avoir besoin." Longtemps il en fut ainsi; le sac ne se remplissait que de pain, de fruits, de legumes, et souvent il se vidait au profit des pauvres; mais qui peut jurer de ne jamais succomber a la tentation? Un matin, Christophe, en passant dans les rues de la ville, s'arreta devant la boutique d'un changeur; il eut tort, car la vue de toutes ces piles d'argent lui inspira de mauvaises idees: "Vois, lui disait _er milliguet_[1], tout ce que tu pourrais faire avec cet or! Quand ce ne serait que pour rebatir la chaumiere des malheureux et leur rendre l'existence plus douce; et dire qu'il te suffit d'un signe pour que tout cela soit a toi!" [Note 1: Le Maudit.] Christophe eut un moment de faiblesse, et l'argent passa dans son sac. _Petra faut tho_[1]? Ce n'etait encore qu'un homme, et il n'etait pas devenu saint, comme il le fut depuis. Aussi cette premiere faiblesse fut suivie de bien d'autres, et, tout en etant genereux, pour le pauvre monde, il ne laissait pas que de gouter les charmes de la bonne chere et tout ce qui s'ensuit. Or, un jour qu'apres diner, il se reposait a l'ombre sur le gazon, vint a passer _er diaoul_[2], qui se mit a le narguer et a lui faire toutes sortes de sottes plaisanteries. Christophe n'etait pas patient, les poings lui demangeaient, aussi fut-il bientot debout et la bataille commenca; comme les forces etaient egales, deux jours dura la lutte, sans qu'on put en prevoir la fin. L'herbe epaisse avait disparu sous leurs pieds, et l'on entendait au loin comme le bruit de deux marteaux tombant et retombant l'un apres l'autre; ils y seraient encore si Christophe ne s'etait heureusement souvenu de son sac: "Ah! _milliguet diaoul_[3], par la vertu de Notre-Seigneur, tu vas entrer dans mon sac." Ce qui fut fait a l'instant, et aussitot de bien lier les cordons sur son prisonnier qu'il jette sur ses epaules, en cherchant dans sa tete comment il s'en debarrassera. Il passait pres d'une forge ou trois vigoureux compagnons battaient le fer rouge a grands renforts de bras. "Voila mon affaire, se dit Christophe," et s'adressant aux forgerons: "Tenez, leur dit-il, j'ai la un mechant animal dans mon sac. Il n'y a pas de vilains tours qu'il n'ait faits dans sa vie; si vous voulez le forger jusqu'a ce qu'il soit reduit a l'epaisseur d'une piece de six liards, je vous donnerai un ecu.--Accepte!" Et aussitot, malgre les cris et les soubresauts du diable, on le forge et le reforge durant toute la nuit. Comme le jour commencait a poindre, on entendit une voix faible venant du fond du sac et qui disait: [Note 1: Que voulez-vous?] [Note 2: Le diable.] [Note 3: Ah! maudit diable!] "Christophe, Christophe, je me rends; que faut-il faire pour sortir de la? --Me jurer obeissance quand je l'exigerai, et me laisser tranquille desormais. --Je le jure. C'est bien, va-t'en, et puisse-je ne jamais te revoir!" A partir de ce moment Christophe changea tout a fait d'existence, il ne s'occupa plus que de bonnes oeuvres, et quand les forces ne lui permirent plus de continuer a etre le passeur du Scorff, il se retira dans un petit ermitage sur les ruines duquel a ete batie la chapelle qu'on voit encore aujourd'hui. La il vivait dans la priere et la penitence, entoure des nombreux pelerins qu'attirait sa reputation de saintete. Cependant, lorsqu'apres sa mort, il se presenta devant saint Pierre, qui, comme vous le savez, a les clefs du paradis, ce dernier, se souvenant qu'il avait jadis meprise son conseil, ne voulut jamais le laisser entrer. Le pauvre Christophe, tout triste, s'en allait la tete basse, et dans sa distraction il prit l'escalier qui conduit a l'enfer. Il descend ainsi un grand nombre de marches, et arrive enfin a une porte ou se tenait un jeune homme de bonne mine qui l'engagea a entrer; mais Satan, qui passait par la, s'ecria aussitot: "Non, non, je le reconnais, renvoyez-le, il est trop fin pour moi!" Voila donc Christophe qui remonte et se trouve de nouveau a l'entree du paradis. On entendait au dedans une musique delicieuse qui augmentait encore son desir de penetrer plus loin; aussi s'approchant le plus possible: "Monseigneur saint Pierre, quelle admirable harmonie vous avez la-dedans! Si vous pouviez seulement entrebailler la porte, on en jouirait un peu du dehors." Le bon saint Pierre se laisse attendrir et fait ce qu'on lui demande; mais aussitot Christophe jetant son sac a l'interieur entre et s'assied dessus en lui disant: "Je suis chez moi, vous ne pourrez plus me faire sortir." On lui donna raison, et saint Christophe est depuis toujours reste dans le ciel, ou la fin de sa vie lui avait d'ailleurs merite une bonne place. =LE VIEUX CHENE DE LA LAITA.= En ce temps-la, il y avait au bourg de Clohars un jeune couple en promesse de mariage: on devait faire la noce le lendemain du pardon de _Toul-Foen_[1]; c'est le joli pardon des oiseaux, qui a lieu en juin a l'entree de la foret, du cote de Quimperle. Un soir que nos amoureux regagnaient leur village apres avoir visite des parents dans la paroisse de Guidel, ils descendirent au passage de Carnoet pour traverser la riviere. Guern, le jeune homme, appela le batelier et dit a Maharit, sa fiancee, de l'attendre tandis qu'il irait allumer sa pipe chez son parrain dont la chaumiere etait voisine. Le passeur vint a l'appel: Maharit entra dans la barque, et fut surprise de la voir s'eloigner aussitot du bord: croyant que le patron plaisantait, elle le pria d'attendre son cousin:--elle disait _son cousin_ par precaution, car les bateliers sont _jaseurs_ quelquefois; mais le bateau etant arrive dans le courant, filait, filait toujours plus rapidement. [Note 1: _Toul-foen_ signifie Trou de foin, ou Lieu des foins.] "Arretez, pere Pouldu, arretez, s'ecria la pauvre fille d'une voix suppliante; que dirait Loic Guern d'une telle folie?..." Vaines prieres: le passeur, immobile, sans voix et sans regard, paraissait insensible, et la barque entrainee descendait toujours... toujours... Maharit eperdue detourna la tete pour appeler son fiance a son secours. Debout sur la rive assombrie, enveloppes de leurs suaires, elle vit des spectres se dresser et tendre les bras vers elle d'un air menacant: c'etaient les femmes mortes de Commore, et l'on eut reconnu Triphine, au poignard dont le manche sanglant sortait de sa poitrine. Maharit poussa un cri de terreur, et tomba evanouie au fond du bateau, qui disparut alors au detour de la riviere. Guern en ce moment arrivait au passage; il appela la paysanne, de tous les cotes, il attendit et appela encore; il interrogea le fleuve d'un regard anxieux, mais il ne vit rien, rien que l'eau paisible et sombre; il ecouta longtemps et n'entendit rien, rien que le rossignol chantant sous la feuillee. "Le bateau est deja loin, bien loin d'ici lui dit une vieille mendiante en se levant du milieu des joncs et des herbes touffues,--apparemment que la fille curieuse a regarde derriere elle et oublie de faire le signe de la croix en y entrant. --Vous etes folle, la mere, dit le paysan, que diable me contez-vous la?" Et il s'en alla courir toute la nuit le long du rivage, comme une ame en peine, appelant a grands cris sa fiancee et le passeur tour a tour. A l'aube du matin, Guern revint au village, il demanda Maharit a ses parents, a tout le monde; personne n'avait revu la jeune fille. Il passa les jours suivants a explorer tous les sentiers, a sonder tous les buissons de la foret, sans decouvrir aucune trace de sa _douce_ envolee. Enfin, trois jours apres, comme il s'etait assis accable de fatigue et de douleur, sur un rocher au bord de la riviere, il vit passer la vieille mendiante, qui lui adressa ces paroles: "Eh bien! _paour Guernik_ (pauvre petit Guern), as-tu retrouve Maharit, la jolie fille de Clohars-Carnoet? --Helas! non, repondit le paysan les larmes aux yeux; en savez-vous des nouvelles? O doux Sauveur! dites-le moi, car Maharit devait etre ma _moitie de menage_. --Pauvre simple incredule, je t'ai deja dit qu'elle a regarde derriere elle dans le bateau, et pour cette raison le passeur l'aura conduite a la _plage des morts_. --Ou est donc cette plage maudite, reprit Guern, je veux y aller, dusse-je!... --Ah! c'est un secret, interrompit la vieille, c'est le secret du sorcier qui mene la barque de ce passage; mais tout sorcier qu'il est, ceux qui sont cheris de Jesus l'emportent sur lui, et les gens charitables sont benis de Dieu... J'ai faim, Guern, j'ai bien faim: la charite, mon enfant!... --Pauvre femme, dit le paysan, tenez, voici mon pain, car je n'ai pas faim, depuis que j'ai perdu Maharit. --Merci, Guern, tu es un bon chretien, et je vais te donner un conseil. Avant de t'embarquer dans ce bateau maudit, dont le patron s'est vendu au diable, il faut te munir d'une branche de houx que tu iras couper a minuit au village des _Korrigans_, dans la foret, au-dessus de l'endroit appele le _Saut du cerf_; tu tremperas cette branche dans le benitier de la chapelle de Saint-Leger, qui protege les fiances, et tu viendras ici pour passer l'eau. --Que ferai-je ensuite, ma bonne mere? --Quand tu seras embarque, continua la vieille, prends garde de regarder en arriere; tu diras ton chapelet, et lorsque tu seras rendu au trente-troisieme grain, tu ordonneras au passeur, en lui montrant la branche de houx, de te conduire _vivant a la plage des morts_. Le sorcier tremblera a la vue du rameau benit et t'obeira." Le paysan, plein d'espoir, suivit en tous points les conseils de la vieille mendiante, et un soir, muni de la branche de houx, cachee sous son habit, il se rendit au rivage de la Laita, grossie par un orage recent. Le batelier vint a son appel: en entrant dans la barque, Guern commenca son chapelet; mais, vers le milieu de la riviere, tout emu au souvenir de sa fiancee qu'il esperait revoir, il oublia ses prieres et se pencha en dehors du bateau; alors le chapelet echappa de ses mains tremblantes et tomba dans l'eau; tout a coup des cris sauvages retentirent sur les rives, puis la barque, entrainee par le courant, devia avec une rapidite effrayante. Guern, cependant, se souvint de sa branche de houx; il la prit a la main, et la montrant au passeur il lui ordonna de le conduire aupres de sa fiancee; puis, sans attendre l'effet de cet ordre, l'imprudent frappa le sorcier de son rameau benit. Celui-ci poussa un cri terrible, abandonna les rames et s'elanca la tete la premiere dans l'eau profonde et noire. Quelques moments apres, a la clarte de la lune, le paysan vit sortir de la riviere un chene desseche dont le tronc, penche sur l'eau, demeura fixe au rivage entre deux rochers, a l'endroit ou l'on voit encore aujourd'hui _le vieux chene de la Laita_. Guern, au desespoir, fit entendre de longs gemissements, et bientot la barque alla se briser contre un rocher vis-a-vis de Saint-Maurice. Le malheureux se sauva difficilement a la nage.--Depuis ce temps on vit a tous les pardons de Clohars, de Saint-Leger et des environs, un pauvre paysan, pale et demi-nu, courir comme un possede; il disait a qui voulait l'entendre: "Conduisez-moi sur la _plage des morts_. Jesus vous recompensera!" Et des larmes brulantes coulaient de ses yeux ternes et desoles. II Si l'on veut se faire une idee de la variete et de l'importance des questions traitees par l'Association bretonne, il suffit de parcourir le programme d'un des derniers congres. Voici celui de 1857, tenu a Redon: =Premiere partie.--Archeologie.= 1. Completer et rectifier, s'il y a lieu, la statistique monumentale d'Ille-et-Vilaine: 1 deg. Monuments celtiques. 2 deg. Voies et etablissements romains (villes, camps, villas, etc.). 3 deg. Monuments religieux du moyen age et de la Renaissance. 4 deg. Monuments de l'architecture militaire des memes periodes. 5 deg. Monuments civils, tels que batiments claustraux, beffrois ou horloges, maisons anciennes, etc. 6 deg. Mobilier des eglises. 7 deg. Meubles et objets anciens existants soit dans les collections publiques, soit chez des particuliers. II. Signaler specialement les maisons anciennes de la province qui portent une date certaine, et en donner des descriptions ou des dessins. III. Monographie historique et descriptive de l'abbaye et de l'eglise Saint-Sauveur de Redon. IV. Monographie du chateau de Blain. V. Recueillir tous les documents relatifs a l'histoire de la ville de Redon. VI. Indiquer les meilleures mesures a prendre pour assurer la conservation de la chapelle gallo-romaine de Langon. VII. La marche de l'architecture ogivale en Bretagne a ses differentes periodes d'origine, de developpement et de decadence, concorde-t-elle, sous le rapport des dates, avec le mouvement architectural qui s'est opere dans le centre et dans le nord de la France? VIII. Quelles donnees peuvent fournir l'histoire, la tradition et les monuments de toute sorte, statues, bas-reliefs, tableaux, gravures, vitraux, etc., pour la representation des principaux personnages de l'histoire de la Bretagne? IX. Faire connaitre les documents concernant les artistes bretons, architectes, peintres, sculpteurs, orfevres, etc., depuis les temps les plus recules jusqu'a nos jours. X. Recueillir les inscriptions de l'antiquite, du moyen age et de la Renaissance, existant en Bretagne et particulierement dans l'Ille-et-Vilaine. =Deuxieme partie--Histoire.= XI. Comparer les differents systemes auxquels a donne lieu jusqu'a ce jour l'emigration des Bretons insulaires dans l'Armorique. XII. A quelle epoque remonte l'origine des dioceses de Nantes, de Vannes et de Rennes? XIII. Determiner, s'il est possible, le lieu precis de la naissance de saint Hilaire; existe-t-il quelques traditions relatives a ce grand eveque dans les environs de Redon, specialement dans la paroisse de Blain? XIV. Rechercher, a l'aide des textes, des denominations topographiques et des traditions, le lieu ou se livra, en 845, la bataille de Ballon. XV. Les principaux documents publies ou mis en oeuvre dans l'_Histoire de Bretagne_ de dom Morin et dom Taillandier, ont-ils ete l'objet d'une critique suffisante? XVI. Quelle valeur historique faut-il attribuer aux vers de Marbode sur la ville de Rennes et ses habitants? XVII. Recueillir les documents relatifs a l'histoire de l'agriculture et du commerce de la Bretagne. XVIII. Recueillir les documents concernant l'histoire des chemins et canaux de Bretagne. _Nota_. La classe d'archeologie, consacrera l'une des journees a une excursion monumentale, dont le but sera determine dans une des premieres seances du congres. III Tout le monde connait le _Barzaz-Breiz, chants populaires de la Bretagne_, publies par M. de la Villemarque. Nous en detachons une seule piece, les _Fleurs de mai_, douce et touchante elegie, composee par deux jeunes soeurs paysannes, et traduite avec naivete et grace en vers francais par M. Emile Grimaud. "Un poetique et gracieux usage (dit M. de la Villemarque), existe sur la limite de la Cornouaille et du pays de Vannes: on seme de fleurs la couche des jeunes filles qui meurent au mois de mai. Ces premices du printemps sont regardees comme un presage d'eternel bonheur pour celles qui en peuvent jouir, et il n'est pas une jeune malade dont les voeux ne hatent le retour de la saison des fleurs, si les fleurs sont pres d'eclore, ou l'instant de sa delivrance, si elles doivent bientot se fletrir." LES FLEURS DE MAI. I. Si vous aviez vu Jeff passer sur le rivage, Avec ses yeux brillants, avec son frais visage, Et vu Jeff au pardon danser, belle d'ardeur, Vous en auriez ete rejoui dans le coeur. Mais de pitie votre ame aurait ete pressee, A voir la pauvre fille en son lit affaissee; Le mal avait ronge ses membres affaiblis, Et sa joue etait pale, oh! pale comme un lis. Ses compagnes venaient s'asseoir pres de sa couche; Or, elle leur disait, d'une voix qui les touche: --"Mes compagnes, cessez, si vous m'aimez un peu, De repandre des pleurs, cessez, au nom de Dieu. "A la mort, vous savez, on ne peut se soustraire: Dieu lui-meme est bien mort, en croix, sur le Calvaire!" II A la fontaine, un soir, j'allais puisser de l'eau, Le rossignol de nuit chantait sur un rameau: --"Voila le mois de mai qui passe, et sur les routes Voila que des buissons les fleurs s'effeuillent toutes; "Les regrets sont moins vifs a l'aurore des ans: Heureuses celles-la qui meurent au printemps! "De meme qu'une rose abandonne la branche, Ainsi vers le tombeau la jeunesse se penche; "Avant huit jours passes celles qui vont mourir, Des plus nouvelles fleurs on viendra les couvrir, "Et du sein de ces fleurs, ouvrant de blanches ailes, Elles s'eleveront aux spheres eternelles." III Jeffik, le rossignol chantait hier au soir; Jeffik, ce qu'il disait, voulez-vous le savoir? --"Voila le mois de mai qui passe, et sur les routes Voila que des buissons les fleurs s'effeuillent toutes." Lorsque la pauvre fille entendit cette voix, Elle mit ses deux mains sur sa poitrine, en croix: --"Pour que Dieu, votre fils, ait pitie de mon ame, Je vais en votre honneur, Marie, o sainte Dame, "Je vais dire un _Ave_, pour que j'aille bientot Attendre aupres de vous mes compagnes, la-haut." La priere venait,--sur sa levre muette,-- A peine de finir, qu'elle pencha la tete: Elle pencha la tete et puis ferma les yeux; Alors on entendit un son melodieux: Dans le courtil c'etait le rossignol encore: --"Heureuses, disait-il en sa langue sonore, "Les vierges qu'au printemps le bon Dieu fait mourir, Et que de fraiches fleurs on se plait a couvrir!" IV A la piece charmante que l'on vient de lire, et que signerait un vrai poete, nous en joindrons une autre d'un caractere different, et ou, a defaut de l'elegance du langage, dit le P. A. Martin (_Pelerinage de Sainte-Anne d'Auray_), des marins bretons ont su laisser une empreinte de la male energie de leur foi. C'est un cantique compose par des matelots de la paroisse d'Arzon qui eurent le bonheur d'echapper presque seuls au massacre de l'equipage, grace a leur confiance en sainte Anne. "Ce cantique, dont l'air caracteristique est de ceux que les peuples n'oublient jamais, est encore solennellement chante par la paroisse entiere, lorsque au jour anniversaire de la delivrance de ses anciens enfants, elle vient en pelerinage renouveler a la sainte ses sentiments de reconnaissance et d'amour." CANTIQUE D'ARZON. Sainte mere de Marie, Par un miraculeux sort, Vous nous conservez la vie Dans le danger de la mort. Avec actions de grace, Nous venons en ce saint lieu Honorer en cette place La sainte Aieule de Dieu. Sainte mere de Marie, etc. Nous avons ete de bande Quarante et deux Arzonnois, A la guerre de Hollande, Pour le plus grand de nos Rois. Sainte mere de Marie, etc. Ce peuple de notre cote Vint ici a grand concours, Les fetes de Pentecote, Implorer votre secours. Sainte mere de Marie, etc. Pendant que l'ordre nous mande Qu'il nous falloit faire etat De voguer vers la Hollande, Pour leur livrer le combat. Sainte mere de Marie, etc. Ce fut de Juin le septieme, Mil six cent septante et trois, Que le combat fut extreme De nous et des Hollandois. Sainte mere de Marie, etc. Les boulets comme la grele, Passoient parmi nos vaisseaux Brisant mats, cordages, voile, En mettant tout en lambeaux. Sainte mere de Marie, etc. La merveille est toute sure Que pas un homme d'Arzon Ne recut la moindre injure, De mousquet, ni de canon. Sainte mere de marie, etc. Un d'Arzon changeant de place, Un boulet vint a passer, Brisant de celui la face Qui venoit de s'y placer. Sainte mere de Marie, etc. L'Arzonnois la sauvant belle, Eut l'epaule et les deux yeux Tout couverts de la cervelle De ce pauvre malheureux. Sainte mere de Marie, etc. De Jesus la sainte Aieule, Par un bienfait singulier, Nous connaissons que vous seule Nous gardiez en ce danger. Sainte mere de Marie, etc. Par humble reconnaissance, Nous flechissons les genoux, Adorant votre puissance Qui a paru envers nous. Sainte mere de Marie, etc. Recevez toutes nos classes, Pour tout le temps a venir; Sous l'asile de vos graces, Nul ne pourra mal finir. Sainte mere de Marie, etc. V Parmi les pieces de M. Stephane Halgan frappees au vrai type breton, nous citerons particulierement les _Crepes_ et _le Retour du Pardon_: on y trouvera des details de moeurs du pays, en meme temps qu'un specimen du style vif, pittoresque et un peu apre du poete armoricain. LES CREPES. Dans le seigle ou dans le froment Aux fleurs legeres, Naissent tes fleurs, bleuet charmant, La paille ombrage obligeamment Ces etrangeres. Des colzas jaunis au printemps, Moissons superbes, Les souffles d'avril palpitants Courbent en flots d'or eclatants Les hautes gerbes. Le trefle a diverses couleurs, . . . . . . . . . . . . . . . . . Mieux que toutes ces fleurs, celles que j'aime a voir, A l'automne, ce sont les grappes de ble noir Balancant leurs fleurettes blanches; Le paysan joyeux, contemplant son labour, Bravement mis, le coeur leger, se rend au bourg Pour les offices des dimanches. Il se plait a compter le nombre de setiers Qui, la moisson battue, empliront ses greniers. Sous le vent du matin qui passe, Sous le soleil qui jette a flots ses gais rayons, Une senteur de miel, s'exhalant des sillons, Remplit sa poitrine et l'espace. C'est ce ble sarrasin, aux triangles noircis Qui doit de l'an qui vient eloigner les soucis, Et nourrir toute la famille. Eh! oui, l'ami, qui vas tout le long des buissons, Comme le beau reflet de ces blanches moissons, L'esperance en ton ame brille. Tous les tiens mangeront des crepes; tous les tiens Sans se gener en bons parents, en bons chretiens, Pourront piocher a la gamelle; Et, benissant le ciel qui lui fait ce present, Chacun prendra sa part au bassin reluisant Ou la crepe au caille se mele. Le poete, surpris par un orage, entre dans une chaumiere, et assiste a la confection des crepes: Je voyais pres de moi la servante au bras nu Faisant fumer la poele. La pate s'etalait; son flot moins transparent S'arrondissait en crepe; Et le gateau cuisait, cuisait--en susurrant Ainsi qu'un vol de guepe. Lorsque la crepe etait bien blonde d'un cote, D'une batte legere Voici qu'un tour de main leste et precipite La tournait tout entiere. Les crepes se pliant, s'entassant a foison, La maie en etait pleine; Car c'est la l'aliment de toute la maison Pour toute la semaine. L'orage s'eloignait vers Quimper reporte, Roulement monotone, Et, sous un ciel baigne de vapeurs, je quittai La chaumiere bretonne. Je rentrai dans ma barque. . . . . . . . Et dans ces grands vallons qui s'en viennent mourir Au bord des eaux superbes, Voyant les sarrasins finissant de fleurir, Bientot murs pour les gerbes, Je demandais au ciel. . . . . . . . . . ... Que la sombre nue aux funestes lueurs, Planant sur la campagne, Epargnat les bles noirs, les bles aux blanches fleurs, Ce pain de la Bretagne! Voici le debut de la piece _le Retour du Pardon_: LE VOYAGEUR. Je vois d'ou vous venez: bonjour, la brave femme; Pieds nus, baton en main, votre fille avec vous; Vous venez de prier sainte Anne, notre Dame, Qui tient plus sainte encor qu'elle sur ses genoux. Bonjour! menagez bien votre monture blanche, Car deja vers la terre elle a le front courbe; Nous sommes a jeudi, mais ce n'est que dimanche Que vous arriverez bien tard a Pont-l'Abbe. LA FILLE. Sont-ils donc des sorciers, ces messieurs de la ville, Pour voir d'ou nous venons, ou nous allons ainsi? LA MERE. Savoir d'ou nous venons n'est pas bien difficile, Puisque c'etait hier le jour de grand'merci, Et que, de Pluneret a Quimper, la grand'route Est couverte en entier de pelerins lasses, Qui viennent de querir la-bas, quoi qu'il leur coute, Les pardons accordes a tous ces jours passes. LE VOYAGEUR. Savoir ou vous allez est encor plus commode Les femmes de Quimper ont des fichus plisses Et tout raidis au bleu; je connais bien leur mode; Leurs coiffes vont au vent tant que c'en est assez. Vous, sur un justaucorps qui ne va qu'a la taille Vous cousez deux beaux rangs de galons couleur d'or; Autour de votre cou, sous ce gilet qui baille, Un autre plus etroit s'apercoit bien encor. Un ruban pareil tourne au bas de votre robe, Et d'un rouge cordon releves avec gout, Vos cheveux, que devant le bonnet nous derobe, Ressortent en arriere et chargent votre cou. Je reviens du pays dont c'est la la coiffure; Je reviens de Kersaint et Tremeane. Vous ne voudriez pas me tromper, je le jure:-- Dites,--vous qui riez,--n'ai-je pas devine? V Un fragment de la jolie piece intitulee _Nos Buissons_ montrera avec quelles fraiches et jeunes inspirations M. E. Grimaud a ecrit le volume de poesies qu'il a si justement appelees _Fleurs de Vendee_. Voici la saison cherie: L'epine noire est fleurie, Saluez le gai printemps! L'aubepine s'est couverte D'une robe blanche et verte Qui fait le vent embaume, Comme la deesse antique Dont la robe balsamique Laisse un souffle parfume. Que ton destin s'accomplisse, Fleur de la ronce, calice D'ou sort ce fruit savoureux, La mure, la noire perle, Pour qui l'enfant et le merle Ont des regards amoureux. O senteurs du chevrefeuille, Sucs que l'abeille recueille, Que boivent les papillons! O l'arome qui s'epanche Du troene a grappe blanche, Ce lilas de nos vallons! Le liseron court, s'enlace, Et jamais il ne se lasse De grimper, de festonner! A voir sa cloche argentine, Lorsque le zephyr l'incline, On pense: elle va sonner! Le sureau dresse sa tige, La demoiselle y voltige, Sachant que son miel est doux; Le lezard vert dans la haie, Au moindre bruit qui l'effraye, Se glisse a travers les houx. L'araignee industrieuse Tend sa toile captieuse Entre deux brins d'eglantier; Plus fine que la dentelle, D'un sylphe on dirait une aile Dont il perdit la moitie. Et plus bas maintes fleurettes Decoupent leurs collerettes D'azur et d'argent et d'or: --La primevere hative, La violette craintive Qui derobe son tresor, La veronique celeste, Et la bruyere modeste, Au calice delie; Le myosotis qu'on donne A l'ami qu'on abandonne, Pour n'en pas etre oublie! * * * * * TABLE DES MATIERES. PREFACE I. Foi et poesie des Bretons II. Foi et poesie des Bretons (suite) III. Les pierres IV. Quiberon V. Les Rochers--Combourg VI. Saint-Ilan VII. La mer VIII. Saint-Florent IX. Les vieilles villes--Les vieilles maisons X. Saint-Nazaire XI. Les lutteurs XII. Les monuments XIII. Queriolet XIV. Du mouvement intellectuel en Bretagne XV. Paysages APPENDICE End of Project Gutenberg's La Bretagne. Paysages et Recits., by Eugene Loudun *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BRETAGNE. PAYSAGES ET RECITS. *** ***** This file should be named 10680.txt or 10680.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/0/6/8/10680/ Produced by Christine De Ryck and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Biblioth que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.net), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. 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Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. http://www.gutenberg.net/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: http://www.gutenberg.net/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: http://www.gutenberg.net/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: http://www.gutenberg.net/GUTINDEX.ALL